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    Sciences politiques - Les contributeurs contemporains à « Vous avez dit conservateur ? » (1)

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    LES CONTRIBUTEURS CONTEMPORAINS À
    « VOUS AVEZ DIT CONSERVATEUR » (1)

    LE CONSERVATISME EN FRANCE ET AU ROYAUME-UNI[1]

     

    Marcel GAUCHET

    (1) Conservatrice, la droite française s'obstine à ne pas l'être, et surtout à en refuser à tout prix l'appellation. Marcel GAUCHET ne dit pas autre chose, quand il estime que « l'absence d'un courant conservateur significatif est [...] un mystère français, parmi beaucoup d'autres. »

    (3) En réalité, la droite a aussi sa part de responsabilité dans le regard parfois méfiant qu'on lui porte. Les faits historiques offrent ainsi une interprétation supplémentaire. Pour Marcel GAUCHET, en France, les conservateurs ont toujours été les passagers clandestins d'autres formations politiques, sans assumer leur pensée. Ils se sont toujours logés dans ce qui leur paraissait le plus proche, mais qui n'était pas vraiment un courant conservateur. La première explication tient à notre histoire – et non à un supposé tempérament français – et en premier lieu à la Révolution française. Celle-ci se déroule de manière très particulière, puisqu'elle engendre d'une part l'émigration, soit le renoncement de la partie la plus conservatrice de l'Ancien régime à se battre sur le terrain de la politique française, et d'autre part, en lien avec cette émigration, l'apparition d'un conservatisme nostalgique de l'Ancien régime [...] qui, pour paraphraser la formule fameuse de TALLEYRAND, n'a rien appris ni rien oublié. Cette scène primitive de la Révolution et des vingt-cinq ans suivants, jusqu'à la Restauration, est matricielle.

    (5) En conséquence, si le conservatisme, en France, ne jouit pas d'une véritable légitimité politique et intellectuelle, il ne lui reste qu'à exister « à bas bruit, de manière sous-jacente », selon les termes de Marcel GAUCHET. La composante conservatrice existe, même si elle ne va pas jusqu'à la doctrine ou la formation d'un courant déterminé, et elle ne peut pas ne pas exister, à mon sens, parce que je la crois une composante fondamentale du paysage idéologique [...] Le conservatisme est l'une des trois grandes familles de pensée qui sont naturellement attachées aux composantes fondamentales des sociétés modernes, les deux autres étant le libéralisme, qui repose sur l'élément individuel et juridique, et le progressisme, attaché aux possibilités de transformations qu'implique l'idée d'Histoire.
    De cette coloration péjorative du conservatisme, on passe sans mal à ce dernier registre où le « conservatisme » n'est plus le nom d'un courant politique, mais celui d'un comportement fréquemment dénoncé – l'attitude « conservatrice » de tel syndicat, ou de tel groupe opposé à une réforme. Ce serait la preuve que, oui, le conservatisme est bel et bien présent dans notre pays. Mais il ne faut pas s'y tromper : le terme est utilisé ici dans son sens littéral et ne se réfère en aucune façon à un mouvement intellectuel ou politique. Il ne fait que décrire cette forme d'opposition butée et systématique à une évolution considérée comme nécessaire.

    Rémi BRAGUE

    (1) Rémi BRAGUE, auquel Laetitia Strauch-Bonart a posé la question de sa proximité avec le conservatisme, il estime qu'un esprit conservateur subsiste peut-être en France, « partout où il reste encore un peu de bon sens et de prudence chez les braves gens ». Mais dans le même temps, selon lui,   – et c'est contradictoire – cet esprit « ne subsiste que parce que l'autre camp, sentant son propre vide, a besoin de se faire peur pour exister ».

    (1) La réponse de Rémi BRAGUE est riche d'enseignements : si le conservatisme est potentiellement positif car associé au bon sens, il ne doit paradoxalement son existence qu'à la catégorisation irrespectueuse de la gauche. BRAGUE montre de la sympathie pour le conservatisme, tout en l'identifiant essentiellement à BURKE, mais aussi à DE MAISTRE et à MAURRAS, ce qui suffit à jeter un certain discrédit sur le sujet. Pour mieux s'en démarquer ?

    (2) Rémi BRAGUE explique : si l'on veut plaire, il vaut mieux ne pas se dire conservateur. Pourquoi ? Bien sûr, on peut invoquer la terreur intellectuelle que la gauche se disant « progressiste » a fait régner sur la France depuis la Libération jusque dans les années 80, et qui se prolonge encore dans certains médias.

