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Parcours braguien - Les tiraillements subis par l'homme en son propre
LES TIRAILLEMENTS SUBIS PAR LHOMME EN SON PROPRE[1]
Légitimité et normalité La question de la légitimité ou de la non-légitimité nest pas non plus celle de la normalité de lhomme ou de son contraire, la bizarrerie, 1« excentricité » de lhumain. Celle-ci est statique et provient dune description synchronique de lhumain qui en montre les traits distinctifs et insiste sur leur caractère paradoxal. Toute anthropologie un peu digne de ce nom ne peut pas ne pas prendre en compte ce que lhomme a de remarquable et dexceptionnel par rapport aux autres êtres vivants. La constatation est dailleurs banale, la seule variété provenant des traits distinctifs sur lesquels on choisit de mettre laccent. Des biologistes ont dit que lespèce humaine était une déviation de la nature. Un philosophe comme MAX SCHELER parle dun « faux pas » (en français) et cite lidée selon laquelle lhomme serait 1« animal malade[2] ». Cependant, il sagit pour lui dune felix culpa, et il tire de cette constatation une anthropologie certes tragique, mais tout à fait optimiste. Sur la cause de cette « erreur » de la nature, les opinions divergent. On mentionne, par exemple, un développement monstrueux de la boîte crânienne. Le fait est mentionné chez MAX HORKHEIMER et THEODOR W. ADORNO, sans indication de source. Dans la même veine, le philosophe HELMUTH PLESSNER met au centre de son anthropologie lidée que lhomme serait un « déserteur de la nature » (Apostat der Natur), voire, à lintérieur de son concert harmonieux, un « trouble-fête » (Unruhestifier). La question de la légitimité comme celle de lascendance De plus, la question de la dignité humaine est statique, alors que celle de la légitimité est dynamique. Lhomme possède une dignité en vertu de ce quil est (sa « nature ») ; sa légitimité, en revanche, ne peut se fonder que sur ce dont il provient (son « origine »). La question de la légitimité est de ce fait dynamique et diachronique ; elle implique une histoire passée, une généalogie. Ce en quoi elle se rapproche du sens le plus fréquent du mot « légitimité », qui distingue de la bâtardise. De la sorte, le langage fournit une indication précieuse. Cest par exemple en ce sens que HANS BLUMENBERG, dont Rémi Brague aura à reparler, comprend les Temps modernes, comme le montre la citation de GIDE quil met en exergue du livre dans lequel il argumente en leur faveur. Elle est tirée des Faux-Monnayeurs, où elle concerne très explicitement la nature de la filiation : « Cest curieux comme le point de vue diffère, suivant quon est le fruit du crime ou de la légitimité. » Le mot de « généalogie » a pris une coloration nouvelle depuis ROUSSEAU. La généalogie était jusqualors la capacité de faire la preuve dune ascendance légitime en exhibant ce que lon appelle justement son arbre généalogique. Concrètement, elle devait tout spécialement attester dune lignée nobiliaire. Il sagissait de prouver un droit à certains privilèges. Avec ROUSSEAU, elle se donne pour but de mettre en lumière une origine impure, elle est devenue un art de délégitimer[3]. Cest NIETZSCHE qui a produit le chef-duvre de cette méthode avec sa Généalogie de la morale. MICHEL FOUCAULT, et bien dautres à sa suite, se replacent dans cette tradition du « soupçon ». La question de la légitimité de lhomme prend une tournure qui la rapproche du sens courant depuis que lon conçoit que lespèce humaine est la descendante dune autre et, de proche en proche, laboutissement dune lignée qui remonte aux origines même de la vie. Cette façon de voir sest imposée à partir de CHARLES DARWIN, La Filiation de lhomme (1871) et, même si les détails concernant les étapes précises de la filiation ne font pas lunanimité parmi les chercheurs, lidée générale dune telle ascendance est communément admise. Bien sûr, le slogan populaire « Lhomme descend du singe » ne représente pas une description exacte des faits. Reste quil traduit bien lhumilité des origines. En sens inverse, la contestation de