LE RÈGNE DE LHOMME (1) [a] LIMINAIRE Dans le livre de Rémi Brague qui porte ce titre, plus de six cents intervenants (lindex en témoigne) ont apporté leur pierre à lédifice dont douze plus notablement, comme (par ordre chronologique), Platon, Aristote, saint Augustin, Francis Bacon, Descartes, Locke, Rousseau, Kant, Fichte, Auguste Comte, Marx et Nietzsche. Les pages qui suivent sont consacrées aux sujets que les six premiers dentre eux ont particulièrement développés, soit en propre,soit en compagnie dautres penseurs nommément désignés. CHEZ LES PHILOSOPHES GRECS (IVe siècle avant Jésus-Christ) PLATON Être « autodidacte », loin dexclure une inspiration de la part des dieux, limplique bien plus. Cest dans ce contexte quil convient de comprendre la déclaration énigmatique de Protagoras ; « Lhomme est la mesure de toutes choses ». Elle a fait réfléchir bien des gens, dont Nicolas de Cuse (1401-1464). La lettre du fragment est mal assurée. PLATON, peut-être notre unique source, linterprète comme un plaidoyer pour le relativisme des sensations, les « choses » en question sont en tout cas les « affaires » dont on a besoin et se sert. Que lhomme soit, pour celles qui sont, la mesure de ce quelles sont, on peut encore le comprendre. Mais, quil soit de même, de celles qui ne sont pas, la mesure de celles quelles ne sont pas, voilà qui est plus problématique. Ces « choses » ne sont peut-être que des sensations, par exemple celle de chaud et de froid, de léger et de lourd, dont chaque individu est de fait la mesure. Dans son dernier dialogue, PLATON répond que ce nest pas lhomme, mais Dieu qui est, de toutes choses la mesure la plus précise. La mythologie indienne connaît Purusa, lhomme primitif dont sont sorties les castes, et tous les animaux. Une représentation analoguese retrouve en Iran avec Gayomart, chez PLATON, dans une transposition philosophique qui rend la procession des vivants à partir de lhomme, dépendante dune chute de celui-ci, et jusque dans le Talmud avec la représentation de lhomme initial (adam qadmon).. Ce qui distingue les différentes variétés de lidée de divinisation est la propriété du divin que lhomme doit partager. Dans un dialogue platonicien douteux, un personnage évoque le règne de tous les hommes : exercer une tyrannie universelle, voire devenir un dieu, souhait dont Nietzsche espère le retour. Dans un dialogue, authentique celui-ci, PLATON parle dune assimilation à Dieu « par la pratique des vertus ». Mais dautres [Épicure, Épictète], considèrent quelle se réalise par la contemplation et la connaissance de la vérité. En un double sens : lobjet de la domination pourra être lâme, auquel cas on aura une réflexivité parfaite. Il pourra aussi être le corps, comme zone intermédiaire, ni totalement intérieure ni totalement extérieure. Ce pourquoi la domination sur le corps peut être soit la preuve de lâme sur elle-même, soit les prémicesdune domination étendue à lensemble de lextérieur. Pour PLATON en tout cas, lhomme dont il faut assurer le règne est avant tout le petit homme qui représente lintellect. Logé à lintérieur de lhomme empirique, comparé à un monstre composite, il doit être le plus fort et dompter le lion (thymos) et la bête polymorphe (désirs) avec lesquels il cohabite. Cela serait impossible si le sujet ne possédait pas une certaine spontanéité. Les sources grecques en fournissent un modèle. PLATON avait défini lâme comme mouvement se mouvant soi-même. La connaissance est une sorte de domination de ce que lon connaît. Linvention de la créativité, inconnue de lAntiquité et du Moyen Âge, est lune des grandes conquêtes de la Renaissance, qui a complété son apport artistique concret par une réflexion théorique. Elle rompait avec le modèle de la création divine telle que la mettait en scène le Timée, selon laquelle le Démiurge copie copie les idées. La valorisation du statut de lart servait aussi à légitimer la place de lartiste dans la société, en larrachant au statut servile de lartisan pour le rattacher aux arts dignes dêtre exercés par des hommes libres, et dits de ce fait « libéraux ». Pour exalter lart, il fallait dabord lôter de son statut servile dimitation, tel que PLATON lavait défini à la fin de la République. Plotin lui avait répondu en rétrocédant de la nature naturée à la nature naturante : lartiste ne copie pas les choses, mais remonte aux « raisons » daprès lesquelles elles ont été produites. Sa réponse fut très largement acceptée et diffusée, dautant plus que ces « raisons » pouvaient être assimilées aux « idées » qui, selon une interprétation remontant à Albinos [antérieurement à Galien], se trouvaient dans lentendement divin. Lartiste accédait ainsi au statut démule de Dieu, mais nullement de son rival au sens du prométhéisme du XIXe siècle. Lhistorien italien Eugenio Garin (1909-2004) a montré comment lhumanisme renaissant avait déplacé lidée de dignité humaine de la contemplation à laction, envisagée comme production, « remplaçant le rapport entre théorie et pratique par celui entre théorie et poïétique [activité productive]. Cette dignité se situe désormais moins dans la possibilité de contempler que dans la liberté de produire. Ainsi la Renaissance, plus précisément le XVe siècle, opère à lintérieur de lidée de dignité humaine, u glissement intéressant : elle est liée à la domination de la nature extérieure qui en est à la fois lexpression et la condition. Deux idées traditionnelles sy combinent en une idée nouvelle. La première est celle de la mutabilité de lhomme, Protée capable de décider par lui-même de ce quil sera. Elle est au moins aussi vieille que le mythe terminal du choix des vies dans la République de PLATON et persiste chez les écrivains ecclésiastiques : pour Grégoire de Nysse (335-394), lhomme peut sélever jusquau rang des anges ou déchoir jusquà celui des démons. La maîtrise de la nature commence par ce qui, delle, est présent en lhomme. Le discours prononcé en 1693 par Giovanni Maria Lancisi, médecin du pape, marque un tournant en faveur de lapplication des sciences au traitement des maladies.Comme Galilée, dont il cite « la nature parle le langage mathématique », il renvoie à PLATON et fait passer la nouveauté sous une pluie de citations antiques. Pour les bases techniques, il faudra attendrele XIXe siècle et la première révolution industrielle. La supériorité même de lhomme poussait à sinterroger sur la façon dont tout dans lhomme nest pas à la hauteur de ce quil devrait être. Et dabord dans loptique de sa nature : si lhomme est au fond son âme ou son intellect, quest-ce qui assure lunité dun être qui ne sy réduit pas ? PLATON avait identifié lhomme avec son âme, voire avec la faculté raisonnante ; il sétait aussi représenté une descente des âmes dans le corps, produisant lhomme concret. La question de lunité dun tel composé surgit depuis au moinsPlotin, qui y consacre un petit traité. Le titre demande : « Qui est lhomme ? » et emploie le mot comme synonyme de « vivant » et de « composé ». La réponse est un moi gradué, dont lauthenticité varie selon quil se tourne versle haut ou vers le bas. La nature nest pas que la scène indifférente où se déroulerait le drame de laction humaine. Elle est aussi lobjet de celle-ci, qui croit pouvoir compter sur elle, mais en pressent assez tôt les limites. La crainte de lépuisement des ressources naturelles et, dabord, de la terre cultivable, est ancienne. PLATON établit un lien entre déforestation et érosion des sols, et Théophraste craint que labattage des arbres ne change le climat, comme le fait en Chine le prince Liu An, du IIe siècle de notre ère. La rationalisation moderne de la vie a son envers : ce qui, en lhomme entre mal dans les cadres rationalisés est contrôlé, voire réprimé. La médecine, dont la psychiatrie, le droit, la police en sont des instruments. Le Protagoras de PLATON avait délimité, dans son agora idéale, la place de lhomme compétent : on lécoute quand on veut savoir comment construire des trirèmes (galères de combat antiques), mais sa voix ne pèse pas plus que celle dun autre lorsque la discussion devient strictement politique. Avec la modernité, le technicien refait discrètement son entrée, mais sous une figure plus inquiétante. Il nest plus simplement lintendant chargé de la répartition des biens ; il intervient dans la production du premier de tous les biens, les producteurs eux-mêmes. Les projets pédagogiques avaient tous un aspect autoritaire, ne serait-ce que par leur caractère dépure : pour que le résultat soit contrôlable, il était préférable de soustraire lenfant à toute autre influence. PLATON les ôtait déjà à leurs parents, Gaspard Guillard de Beaurieu (↑ 1795) voulait isoler totalement lélève afin que rien ne vienne corrompre laction de la nature. La domination ne se fera pas au bénéfice des dominateurs, mais des dominés. Et, au fond, elle se fait avant tout pour la domination elle-même qui détermine ses sujets en fonction de son projet. Celui-ci aboutit au même paradoxe que dans la République de PLATO N : les gardiens assurent le bonheur global de la cité, mais ne sont pas heureux eux-mêmes. Le plein déploiement de la justice dans la cité repose sur une injustice envers ceux qui doivent ladministrer. Limage dune manipulation de lhomme par des puissances supérieures nest pas neuve, PLATON compare lhomme à une marionnette dont les dieux tirent les ficelles et lécrivain Jean Paul (1763-1825) fait déjà de lhomme une machine mise en mouvement par les anges. Dans la vie quotidienne ; leffort pour se refaire est lui aussi présent, sous des aspects aussi triviaux que le bodybuilding ou la chirurgie esthétique, dabord apparue pour réparer les « gueules cassées » de la Grande Guerre. La gymnastique visait dabord la santé ou la robustesse du combattant, gardien de la cité idéale de PLATON, puis conscrit des nations modernes soumises au service militaire obligatoire [