    (8) La transition britannique a été moins difficile, pour les conservateurs, que le bouleversement français : les Tories, après quelques péripéties, ont gardé leur roi ; les contre-révolutionnaires français ont vécu un changement bien plus brutal. C’est en réponse à l'événement qu'Edmund BURKE, penseur et parlementaire britannique, pourtant « Whig » favorable à la monarchie parlementaire, et non Tory, écrit ses Reflections on the Révolution in France, où il s'en prend à la brutalité des révolutionnaires français et à leur mépris de la continuité historique. Pour Rémi BRAGUE, la sortie de l'Ancien Régime s'est faite, au Royaume Uni, avec le minimum de casse. En France, elle a entraîné quantité de massacres, un génocide en bonne et due forme en Vendée, la saignée des guerres de l'Empire. Edmund BURKE fut un adversaire farouche de la Révolution française sur laquelle il a fait preuve d'une lucidité phénoménale, prévoyant la terreur, puis la dictature militaire. Or, il était le contraire même d'un possédant crispé sur ses privilèges : il avait su défendre les indigènes de l'Inde britannique contre un gouverneur qui les exploitait, comprendre les insurgés américains,
    prendre le parti des paysans catholiques d'Irlande. »

    (8) [Plusieurs] insistent sur un héritage des Lumières qui serait commun à leurs adorateurs comme à leurs détracteurs. Cet héritage serait rendu possible par une proximité sous-estimée des Lumières avec la tradition. Dans Modérément moderne, Rémi BRAGUE montre ainsi que les notions de raison, d'athéisme, de sécularisation, de démocratie et de progrès « abritent en elles-mêmes ce contre quoi elles ont été mobilisées, voire forgées, et qu'elles le font non comme un ennemi, mais comme le fondement sans lequel elles perdent leur sens ». Les Lumières auraient donc repris en grande partie, en les renommant, les « vertus chrétiennes traditionnelles ».

    (8) Rémi BRAGUE explique ainsi à Laetitia Strauch-Bonartainsi que les Lumières et la Modernité font deux. Et les Lumières sont elles-mêmes une nébuleuse de tendances qui varient selon les pays. L'historiographie officielle fait l'impasse sur les Lumières modérées en Allemagne protestante, et plus encore sur les Lumières catholiques en Bavière ou en Autriche. Les Français se flattent d'avoir inventé ce qu'ils n'ont fait que piller. Ainsi nos chères « Lumières », venues des Pays-Bas, d'Écosse, d'Italie. Les Français, TOCQUEVILLE l'a clairement laissé entendre à partir de l'exemple de VOLTAIRE et de BOLINGBROKE, n'ont guère fait que les vulgariser, en en retirant les nuances et en leur donnant un ton agressif. Le seul auteur vraiment original et qui ait influencé un authentique penseur étranger, à savoir personne de moindre que KANT, était ROUSSEAU, qui, certes francophone, n'était même pas français, et auquel les « Philosophes » ont fait la vie dure.

    (11) C'est l’ère d'une critique naissante de la modernité industrielle et matérialiste, et de la corruption morale qu'elle provoque. Comme le fait remarquer Rémi BRAGUE, « la thèse d'un épuisement, parallèle à celui du charbon, des ressources morales, nous dirions des "valeurs", est déjà présente chez RENAN en 1876. »

    (13) Rémi BRAGUE écrit que « la culture européenne [...] a perdu confiance en elle-même chez nombre de ses bénéficiaires. Elle n'est plus capable de fonder un humanisme crédible et défendable ». Pour quelles raisons ? BRAGUE répond à Laetitia Strauch-Bonart :
    La crise de l'humanisme a des racines profondes, il faut remonter à la façon même dont nous comprenons ce que c'est que cet homme qui en constitue le centre. Longtemps, on pouvait supposer qu'il fallait le défendre, contre l'inhumain en dehors de lui, et surtout en lui. Aujourd'hui, nous ne sommes plus très sûrs que l'espèce humaine soit un bien pour la planète, ni qu'elle soit supérieure aux autres êtres vivants, ni même qu'elle s'en distingue radicalement. Nous ne sommes plus capables d'expliquer pourquoi il est bon qu'il existe des hommes. En conséquence, loin de promouvoir un humanisme, certains accusent l'homme de « spécisme », une sorte de racisme en faveur du genre humain en général. Répondre à cette question serait effectivement le projet le plus conservateur qui soit. Mais il ne s'agirait pas de conserver un ordre social déterminé [...]. Il s'agirait bien plutôt de conserver la condition nécessaire de tout ordre social que ce soit, à savoir l'existence de l'homme sur cette terre.