la légitimité peut aussi consister en un verdict posé sur lhomme, cette fois en direction de ce qui sapparente à une descendance. Cest le cas chez NIETZSCHE. Si lhomme est quelque chose qui « doit être dépassé », aussi bien comme devoir moral (sollen) que comme nécessité physique (müssen), cest quil faut que quelque chose ou quelquun prenne la relève. Celui-ci ou ceci sera plus à même de prendre sur soi la tâche à la hauteur de laquelle lhomme ne peut plus être ou se porter. Dans les deux directions, vers larrière comme vers lavant, la légitimité et le refus de celle-ci ont une dimension généalogique : avoir des ancêtres ou être soi- même lancêtre dune lignée. Trois lieux de légitimation Quant à la question de la légitimité au sens propre du terme, on peut distinguer plusieurs niveaux où elle se pose. Rémi Brague en a trouvé trois, qui peuvent se recouper partiellement. La légitimité peut concerner :
Lidée nest pas neuve. Vers le IIe siècle de notre ère, les auteurs des écrits connus sous le nom dHERMES TRISMEGISTE, le Corpus hermeticum, se faisaient déjà lécho dune question : était-il vraiment raisonnable de créer lhomme ? Il y avait là « une entreprise hardie » (tolmeron ergon). Lhomme va explorer toute la terre, disséquer tout être vivant et ne rien laisser tranquille. Dans cette réplique, une question posée à Hermès, cest encore Mômos qui sexprime, personnification de la critique et du sarcasme tous azimuts. Nous avons adopté depuis un ton plus sérieux, mais ne disons guère autre chose. Le Coran lui aussi se pose la question quand il rapporte la réaction négative de certains anges, dont Iblis (= diabolos), devant la décision divine de leur donner un successeur (khalîfa) sur la Terre (II, 30). Brague précise quil sagit de donner un successeur aux anges et non, comme on le croit souvent, un « représentant » de Dieu sur terre. En tout cas, lobjection des anges est que lhomme va y répandre le sang. Il nest guère utile dinsister sur lactualité brûlante de ce thème. Lécologie rappelle que lexistence même de lhomme est un danger pour les autres formes de vie. Cela vaut avant tout lorsque lhomme se multiplie à lexcès, et encore plus quand il adopte un mode de vie industriel, coûteux en énergie et salissant. Serait-il vraiment capable, pour peu quil le veuille, de se modérer ? Fait-il autre chose que des promesses divrogne ou de prince ? Et, à supposer que lhomme ait une tendance irrépressible à monter aux extrêmes, le plus sûr ne serait-il pas de léliminer une bonne fois pour toutes ?
La gnose considère que lhomme est le fruit dune naissance fondamentalement illégitime, dune chute. Lhomme est ce qui ne devrait pas être. Il est créé par les Archontes « de dessein prémédité, pour y retenir lesprit captif ». Le gnosticisme nie ce que certains savants appellent depuis quelques décennies le « principe anthropique » : « Lhomme a été créé contre le monde, lhomme est supérieur à ses créateurs. » Auquel cas il y a également illégitimité, même si la tonalité est positive. Un personnage dun des plus beaux romans de JOSEPH CONRAD, lAllemand Stein planteur et entomologiste, pour lequel la plus haute réussite de la nature nest pas lhomme, mais bien le papillon, pose la question : lhomme ne chercherait-il pas à occuper toute la place parce que, précisément, il sait quil nest pas vraiment à sa place, que le monde ne lattendait pas et na que faire de lui ? Parmi les uvres de PLATON, le Timée donne limpression dune vision du monde parfaitement optimiste. Il sachève sur quelques mesures dun hymne à la beauté du monde, qui mérite donc son nom de kosmos. En apparence, on a là le contrepoint du Phédon, auquel on réduit trop souvent le « platonisme ». Pourtant, à y regarder de plus près, la complétude du monde, qui suppose la présence en lui de chacune des espèces de vivants, ne sachète quau prix de la chute de lhomme. Elle seule, en effet, permet aux êtres inférieurs, à commencer, horribile dictu, par la femme, et jusquaux coquillages en passant par toutes les espèces animales, de sortir lune après lautre du mâle asexué primitif.