] Lapparition dune chirurgie plastique et dune culture physique purement esthétiques marquent un saut qualitatif. Lidée dune application à lhomme de la sélection pratiquée envers les animaux était déjà esquissée chez PLATON [Politique, 308c, e]. Elle refait surface à la Renaissance, chez le médecin espagnol Juan Huarte qui, en 1575, montre que la diversité des tempéraments empêche dobtenir un homme doué pour tous les métiers ; tout au plus peut-on sélectionner letype le plus doué pour une profession déterminée. Selon luvre romanesque dEdward Bulver-Lytton (La Race qui vient), publiée en 1873, un peuple délite a découvert une énergie nouvelle, le vril qui constitue « lunité des agents énergétiques de la nature » dénommés Vril-ya. La description de cette race fictiveextrapole à partir de la science réelle, et aussi de la théorie des races alors en vogue, selon laquelle ces êtres « descendent des mêmes ancêtres que la grande famille aryenne ». Les vril-ya constituent « la plus parfaite noblesse quun disciple politicien de PLATON ou dAlgernon Sidney (↑ 1683)pourrait concevoir comme lidéal dune république aristocratique ». Seuls leur manquent linnovation artistique, ainsi que la grandeur militaire et politique. ARISTOTE Au début du traité sur les machines simples, attribué à ARISTOTE, on lit une formule du sophiste Antiphon, selon lequel, « par lart nous lemportons par ce qui lemporte sur nous par nature ». La formule « comme un dieu est ancienne ». Mais elle peut ne faire quexprimer une situation déjà acquise, comme lorsque le Socrate de Xénophon explique que, par rapport aux autres animaux, les hommes mènent une vie de dieux, idée quARISTOTE a reprise : malgré tout ce que sa vie a de pénible et de dur, lhomme semble être, par rapport aux autres êtres, un dieu. La connaissance est une source de domination de ce que lon connaît. ARISTOTE interprète lexpression dAnaxagore, « lintellect domine », comme signifiant quil connaît. Et il peut le faire parce quil ne se mêle à aucun des objets de sa connaissance [
] Cette spontanéité, selon saint Grégoire de Nysse, lest en ce que son comportement moral le fait sélever ou régresser sur léchelle des êtres, devenir ange ou bête. La maîtrise est avant tout maîtrise de soi. Car lesclave est censé être celui qui nest pas capable de se maîtriser soi-même, et qui doit donc subir un maître extérieur, voire qui a besoin de celui-ci. Cest ainsi que le comprennent ARISTOTE et bien plus tard, dans un tout autre contexte, Locke puis Hegel. Les Anciens ont connu les procédés de démonstration par construction de figures. Mais ils ny voyaient que le moyen de mettre en évidence des propriétés préexistant par nature dans les objets mathématiques, en faisant passer celles-ci de la puissance à lacte. Cest dans son traité sur la puissance et lacte quARISTOTE écrit que cest « en faisant », en loccurrence en traçant des lignes qui vont au-delà de la figure dont ils doivent démontrer les propriétés, que les géomètres « connaissent ». [
] Le jésuite Pedro Fonseca, à la fin du XVIe siècle, généralise et englobe dans la règle posée par ARISTOTE la construction dobjets concrets, telle une maison, et note quelle reste vraie même si larchitecte a commencé par la construire dans sa représentation. Les modèles traditionnels de lactivité humaine y voyaient un prolongement de celle de la nature ou de Dieu. Lart devait ajouter à la nature et la mener à sa perfection, selon ARISTOTE. La nature gardait la haute main à chaque fois, lart nen étant que le serviteur. Avec la modernité, dautres modèles de lactivité technique visent au contraire à ce que celle-ci se substitue à la nature, voir rivalise avec le Créateur. La conscience dinnover est en retard sur linnovation concrète. Elle apparaît à la première moitié du XIIIe siècle dans le traité de fauconnerie de Frédéric II. Lempereur y remarque quARISTOTE sest écarté de la vérité sur un sujet, les oiseaux, dont il navait quun savoir de seconde main, et il le corrige à partir de son expérience personnelle ; il affirme vouloir « amener au statut de technique certaine, des sujets dont personne na eu jusquà présent la science ou la technique ». Daprès Francis Bacon, dès 1597, lhomme ne peut plus tirer son humanité de la contemplation. Il ne dévalorise pas celle-ci au profit de sa rivale traditionnelle, la pratique comme activité politique. Ce quil campe en face delle est plutôt lactivité productive quARISTOTE appelait poièsis et quil distinguait de la praxis. Le résultat lointain de lopération baconienne fut dailleurs le changement du mot praxis, union hybride de la production et de laction. « Philosophie pratique » est depuis ARISTOTE, un terme technique qui désignait une branche du savoir que lon enseignait aussi « dans les écoles » ; il prend un nouveau sens, où se fondent action et production. La formule décisive, « maîtres et possesseurs », nest pas neuve, on a pu la lire chez le florentin Manetti (1396-1459). Dominium et possessio sont des termes techniques du droit, que DESCARTES avait étudié. Le droit médiéval avait laborieusement distingué souveraineté politique et propriété économique : le seigneur est le suzerain de ses vassaux, non le propriétaire de leurs biens ; il est les deux dans le cas du serf. Selon un jeu de mots étymologique que Fichte laisse implicite, la seule marque de lhumain est de ne posséder aucune marque propre et de pouvoir ainsi recevoir toute marque. Fichte, grâce cette plasticité, semble dire la même chose que Cicéron : lhomme nest québauché par la nature. Et lon retrouve un vieux thème, le seul pour lequel Fichte nomme sa source, Pline lAncien, celui de labandon par la nature. On pourrait aussi atténuer le »rien du tout » en ny voyant quune extension à tout lhumain le statut de lintellect patient selon ARISTOTE. Ce qui ne valait quen noétique (cettebranche de la philosophie métaphysique concernant l'intellect et la pensée), définit désormais toute une anthropologie. « La science pure a toujours été la source de toutes les richesses que lhomme acquiert et de toutes les conquêtes réelles quil fait sur les phénomènes de la nature ».À la différence des Grecs, qui soulignaient la nature purement théorique de la science, et renchérissant même sur Bacon, Claude Bernard (1813-1878) affirme en une phrase qui aurait semblé proprement folle à ARISTOTE, que « la vraie science agit et explique son action et sa puissance ». En un premier temps du moins, la fécondité de la science justifie la préférence donnée à la science expérimentale, seul moyen efficace sy parvenir. Mais doù vient ladjectif« humain » ? En quoi un travail peut-il humaniser celui qui lexécute sil est déjà « humain » ? Ce cercle, déjà chez Rousseau, se retrouve chez les socialistes de la même époque. « La génération spontanée (generatio aequivoca) écrit Marx, est la seule réfutation pratique de la doctrine de la Création. ». Lexpression est curieuse, qui suppose quun être naît dautre chose que de son espèce. Ici, la formule de Marx, dans son contexte suppose au contraire ne vient que de lhomme. Il fait en effet parler ARISTOTE, et part de lexemple que celui-ci donnait dune génération univoque, « lhomme engendre lhomme ». En même temps que lesclavage était disparu du centre européen (hormis le servage russe), il sétait épanoui dans la périphérie coloniale. La question de sa légitimité avait été discutée dès lAntiquité, et ARISTOTE avait donné une réponse nuancée. Peu de gens reprirent la question à propos de sa renaissance américaine, Jean Bodin (1529-1596) se prononça contre lesclavage, mais resta isolé. Les matérialistes [de la fin du XVIIIe siècle] ne nient pas la façon dont les hommes se ménagent une supériorité par léducation (venue on ne sait doù). Au contraire, ils glorifient les conquêtes de celle-ci. Leur véritable adversaire est le dogme de la création de lhomme à limage de Dieu. Au XIXe siècle, Auguste Comte récuse la définition classique de lhomme comme « animal raisonnable », au prétexte que tous les animaux le seraient. Avec la théorie de lévolution, le parallèle entre lanimal et lhomme se complète par lidée dun passage sans rupture de lun à lautre. Les auteurs médiévaux, après ARISTOTE, insistaient sur la continuité de léchelle des vivants, mais ils voulaient seulement dire que lobservateur ne constatait pas de saut brusqueentre les espèces, non que celles-ci seraient réellement sorties les unes des autres. Avec Lamarck (1744-1829), et plus que jamais avec Charles Darwin (1809-1882), lidée de continuité idéale entre les espèces prit une dimension concrète. Une dernière étape représente une transposition de lidée dhumanité, révisée à la baisse, aussi bien dans la théorie quen pratique ? Quant à la première, Jean-Paul Sartre martèle quil ny a pas de nature humaine. La raison donnée est étrange : « puisquil ny a pas de Dieu pour la concevoir ». En effet la philosophie grecque navait pas besoin daucun divin pour assurer lexistence, et même la fixité des espèces vivantes. Et le divin auquel ARISTOTE suspendait le monde ne concevait rien de son contenu. Sil ny a pas de nature humaine, poursuit Sartre, « lhomme nest rien dautre que ce quil fait ». Et pourtant, lhomme « ne sest pas créé lui-même ». CHEZ LE PÈRE LATIN ET PHILOSOPHE : SAINT AUGUSTIN(352-430) Les pères de lÉglise invitent les chrétiens qui se savent situés dans léconomie du salut, à prendre conscience de leur dignité. Le termetient encore à sa signification originelle de rôle social, mais sen écarte quand on précise que cette dignité est antérieure même à la venue à lêtre de celui qui en est revêtu. Ces rappels sont spécialement de mise à Noël comme dans les sermons de saint Léon et de saint Bernard : lincarnation du Verbe a été pour la nature humaine la cause dune promotion inouïe ? Thomas dAquin récapitule et orchestre puissamment les pensées de la dignité humaine lorsquil se demande pourquoi il convenait que le Verbe se fît homme. À coups de citations dAUGUSTIN et dautres Pères latins, il montre que lIncarnation était un moyen particulièrement adapté de faire progresser lhomme dans le bien, et jusquà la divinisation, par la pratique des trois vertus théologales, foi, espérance et charité, et de le guérir du mal, en lui évitant de préférer le Diable à soi-même et en le gardant de souiller par le péché la dignité de sa nature. À laube du Moyen Âge, AUGUSTIN énumère les réalisations techniques et artistiques de lhomme, quil considère pourtant comme déchu. Toutes ces merveilles ne sont rien à côté de ce quAdam aurait puréaliser sil navait prévariqué. Lhabileté des hommes nest considérée ni comme une tentative de rébellion contre lordre naturel institué par Dieu ni comme le couronnement des possibilités humaines. Lémerveillement reste sobre et ne dégénère pas en exaltation. En un jeu de mots implicite sur colere, « rendre un culte » et « cultiver », AUGUSTIN explique que la Terre nest pas quelque chose quil faut adorer, mais labourer. Nulle violence là-dedans, nul projet de contrainte ou même de domptage ; lagriculture est plutôt conçue come un dialogue avec la nature : lhomme, créature rationnelle retrouve une raison déjà présente dans la nature quil accouche de ce quelle contient en germe [
] Lhomme nest pas le propriétaire de la création. Dans lAntiquité, certains penseurs voyaient en lhomme lintendant de Dieu sur terre ; lidée ne cesse de reparaître par la suite. Sa domination est elle-même soumise à condition, à savoir lobéissance au Créateur. Pour un chrétien comme AUGUSTIN, lhomme nest seigneur de la création que dans la mesure où il est fils de Dieu. AUGUSTIN trouve la formule du péchénon pas dans limitation de Dieu comme telle, qui est la plus noble des fins, mais dans l« imitation perverse ». À linverse, lassimilation à Dieu se fait par lamour, et représente dailleurs un cas particulier, quoique remarquable dune loi qui figure dans ses « Confessions »selon laquelle on devient ce que lon aime : « Tu aimes la terre ? Tu seras terre. Tu aimes Dieu ? [
] Tu seras Dieu ? » Notre corps, qui est pourtant « à nous », échappe pour une large part à notre contrôle. SAINT AUGUSTIN attribue cette mutinerie aux conséquences du péché par lequel Adam a désobéi à Dieu. Seuls quelques individus dexception ont une parfaite maîtrise de leur corps. AUGUSTIN en cite, et lon nest pas peu surpris de trouver parmi cette élite un ancêtre [du pétomane] Joseph Pujol, qui, vers 1900, a fait quelque bruit sur la scène des music-halls. " Car on voit des hommes dont l'organisation est si différente des autres, et, par sa rareté même, si étonnante, qu'ils font de leurs corps ce qui est impossible et paraît à peine croyable aux autres hommes, les uns remuent les oreilles ensemble ou séparément, ceux-ci, la tête immobile, ramènent sur le front leur chevelure toute entière et la redressent à volonté. Ceux-là, se pressant un peu l'estomac, en retirent intact, comme d'un sac, l'objet quils veulent dans l'infinie diversité de ceux qu'ils ont absorbés. Quelques uns imitent si parfaitement la voix des oiseaux, des brutes ou des hommes, qu'il faut les voir pour distinguer entre l'imitation et la réalité. Quelques uns, des régions inférieures de leurs corps, expriment des sons harmonieux, semblables à un chant. " (Saint Augustin. La cité de dieu. L. XIV. chap. 24) Les Pères de lÉglise insistent sur la nécessité de ne pas être à la charge dautrui et donc de gagner sa vie. Ainsi AUGUSTIN dans son petit traité sur lactivité des moines. Le travail nest pourtant pas valorisé en tant que transformation de la nature, mais plutôt comme travail sur soi : celui qui sy livre y trouve le moyen de dompter ses passions. Le ora et labora par lequel on résume la règle de saint Benoît est en faitun audi, ora et labora, dans lequel lécoute de Dieu qui parle dans la nature et dans Son Livre prime sur les deux réponses quelle détermine, dans la prière et le travail. Celui-ci, et avec lui toute la tâche de transformer la terre, se replace sur le fond dune « entente chrétienne du visible » qui senracine profond dans la vision biblique du monde. Lexaltation du travail humain est pour la première fois liée à une entreprise de caractère novateur, voire « révolutionnaire » comme elle le sera près dun millénaire plus tard, dans lEncyclopédie. Enfin, lidée mêmedune encyclopédie à fonction de propagande, que lon croirait propre à Bayle ou Diderot, sy trouve elle aussi préfigurée. Hermès Trismégiste [issu de la fusion mystique de Thot et d'Hermès, et attestée au IIe siècle avant J.C.]est redécouvert dans le néoplatonisme florentin après la traduction par Marcile Ficin des quatorze premiers traités (1472). Souvre alors pour lEurope une « fenêtre hermétique » entre la traduction latine du Corpus et la démonstration par Isaac Casaubon de son inauthenticité (1614), laquelle ne donna dailleurs pas un arrêt définitif à son influence. À la différence des autres textes du Corpus[Inscriptionum Latinarum (en abrégé CIL)] , qui nont été traduits en latin quau XVe siècle [sous limpulsion des Médicis à Florence et du pape Sixte IV à Rome], lAsclepius [dHermès Trismégiste], déjà traduit au IVe siècle, était connu de lAntiquité patristique, par exemple de Lactance et de SAINT AUGUSTIN, et du Moyen Âge, à partir du XIIe siècle ; il est cité par Nicolas de Cuse en 1458. Son original grec dont nous navons que quelques fragments, date sans doute du IIIe siècle.La façon dont « Hermès » pense la dignité de lhomme na rien doriginal. Mais il ajoute une nuance intéressante sur son rapport aux réalités inférieures Dieu a créé lhomme « qui doit imiter et Sa raison et le soin quIl prend des choses ». Lhomme méprise la terre dans la mesure où elle est une de ses parties, à savoir le corps ; mais « il prend soin de la terre » comme extérieure à lui. Il doit non seulement « admirer et adorer les choses », mais aussi prendre soin des choses terrestres et les gouverner ». Le texte précise, de façon inhabituelle, que cela doit saccomplir par lexercice des arts et des techniques : « Cette part terrestre du monde est entretenue par la connaissance et la pratique des arts et des sciences dont Dieu a voulu que le monde ne pût se passer pour être parfait. » Lidée de progrès était peu représentée dans lAntiquité, sauf lorsque des avancées réelles étaient constatables, avant tout chez les savants, et non sans être contrebalancée par des angoisses de décadence. On la trouve chez Sénèque, Tacite et Macrobe. Certains admettent au moins que leur époque produit des vertus de même niveau quauparavant. AUGUSTIN, dans la Cité de Dieu, distingue les progrès matériels de la progression spirituelle et nie que les premiers soient toujours des signes de la seconde [
] LEurope médiévale connaît la comparaison très équilibrée du nain moderne juché sur les épaules des géants antiques. Les Temps modernes ont prolongé un mouvement de longue durée vers la rationalisation des procédures judiciaires et ladoucissement des pratiques pénales. Ce processus avait commencé plusieurs siècles avant eux. Si lon ne veut pas remonter aux réserves de SAINT AUGUSTIN devant la torture, on peut situer une césure importante au moment où lÉglise, en 1215, délégitima lordalie[épreuve physique décidant du sort de laccusé], dite improprement « jugement de Dieu ». Linstitution de lInquisition (1251), représenta un progrès sur les procédures civiles de lépoque, sans parler des lynchages populaires, ses règles donnant aux prévenus des garanties absentes des instances civiles. Lévolution vers linnocence retrouvée naurait pas été possible sans la levée dune hypothèque qui obérait jusqualors lidée dhumanité ; la doctrine chrétienne du péché originel. Paul lavait tirée du second récit biblique sur les origines ; AUGUSTIN lui avait donné sa forme classique pour lÉglise latine ; Pascal en avait fait la clé de lanthropologie, et cest contre les Lumières que Vico ou Baudelaire devront lui redonner du lustre. En traduisant le concept stoïcien, grec, axian ekhon par le latin aestimabilis, Cicéron fait déjà un premier pas en direction du subjectivisme. Mais la formule latine implique que lobjet de notre estime la mérite, quil contient de quoi faire pencher la balance en sa faveur. Pour Sénèque, il nest rien de plus important que de donner leur juste prix aux choses, AUGUSTIN souhaite que lhomme soit un juste « estimateur » de ce qui est, et au XVIIe encore, le prêtre anglican et poète Thomas Traherne demande : « Pouvez-vous être un homme de bien, sans rendre aux choses avec justice lestime qui leur est due ? Toutes choses ont été faites pour être à vous, et vous-même avez été fait pour les estimer selon leur valeur. Lhumanisme exclusif sétait défini contre le Dieu biblique. Mallarmé avait cru se débarrasser du « vieux et méchant plumage ». Il fait retour, mais sous une figure nouvelle. Dieu est désormais lobjet dune construction. Selon quel plan ? Et ce divin est-il le « bon Dieu » ? Ou une idole qui exige des sacrifices humains ? On a envie de citer SAINT AUGUSTIN : « Il est plus facile à lhomme de cesser dêtre homme en adorant comme des dieux ce quil a créé que de faire des dieux à force de les adorer (La Cité de Dieu). » Lexpérience est un projet que lhomme entreprend parce quil la décidé. En conséquence, il continue à occuper la place du maître. Il en va tout autrement lorsque lhomme est considéré non plus comme lexpérimentateur, mais un objet à propos duquel « on » a monté une expérience. Lexistence même de lhomme est supposée nêtre rien de plus quun