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ESQUISSE DUN RETOUR DE LESPRIT DANS LA SCIENCE[1]
Sortir du cercle matériel
« Il sensuit quelle [la matière] ne saurait agir que par laction dun
agent plus ou moins éloigné, voilé par elle. »
Les soirées de Saint-Pétersbourg, cinquième entretien.
« Tant quon ne sort point du cercle matériel », relisais-je dans Les soirées de Saint-Pétersbourg. Voici justement la clé qui nous permettrait de casser le paradigme cartésien de notre temps et son dualisme de la matière et de lesprit. Les philosophies quon en tirerait permettraient peut-être de progresser là où les sciences empiriques nous laissent frustrés. Il fallait donc sortir du cercle matériel, il fallait défier ce matérialisme qui était sanctionné seulement par ce qui est observable et dont la pensée moderne était toute acquise. Alors, au-delà des belles paroles et des citations, pouvais-je vraiment penser à la réalisation dun tel défi ? Pouvais-je compter avec assurance que lesprit allait revenir dans la science ? Existait-il ne serait-ce que des prémices dun pont entre les sciences et lesprit? Y avait-il une philosophie crédible qui nous y amènerait ?
Une des réponses à ces questions se trouve peut-être déjà au début du XXe siècle dans la tête dun mathématicien, lauteur des Principia mathematica (1), et ce contre toute attente, car le but de ce monument des mathématiques, qui allait poser les bases de la logique moderne, était de donner les règles avec lesquelles toutes les vérités auraient pu être démontrées, mais à partir desquelles, paradoxalement, Kurt Gôdel allait démontrer le contraire, dailleurs. Mais ce fut bien lui, Alfred North Whitehead, qui allait développer une philosophie qui joint la matière et lintuition, et qui affirme que tout est lié dans le changement dun Univers non statique où les processus, la créativité et les libertés deviennent des éléments fondamentaux et plus importants que la matière. Il sagit de la philosophie du processus, une métaphysique composée dentités actuelles et dabstractions où les causes et effets sont liés. Cette philosophie renoue avec les grandes traditions des philosophies de la Grèce antique. On reparle de métaphysique et on sort du domaine matériel et purement observable.
Dans le système whiteheadien, Dieu et le monde interagissent et saccomplissent ensemble. Dieu, « the brief Galilean vision of humility », qui prit de plus en plus de place dans la pensée du mathématicien de formation, devient amour plus quomnipotent. « It does not emphasize the ruling Caesar, or the ruthless moralist, or the unmoved mover. It dwells upon the tender elements in the world, which slowly and in quietness operates by love; and it finds purpose in the present immediacy of a kingdom not of this world. Love neither rules, nor is it unmoved.» (Alfred North Whitehead, Process and Reality).
Certainement, l'époque durant laquelle eurent lieu les publications de cette philosophie était encore sous les effets des succès de la science empirique. Malgré lintérêt que lui portaient Henri Bergson dont jai déjà parlé, Bertrand Russell qui avait été son élève, et quelques autres, elle neut quune modeste audience (2). Toutefois, en ce début du XXIe siècle, à lheure où le monde réalise avec préoccupation les dangers que nos progrès technologiques sont en train de causer, et, en moindre mesure, dans lespoir de trouver de nouvelles approches en physique et en biologie (3), la philosophie du processus est reprise.
Lenvironnementaliste et théologien John B. Cobb Jr. en est un des principaux représentants (4). LOccident, à cause de sa forte influence cartésienne, nest pas encore prêt à laccepter, mais elle se trouve plus abordable dans le continent asiatique dont les cultures combinent plus facilement des données abstraites et la matière (5).
Alfred North Whitehead avait-il été en avance sur son temps ? Sa métaphysique serait-elle celle qui apporterait le renouveau et louverture que jaugurais ? On voit ainsi que nos problèmes denvironnement, linstabilité de nos sociétés, les guerres que mènent nos pays, font ressortir en plus fort la nécessité dun changement pour lequel on commence à aller chercher, dune manière ou dune autre et à coup sûr, celui quon a voulu occulter et oublier, mais dont finalement personne ne peut se passer, celui que les limites de lhomme ne peuvent remplacer, celui auquel, malgré tous les espoirs, personne na pu trouver dalternative, même dans la maîtrise la plus parfaite et avancée de la science expérimentale.
Il est vrai que les mathématiques, exemptes de lexpérience et fortes dune certaine abstraction, sont peut-être plus propices que la physique et les autres sciences expérimentales à générer linnovation de la pensée ; en outre, lexcellence dun mathématicien se juge aussi par son intelligence, sa faculté de choisir de manière non combinatoire, sa facilité à « voir » les démonstrations. Les mathématiques, malgré les apparences dune science exacte, font appel à lintuition. En ce sens, elles peuvent souvrir aux choses qui sortent de la démarche cartésienne. Les sciences expérimentales peuvent-elles à leur tour mener à une sortie concrète et pratique de ce cercle matériel ? Y aurait-il, dans la biologie et dans la physique, des théories qui nous ont fait sortir de la matière ?