    (13) Cette crise de confiance est indissociable de l'interrogation contemporaine à l'égard du Progrès, de ses potentialités et de ses dangers. L'attitude conservatrice reste fort ambiguë à ce sujet : si elle voit l'état de nature comme inférieur à l'état de culture, la civilisation technique s'avère à double tranchant, puisqu'elle porte en elle la potentialité de l'hybris et de la destruction. Rémi BRAGUE écrit ainsi que la protestation de ROUSSEAU qui, dans son premier Discours, montre que le progrès des arts et des sciences, loin de rendre les hommes meilleurs, contribue à leur corruption, est l'exacte contemporaine de l'hymne de TURGOT. Depuis lors, les deux sensibilités coexistent et tissent un dessin compliqué. L'optimisme reste la basse continue, le pessimisme, tenu en lisière la plupart du temps, refaisant surface symétriquement à l'occasion des diverses crises que l'Occident ne cesse de traverser.
    Pour BRAGUE, « la même pièce va se jouer, avec des acteurs variés dont je ne puis deviner à quoi ils ressembleront. Ainsi, le souci écologique représente un protagoniste que l'on n'imaginait guère il y a seulement cinquante ans [...].»

    Chantal DELSOL

    (2)  À cette double interrogation, certains répondent en soulignant l'ostracisation politique de la droite – à supposer que la droite se confonde avec le conservatisme.
    Chantal DELSOL estime que la situation française est analogue à celles de tous les pays occidentaux : nous avons à chaque moment historique des courants conservateurs et des groupes conservateurs qui considèrent que tel ou tel changement entraînera le pire plutôt que le meilleur. Mais ce qui est singulier dans la société française, c'est que le conservatisme, et d'une manière générale, la droite, y est ostracisé depuis la Seconde Guerre.
    Ainsi aucun parti n'aurait la possibilité de se dire conservateur, ce serait immédiatement assimilé au Mal et donné pour tel. Il y a un mépris coriace jeté sur le conservatisme, parce qu'il s'oppose au Progrès, et en France notamment, le Bien est mesuré exclusivement à la mesure du Progrès, c'est-à-dire du développement de l'égalité et de la liberté individuelle. Celui qui ose récuser une égalité ou une liberté nouvelle est assimilé à un criminel. Aucun mouvement ou parti ne pourrait se créer sous l'épithète de conservateur, considérée comme infamante.

    Alain BESANÇON

    (2)  Pour Alain BESANÇON, l'attitude de l'homme de droite français consiste à expliquer à la gauche qu'il est aussi à gauche que la gauche. Alors quand il se passe quelque chose de grave comme en 1968, la droite ne comprend pas. C'est pour cette raison que la droite française n'est pas conservatrice, parce qu'elle a accepté l'hégémonie intellectuelle de la gauche et n'a jamais essayé d'y répondre – sauf Raymond ARON, le milieu intellectuel de Commentaire... mais combien d'autres ?

    (7) En France, explique Alain BESANÇON, « le terme [de conservateur] date du XIXe siècle : c'est un concept qui suppose la Révolution française ». Selon les recherches de Laetitia Strauch-Bonart, le mot « conservateur » apparaît en 1795 pour désigner un gouvernement « qui protège du désordre ». Il a ensuite désigné le « Sénat conservateur », premier corps de l'État dans le régime impérial. Le terme a déjà quelque peu mauvaise presse, puisqu'en 1815 Benjamin CONSTANT décrit 1'« esprit conservateur » comme « opposé à toute innovation ». Mais il est aussi le terme choisi par Mme DE STAËL en 1846 pour rendre l'anglais                 « Conservative Party » dans sa traduction du roman Coningsby de Benjamin DISRAELI.
    Étonnamment, l'anglais conservative est lui-même emprunté au mot français conservatif, « qui conserve ».

    (8) Comme le résume Alain BESANÇON, « les conservateurs n'aiment pas la Terreur et le sang, ils acceptent 1789, mais pas 1793 ».
    Bien souvent, avec la Révolution, ce sont les Lumières qui sont mises en cause, le conservatisme prenant alors une dimension idéologique qui dépasse le strict cadre politique. Les débats restent constants sur cet héritage ambigu. Ainsi certains mettent en question la notion d'« autonomie » mise en avant par les Lumières européennes : l'autonomie aurait produit un homme purement individualiste, dont l'épanouissement ne passe que par la séparation d'avec le monde qui l'entoure. Or les conservateurs ne sont pas tout à fait à l'aise avec la perspective d'une autonomie sans limites.