essai fait par une puissance supérieure. Lidée nest pas sans racines anciennes. Un verset énigmatique du Livre de Job demandait en effet : « Ny a-t-il pas pour lhomme un service sur la terre ? » Les Septante avaient traduit : « La vie de lhomme sur la terre nest-elle pas une épreuve ? », et AUGUSTIN, suivant lancienne traduction latine, avait une « tentation ».Maïmonide (Guide des Égarés) interprétait le récit biblique de la tentation dAbraham par une épreuve par laquelle lobéissance de lhomme envers Dieu se manifeste, non pas à Dieu lui-même, qui sait tout, mais à lhomme qui prend conscience de ses propres capacités. Tout cela restepourtant encadré par le représentation dun dieu bienveillant. CHEZ LE PIONNIER DE LA SCIENCE UTILITAIRE : FRANCIS BACON (1561-1626) Lexpression « projet de la modernité » est de Jürgen Habermas, dans un discours sur la modernité comme projet inachevé. Lidée que son contenu (les « Lumières ») na jamais été complètement réalisé se rencontre aussi dans lhistoire des idées (Dupré, Manent). Mais si lexpression est récente, on observe très tôt, et justement à lépoque dite « moderne », une étrange montée en puissance de mots désignant lessai, la tentative, lexpérience au sens dexpérimentation. Il suffit de nommer Montaigne avec ses Essais, dont BACON puis tant dautres reprirent le titre, ou Galilée avec Il Saggiatore. Laccent mis sur lexpérimentation est dautant plus remarquable que lintention en devance leffet : les expériences de BACON sont « fantaisistes », et même les vrais savants nont jamais tant parlé dexpérimenter quau moment où les faits invoqués étaient de pures « expériences de pensée ». La montée en puissance du « projet » est liée à un déplacement daccent de la raison vers limagination dans la définition de lhomme, désormais compris comme le vivant capable de se représenter un possible. La source dernière de lexpression « règne de lhomme » est biblique, chez le prophète Daniel. Ainsi, BACON en cite volontiers un passage obscur sur la fin des temps : « beaucoup franchiront et la science augmentera » (Instauratio magna). La technique moderne quil souhaitait a des traits messianiques. Le partus masculus dans le titre dune des premières uvres de BACON serait-il l« enfant mâle » qui doit gouverner les nations avec un sceptre de fer, cest-à-dire le messie (Apocalypse, 12,5). [
] Le dernier règne doit être celui de l« homme », sens originel de lexpression « fils dhomme » (Daniel, 7,13) qui sera par la suite enrichie de beaucoup dharmoniques. [
] Il est déjà intéressant que lhumanité soit constituée comme sujet, au-delà des divisions entre nations. Lidée dune spontanéité humaine se faisant jour dans la pratique des arts a été précédée par une première étape. Le modèle dominant de lactivité artistique y était limitation de la nature. Pourtant un élément de maîtrise sy annonce déjà, avec lidée quun art humain peut représenter avec une parfaite exactitude les réalités naturelles et, donc, égaler la nature créatrice ou le divin Démiurge. Le réalisme, dans les arts de la représentation, voire le souci de coller au réel par le trompe-lil est un idéal ancien. Le retour de cet idéal à la Renaissance a plusieurs dimensions ; il témoigne dune volonté de contrôle intégral du visible. [
] Il émane des cartes se représentant comme le miroir du monde. Ou enfin des cabinets de curiosités où ce ne sont plus des représentations mais bien des échantillons des choses mêmes que lon donne à contempler. Leur programme est formulé en 1594 dans le « discours du second conseiller, recommandant létude de la philosophie », attribué à FRANCIS BACON : il conviendra de fonder une bibliothèque, un jardin botanique, un cabinet des curiosités, un laboratoire dalchimie, les quatre visant à avoir des collections aussi exhaustives que faire se pourra. Le mouvement densemble de la modernité constitue un passage de la magie à la technique, qui prend le relais de la magie déconsidérée. Parmi les scolastiques, Albert le Grand et Roger Bacon sintéressent aux techniques. Le second propose des applications en médecine. Lorientation pratique de la science trouve en lui à tout le moins un précurseur qui, comme plus tard FRANCIS BACON, prend lalchimie comme modèle dun savoir de la nature expérimental autant quefficace. Toutefois, si les sciences sont jugées sur leur réalité, ce à quoi elles servent reste le salut éternel, non le contrôle des opérations naturelles. La conception moderne renverse la perspective et considère la magie comme le paradigme de lartifice, si bien que toute sorte dartifice constitue une forme de magie. Cela peut valoir pour la philosophie en général comme le note le médecin Thomas Browne en 1635 : « Une bonne partie de la philosophie fut dabord de la sorcellerie », ou plus particulièrement pour la législation, selon Campanella : « La plus grande action magique de lhomme est de donner des lois aux hommes ». On a perçu depuis longtemps ce que lorigine des lois a de mystérieux ; mais il est notable que lon ait exprimé cette énigme par limage de la magie. FRANCIS BACON réhabilite la magie, en commençant par le mot même, injustement discrédité. Il opère un glissement capital en quittant le terrain de la morale pour celui de la technique : la magie était traditionnellement rejetée comme mauvaise ; BACON la rejette parce quelle nest pas efficace. Pour les théologiens elle ne létait que trop, puisquelle parvenait à établir un contact avec les esprits malins. La technologie dont on rêve occupe la place de la magie et renoue ainsi avec ses origines probables, mais il sagit dune magie désormais payante. Le XVIe siècle est celui des grandes découvertes géographiques, rendues possibles par les inventions médiévales, et de livresse quelles procurent. Discret au XVesiècle, lenthousiasme augmente au XVIe siècle. La triade de limprimerie, de la poudre et de la boussole devient presque rituelle, même si certains opposent l « inspiration divine » qui a donné limprimerie à la « suggestion diabolique » qui a fait découvrir la poudre. Dautres ont moins de scrupules. Ainsi, alors que les Anciens croyaient la foudre inimitable, FRANCIS BACON parle avec satisfaction dun imitabile fulmen. . Le Moyen Âge partait de laxiome de Thomas dAquin : la grâce ne supprime pas la nature, mais elle lennoblit. La Réformation pense laction de la grâce comme plus aggressive, comme corrigeant la nature. Ce qui valait pour la nature humaine aurait-il été transposé pour être appliqué désormais à la nature extérieure ? Enfin avec BACON (dans lOrganon), Hobbes, Spinoza et Gassendi, on assiste à un retour en force de lépicurisme suscité par la découverte dun manuscrit de Lucrèce par Poggio Bracciolini en 1417, puis par lédition de Diogène Laërce (dont les trois lettres fÉpicure) par Ambrogio Traversari en 1472. La nature étant, selon Épicure, incompréhensible, lart ne peut chercher à limiter : il faut la remplacer par un ordre humain. FRANCIS BACON a le premier, semble-t-il émis lidée dune domination de lhomme sur la nature, non sans avoir « t » influencé par lalchimie et la « magie naturelle », comme il le reconnaît parfois. Il commence par une réorientation densemble de la philosophie, fondée jusque-là sur une erreur quant aux fins de la connaissance. Celle-ci ne doit pas être recherchée pour le plaisir, mais pour les résultats. Cest pour leur infécondité de « vierges consacrées » que les causes finales sont disqualifiées. BACON rompt de la sorte Le primat de la contemplation se justifiait dans la mesure où lhomme devait atteindre par elle sa perfection. BACON prend de la sorte, dans la plus grande discrétion une décision très lourde qui révolutionne lanthropologie : lhomme ne peut plus tirer son humanité de la contemplation. Il ne la dévalorise pas au profit de sa rivale traditionnelle, la pratique comme activité politique. Ce quil campe en face delle est plutôt lactivité productive quAristote appelait poiésis et quil distinguait de la praxis. Le résultat lointain de lopération baconienne fut dailleurs le changement de sens du mot praxis, union hybride de la production et de laction. Loin de plaider pour la politique dont il était pourtant un professionnel, BACON tente de montrer que celle-ci ne peut au mieux bénéficier à la cité, et non à lhumanité entière, comme le fait linventeur de nouvelles techniques. Son argument reprend celui du Faust de Marlowe (1564-1593) : les souverains ne dominent que leur peuple, non la nature entière. Cette domination ne sera donc pas celle dun prince sur son pays, mais bien le « règne de lhomme ». Lexpression apparaît à une place privilégiée dans le titre dune partie du Novum Organon. Plus loin , dans la première occurrence de lexpression en dehors du titre BACON précise que « lentrée dans le règne de lhomme qui se fonde sur les sciences nest presque pas autre que lentrée dans le royaume des cieux, auquel il nest pas donné daccéder si ce nest sous le masque dun enfant ». Le projet est de réparer la Chute. BACON la comprend comme ayant entraîné la perte, non seulement de linnocence, dont il n semble pas se soucier, mais surtout de la domination sur les créatures. La véritable fin de la connaissance est de « restituer à lhomme et réinvestir celui-ci (pour une grande partie) de la souveraineté et du pouvoir quil avait dans létat primitif où il avait été créé.[