Cest dans une des sciences expérimentales les plus avancées que lon peut trouver une réponse à cette question : il sagit de la physique quantique, cette physique qui a remis en cause à de nombreuses reprises les compréhensions cartésiennes, et à laquelle ont contribué les plus grands physiciens du XXe siècle. Ses implications ont ébranlé la pensée de nombreux scientifiques, à commencer par lun de ses principaux contributeurs, Niels Bohr. Car il est certain que cette physique a fait sortir, contre leur gré, les scientifiques du dit « cercle matériel ». Elle sattache à savoir ce quil se passe dans linfiniment petit, dans latome et dans ce qui le compose. Et plus on essaye de théoriser sur le cur même de la matière, la structure des atomes et des particules élémentaires, plus on sort des paradigmes cartésiens. Par exemple, on a montré par lexpérience quune particule peut passer par deux fentes en même temps, et que deux particules liées entre elles par des conditions initiales peuvent continuer à interagir instantanément quand elles se trouvent à des années lumière de distance lune de lautre. Je ne me lancerai pas dans les descriptions des expériences et des phénomènes des quanta quon peut trouver dans de nombreux ouvrages destinés au. Il suffit de savoir que dans linfiniment petit, la matière semble échapper à la compréhension cartésienne, elle semble même disparaître. Pour lui donner un sens, la plupart des physiciens ont avancé que la matière nexiste que quand on lobserve, quil ny a pas de preuve quune réalité existe tant quon ne la pas observée, et donc quil nest pas nécessaire de chercher à expliquer ce quon nobserve pas. Ils considèrent que les particules quon observe se disloquent en paquet donde avec plus ou moins de probabilité de les trouver à tel endroit quand on cesse de les observer. Elles ne se rematérialisent que quand on les observe. Cest cette interprétation qui prédomine, et quon a nommée lécole de Copenhague, ville de linstitut de physique que Niels Bohr dirigeait.
Le Français Alain Aspect a réalisé en 1982 à Orsay une expérience qui a confirmé que deux particules peuvent communiquer instantanément et indépendamment de la distance qui les sépare, et montré ainsi le caractère de non-localité de la théorie des quanta46. Cette délocalisation défie notre vision du monde qui nous fait voir, dans le repère « cartésien » de lespace-temps, les objets influencer leur environnement dimmédiate proximité mais en aucun cas leur environnement distant. Face à cela, dans un entretien quil eut peu après la publication des résultats de lexpérience, il dit que son rôle nest pas de comprendre, et quon doit accepter que dans linfiniment petit détranges choses se passent ; il ne faudrait donc considérer la théorie des quanta que comme des équations qui peuvent prédire avec beaucoup de précision des résultats scientifiques. Pour donner un sens à leur interprétation, pour trouver une perception de lindivisibilité entre lobservateur et la matière, Schrödinger et Bohr, tous deux athées, sont même allés jusquà chercher des philosophies orientales : ils avaient eu un besoin de voir une compatibilité de leur théorie avec leur appréciation personnelle de lexistence dun aspect soit mystique soit spirituel. Certes, nous ne sommes pas encore dans la reconnaissance de Dieu, mais le champ est ouvert vers une sortie du matérialisme. En rentrant profondément dans la matière, en cherchant à connaître latome et tout ce qui le compose, paradoxalement, on commence à sortir de la matière pour entrer dans un monde inconnu qui défie les lois de la matière, celles quon sétait figurées dans notre ère newtonienne. On est ainsi obligé de reconsidérer la vue mécanique de lUnivers telle que notre philosophie matérialiste et nos préjugés newtoniens et cartésiens nous lavait proposée.
On voit que la science physique, qui est la plus avancée des sciences, commence à nous ramener vers des pensées métaphysiques, ce malgré les résistances des physiciens.
Quand les scientifiques démentaient de faire de la métaphysique, David Bohm, un autre physicien connu pour ses importantes contributions à la théorie des quanta, faisait justement remarquer quils parlent à longueur de temps de particules, et ces mêmes particules se dissolvent en paquets dondes quand on ne les voit pas; alors, ne font-ils pas de la métaphysique tout le temps ? Mais lui-même refusait de considérer ces paquets dondes. Pour lui, les particules restent particules, des entités physiques concrètes. Alors, pour expliquer les phénomènes des quantas incompréhensibles dans le paradigme cartésien, et tout en sattachant à garder le caractère matériel des particules élémentaires, il créa une nouvelle théorie qui devint la théorie de De Broglie-Bohm (7).
Ainsi, par cette nouvelle théorie, David Bohm, ami dAlbert Einstein quil a côtoyé à luniversité de Princeton, théoricien de la physique quantique, père de la « diffusion de Bohm », sest extrait du paradigme cartésien et dominant du XXe siècle, en créant la notion de « holomouvement » ou « dordre implicite ». Il sagit dun système dans lequel les particules seraient déterminées par un effet dun autre ordre qui opérerait comme des règles « voilées », pour reprendre le terme célèbre de Bernard dEspagnat, ce même terme quavait énoncé cent cinquante ans plus tôt Joseph de Maistre (8).