    Paul THIBAUD,

    (2) Enfin, pour Paul THIBAUD, le conservatisme souffre d’« une infériorité morale par rapport à la gauche » qui garde « les clés du royaume ». Il y a là, sans doute, une part de vérité, mais le risque serait de glisser vers une interprétation victimaire ou paranoïaque. En réalité, la droite a aussi sa part de responsabilité dans le regard parfois méfiant qu'on lui porte. Les faits historiques offrent ainsi une interprétation supplémentaire.

    (7) Selon Paul THIBAUD, les conservateurs se sont pensés contre la Révolution, y voyant une aberration, une erreur, une sortie de route. Ils pensaient possible de retrouver la véritable tradition nationale, monarchique. Ce parti a été très important voire dominant au début du XIXe siècle, à la Restauration, en 1830, et même en 1848. C'est seulement sous la IIIe République que la droite a commencé à abandonner l'idée que l'erreur révolutionnaire ne pouvait pas être effacée, tout au plus rectifiée.

    Philippe RAYNAUD

    (3) Il y aurait donc une erreur initiale puis répétée des contre-révolutionnaires de ne pas s'accommoder doucement de la nouvelle donne politique. Selon Philippe RAYNAUD, cette erreur s'est manifestée par le refus des conservateurs de l'époque, puis de leurs successeurs, de s'approprier l'héritage de 1789. En France, « la liberté commence avec 1789, et nous ne pouvons pas nous inventer une autre histoire que la nôtre ». Tous ceux qui rejettent l'héritage de 1789 sont immanquablement mis au ban de la communauté politique. « Ce n'est pas un simple point sentimental ; si en France on n'accepte pas ce point de départ, on est hors-jeu. [...] En revanche je ne serai jamais partisan de l'idée d'une continuité fondamentale de 1789 à 1917. » Dans ce contexte, « ce choix nécessaire » de 1789 « fait qu'en France toute une partie des énergies conservatrices est très difficile à intégrer dans le système politique. »
    Au XXe siècle, poursuit RAYNAUD, « la cristallisation malfaisante [...] en a été l'Action française». MAURRAS a fédéré tout ce qu'il y avait d'énergies conservatrices en France chez les paysans, dans la bourgeoisie, chez les ouvriers, dans un mouvement contre-révolutionnaire reposant sur le refus d'un siècle d'histoire de France, celle de la France moderne.

    (10) D'autres auteurs s'inscrivent nettement en faux contre cette interprétation. C'est le cas de Philippe RAYNAUD, pour qui « les historiens et politistes pour qui le conservatisme commence avec BONALD et aboutit à MAURRAS se trompent. Il s'agit en partie, bien sûr, d'une définition conventionnelle, mais ce mouvement n'est pas seulement du conservatisme, c'est de la réaction ».
    Pour RAYNAUD, cette filiation tient notamment à la place de la religion. La filiation que je préfère est différente et elle réduit la part de l'héritage religieux. Elle inclut PARETO, qui est un cas un peu extrême mais qui compte. Une généalogie du conservatisme doit aussi faire une place importante à [...] David HUME, dont le moins que l'on puisse dire est que ce n'est pas un esprit religieux. Il développe une théorie de la finitude, certes, mais très immanentiste.

    Philippe d'IRIBARNE

    (5) En revanche, cette définition littérale vient corroborer la distinction entre le – pur, l'émancipation – et l'impur, l'adhérence, proposée par d'IRIBARNE. Ainsi, certains corporatismes – de métiers, de lieux par exemple – se retrouvent en complet porte-à-faux avec la vision mythique d'une société, faite, rappelle d'IRIBARNE, d'« un corps politique régi par les idéaux de liberté et d'égalité » et accompli par le suffrage universel.
    Cette vision mythique de l'organisation de la société doit subir de perpétuels compromis avec un corps social, fondé lui sur une tout autre vision, attentive à la condition sociale de chacun. Corps politique et corps social ont en commun de jouer sur les registres du pur et de l'impur, du noble et du vil, mais sans en avoir la même conception. La conception qui anime le corps politique est cléricale – ce qui est pur est l'universel et l'esprit, ce qui échappe à la terre. La conception portée par le corps social est aristocratique – ce qui importe, c'est ce qui distingue chacun, son attachement local, social et familial. La société française se trouve donc en perpétuels allers-retours, en perpétuelle combinaison entre ces deux conceptions – avec des compromis : ainsi il y a toujours une croix au sommet du Panthéon !