] On rencontrait déjà chez les Pères de lÉglise et au Moyen Âge lidée que la techniquedevait atténuer leffet des malédictions qui avaient frappé Adam et Ève et la terre elle-même. Ainsi Hugues de Saint-Victor (↑ 1130) explique que le but de laction humaine est de « réparer lintégrité de la nature humaine ou datténuer les défauts inévitables de notre vie présente », et il range les arts mécaniques parmi ces moyens, leur conférant ainsi une dignité qui leur était souvent refusée. Mais laccent que met BACON sur la puissance de lhomme est nouveau. Le but dernier doit être de laugmenter. La plus haute ambition est « cellequi sefforce dinstaurer et daugmenter la puissance et lempire du genre humain sur lensemble des choses ». Ainsi dans la Bensalem utopique de la Nouvelle Atlantide(île qui a cessé tout commerce avec le reste du monde) le chef du collège des savants déclare : « Le but de notre fondation est la connaissance des causes et des mouvements secrets des choses, et lélargissement des bornes de lempire de lhomme, dans le but de réaliser toutes les choses possibles ». Ce quil sagit de réaliser est la satisfaction maximale des désirs illimités dun homme devenu pur consommateur. Lexpérimentation représente un premier aspect de la domination, provisoire parce quelle ne débouche que sur la connaissance, mais nécessaire : laction qui révèle la nature précède celle qui la transforme. La nature se présente comme devant être forcée à avouer. Il faut la démasquer, lui arracher son voile, « non pas doucement linfléchir, mais la vaincre, la soumettre et la bouleverser dans ses dernies fondements », et même la disséquer, selon une formule en laquelle Dilthey (1833-1911) verra la plus profonde des idées de Bacon. Cette idée nétait pourtant pas nouvelle. Ainsi Hippocrate louait la médecine davoir trouvé les moyens de contraindre la nature à livrer les symptômes des maladies qui laffectent et lalchimiste grec Zosime(IIIe siècle) explique que lon ne peut réussir à moins de soumettre la nature à la torture et la forcer à se laisser examiner ; mais il sagit de la contraindre à passer au niveau supérieur de lexistence spirituelle. BACON, lui fait de la soumission de la nature une fin en soi. De nos jours, BACON est encore considéré comme un précurseur par certains adeptes du « transhumanisme » qui souhaiteraient faire de 1620, date de publication du Novum Organon, lan zéro dun nouveau calendrier. Une génération après BACON se met en place en Angleterre une tradition qui sen inspire et qui atteint un sommet dans les années 1660. Ainsi Hobbes frappe la devise : « Le savoir est en vue de la puissance », et Robert Boyle voit en BACON « un des premiers et plus grands philosophes expérimentaux ». Boyle, à la différence de celui quil loue est un vrai savant et a réalisé plusieurs découvertes capitales en chimie. Selon un texte publié en 1661, la science comporte deux objectifs : connaître la nature ou lui commander ; certains hommes ne désirent que découvrir la cause des phénomènes, les autres souhaitent en produire de nouveaux et « mener la nature à se mettre au service de leurs fins particulières, quelle soit la santé, la richesses ou le plaisir des sens »[
]. La même année 1661, Abraham Cowley propose dans un bref ouvrage la fondation dun collège universitaire couplé à une école et esquisse leur organisation. La tonalité densemble est « moderne » .Cowley refuse que tout ait été déjà découvert par les Anciens, qui ne pouvaient pas plus imaginer certaines découvertes que celle de lAmérique. Linstitution projetée avait pour tâche détudier tout ce que contient le catalogue dressé par BACON en annexe de son Organon. En revanche, elle se garderait de se guider sur le modèle de la « Maison de Salomon » imaginée dans La Nouvelle Atlantide, qui est un projet dexpériences qui ne peuvent être expérimentées. Le baconianisme commence de la sorte à dépasser BACON lui-même. LOCKE note dans son journal de 1677 : « Voici un vaste champ de connaissances propres et à lavantage des hommes ici-bas, à savoir inventer des machines nouvelles et rapides qui abrègent ou facilitentnotre travail, combiner laction sagace de plusieurs agents ou matériaux qui nous assurent des produits nouveaux et bienfaisants dont nous puissions nous servir, et accroître par là lensemble de nos richesses, cest-à-dire des choses utiles aux commodités de notre existence. » [
]. Le XVIIIe siècle couvre BACON déloges et voit en lui le héraut dune nouvelle ère du savoir. Voltaire le salue comme « le père de la philosophie expérimentale » ; ROUSSEAU le désigne clairement, même si cest sans le nommer, comme « le plus grand, peut-être des philosophes » ; dAlembert et Condorcet lui redonnent limportance que lAngleterre elle-même lui reconnaissait de plus en plus chichement depuis que Newton lavait éclipsé. En 1755 encore, le littérateur français, Alexandre Deleyre (1726-1796) rédige une synthèse de la pensée de BACON. Cette vogue dura jusque fort avant dans le XIXe siècle. Ainsi AUGUSRE COMTE, dans ses schémas dhistoire de la pesée, lassocie constamment à DESCARTES, le nomme « le grand BACON », lui donne du « cet éminent philosophe », voire lui reconnaît une certaine supériorité sur le Français. Le premier à avoir rompu le concert déloges est sans doute Joseph de Maistre, dans son Examen de la philosophie de Bacon (1815).Cest avant tout comme inspirateur des Lumières et indirectement de la Révolution, que BACON attire les foudres de son ennemi le plus décidé. Maistre en déconsidérant le penseur anglais cherche avant tout à montrer que le mouvement didées qui aboutit à la Révolution nest pas intellectuellement respectable. Deux générations plus tard, un authentique savant, le chimiste allemand Justin von Liebig, se livre à une attaque dévastatrice contre BACON : il lui reproche de tenir les faits quil dit avoir observés uniquement des livres quil pille sans même en nommer les auteurs ; ses prétendues expériences sont de pures inventions ; il na ni connu ni compris la science de son temps, ni Gilbert, ni Copernic, ni Harvey, et surtout pas Galilée ; sa méthode empirique et inductive est contraire à la vraie méthode de la science ; enfin, son projet de mettre le savoir au service de lutilité humaine est la négation même de lidéal scientifique. Deux ans plus tard, Claude Bernard, plus bref, nest pas plus tendre et renvoie à la critique de Joseph de Maistre. Avec les Temps modernes étaient apparus de utopies scientifiques y figurent des institutions que nous appellerions des centres de recherche. Mais la science y reste séparée de toute application technique. La cité idéale est certesfavorable à la science, mais la présence de celle-ci ne la modifie en rien. En revanche, avec La Nouvelle Atlantide, rédigée vers 1624,et publiée en 1627, un an après sa mort par son secrétaire Rawley, BACON inaugure le genre littéraire de lutopie scientifique, où la science est systématiquement mise au service de lamélioration de la condition humaine. Avec le projet dune soumission de la nature étaient apparus des rêves un peu fous. Le plus fort était sans doute celui, immémorial de limmortalité. Roger Bacon avait suggéré que, en équilibrant parfaitement les quatre éléments du corps, lart pourrait prolonger la vie presque indéfiniment. Quatre siècles plus tard, son compatriote et homonyme FRANCIS BACON laisseéchapper lidée quon pourrait sassurer limmortalité par des moyens techniques, ce qui représenterait lextrême de la souveraineté quil souhaite restituer à lhomme ; mais il ajoute vite : »si elle était possible ». DESCARTES songea à perfectionner la médecine jusquà trouver le moyen de se rendre centenaire, voire immortel. Tel était le but de son Traité de lhomme. Le philosophe finit par se contenter de ne pas craindre la mort, dont il avait désormais compris quelle était inévitable. Pour le christianisme, le péché originel a entraîné une perte de contrôle sur son propre corps : avant la Chute, Adam et Ève étaient tellement maîtres deux-mêmes que leur âme contrôlait tous les mouvements de leurs organes ; le plaisir sexuel était donc plus intense. BACON rêvait déjà, [comme vu précédemment], de renverser les effets de la Chute, et, avec la Révolution française le rêve saccentua encore. La pensée du progrès se retourne volontiers vers le passé pour mesurer avec satisfaction les distances déjà parcourues et en tirer des raisons dattendre un avenir meilleur encore. Doù la naissance dune historiographie « progressiste » dont le premier représentant est peut-être Joseph Glanvill en 1668. La fameuse querelle des Anciens et des Modernes livrée à la fin des années 1680 représente le point culminant dune tendance vieille de soixante ans, avec FRANCIS BACON. Alessandro Tassoni, en 1620, en parle comme dun sujet dactualité. Le regard rétrospectif sur le passé se complète par une vision prophétique de lavenir. Doù lémergence du roman danticipation [
]. Son premier représentant français est le polygraphe Louis Sébastien Mercier (↑ 1814). Dans LAn 2440 ou Rêve sil en fut jamais (1771), il décrit le cabinet du roi, institution analogue au « collège de Salomon » de BACON, dans un passage dailleurs directement inspiré par La Nouvelle Atlantide.Il énumère les merveilleuses collections et les instruments dont disposent les savants de lavenir. Il résume leur programme en une formule qui calque elle aussi BACON : « Nous ne marchons quau flambeau de lexpérience. Notre but est de connaître le mouvement secret des choses et détendre la domination de lhomme en lui donnant le moyen dexécuter tous les travaux qui peuvent agrandir son être. » Le projet dune science qui prendrait lhomme pour objet, donc dune anthropologie avant la lettre, est née au début du XVIIe siècle. Ainsi chez FRANCIS BACON, en 1605 : « Je considèrelexamen de la nature humaine en général et dans toutes ses dimensions comme capable dêtre émancipée et de constituer un savoir en lui-même. » Il est intéressant quil tienne à distinguer son projet des discours sur la dignité de lhomme ou sa misère, pour faire porter lenquête sur les rapports de connivenceet dinfluence réciproque entre âme et corps. Il est caractéristique que lon ait songéà regrouper toutes ces améliorations sous le nom d « humanisation ».[