David Bohm décrit ainsi lordre implicite : « Dans lordre implicite (ou implié), [...] un type entièrement différent de connexions fondamentales est possible, dont nos notions ordinaires de temps et despace, ainsi que celles relatives à des particules existant séparément, deviennent des abstractions de formes dérivées dun ordre plus profond. » (David Bohm, La plénitude de lUnivers, Wholeness and the Implícate Order, 1987). On sengage alors dans une métaphysique qui se rapproche des vues dAlfred North Whitehead. Le dualisme cartésien est rejeté, et le mental et la matière physique deviennent deux pôles dun tout unifié et en constantes relations interconnectées à différents niveaux de réalité. Ainsi, dans un ordre subtil et dune autre nature, une relation entre la conscience et la matière existerait. Ce que nous percevons de lesprit et de la matière ne serait que des projections dans « lordre explicite » de la réalité dun autre ordre, « lordre implicite » (David Bohm, A New Theory of the Relationship of Mind and Matter, Philosophical Psychology, vol. 3, no. 2, 1990, pp. 271-286). Dans la théorie de David Bohm, les actions ne se décrivent pas avec la distance ou avec la force, mais avec leur forme. La « forme » dune action y a le sens de sa description. Cest le sens de la « cause formelle » dAristote. Ainsi les particules seraient guidées non pas par une force et une distance, mais par un potentiel dinformations déterminé par un tout. Ceci expliquerait la délocalisation de la théorie des quanta, et tous les autres phénomènes étranges quelle implique. Les choses, matières, consciences ou idées ne seraient pas faites déléments indépendants, mais seraient un tout, et chacune dentre elles ne serait quune manifestation dune partie ; la conscience pourrait accéder à tout, mais ne pourrait prendre action que dune partie. Et de ce tout découle le champ dinformation.
Dautres scientifiques ont suivi David Bohm. Basil Hiley, professeur émérite de lUniversité de Londres, partenaire de longue date de David Bohm, la accompagné dans lélaboration et la diffusion de sa théorie. LAméricain John Wheeler, physicien et ancien collègue de Niels Bohr, résume ainsi son parcours intellectuel en physique : « Je crois que ma vie en physique se divise en trois périodes [...] Jai dabord cru que tout était fait de particules [...]. Dans ma seconde période, que tout était fait de champs [...] Dans cette troisième, mon impression est que tout est fait dinformation. » Bernard dEspagnat, un autre physicien que jai déjà cité, lélève de Louis de Broglie, auteur du Réel voilé, analyse des concepts quantiques, détenteur du prix Templeton, et devant qui, dailleurs, Alain Aspect avait présenté son expérience de délocalisation quantique, endosse aussi la réalité holistique de David Bohm. Mais la majorité des scientifiques suit Stephen Hawking qui ny adhère pas du tout. On ne peut toutefois pas nier loriginalité ni lextraordinaire inventivité de cette théorie. Ce sera peut-être de ce type de démarche que reviendra lesprit, et non dun scientifique religieux ; ou peut-être dune combinaison dun homme religieux et dune démarche scientifique qui sort « du cercle matériel ».
Je ne suis pas sûr que David Bohm ait été particulièrement religieux. Mais cela ne compte pas, car ce que je voyais, cest que certains physiciens comme lui, les professeurs Wheeller, Hiley, dEspagnat, ont été amenés par la science à parler de lesprit. Je veux dire que leurs contributions scientifiques qui partaient (sans nécessairement en partager les valeurs) dune démarche athée, cartésienne et matérialiste, ont fait cheminer leur pensée, en passant par diverses étapes dont la relativité de la matière elle-même et la recherche de nouvelles approches pour comprendre ce qui sy passe dans son plus for intérieur, vers une considération, voire une reconnaissance de lesprit dans le cercle scientifique. Il fallait même peut-être, me disais-je, que nos savants religieux eussent dabord été athées, pour ensuite se trouver contraints par la science à reconnaître lesprit. Quoiquil en soit, on peut voir les sciences révéler lesprit à nimporte quelle personne du plus haut niveau déducation moderne. Quel résultat, quand on partait du postulat que les sciences devaient montrer que lesprit nexistait pas !
Et quen est-il de la biologie ? Y a-t-il en biologie des théories qui nous font sortir de la matière et accéder à ladmissibilité de lesprit? Je me disais que peut-être aurais-je trouvé une réponse positive si javais eu une connaissance de la médecine orientale. Malheureusement, je nai pas suffisamment de connaissance de ces sciences et je me contenterai de dire quelles font partie des croyances anciennes dont la médecine occidentale moderne sest départie pour justement sattacher à lobservable et lexpérimental, dans la juste démarche des Lumières et du novum organum de Francis Bacon. Certainement dans lavenir, à linstar de la physique, un jour, les savants entreverront par la biologie la possibilité dun lien entre leur science et lesprit, et ces croyances ancestrales tout comme les méthodes orientales qui mêlent les forces des corps et des esprits, seront expliquées. Mais en attendant, il reste que la biologie contribue bien peu à étudier ce lien entre lesprit et le corps, lesprit et la matière. Au début du XXIe siècle, alors que de nombreux physiciens se tournent de plus en plus vers les philosophies de lesprit, même les biologistes les plus ouverts sur la religion, tel le Docteur Francisco Ayala, maintiennent lidée que la science et la religion sont des domaines séparés (9).