    (5)  Au final, « la France ne peut abandonner ni cette réinterprétation de la tradition cléricale [...] ni la réinterprétation moderne de la tradition aristocratique [...].» Même, poursuit d’IRIBARNE, selon William H. SEWELL, en 1848, la logique corporatiste était encore plus forte qu'en 1789. [...] Il y aurait une adaptation de l'esprit corporatiste au monde moderne et post-révolutionnaire, avec l'invention de formes dûment instituées. Prenez par exemple l'apparition, dans les années 30, du statut de "cadre", issu d'une vision bien française, et que l'on ne comprend pas en dehors de France. Prenez également les grandes écoles, issues de la République, les grands corps : tout ce que BOURDIEU a appelé la noblesse d'État se recrée et se recompose.

    (6) La forme que prennent ces corps « conservateurs » et leurs motifs d'action sont souvent dommageables et répréhensibles, notamment parce que l'équilibre entre leurs intérêts et celui de la communauté dans son ensemble est souvent disproportionné. Mais ils signalent aussi la présence dans notre pays d'appartenances concrètes à des groupes auxquels on octroie sa loyauté et qui constituent des fondements de sociabilité. On pourrait y voir l'embryon d'un conservatisme, au sens d'une communauté d'appartenance qui perdure dans le temps – mais un conservatisme dévoyé par des finalités privées exacerbées.
    En revanche, dans tous les cas où ces groupes ne perturbent pas la marche des institutions, ils n'ont pas que des inconvénients, bien au contraire. C'est le cas par exemple de certains corps de l'administration française ou encore des grandes écoles. Ces institutions, quels que soient leurs défauts, ont garanti jusqu'à présent la très grande qualité de l'administration, des ingénieurs et des chercheurs français. Qu'on le veuille ou non, elles sont aussi l'expression d'un conservatisme de bon aloi, au sens du corps social défini par Philippe d'IRIBARNE.

    (6)  Regarder la France sous cet angle – non plus celui du pays de l'égalité abstraite, mais du corps social hétérogène – ouvre une tout autre perspective. Malgré sa carence politique et intellectuelle, le conservatisme existe en France, sans aucun doute, comme disposition sociale et morale, à la fois désir d'attachement à un groupe donné et volonté de préserver les conditions d'existence de ce groupe et du corps social qui le contient, donc de préserver l'héritage du passé.

    Roger SCRUTON

    (7)   Le terme de conservateur n'est employé en tant que tel que dans la sphère anglophone. Comme l'écrit Roger SCRUTON,  c'est surtout dans les pays anglophones que certains partis et mouvements politiques se désignent eux-mêmes comme conservateurs. Ce fait curieux nous rappelle le gigantesque fossé, méconnu, entre les pays qui ont hérité de la tradition du droit commun anglais, et les autres. La Grande-Bretagne et l'Amérique sont entrées dans la modernité dotées d'une conscience aiguë de leur histoire commune.

    (7) Mais le terme n'est jamais véritablement entré dans l'usage, car pour désigner les opposants à la Révolution, celui de contre-révolutionnaire ou réactionnaire lui était préféré. La seule occurrence qui laisse entrevoir une identification entre la Réaction et le conservatisme est le titre du périodique fondé par CHATEAUBRIAND, Le Conservateur, qui dans les premiers temps de la Restauration défendait les principes de l'autorité et de la légitimité contre ceux de la liberté et du droit populaire, et n'a paru que de 1818 à 1820.
    Cette identification est donc restée ponctuelle. Pourtant, immanquablement, puisque les contre-révolutionnaires étaient les seuls à critiquer fondamentalement la Révolution, la contre-Révolution a tenu lieu de conservatisme dans notre pays.

    Jean-Pierre LEGOFF

    (9) Le conservateur est donc un moderne complexe, travaillé par l'ambiguïté de l'héritage des Lumières. Il se plaît à critiquer la modernité de l'intérieur, comme s'il en était la mauvaise conscience. Pour reprendre les termes d'Antoine COMPAGNON, c'est un moderne                  « antimoderne », « à contrecœur », « déchiré » ou même « déçu ». Et pour Jean-Pierre LEGOFF, même si « le conservatisme correspond à un courant de pensée qui s'est constitué en réaction à la Révolution française et à la modernité », rien n'empêche de faire la part des choses entre les aspects réactionnaires au sens propre du terme - à savoir la condamnation globale, voire la diabolisation de la Révolution française et de la modernité, avec l'illusion possible d'un retour en arrière – et l'éclairage critique qu'il apporte sur la condition de l'homme moderne et la vie en société. À sa façon, ce courant de pensée rappelle que l'histoire ne commence pas à la Révolution française ; il souligne les limites et les ambiguïtés du projet moderne d'émancipation dans sa prétention à ériger la raison et l'individu en références ultimes, faisant fi des héritages culturels passés ; il remet en question la croyance en un progrès nécessairement positif de l'humanité et une conception de l'homme « naturellement bon », le mal n'étant que l'effet du conditionnement d'une mauvaise société et d'un pouvoir oppresseur.