] LAntiquité latine connaissait la vertu dhumanité, mais lui assignait un rang subordonné, comme sous-catégorie de la justice et le mot semble encore faible à BACON par rapport à « bonté ». Pour Voltaire, en revanche : « Sans lhumanité, vertu qui comprend toutes les vertus, on ne mériterait guère le nom de philosophe. » Pietro Verri (1728-1797), dans Osservazzioni sulla torturale martèle, et au sens qui est devenu le nôtre, en lassociant à la « raison », et en qualifiant de « patiente, bienfaisante, humaine et compatissante » la vie de Jésus. Négativement, l« inhumain » devient la sentine de tous les vices. La vogue du mot frappe déjà ROUSSEAU qui parle du « beau mot dhumanité, rebattu maintenant jusquà la fadeur, jusquau ridicule par les gens du monde les moins humains ». À la fin du XVIIIe siècle, le projet de contrôler la nature prend un nouvel aspect. Le lieu de cette mutation est le sujet même du projet et le motif qui le fait sy lancer. Jusqualors, cétait avant tout comme chez BACON, la recherche dunintérêt matériel, que KANT aurait qualifié de « pathologique »- ; à lissue dun processus qui culmine avec lidéalisme allemand, dominer la nature devient une exigence morale. On désirait la commodité, le « confort » sur le fond dune « dégradation hédoniste »(faisant du plaisir le but de lavie) ; il faudra désormais remplir un devoir. La technique entre ainsi dans le domaine du sérieux. Ce qui ne valait quen noétique [partie de la métaphysique qui concerne lintellect et la pensée] définit désormais toute anthropologie. La différence tient en une question : ce bloc mal dégrossi[cette ébauche de la nature] est-il déjà, ou nest-il pas encore, un homme ? Est-ce une personne en puissance ? Ou une personne qui na pas encore les moyens de se manifester comme telle ? La discussion menée aujourdhui sur le statut de lembryon répète au niveau de lontogenèse une dispute livrée implicitement avec la modernité même. « Le positivisme, [nest pas propre aux Temps modernes], est fils de léchec et du « renoncement » des astronomes devant « lincapacité de pénétrer le mystère des mouvements vrais des corps célestes ». Les positivistes du XIXe et du XXe siècle, ajoute cruellement Koyré, « ont non seulement remplacé la résignation par la fatuité ». Rémi Brague ajoute une différence qui lui semble autrement cruciale : alors que les astronomes anciens étaient évidemment incapables dagir sur des phénomènes quils ne pouvaient que décrire, les positivistes modernes compensent leur ignorance des causes par une intervention dautant plus décidée sur les faits quils contrôlent. La domination na plus besoin de se savoir en prise sur la vérité du réel ; il lui suffit davoir prise sur lui. BACON, le premier à assigner à la science une orientation technique est peut-être aussi le premier à affirmer que la physique, une fois achevée, rendra la métaphysique superflue. La méthode expérimentale se fonde sur la science. « La science pure a toujours été la science de toutes les richesses que lhomme acquiert et de toutes les conquêtes réelles quil fait sur les phénomènes de la nature ». À la différence des Grecs, qui soulignaient la nature purement théorique de la science, et renchérissant sur BACON, Claude Bernard affirme, en une phrase qui aurait semblé folle à ARISTOTE que « la vraie science agit et explique son action et sa puissance ». En un premier temps du moins, la fécondité de la science justifie la préférence donnée à la méthode expérimentale, seul moyen dy parvenir.[
] « Ce nest pas la victoire de la science qui distingue notre XIXe siècle, mais la victoire de la méthode scientifique sur la science. » On devine une telle revendication dans un passage où Claude Bernard oppose deux figures du rapport au savoir : Il appelle la première, négative, le « scolastique », reprenant ainsi l légende noire dun Moyen Âge livré au principe dautorité. En face de lui, cest « lexpérimentateur, qui doute toujours et qui ne croit posséder la certitude absolue sur rien, qui arrive à maîtriser les phénomènes qui lentourent et à étendre sa puissance sur la nature ». Il en tire un principe capital (Introduction de Cl. Bernard) : « Lhomme peut donc plus quil ne sait, et la vraie science expérimentale ne lui donne la puissance quen lui montrant quil ignore. » On assiste ici à deux étranges retournements. Dabord, celui, manifeste de la maxime bien connue de BACON, science is power. Ensuite, celui plus discret, de la théorie cartésienne de lerreur : DESCARTES (Méditations de prima philosophia) lexpliquait par le fait que la volonté souvre plus largement que lentendement et se hâte de juger avant de connaître. Chez Claude Bernard, la puissance ne suppose pas le savoir. Au contraire, elle sachète au prix dun renoncement à un savoir absolu quil qualifie de « modeste ». Le biologiste rejoint ainsi la réserve de Newton se refusant à présenter lattraction autrement que sous les espèces dun sobre « comme si ». Le programme de BACON consistait en lapplication systématique et exclusive des découvertes scientifiques à lamélioration de la condition humaine. Dans les faits, science et techniquesont encore restées séparées pendant deux bons siècles, et leurs représentants hostiles les uns envers les autres. « Les apports réels de la science à la technologie sont longtemps insignifiants. » Ils deviennent notables au XIXe siècleet saccompagnent dune justification théorique. Le premier domaine dans lequel recherche scientifique et activité industrielle aient effectué leur jonction fut la chimie des colorants (Saint-Sernin, 2007). Il fallut oublierla lecture chrétienne de Prométhée qui y voyait une figure du Christ, puis écarter des interprétations rivales et dautres personnages concurrents. Charles de Bovelles (1479-1556) semble avoir été le premier à y voir la figure tutélaire de lindividualisme de la Renaissance. BACON ajoute une interprétation des courses de relais aux flambeaux instituées en lhonneur du « Titan » (surnom appliqué à FICHTE) : elles feraient allusion au caractère collectif de lentreprise scientifique. Dans la mesure où lhomme devient un objet de science, il est normal quon lui applique la règle qui vaut pour tout objet dune science comprise selon lesprit de BACON. On renoncera donc à le comprendre pour chercher les lois qui permettront de mieux le contrôler. Les années 1840, qui voient apparaître le projet dun humanisme athée, ne sont pourtant pas à labri dun discret mépris pour lhomme tel quil est, si peu digne de ce que lhumanisme attend de lui. Ainsi le jeune MARX (in Judenfrage) dit ne pas se soucier de lhomme concret, corrompu comme il est par ses conditions de vie actuelles. En même temps que lui, Kierkegaard démasque derrière la bruyante autosatisfaction de son siècle une secrète désespérancede lhomme en soi-même. Lidée de « grand homme » restait symbolique. Mais le passage à une concrétisation politique nest jamais loin. La domination de lhomme sur la nature tourne en domination de lhomme sur lhomme, certains penseurs lont avoué, dès FRANCIS BACON. Ce qui veut dire en fait : la domination de certains hommes sur dautres, la domination de ceux qui représente le mieux le type de lhomme sur les autres. Lhumanisme signifie aussi que « lhommereprésente pour lhomme la puissance supérieure ». Husserl remarque que le progrès de la connaissance de lunivers inclut aussi la domination « sur lhumanité qui relève de son environnement concret, partant aussi sur lui-même et sur lhumanité qui laccompagne ». De là doit venir une puissance accrue sur son destin et donc un plus complet bonheur, mot que Husserl met entre guillemets (Die Krisis der europäichen Wissenshaften
). Au XIXe siècle, AUGUSTE COMTE fournit un bon exemple de cette entreprise de domination. Il avait déploré que laction de lhomme sur la nature se limitât à linorganique ; la technique devra désormais viser à devenir aussi bien politique que morale. Il lance ses disciples dans la conquête du monde quil rapproche de celle quavait promise Mahomet aux croyants ou Cromwell aux saints : « gouverner le monde ». Aux âmes délite écrit COMTE, appartient l« empire général » ; à elles, « je livre le monde. [
] Emparez-vous du monde social car il vous appartient ». Le positivisme semparera du gouvernement avant de conquérir la société, il « sera », pendant une génération au moinsla religion des chefs avant de devenir celle des sujets ». COMTE est très conscient de cette inversion du processus par rapport au christianisme qui a conquis les masses avant de retourner les élites qui le persécutaient. Victor Frankenstein, ce chimiste de fiction apparu pour la première fois dans le roman Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley en 1818, possédait une sciencequi avait réussi à animer un être « artificiel » de grande taille mais daspect repoussant. Cette science nétait pas désintéressée mais visait à acquérir un pouvoir sur la nature. Ses lectures étaient plus magiques que scientifiques, et son argument en faveur de la science moderne était celui de BACON : « Les pouvoirs de la science ancienne étaient chimériques, alors que ceux de la science moderne sont réels et efficaces. » Il ne suffit pas de dire que lhomme serait dominé par ses conquêtes, que lesclave mécanique se serait retourné contre son maître pour lasservir à son tour. Lhomme est dominé par sa domination elle-même. Le projet dun règne de lhomme aboutit à une dépossession de lhomme, au nom même du règne à réaliser. Déjà chez Samuel Butler (1835-1902), le critère implicite de la domination des machines était la capacité de dominer. En créant les machines, écrivait-il « nous sommes en train de créer nous-mêmes ceux qui vont nous succéder dans la suprématie sur la terre ».La coupure décisive est cependant représentée par luvre de NIETZSCHE, qui