La biologie reste fortement ancrée dans le paradigme cartésien et darwinien. Elle nose pas encore dépasser les principes posés par ses pairs pour envisager de sortir du cercle matériel. Pourquoi ces réticences, alors que justement, cela nous touche de plus près. Lhomme lui-même pourrait être ce lien, car il contient en sa propre personne sa conscience autant que son cerveau biologique. Lhomme en tant que sujet, devrait être lobjet de toutes les attentions. Or, il semble quon le tienne soigneusement éloigné de tout raisonnement qui amènerait à considérer un lien de conscience et de matière, alors que le lien, on le trouve en lui ! Ce lien a pourtant été envisagé de manière hautement scientifique par la physique des particules. Cest par la physique que des savants, même non religieux, sont allés joindre par lesprit la religion et la science. Cest comme si, pour admettre lesprit, il fallait se désolidariser au plus loin de lhomme, entrer dans des concepts physiques si petits quon ne les voit pas, quon ne les touche pas, quil faille, pour les comprendre, développer labstraction. Quel immense détour avons-nous fait! Le professeur Laplane, neurologue, est un des rares biologistes qui a été séduit par lidée de lesprit et la matière intrinsèquement liés, et par le concept de la conscience considérée comme une donnée physique dune autre réalité. Il est de ceux pour qui la physique quantique rend la religion admissible dans la science. Il regrette le peu dexploitation de la neurologie et de la psychologie dans ces domaines (10).
Je noubliai pas que du temps de Joseph de Maistre la physique et lastronomie étaient très avancées. Johannes Kepler avait formulé ses lois depuis deux cents ans, quand la biologie faisait ses tous premiers pas. Même au XXIe siècle la biologie est encore trop jeune. Mais lexemple de la physique montre ce qui attend nos biologistes dans les années à venir, quand ils oseront sortir du cercle matériel à leur tour. Car on voit quil ne suffit pas dun homme religieux pour faire revenir lesprit, mais dune combinaison entre lhomme religieux et la science elle-même qui admet sortir du matériel, et alors, on verra lesprit unifier la conscience de lhomme et la matière dans tous les domaines, y compris celui de lhomme.
Je me retrouvais à mon point de départ, celui que Joseph de Maistre nous a laissé : La recherche des causes et des effets a une limite, « la matière en mouvement ne peut pas sexpliquer delle-même », et donc, indéniablement, lesprit reviendra. Pour cela, disait Joseph de Maistre, il faudra sortir du cercle matériel et accepter lautre réalité, cette « existence dun autre ordre que je crois fermement sans le voir » qui se cache derrière le voile de la nature, comme la « puissance invisible » qui se trouve cachée dans lécorce dun bois du Pérou et qui lui donne la propriété de soulager les fièvres. Cétait bien cette démarche que certains physiciens tel David Bohm, avec la théorie de lordre implicite, avaient rejointe.
Jétais enthousiasmé par le fait que des gens dune très grande intelligence saventuraient à dépasser les limites des paradigmes existants pour essayer de comprendre la vie et lUnivers. On commençait à mettre, si ce nest encore lesprit, en tout cas des notions abstraites et mentales en liaison avec la physique observable. Jy voyais les premiers pas concrets vers un retour de lesprit dans la science.
Il faudra la combinaison dune science avancée et de scientifiques réceptifs à la religion. Et cest justement ce qui est en train de se produire. Il aura fallu passer par létude matérialiste des sciences pour quelles-mêmes nous apprennent que la matière ne suffit pas. Il aura fallu aller dans labstrait de la physique théorique invisible pour revenir vers le sujet de lhomme lui-même, et du sens de sa vie ; il aura fallu que lhomme ne croie plus en rien, pour quil y revienne, fort dune manifeste philosophie des sciences et de nouvelles métaphysiques qui formulent de différentes manières le « voile » et tentent de théoriser ce quil sy passe derrière. Il aura fallu rechercher les séquences de causes et effets, jusquà linfiniment petit, jusquau plus profond de la matière, jusquà la perte de la perception optique et sensorielle, et sonder encore plus loin dans linconnu par des déductions, des théories et des expériences qui tentent de les valider, indirectement, en recherchant des effets secondaires, pour sapercevoir de la limite aux causes et effets. Que de détours loin de la question essentielle, celle du sens de la vie, pour y revenir plus forts, et plus assurés, armés déléments qui proviennent de la science même !
Car ce ne sera pas tant le scientifique religieux qui nous ramènera lesprit que la science elle-même. Les domaines les plus avancés des sciences nous redonnent, sans quon ne lait voulu, ladmissibilité dun retour de lesprit. Cest donc par celle quon a voulu développer sans Dieu que nous retrouverons Dieu. Il eut peut-être été nécessaire davoir fait écarter la science de Dieu pour mieux Le retrouver, plus fort et plus vrai. Les détours auront été importants, proportionnels à la force du retour de lesprit. Cest comme une courbe en U, avec en abscisse le développement des sciences, et en ordonnée la présence de lesprit.
Plus la science évolue, mieux elle admet lesprit qui prend une maturité supplémentaire.
On a voulu que la science se fasse sans Dieu, et cest elle-même qui va manifestement nous Le révéler à nouveau.
Tout cela rejoint la pensée de Joseph de Maistre. Sa vision des choses revient naturellement. Et on peut même dire, à un autre niveau, que cela aussi, il lavait prédit. Il fallait, en effet, une raison aux Lumières. Elles étaient peut-être comme un réacteur nécessaire qui aurait permis de faire ressortir les vérités de manière plus forte, et les aurait rendues encore plus évidentes au monde. Les Lumières se devaient dêtre un levier inversé qui, quand il sera tombé, ce qui naura pas manqué de se produire, ira propulser dans une sorte de transcendance les vérités sublimes. Joseph de Maistre attendait ce dépassement. Ce qui avait été abattu allait revenir naturellement, poussé par les outils-mêmes qui voulaient sen affranchir, avec plus de force, et allait régénérer la spiritualité dans une sublime harmonie qui attendait lhumanité. Et alors tout sera expliqué, et les croyances anciennes, décriées lors des Lumières, auront été comprises, car lhomme est un tout, dans le passé, le présent et le futur : sa conscience est un tout avec la matière et le mouvement, en liaison avec léternelle intelligence qui le gouverne. Et on aura alors une révolution dans la compréhension du monde.