Le néoplatonisme se demande pourquoi celui-ci est présent dans une âme qui nest pas purement intellectuelle, et même logée dans un corps. PLOTIN sinterroge sur ce quest lhomme, au sens de ce qui constitue lhomme comme tel. Tout le « néoplatonisme » populaire ou savant qui la suivi regarde le corps avec soupçon. Il voit dans lidée chrétienne de résurrection un scandale dû à une excessive passion pour le corps (philosomatia) : souhaiter retrouver son corps alors que la mort nous avait débarrassés de ce fardeau, quelle perversion ! Il est dailleurs amusant de rappeler cette idée à notre époque où lon aime à reprocher aux chrétiens un prétendu mépris pour le corps, comme le faisait le Zarathoustra de NIETZSCHE dans sa critique des « contempteurs du corps » et comme le répètent aujourdhui des gens qui ne seraient pas dignes de dénouer la courroie de ses sandales. Plus près de nous, lingénieur, philosophe et romancier autrichien HERMANN BROCH a écrit vers 1932 un court pamphlet dans lequel il plaide contre le grand cas que lon fait de lhomme. Le texte na guère attiré lattention. Il faut dire quil nest pas très clair. Il semble pourtant que son intention ait été de dévaloriser lhomme concret au profit du sujet moral, en style kantien. Fin de la médiation On peut formuler la difficulté en reprenant un schéma anthropologique hérité de PLATON. Le philosophe grec définit lhomme comme un être tripartite : entre la faculté calculatrice (logistikon) et la faculté désirante (épithumetikon) la médiation est assurée par le thumos. Le mot désigne originellement le souffle, la respiration audible de quiconque halète dans leffort. Dans le corps humain, la tête où trône la raison et labdomen où se lovent les désirs sont reliés par le thorax, siège du cur et des poumons, que le diaphragme sépare des intestins. Cest là que PLATON situe le thumos. Il est dailleurs possible que PLATON ait choisi dassigner à cette dimension de lâme un rôle médiateur au vu dune des caractéristiques tout à fait singulière de la respiration. Elle est en effet la seule activité du corps qui puisse être à la fois instinctive et volontaire. Quoi quil en soit, cest la faculté intermédiaire, et non pas les deux extrêmes de la sensibilité et de lintellect, qui fait que lhomme est homme. Si nous nétions quintellect, nous serions des anges ; si nous nétions que sensibilité, nous serions des animaux. Or donc, selon C.S. LEWIS, la civilisation moderne montre une certaine tendance à juxtaposer sans médiation les deux extrêmes, angélique et bestial, sans ce principe intermédiaire qui seul fait de nous des hommes. Nous devenons de la sorte, dit-il de façon énigmatique et plaisante, des « hommes sans thorax ». Nous sommes peut-être en passe de devenir ce que craignait dès le XIIIe siècle un scolastique, le franciscain PIERRE DE JEAN OLIEU (ou OLIVI), quand il évoquait ce que pourraient devenir des hommes qui ne seraient pas essentiellement libres : « des bêtes intellectuelles ou dotées dun intellect » (bestiæ intellectuales seu intellectum habentes). Ou encore, nous sommes, sans médiation, à la fois homme et bête, selon limage du centaure que MACHIAVEL donne en exemple au prince quil appelle de ses vux. Lère moderne est le moment où la vision du monde se passe des anges. Pour elle, entre lhumain et le divin, rien ne fait écran ; mais rien non plus nassure la médiation. À notre époque, lhomme compense peut-être cette perte par le rêve doccuper lui-même cette place et dêtre un esprit pur. DOSTOÏEVSKI le laisse entendre dans un passage énigmatique de la fin des Carnets du sous-sol : « Il nous est même pénible dêtre des hommes, des hommes faits dun corps et de sang réels, bien à nous ; nous en avons honte, nous le considérons comme une opprobre et nous souhaiterions être des sortes dhommes universels [ συλλογισμός, composé de σύν (syn, « avec ») et