prend le contrepied du coup de clairon de BACON appelant lhomme à dominer la nature. Il sinscrit en faux contre les stades antérieurs de lhumanisme en répétant : « Lhomme est quelque chose qui doit être dépassé. » Ce devoir est formulé tantôt comme une obligation morale, tantôt comme une nécessité inévitable. NIETZSCHE introduit le surhomme en sexprimant dans le vocabulaire du darwinisme alors en vogue : il décrit le chemin parcouru du ver au singe, puis à lhomme. La domination navait en effet jusqualorspas pris la mesure de son objet propre. . Il sagit de dominer la terre en tant que terre. Cela signifie dabord horizontalement, envisager la terre au-delà des divisions entre pays au sein de la « grande politique » à laquelle contraint le combat pour la domination de la planète. NIETZSCHE se replace ainsi, à sa façon, dans la lignée de BACON, qui transcendait les limites entre unités politiques pour envisager les bienfaits que la technique peut apporter à lensemble de lhumanité. verticalement également, en « restant fidèle » à la terre, sans loucher vers une transcendance. Pour parodier une fois de plus un passage des Évangiles sur lequel jouait déjà BACON : il ne sagit plus dentrer dans le royaume des cieux, mais de conquérir le royaume de la terre. Laffirmation la plus radicalede limmanence est l« éternel retour du pareil » qui rend impossible toute évasion. Cette pensée est sélective : celui qui la supporte devient du fait même un surhomme, les autres séliminent. La réalité vient à percer et la Nature devient chez les penseurs les plus clairvoyants un monstre froid, cruel dans son indifférence même. La littérature le souligne : ce qui semble paix et harmonie représente en fait un champ de bataille où règne la loi du plus fort. Il nest pas surprenant que les romantiques réagissent au nom de ce qui a été perdu. Ils font valoir lidylle dune communion avec la nature et protestent contre les sciences qui, en objectivant la réalité, lui retirent tout charme. Lors dun dîner chez les deux poètes anglais Charles Lamb et John Keats au début du XIXe siècle, portent un toast contre les mathématiques coupables davoir détruit la poésie de larc-en-ciel. Newton, idole des Lumières, devient ainsi la tête de Turc des romantiques, et William Blake (1757-1827) annote cruellement les Essais dun autre totem des Lumières, FRANCIS BACON. Les Lumières voulaient se fonder sur le savoir de la vérité, et donner congé aux superstitions qualimente lignorance. « Suspendre sa vie au vrai » était la devise de ROUSSEAU. On a vu comment la science moderne sest comprise comme reposant sur lexpérimentation, et comment elle résume son approche par la formule de « méthode expérimentale ». Celle-ci devient le critère permettant de décider de ce qui est vrai en éliminant le faux incapable de résister à son examen. Lidée dexpérimentation prend une dimension métaphysique dans lidéalisme allemand, et dabord avec KANT, qui réfléchit sur la méthode de BACON. Shelling y voit la confirmation du postulat idéaliste. En 1799, il interprète la philosophie de FICHTE en commençant par reprendre la conception selon laquelle toute expérimentation est une question posée à la nature forcée de répondre. Mais, ajoute-t-il, « toute question contient un jugement a priori caché ; toute expérimentation qui en est vraiment une est une prophétie ; la pratique même de lexpérimentation est une production de phénomènes ». Le fait capital est que lidée dexpérimentation déborde de son domaine originel des sciences de la nature, où elle trouve sa rigueur, pour envahir la vie en général, transposée du théorique au pratique. Laccumulation des connaissances scientifiques « finira par donner à lhomme un pouvoir incalculable, et la sérénité, sinon le bonheur ».Ce pouvoir incalculable dont la mention revient de façon lancinante est explicité en une formule qui rappelle COMTE et BACON : « Tout accepter, tout employer au bonheur, tout savoir et tout prévoir, réduire la nature à nêtre quune servante ». Mais ce nest que « le plus beau des rêves » (Zola, Le docteur Pascal, II). CHEZ CELUI QUI A FORMULÉ LE « JE PENSE » (COGITO) : DESCARTES(1596-1680) Depuis longtemps, la modernité a été non seulement vécue, mais réfléchie comme un projet. DESCARTES voulaitintituler le Discours de la méthode : « Le projet dune science universelle qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection ». Lidée de construction créatrice apparaît avec lâge moderne. Ainsi chez Hobbes (1588-1679) qui fut le secrétaire de Francis Bacon, et pour qui seuls sont démontrables les arts tels que la construction de leur objet est au pouvoir de lartiste lui-même, qui ne fait de la sorte que déduire les conséquences de sa propre opération. KANT plus dun siècle après lui, souligne le privilège des mathématiques par lesquelles lhomme « devient pour ainsi dire le maître de la nature ». Il veut distinguer ce que la mathématique peut faire et ce que la philosophie ne peut que rêver : construire ses concepts. À plusieurs reprises, KANT explique que nous ne comprenons vraiment que ce que nous sommes capables de faire. Cette capacité nous rend semblables à Dieu.[
] Au XIXe siècle le mathématicien allemandRichard Dedekindnote encore à propos des nombres : « Nous sommes dune race divine et possédons sans nul doute le pouvoir de créer non seulement dans le domaine matériel (chemins de fer, télégraphes),mais tout à fait spécialement dans les choses intellectuelles. » Il sagit là de la formulation extrême dune idée plus ancienne selon laquelle, dans certains domaines, notre savoir ne se distingue de celui de Dieu quen quantité. Tous les penseurs de lâge classique le pensent, de Galilée à Spinoza, à la notable exception de DESCARTES. Kepler a prévu le risque de démesure et le pare au moyen dune distinction : « Seuls des sots craignent que nous ne fassions de lhomme un dieu ; car les desseins de Dieu sont impénétrables, mais pas ses uvres corporelles. » Limagination est la faculté de fabriquer ce qui nexiste pas dans la réalité extérieure. Lidée que tout lui est soumis se développe progressivement. Avec leffacement de ses rivaux les plus directs, lhomme se voit pour ainsi dire contraint doccuper la première place dans léchelle des créatures. Jacques Maritain ,de nos jours, dans son attaque contre les fondateurs de la modernité, a vu dans la pensée de DESCARTES une tentative pour refaçonner la pensée humaine sur le modèle de la pensée angélique. Il remarque notamment que la fameuse phrase sur lhomme « maître et possesseur de la nature » vaut parfaitement pour lange tel que le conçoit la scolastique>. Mais, cette première place, lhomme ne devra pas se contenter den jouir paisiblement ; il faudra plutôt la développer constamment. AUGUSTE COMTE semble avoir pressenti lenchaînement logique de ces idées. Pour lui, la conception de la « vraie situation générale de lhomme, comme chef spontané de léconomie réelle [
],à la tête de la hiérarchie vivante », doit susciter le sentiment de prééminence de lhomme sur les autres vivants. Il en proviendra un « juste orgueil [
] surtout [
] succédant à linfériorité tant consacrée de lhomme envers les anges ». Cet orgueil « ne saurait [
] déterminer aucune dangereuse apathie (impassivité) ». Il nest pas la morgue arrogante de laristocrate, mais laffairement fébrile de laffranchi. En effet, le principe qui fonde la supériorité de lhomme constitue « un typede perfection réelle » quon peut approcher uniquement comme une asymptote. « Il en résultera seulement une noble audace à développeren tous sens la grandeur de lhomme. » DESCARTES connaissait luvre de BACON et il a pu sen inspirer. La présence chez lui dune philosophie « pratique » au sens baconien est attestée dès la fameuse rencontre avec Bérulle en 1628. Il laurait exposée au cardinal : « Il lui fit entrevoir les suites que ses pensées pourraient avoir, si elles étaient bien conduites, et lutilité que le public en tirerait, si lon appliquait sa manière de philosopher à la médecine et à la mécanique, dont lune produirait le rétablissement et la conservation de la santé, lautre la diminution et le soulagement des travaux des hommes. » Dans la dernière partie du Discours de la méthode (1637), DESCARTES formule son projet : Elles [c-à-d. quelques notions générales touchant à la physique] mont fait voir quil est possible de parvenir à des connaissances qui sont fort utiles à la vie, et quau lieu de cette philosophie spéculative quon enseigne dans les écoles, on peut trouver une pratique, par laquelle connaissant les forces et les actions du feu, de leau, de lair, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les diversmétiers de nos artisans, nous pourrions les employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »Le passage, isolé dans luvre du philosophe, sonne plus baconien que cartésien. Le terme de comparaison choisi est artisanal plutôt que mécanique au sens de lutilisation des machines. « Philosophie pratique » est depuis ARISTOTE un terme technique qui désignait une branche du savoir que lon enseignait aussi « dans les écoles » ; il prend un nouveau sens, où se fondent action et production. Chez DESCARTES, la nature est lobjet à propos duquel les deux notions se rejoignent. Il sagira donc, littéralement, de lasservir. Lusage de ladjectif « propre » indique un tournant dimportance : il ne désigne plus une caractéristique quune chose a en elle-même et quil sagirait de laisser être mais la meilleure exploitation possible de celle-ci à des fins qui ne sont pas les siennes. Curieusement ce programme figure dans luvre qui posait comme troisième maxime de la morale par provision de « tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que lordre du monde » (Chap. III du Discours de la méthode).Il relève donc dune morale qui serait, cette fois, définitive. DESCARTES distingue connaissance spéculative et pratique, « usage de la vie et contemplationdelavérité ».Lesouverain bien est « la connaissance de la vérité par ses premières causes, cest-à-dire la sagesse ». La joie de la connaissance est presque la seule pure. Il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance. Mais le but est l« assurance », qui inclut la certitude du savoir et celle de la pratique. Elle permet tout aussi bien d« être assuré de lacquisition de toutes les connaissances dont je serais capable » que de « marcher avec assurance dans cette vie ». Lidée de domination et la figure dernière de lindustrie, dabord employée à propos de la méthode, reviennent à propos de la morale. « Sil y a quelque chose en notre pouvoir, ce sont nos pensées, à savoir celles qui viennent de la volonté et du libre arbitre. [