Et la place de Dieu ?
« And when I behold the scientific and so-called philosophers full of selfish feelings, and of a tendency to war against circumstances and Providence, I say to myself : They are not true priests, they are but half prophets if not absolutely false ones. »
Augusta Ada King, comtesse de Lovelace
Il ny avait plus de bûches de hêtre ni de bouleau, mais il restait quelques vieux bois de châtaigner que je jetai dans le brasier pour entretenir le feu. De belles flammes jaunes et dansantes en sortaient et se voyaient au travers de la vitre un peu noircie du poêle. Elles agrémentaient mon étude solitaire du soir par des crépitements chauds. Parfois de petits éclatements ramenaient mon attention aux forces de combustion, auxquelles le solide bois au fort pouvoir calorifique essayait de résister, mais quil ne pouvait vaincre, non sans avoir lancé ses dernières projections avant de céder au destin dans lequel je lavais placé. Le bois résistait, se débattait, attaquait linexorable processus, en vain.
« Je ne puis pardonner à Descartes : il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu; mais il na pu sempêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement ; après cela, il na plus que faire de Dieu. » (Propos rapportés de Biaise Pascal, Pensées, 77). Ce nétait certainement pas comme cela que René Descartes lavait voulu, mais cest exactement ce qui sest passé. 177 ans après la publication du Discours de la méthode, le marquis de Laplace énonça son déterminisme. Il lappliquait à tout ce qui composait notre monde, même à lhomme et aux actions de lhomme. Il ne restait à Dieu que le mouvement initial. Le déterminisme du marquis était incomplet. Il ne disait pas comment les lois de lUnivers avaient été conçues, ni comment lUnivers était apparu ; tout cela était laissé à Dieu. En quelque sorte, Dieu était relégué aux choses quon ne pouvait pas comprendre. Et comme on pensait quon allait tout pouvoir comprendre, on pariait déjà sur la disparition de Dieu.
Or, même si à notre époque on sait que le déterminisme ne peut pas être réalisé, est-ce une raison pour appliquer le même raisonnement à notre vision de lUnivers ? On a vu que plus on avance dans la recherche scientifique, plus on se rend compte que lUnivers nest pas aussi simple quon laugurait au XIXe siècle. Tant de prix Nobel de physique ont été attribués à ceux qui lui ont trouvé, à chaque fois, une complexité supplémentaire, comme le rappelait Stephen Hawking en citant :
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J.W. Cronin et Val Fitch (découverte que la particule K-meson nobéit pas à la symétrie charge-parité),
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Tsung-Dao Lee et Chen Ning Yang (découverte que la force nucléaire faible nobéit pas à la symétrie de parité),
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Steven Weinberg, Abdus Salam et Sheldon Glashow (brisure spontanée de symétrie - BSS, prédiction du courant neutre faible, et des bosons massifs W et Z),
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Carlo Rubbia et Simon van der Meer, (vérification avec le CERN des bosons W et Z, partenaires du photon et transmetteurs de la force nucléaire faible selon la prédiction de la théorie de Salam et Weinberg),
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Wolfgang Pauli (le principe dexclusion),
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Paul Dirac (découverte du positron),
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James Chadwick, (découverte du neutron),
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Murray Gell-Mann (découverte des quarks),
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Subrahmanyan Chandrasekhar (découverte de la masse limite dune étoile avant quelle devienne un trou noir), etc.
Mais est-ce à dire que si lUnivers nest pas si simple, cest que la place du spirituel y grandit ? Inversement, ce quon peut expliquer doit-il forcément échapper à Dieu ? Je crains que de nombreux scientifiques soient encore dans cette logique dont lorgueil avait été dénoncé avec véhémence par Joseph de Maistre.
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Albert Einstein y voyait un dieu qui nintervient ni sur terre, ni dans lUnivers, ni dans les affaires des hommes.
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Stephen Hawking y applique le même raisonnement, laissant à Dieu la possible prérogative de la création de lUnivers (11).
Dans son excellent livre Une brève histoire du temps, il envisage toutefois des modèles dUnivers sans création, qui donc reposent la question de la place de Dieu. Il penche pour une théorie où le temps et lespace seraient sans frontières, sans début ni fin, et donc, il requestionne la nécessité dun créateur : sil ny a plus de création, si lUnivers est géré par des lois quon peut décrire, alors il ny aurait plus de place pour Dieu. Certes, dit-il, lUnivers est bien difficile à comprendre, certes, la complexité est bien plus grande quon ne le pensait au XIXe siècle, mais il y a de fortes chances quon arrive un jour à établir cette Grande théorie unifiée qui nous expliquera tout, qui joindra les quatre forces de lUnivers en une même explication. Les secrets de la gravité seront découverts, on saura ce que sont les quarks, et nous pourrons percer les mystères de la vie. (Dans son livre Une brève histoire du temps paru en 1988, il nexprime pas dopinion tranchée sur Dieu, et semble parfois même lui laisser la prérogative de la création, suspendue aux considérations que je viens dévoquer. Cependant, javais lu quelque part qua posteriori sa position avait évolué et quil sétait déclaré athée. Toutefois, je reconnais que la question de Dieu est centrale dans sa recherche ; il est un des nombreux scientifiques que la grande question du sens de notre présence sur terre motive. Il est aussi un membre permanent de lAcadémie pontificale des sciences.)