    (11) Pour Jean-Pierre LE GOFF, en effet, dans le courant des XIXe siècle et XXe siècle, le courant conservateur s’est développé et renouvelé en menant une critique de la révolution industrielle, de l’urbanisation et de la massification  qui, là aussi, met en lumière des aspects bien réels de la modernité […].
    Pour Jean-Pierre LE GOFF, qui a particulièrement bien analysé les événements dans plusieurs de ses ouvrages, cet événement multiforme marque un moment de pause et de catharsis dans une société qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, s'est trouvée transformée en peu de temps par la modernisation des Trente Glorieuses. Mai 1968 a fait apparaître au grand jour la jeunesse adolescente comme nouvel acteur social, il a mis en question les finalités du progrès, il a contesté le moralisme et le paternalisme, les bureaucraties en place, les pouvoirs et les institutions sclérosés. En ce sens, il n'appartient à personne et l'on ne reviendra pas en arrière. Ce qui m'apparaît avant tout en question est ce que j'ai appelé son « héritage impossible » qui comporte une remise en cause radicale des symboles de l'autorité, une conception de l'autonomie érigée en absolu, une vision noire de notre histoire. Cet héritage impossible a été transmis d'une génération à l'autre, passant par une contre-culture transgressée pour aboutir à un nouveau conformisme et à une forme de nihilisme d'affaissement.

    (12) Ainsi, les générations post-soixante-huitardes ont grandi et ont été formées dans une période critique où les éducateurs et les enseignants assumaient mal leur rôle de transmission d'un héritage avec lequel ils étaient eux-mêmes en rupture. À cette rupture dans la transmission est venu s'ajouter un retournement de la situation avec la fin des Trente Glorieuses, le développement du chômage de masse et les préoccupations écologiques. Le premier « fossé des générations » des années 1960-1970 a été suivi d'un second pour qui mai 1968 est devenu une sorte de mythe fondateur dans un contexte bien différent. Une culture post- soixante-huitarde abâtardie, dont le gauchisme culturel est l'héritier, s'est progressivement distillée et installée dans la jeunesse. [...] Dans le même temps, les thèmes de la souffrance et de la victime ayant des droits ont pris le dessus.

    (12) Pour LE GOFF, le « gauchisme culturel » est « un ensemble d'idées, de représentations, de valeurs plus ou moins conscientes déterminant un type de comportement et de posture dans la vie publique, politique et dans les médias. » Proprement anti-conservateur puisqu'il allie la remise en cause de l'autorité et le culte de l'autonomie à la critique de la transmission, il s'est affirmé dans plusieurs domaines révélateurs, symptôme du déplacement de la question sociale vers d'autres préoccupations : « le corps et la sexualité ; la nature et l'environnement ; l'éducation des enfants ; la culture et l'histoire. » Le gauchisme culturel a fait valoir une critique radicale du passé et s'est voulu à l'avant-garde dans le domaine des mœurs et de la culture. En même temps, il s'est érigé en figure emblématique de l'antifascisme et de l'antiracisme qu'il a revisités à sa manière. Plus fondamentalement, ce sont toute une conception de la condition humaine et un sens commun qui lui était attaché qui se sont trouvés mis à mal.