λόγος (logos, « parole »], inexistants. » En un sens inverse, on peut constater un amusant renversement dû à lécologie : dans la vision (néoplatonicienne du monde, lélément perturbateur était le corps, avec sa dimension sensible qui dérangerait les cercles de lintellect ; pour certains dentre nous, cest plutôt lintellect qui est censé perturber la saine naturalité de la Terre. Il est vrai quil sagit là dun intellect réduit à la raison scientifique et technique. Le végétarisme La domination de lhomme sur le reste des vivants na pas toujours été considérée comme allant de soi. Sa remise en question moderne nest pas une nouveauté absolue. Rémi Brague voudrait examiner ici quelques exemples anciens en se concentrant sur un texte médiéval. LAntiquité classique sest déjà interrogée sur la légitimité de la consommation de viande, et plusieurs philosophes se sont prononcés en faveur dun régime végétarien, en se réclamant de la figure, historique ou mythique, peu importe, de PYTHAGORE. Pour celui-ci, sabstenir de viande, cest exalter lhomme, en lui faisant analyser le menu des dieux[4]. Le plus connu de ses successeurs est PORPHYRE, qui tente de ramener au végétarisme un condisciple et ami au végétarisme qui sen était écarté, en lui dédiant un traité sur labstinence[5]. Laccent est mis moins sur lintérêt des animaux à ne pas être abattus et dévorés que sur lintérêt de lhomme lui-même à ne pas consommer une nourriture qui compromettrait son salut. Certains aliments souillent ceux qui les mangent. On sabstiendra des aliments qui excitent lélément passionné de notre âme[6]. De plus, la viande est plus difficile à se procurer, à préparer et à digérer. Elle occupe donc trop de notre temps et rend notre corps plus rétif à lactivité intellectuelle[7]. Les arguments qui tiennent compte des victimes animales reposent sur lidée dune proximité entre hommes et animaux[8]. Ou même celle dune parenté réelle fondée sur la croyance en la transmigration des âmes, comme cétait le cas chez EMPEDOCLE[9]. Une bonne partie du deuxième livre du traité de PORPHYRE est consacrée à une critique des sacrifices danimaux empruntée pour une large part à THEOPHRASTE. Elle est aussi centrée sur les dangers quils représentent pour celui qui mangerait de la chair des victimes. Leur consommation pourrait introduire en eux des âmes étrangères et troubler leur accès au Dieu suprême. Ce nest quau troisième livre que PORPHYRE établit quil existe entre lhomme et les animaux des rapports de justice. Il lui faut pour cela montrer que les animaux possèdent eux aussi le logos comme discours sonore et pensée intérieure et comme intelligence. Pour ce faire, PORPHYRE utilise largement le stock darguments que les Anciens avaient accumulé et que lon retrouvera, constamment recyclé, dans toute la suite de lhistoire intellectuelle de lOccident[10].
[1] Rémi Brague, « Le propre de lhomme » , Champsessais Flammarion, octobre 2015 , p.72 à 82 et 89 à 91. [2] M. Scheler, Schriften zur Anthropologie, éd. Arndt, Stuttgart, Reclam, 1994, p. 46, 55 et 63. [3] J.J. Rousseau, « Lettre à Christophe de Beaumont » (1763) in uvres complètes, la Pléiade 1969, p. 936. [4] Voir M. Detienne, Les jardins dAdonis, Paris, Gallimard, 1972, p. 78-113. [5] Porphyre, De labstinence, éd. J. Bouffartigue Paris, Les Belles Lettres, 1995, [ ici = DA]. [6] Ibid., I, 33, I, t. I, p. 67. [7] Ibid., I, 46, 2, t. I, p.79. [8] Ibid., II, 22, I, i. II; p. 89;III, 26,I, t. II, p. 186. [9] Empédocle, DK, 31 B 136 et 137. [10] Voir par exemple les arguments de Gryllos dans Plutarque, Moralia 64, « Bruta ratione uti » ; et ceux dAlexandre, dans Philon dAlexandrie, De animalibus, trad. Américaine A. Terian, Chico (Californie), Scholars Press, 1981, § 17-76, p. 73-100.
Date de création : 26/12/2015 @ 18:26 Réactions à cet article
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