Nous voyons donc que nous sommes toujours dans ce déni de Dieu. Cest une vision en noir et blanc, une vision binaire en 0 et 1. On débroussaille, on émet des théories qui ne se démentent pas par lexpérience et on placarde une étiquette « Dieu » sur ce quon na pas encore résolu de cette manière. Dieu est ainsi modulable selon la propre compréhension de chaque savant et ses spéculations sur ce quil sera possible de découvrir ou pas. Les démarches scientifiques peuvent aussi être un moyen de contourner Dieu, en éliminant les questions, reposant, retournant et remaniant les problèmes pour Le faire disparaître.
Or, que lUnivers ait eu un commencement ou non ne devrait pas avoir de lien avec la présence de Dieu. Ce nest pas parce quil y a des non réponses à nos questions que Dieu est croyable. Ce nest pas parce que lUnivers est bien plus complexe quon ne le pensait quon peut se permettre de donner plus de place à lesprit, ou quil y a plus de probabilité de la présence de lesprit. Dieu ne peut pas non plus servir de bouche-trou là où lhomme ne trouve pas encore de théorie pour étancher sa quête insatiable de compréhension.
Autrement dit, Dieu nest pas une donnée scientifique. On ne peut pas définir qui est Dieu, comment il agit, comment il intervient. Cette quête est futile. Le « we would have determined the mind of God » de Stephen Hawking est justement ce que Joseph de Maistre combattait.
Mais sil est absurde de réduire la place de Dieu à ce quon ne comprend pas encore, il est encore plus aberrant déliminer Dieu au profit de théories scientifiques. Toute théorie, quelle soit plus ou moins complexe, ne restera que théorie, impossible à prouver. Car une théorie est une tentative de prédire des événements. Elle met en équations des paramètres et des données. Les résultats de solution des équations sont les prédictions que nous cherchons; la théorie reste vraie tant quaucune expérience ne vient troubler les résultats dans la limite de lincertitude.
Les équations et le choix des paramètres résultent de linduction, qui est une intelligente déduction par généralisation des observations selon la méthode de Francis Bacon, si critiquée par Joseph de Maistre. Toutefois, à mesure que les explications se compliquent et que les résultats recherchés se précisent, les équations deviennent de plus en plus motivées par lélégance et la beauté du système (12), et par lintelligence selon une intuition propre au génie de lhomme, comme Joseph de Maistre le défendait dans lExamen de la philosophie de Bacon. Je notais la pertinence de mon aïeul auquel le progrès scientifique une fois de plus donnait raison, car, quand on est dans linfiniment grand ou dans linfiniment petit, quand on raisonne sur des périodes qui dépassent les millions dannées, quand on théorise sur les particules invisibles tels les composants dun atome ou sur les particules sans masse, comment parler dinduction ? Le savant moderne nessaye plus de déduire des généralités à partir dobservations, mais sapplique à fonder lélégance mathématique et intuitive dans la théorie. Ce nest quaprès que la théorie est testée par lexpérience, quand lexpérience est possible, quon peut la confirmer, jusquà ce quune autre expérience ne linfirme. Bien souvent, lexpérience ne peut pas refléter la théorie elle-même, mais elle sappliquera à confirmer un des effets que la théorie peut prédire. Et tant que les prédictions de la théorie ne seront pas infirmées, dans le degré de précision de nos besoins, elle prévaudra. Les théories menant à la prédiction des bosons W et Z de la force nucléaire faible ont bien été établies par Salam et Weinberg sans pour autant que ces particules eussent été observées expérimentalement. Ce fut quatre ans plus tard, en 1983, que les ingénieurs du CERN eurent pu confirmer cette prédiction par lexpérience, avec en sus lattribution du prix Nobel en 1984 aux dirigeants du projet, dans lun des délais les plus courts entre une découverte et sa récompense. Lexistence du boson de Higgs, une des clefs de voûte du modèle standard de la physique des particules, fut établie dans une théorie élégante et attractive en 1964 par six savants belges, anglais et américains, et na été confirmée quen 2012 par le plus puissant accélérateur de particules construit à ce jour, le LHC de Genève, et restera confirmée tant quaucune autre expérience ninfirmera pas son existence. Le modèle dexpansion de lUnivers à partir dun point unique, tel que proposé par Georges Lemaître en 1927, na été corroboré par lastronomie quen 1929 par Edwin Hubble, qui mit en évidence lexpansion de lUnivers, puis en 1965 avec la découverte du fond diffus cosmologique par Arno Penzias et Robert Wilson. Daprès les équations quAlbert Einstein proposa en 1911, les rayons de lumière dune étoile auraient dû être courbés par la gravité exercée par la masse du soleil. Cela ne fut vérifié que durant léclipse du 29 mai 1919 par Arthur Eddington. Ce nest pas de lobservation de la courbure des rayons lumineux que lélégante théorie de la relativité générale est venue, mais de 1intelligence humaine.