    Philippe BÉNÉTON

    (9) Philippe BÉNÉTON n'est pas des plus optimistes quant à la tentative de clarification de Laetitia Strauch-Bonart du terme « conservateur ». Pour lui, le mot «conservatisme» [...] est tiré à hue et à dia. Vous trouverez donc chez vos différents interlocuteurs différentes définitions et vous serez constamment empoisonnés par cette question du vocabulaire. Il n'y a pas d'essence du « conservatisme », les définitions ne sont jamais fausses, elles ne sont jamais que plus ou plus moins pertinentes. Vous pouvez essayer d'en donner une définition pertinente mais vous aurez toujours contre vous une partie de l'usage. Le problème est sans solution. Et il est préférable d'éviter les fausses querelles.
    Philippe BÉNÉTON est de ceux qui identifient conservatisme et réaction. Pour lui, le conservatisme se développe après la Révolution française à partir d'une critique des trois grandes illusions libérales : celle de la toute-puissance de la raison individuelle, celle qui fait de la volonté individuelle la source de toute légitimité et enfin celle de l'individu qui, pour faire la société, défait la communauté. Le conservatisme français, « incarné dans l'ultracisme puis le légitimisme, puis sous une forme différente dans le maurrassisme, est un conservatisme réactionnaire et intransigeant, il arrête la tradition française en 1789 et s'oppose radicalement au libéralisme ». Lorsque Laetitia Strauch-Bonart l'interroge sur la radicalité de sa définition, Philippe BÉNÉTON lui répond :
    Elle me semble historiquement pertinente mais on peut faire valoir que le conservatisme tel que je le définis ne s'applique pas au « conservatisme » britannique d'aujourd'hui. La chose est insatisfaisante, j'en conviens, mais je ne vois pas de solution. On peut considérer que le « Conservative Party » britannique de 2014 est « conservateur », mais ce « conservatisme » n'a rien à voir avec le conservatisme de Joseph de MAISTRE et Louis de BONALD, et peu à voir avec celui de PALMERSTON ou de DISRAELI.
    Dans ses ouvrages, BÉNÉTON prolonge la filiation jusqu'à MAURRAS, nous renvoyant à notre constat initial. Et la question est double : de MAISTRE, BONALD et MAURRAS étaient-ils des conservateurs ? Et inversement, tout conservatisme équivaut-il à la réaction et au .maurrassisme ? Comment dès lors qualifier cet affect conservateur qui ne critique pas la démocratie libérale mais ce qu'il perçoit comme ses excès ?

    (10)  Philippe BÉNÉTON ne rejette pas cet argument, au contraire : le conservatisme en tant que mouvement historiquement daté en France est relativement facile à caractériser – par son opposition à la Révolution française et à ses principes, et par sa volonté de revenir à l'Ancien Régime. Au XIXe siècle, le « conservateur » levait son verre au. trône et à l'autel. Aujourd'hui, personne ou presque ne lève son verre au trône et à l'autel. D'une certaine manière, la politique moderne a gagné : désormais personne ne remet en cause l'égalité de droit ni ne prétend revenir à une hiérarchie des ordres, c'est-à-dire à des distinctions juridiques fondées sur la naissance. En ce sens, la tradition conservatrice en France est morte par épuisement. Mais il subsiste une autre dimension du conservatisme, une sociologie conservatrice, dont on peut penser qu'elle peut se renouveler aujourd'hui parce que sa critique à rencontre du monde moderne n'a jamais été aussi pertinente. Dans la mesure où se manifestent de plus en plus clairement les effets indésirables de l'individualisme libéral, la critique conservatrice de la société reprend de sa force. D'ailleurs celle-ci possède toujours un interprète officiel, l'Église catholique. La doctrine sociale de l'Église insiste sur la dépendance de l'homme vis-à-vis des autres, sur son enracinement, sur ses attaches sociales, sur le fait que l'homme n'est pas radicalement autonome, mais débiteur.
    Le conservatisme politique, selon BÉNÉTON, serait donc mort et enterré par l'histoire, mais pas le conservatisme social. Par conservatisme social, il faut entendre, pour BÉNÉTON, la critique des « effets indésirables de l'individualisme ». De ce point de vue, le conservatisme existerait aujourd'hui, sous une forme nouvelle, sans pour autant équivaloir à la réaction.

    (11) Les conservateurs d’aujourd’hui ne sont donc plus des réactionnaires au sens historiques,

    •  non seulement parce qu’ils acceptent pleinement depuis longtemps la démocratie,
    •  mais aussi parce que la mission qui leur est impartie a évolué.

    Si l’on suit l’interprétation de Philippe BÉNÉTON, le glissement des thèmes conservateurs, depuis le problème politique – l’organisation de la communauté politique et la possession de droits politiques  – vers le domaine sociologique a permis l’émergence de tout un champ de réflexion nouveau.
    De fait aujourd’hui, les « conservateurs » pris dans ce sens ont pour point commun de se préoccuper bien davantage des questions économiques, morales et culturelles. Le conservatisme moderne s’est donc donné pour mission de sauvegarder ce qui lui semblait menacé de disparition ou de détérioration – une certaine vision de la responsabilité et de l’autorité, des liens d’attachement entre les hommes et de la transmission d’un héritage culturel considéré comme exceptionnel.

    Alain-Gérard SLAMA

    (10) D'autres enfin, comme Alain-Gérard SLAMA, estiment qu'« entre la droite conservatrice et la droite dite réactionnaire, la différence est de degré dans l'échelle d'intensité, et non de rupture, ce qui donne tout son sens à la notion de dérive. » C'est la question, en définitive, la plus complexe et la plus problématique. Les révolutionnaires comme les réactionnaires, après la Révolution, ne peuvent faire abstraction de la nouvelle donne politique ; en revanche, bien sûr, ils ne l'incorporent pas de la même façon. Ainsi pour SLAMA une phrase des Considérations sur la France, de Joseph de MAISTRE, considéré comme le père de la contre-Révolution, résume cette contradiction avec une parfaite lucidité : « la contre-[R]évolution ne sera point une [R]évolution contraire mais le contraire de la [R] évolution. » Qu'est- ce que cela signifie ? De MAISTRE se réfugie dans la Providence : pendant la Révolution, il pense que tôt ou tard, les Français reviendront à la raison - à savoir la monarchie - mais en même temps il admet que la monarchie ne pourra pas se contenter de reproduire à l'identique le modèle ancien. Au début de la première Restauration, Louis XVIII se méfiait de lui, parce qu'il savait que, dans ses essais politiques de Maistre avait admis la nécessité de permettre au peuple de voter l’impôt. On voit bien sur cet exemple concernant l’adversaire, le plus implacable des thèses rousseauistes, comment au lendemain de la Révolution de 1789, l’outillage mental des Lumières s’est imposé à tous.

    (11) Ou encore, pour Alain-Gérard SLAMA, le conservatisme s'exprime dans la brève conjonction de courants dissidents de la droite que, dans un article resté fameux, Jean Touchard a baptisés « les non-conformistes des années trente ». On y retrouve les mêmes sensibilités

    •  laïque spiritualiste, avec Robert ARON et Arnaud DANDIEU,
    • moderniste, avec Bertrand de JOUVENEL,
    • éclectique, avec Thierry MAULNIER,
    • personnaliste, avec Emmanuel MOUNIER,
    • catholique, avec Jean de FABREGUES, etc.

    Ces esprits talentueux et confus croyaient possible un dépassement de la droite et de la gauche autour des valeurs de la civilisation occidentale, et d'un commun rejet des méfaits de l'individualisme et du matérialisme, responsables à leurs yeux de ce que MOUNIER appelait    « le désordre établi ».

    (11) Au XXe siècle, « mai 1968 » est venu cristalliser l'attitude conservatrice française dans sa version la plus récente, des années 1970 jusqu'à aujourd'hui. À ce titre, il est naïf d'accuser     « mai 1968 » de tous les maux comme certains aiment à le faire. Mai 1968 n'est que la conjonction d'aspirations libertaires dont la gestation remonte à l'après-guerre. En revanche l'événement vaut comme repère en raison de l'explosion, à un même moment et de façon assez remarquable, de ces aspirations. Les critiques de mai 1968 ne sont pas tous des conservateurs, loin de là, mais la « révolution introuvable » avait bien pour cible les valeurs auxquels les conservateurs culturels tiennent tout particulièrement, soit de façon consciente, soit parce que « mai 1968 » est venu le leur révéler.

    Jean CLAIR

    (12) Dans [le] domaine de l’art, Jean CLAIR observe une évolution similaire : à partir des années 1960, les idées de dada, du surréalisme et de 1’anarchisme, ces mouvements nihilistes d'après la Première Guerre mondiale propagés par des bourgeoisies passablement corrompues, sont devenues le topos de toute la classe étudiante – parce qu'elle est devenue une classe. La créativité, la spontanéité et l'expression libre, ces mots d'ordre qui étaient d'abord limités à cette petite élite d'intellectuels fortunés que furent André BRETON et son entourage, se sont finalement diffusés dans toute la société juvénile des années 1970. Ils ont atteint ensuite l'enseignement de l'école.
    Le premier conservatisme, à l'époque des Lumières et des Révolutions, réagissait à des bouleversements politiques. Le second, né au cœur du XXe siècle, se manifeste essentiellement sur fond d'une révolution – ou de sa tentative – sociale et culturelle. Dans ce contexte, le conservatisme se donne pour tâche de comprendre ces bouleversements et d'en critiquer les excès, car ils lui semblent menacer le bon équilibre de la société.
    Certains discours conservateurs, par ailleurs, sont indissociables de la remise en question de la culture européenne. Autant les premiers conservateurs se souciaient de bouleversements nationaux, autant les conservateurs d'aujourd'hui déplorent un changement de civilisation.

     


    [1] Extraits de « Vous avez dit conservateur ?» de Laetitia Strauch-Bonart, éd. Du Cerf, mars 2016.

     


    Date de création : 17/04/2017 @ 14:57
    Dernière modification : 01/05/2017 @ 12:11
    Catégorie : Sciences politiques
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