Que la théorie soit née dune induction ou dun exercice purement théorique dune belle explication mathématique, elle nest quun moyen de prédiction, selon nos besoins et selon notre appétit de donner des explications aux événements. Elle ne sera jamais vraie, dans le sens où on trouvera toujours, que ce soit dans le proche ou lointain futur, une nouvelle théorie qui la remplacera, la détrônera, la complétera. Car finalement, une théorie sera toujours théorie et ne sera jamais une vérité. Et Dieu ne peut pas se réduire à une théorie, aussi grande que sera la future Grande théorie unifiée que les savants sacharnent à essayer de trouver et trouveront peut-être un jour.
La théorie de lévolution des espèces par la sélection naturelle explique les choses, mais nexplique pas tout; malgré les divergences et les débats passionnés, le monde savant est daccord là-dessus. Peut-être que dans le futur des savants trouveront dautres lois complémentaires ou remplaçantes de cette théorie. Et ces nouvelles théories resteront théories. On peut utiliser la théorie de la sélection naturelle pour donner un sens au développement des espèces ; on aurait aussi pu lutiliser pour donner un sens au système solaire, ce système dont seules les masses assez fortes pour sassembler, soutenir les météorites et les autres effets de lespace, peuvent constituer des planètes et un système qui perdure, tandis que les autres éléments se dispersent en matière à jamais perdue dans limmensité de lespace. Notre système solaire, à une échelle de temps différente, pourrait aussi, en quelque sorte, être considéré comme un produit de sélection. Dans un autre domaine, la théorie de la sélection naturelle pourrait aussi expliquer la « main invisible dAdam Smith ». Les meilleures affaires prospèrent, les mauvaises font banqueroute, permettant, quand on laisse cette sélection opérer librement, darriver à une meilleure efficacité du système économique et à des améliorations de nos conditions de vie. Pourtant, notre système solaire a suivi les lois de Newton, puis celles de la relativité générale, et léconomie est sujette à de très nombreuses théories, annuellement récompensées par le prix de la banque de Suède en mémoire à Alfred Nobel. Et que dire de la recherche scientifique et de lamélioration des techniques? Que dexpériences ratées, que de nouvelles technologies abandonnées pour quil ne restât que les quelques-unes les plus adaptées, les plus efficaces ou simplement les plus appréciées à un moment donné, mais qui seront elles-mêmes supplantées par quelque chose dencore mieux, qui se sera imposé sur de nombreuses autres inventions et variantes, et ainsi le progrès technologique suit en quelque sorte, dans le temps unidirectionnel, une loi de sélection, et qui, bien que menée par lhomme, pourrait très bien être qualifiée de naturelle.
Cest pour cela que la phrase de Richard Dawkins « la théorie de la sélection naturelle devenait une alternative à mon Dieu créateur » na pas de sens. Aussi élégante et attractive que puisse être une théorie, aussi convaincante quon puisse la rendre, jamais elle ne pourra être une vérité universelle. Car elle ne sera vérité que tant quaucune expérience ne pourra linfirmer et tant que les prédictions quelle donne nous conviennent. Mais un jour, dans une dizaine dannées, une centaine dannées ou plus, avec certitude, dautres théories viendront la remplacer.
Je voyais donc quautant il était vain dafficher Dieu sur ce quon ne peut pas expliquer par la théorie, quil était tout aussi vain de chercher à atteindre ce Dieu affiché en recherchant la théorie qui eût pu Le remplacer. Mais le danger est toujours présent; le danger de vouloir percer Dieu par des équations scientifiques mathématiques, avec des théories qui, parce quelles nous permettent de prédire des choses, nous font penser que nous avons atteint le dessein de Dieu ou sommes en quête datteindre Son dessein. Là réside encore le danger de lorgueil de lhomme, dénoncé par Joseph de Maistre. Là réside le résultat davoir voulu dissocier Dieu de la science, ce concept tiré des Lumières davoir voulu que la science se débarrasse du divin, non pas pour sortir de lobscurité et exercer une raison rationnelle libre du surnaturel, mais pour mieux le remplacer. Là résident les dangers de vouloir mettre les sciences à la première place.
Ainsi, sil est vrai quon reparle de lesprit, il faut le comprendre non pas comme une alternative à la science, mais comme la science elle-même ; si lesprit revient, ce nest pas parce quon voit lUnivers trop complexe, ni parce quon pense sen rapprocher par des théories de plus en plus complètes, mais parce quon reconnaît quil amène la vérité, et que les théories ne resteront que des moyens de décrire notre Univers avec le degré de compréhension et selon nos besoins du temps. Me venaient en mémoire les propos de la mathématicienne de génie Ada Lovelace, pionnière de la programmation informatique, qui pourtant, si on en croit ses biographes, était loin dune dévote religieuse : « Je suis plus que jamais lépouse de la science. La religion pour moi est science, et la science est religion. Dans cette vérité que je ressens profondément se tient le secret de mon intense dévotion à la lecture des travaux naturels de Dieu. [...] Et quand je vois les scientifiques et les soi-disant philosophes, pleins de sentiments égoïstes et versés à faire la guerre contre les circonstances et la Providence, je me dis : ce ne sont pas de vrais prêtres, mais seulement des demi-prophètes, voire de faux prophètes. Ils ont simplement lu la grande page avec lil physique, sans aucun esprit là-dedans. Il y a trop de tendance à faire des paquets séparés et indépendants des faits physiques et moraux de lUnivers. Alors que tout et chaque chose sont naturellement reliés et interconnectés. » (13) (14).
Joseph de Maistre naurait pu quêtre daccord avec ce beau texte dune scientifique en avance sur son temps. Ainsi, le retour de lesprit est là, mais incomplet. Lhomme continue de dissocier Dieu et la science, reléguant Dieu aux questions irrésolues par la science, puis, par orgueil, désirant percer ces résidus de Dieu par de nouvelles théories intelligentes. Lesprit revient, soit, mais ce nest quun début; quand on accepte quil ny ait pas de Vérité dans les théories, lhumilité réapparait, et lesprit est reconsidérable, non pas pour expliquer linexplicable, mais simplement parce quun certain nombre de savants saccordent à rabaisser leur orgueil. Il faudra attendre quon cesse de dissocier la science de Dieu, quon arrête de chercher lintention de Dieu, lesprit de Dieu, mais quon accepte Dieu, non pas comme une alternative à nos questions sans réponse, mais comme la Vérité. La science nest pas là pour prouver Dieu, et Dieu ne doit pas servir de palliatif aux questions scientifiques. Et le discours de Joseph de Maistre pourrait se comprendre ainsi : quand lhomme aura fait la paix avec Dieu et avec lui-même, alors son génie sépanouira et son intelligence brillera.
NOTES
(1) Écrits par Alfred North Whitehead et Bertrand Russell, publiés de 1910 à 1913.
(2) La philosophie dAlfred North Whitehead est restée enseignée à lÉcole de divinité de lUniversité de Chicago, puis à Claremont, CA.
(3) Par exemple, lire Timothy E. Eastman et Hank Keeton, Physics and Whitehead (2004), Brian G. Henning, Adam Scarfe, et Dorion Sagan Beyond Mechanism (2013).
(4) John B. Cobb, théologien et environnementaliste, codirecteur honoraire du Centre sur la philosophie et la théologie du processus, à Claremont (Los Angeles, Californie), élu en 2014 à lAcadémie américaine des arts et des sciences, est un des principaux représentants de la théologie du processus tirée de la philosophie dAlfred North Whitehead.
(5) La Chine a introduit à partir des années 2000 la philosophie du processus dans plusieurs centres universitaires. En proie aux ambitions de modernisation, mais face aux difficultés environnementales, la Chine est plus à même de pouvoir associer les traditions religieuses à cette philosophie (quon appelle constructive par opposition à la déconstruction appliquée en Europe), pour tendre vers une « civilisation écologique ». Linterdépendance de lhumanité et de la nature, qui sont des fondements de la pensée de Whitehead, font partie des motivations de cette démarche. Voir aussi Fubin Yang,The Influence of Whiteheads Thoughton the Chinese Academy , Process Studies 39, no. 2 (automne /hiver 2010.)
(6) Lexpérience dAspect est la première expérience, réalisée entre 1980 et 1982 à lInstitut doptique à Orsay, qui a validé le phénomène dintrication quantique (dans lequel létat quantique de deux objets doit être décrit sans pouvoir en séparer lun de lautre, bien quils puissent être spatialement séparés, ce qui donne à la physique quantique un caractère de non-localité, par opposition a principe de localité issu de la théorie de la relativité restreinte, principe selon lequel des objets distants ne peuvent pas avoir dinfluence lun sur lautre, autrement dit quun objet ne peut être influencé que par son environnement immédiat).
(7) Davis Bohm a repris des travaux abandonnés de Louis de Broglie, appelés « onde pilote ». Doù le nom de De Broglie-Bohm donné à cette théorie.
(8) Citation indiquée en tête de ce chapitre : « il sensuit quelle [la matière] ne saurait agir que par laction dun agent plus ou moins éloigné, voilé par elle » (Les soirées de Saint-Pétersbourg).
(9) « Science and religion concern nonoverlapping realms of knowledge. It is only when assertions are made beyond their legitimate boundaries that evolutionary theory and religious belief appear to be antithetical.» (Darwins Gift to Science and Religion, Francisco Ayala).
(10)Voir les ouvrages : Un regard neuf sur le génie du christianisme et « Penser, cest-à-dire ? Enquête neurophilosophique, de Dominique Laplane.
(11) Stephen Hawking, A Brief History of Time, Science seems to have uncovered a set of laws that, within the boundary of the uncertainty principle, tells us how the Universe will develop with time, if we know its state at any one time. These laws may have originally been decreed by God, but it appears that he has since left the Universe to evolve according to them and does not now intervene in it.
(12) Like any other scientific theory, it may initially be put forward for aesthetic or metaphysical reasons, but the real test is whether it makes predictions that agree with observation ( Stephen Hawking, A Brief History of Time)
(13) Dans une lettre de Ada Lovelace à Andrew Crosse, rapportée par Eugène Kôlbing dans son étude Byrons Daughter.
(14) I am more than ever now the bride of science. Religion to me is science, and science is religion. In that deeply-felt truth lies the secret of my intense devotion to the reading of Gods natural works... And when I behold the scientific and so-called philosophers full of selfish feelings, and of a tendency to war against circumstances and Providence, I say to myself: They are not true priests, they are but half prophets if not absolutely false ones. They have read the great page simply with the physical eye, and with none of the spirit within. There is too much tendency to making separate and independent bundles of both the physical and the moral facts of the Universe. Where as, all and everything is naturally related and interconnected.
[1] Extrait de « HEXIS DUN SOIR » de Rodolphe de Maistre, la Compagnie littéraire, décembre2016, pp. 108-133.