] Je ne remarque en nous quune seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir lusagede notre libre arbitre et lempire que nous avons sur nos volontés. Car [
] il nous rend en quelque façon semblables à Dieu, en nous faisant maîtres de nous-mêmes. » Situer la ressemblance à Dieu dans la souveraineté sur soi est une vieille idée stoïcienne : le sage na rien à envier aux dieux. La volonté doit user d« industrie » envers les passions : « acquérir un empire très absolu sur toutes les passions, si on employait assez dindustrie à les dresser et à les conduire ». La domination des passions reçoit le nom de « générosité » : ceux qui en font preuve sont « entièrement maîtres de leurs passions ». Ainsi, dans la révolution cartésienne, la source du projet de maîtrise est plus en amont que son application à la nature, et ce projet porte sur un domaine plus vaste. DESCARTES commence par « déterminer la possession de sa propre nature sur le modèle de la maîtrise. La prise de distance par rapport à soi a pour but dune part la stabilisation du sujet de la maîtrise, comme certitude de soi, et dautre part la domination de la nature. [
] Cest en tant quil est lesclave de sa philosophie pratique que lhomme devient seigneur de la nature ». Que la redécouvertedu stoïcisme soit cause ou conséquence, la modernité commençante réduit la nature au statut de réalité interne. Ainsi DESCARTES se refuse à faire de la nature « quelque déesse ou quelque autre sorte de puissance imaginaire » ; par« nature », il nentend que la matière. Un aspect particulier de cette neutralisation de la nature consiste à voir dans les animaux de pures machines, idée avancée dès 1554 par le médecin espagnol Gómez Pereira et largement diffusée par DESCARTES. Montaigne prend acte dun fait : nous mesurons les choses daprès ce quelles nous coûtent. Mais il continue à se représenter ce que valent intrinsèquement les choses comme hors de portée de nos calculs. Cest DESCARTES qui franchit le pas décisif : « Le vrai office de la raison est dexaminer la juste valeur de tous les biens dont lacquisition semble dépendre en quelque façon de notre conduite [
]. » Il donne peu après une formule encore plus radicale : « Nous devons nous servir de lexpérience et de la raison pour distinguer le bien et le mal et connaître leur juste valeur, afin de ne prendre pas lun pour lautre. » Phrase au fond assez stupéfiante. Il ne sagit plus de distinguer les vrais biens des biens illusoires, ou de classer les biens en une échelle graduée. La formule marque un passage qui fait époque, celui du mal sous le joug de la « valeur ». Tous deux, bien comme mal ont un point commun et ne sopposent donc pas comme on pourrait le croire : ils ont une « valeur ». Cest la mesure de celle-ci qui nous permet seulement de les distinguer. Le bien ne vaut plus directement comme bien, mais, justement, comme ce qui vaut : il ne tire plus sa bonté de soi-même, mais de la valeur qui lui est assignée. Lidée de maîtrise de soi se trouve déjà dans LImitation de Jésus-Christ : « La victoire parfaite consiste à triompher de soi ; car celui qui se tient soi-même en sujétion, de sorte que la sensibilité obéisse à la raison, et la raison à moi (soit Jésus-Christ), celui-ci est véritablement son propre vainqueur et maître du monde. »Cest parce quil est son propre sujet que celui qui sappellera désormais « le sujet » pourra accéder à la maîtrise. À lâge classique, Corneille donne à lidée une formulation restée proverbiale dans son Cinna (1639) à propos de lAuguste quil met en scène. En 1654, Milton loue un personnage bien réel, Cromwell, dêtre « dabord son propre commandant, victorieux de soi davoir surtout appris à triompher de soi ». Chez DESCARTES, avec la « générosité », le premier domaine à dominer, le premier objet de lapplication de l« industrie », nest autre que le sujet lui-même. ROUSSEAU définit la vertu comme une victoire sur soi : »La vertu ne consiste pas seulement à être juste, mais à lêtre en triomphant de ses passions, en régnant sur son propre cur ». Et Hegel prolonge le slogan de DESCARTES en en révélant le fondement dernier : « lhomme ne devient pas maître de la nature avant de lêtre devenu lui-même. » Selon un texte de Schiller, « Lhomme qui était esclave de la nature, aussi longtemps quil ne faisait que la ressentir, en devient le législateur, dès quil la pense. Elle qui jusqualors le dominait comme une puissance est désormais comme un objet devant son regard de juge. Ce qui pour lui est un objet na pas de pouvoir sur lui car, pour être objet il lui faut subir son pouvoir à lui. ». FICHTE développe une intuition de KANT selon laquelle le « moi est le propriétaire du monde ». La formule approfondit celle de DESCARTES en y ajoutant la légitimité. Mais le droit doit devenir fait. Déjà propriétaire du monde, lhomme a vocation à en devenir le possesseur. Quel lien établir entre le projet de conquête de la nature et le rejet de Dieu ? Cette conjonction qui définit le projet moderne, nest compréhensible quà partir de deux conditions : elle suppose dabord la revendication du Dieu biblique à être créateur de la nature et à intervenir dans lhistoire des hommes, et ensuite que cette présence de Dieu soit devenue insupportable ; la seconde condition nest évidemment pas appelée par la première. Plusieurs hypothèses ont été proposées. Leo Strauss (1899-1973) explique que, pour lhomme moderne, la nature nest pas seulement une marâtre, comme chez certains Anciens, mais un ennemi que lon peut soumettre. Lhomme conquérant de la nature lui est extérieur. Il ny a pas dharmonie préétablie entre lesprit humain et le monde. Le doute absolu est nécessaire parce que le monde pourrait nêtre quune illusion. On ne connaît que ce quon fait. Le dogmatisme repose sur le complet scepticisme que DESCARTES met en scène. Lhomme ne conquiert la nature parce que la nature ly oblige. Le désir de domination serait-il dorigine gnostique ? Cest la thèse dEric Voegelin (1901-1985), qui rattache à la Gnose [cette doctrine dualiste pour laquelle le monde sensible est dominé par des puissances mauvaises] .le projet dune conquête de la nature. Dans cette optique le Créateur du monde ne serait pas le Père de toute bonté, mais un artisan mauvais contre lequel se révolter serait un devoir. Pour Hans Blumenberg (1920-1996), qui répond à Voegelin, le christianisme aurait rendu impossible lespoir dune harmonie avec la nature. La sortie du Moyen Âge devient nécessaire par son incapacité à exorciser véritablement la Gnose. Le projet de conquérir la nature serait né du désespoir devant le retour dune mentalité analogie, la revendication tyrannique de la théologie nominaliste[qui remonte à Roscelin au XIe siècle, selon laquelleseuls les objets individuels quon sait nommer ont une existence réelle].Lappel des nominalistes à la puissance divine sans lien avec la sagesse retire tout privilège au réel, rabaissé au niveau dun simple fait contingent posé par larbitraire absolu de la volonté divine. Une fois perdue la sécurité que lui garantissait le monde, lhomme est contraint de sassurer de son identité en faisant main basse sur la nature. La première extériorité dont lhomme moderne chercha à sémanciper est lantériorité chronologique. Tout ce qui est « avant » doit être relativisé.Une première étape est représentée, peut-être, par saint Ignace de Loyola, le fondateur des Jésuites (1491-1556). Ses Exercices cherchent à reprendre dans linstant décisif du choix toute la vie précédente du retraitant. Lidée dun recommencement radical est au cur du projet de DESCARTES, formé à la spiritualité ignacienne. Il ne porte dabord que sur lindividu engagé dans lexercice spirituel solitaire du réexamen critique de ses connaissances pour rebâtir sur une base qui est à lui seul. Le Modèle dun réceptacle vide de toute forme, est rendu capablede recevoir quelque forme que ce soit, vient de la théorie aristotélicienne de lintellect. Constitutif et donc, inséparable, il était donné demblée. Avec DESCARTES, il devient un état à acquérir au prix dune opération de lesprit sur soi-même. Cette ascèse a des sources néoplatoniciennes : la « voie purgative », arrivée à Denys lAréopagite [le converti de Paul et considéré comme le premier évêque dAthènes] depuis Plotin et Proclus. Elle est appliquée ici non aux images faisant obstacle à la saisie pure de lUn, mais à toutes les représentations qui précèdent lexamen critique de leur valeur. Il leur fallait un nom. Ce fut les « préjugés ». DESCARTES attribue lerreur aux « préjugés de lenfance ». Il ne prétend pas débarrasser lesprit de tout préjugé, tâche impossible, mais en ôter au moment de lexamen critique des opinions, tous les jugements quil aurait posés auparavant. Lentreprise nest pas sans une difficulté logique : pour que le moi puisse éliminer tous ses contenus, il doit déjà être capable de se saisir soi-même dans un état de pureté tel quil puisse distinguer ce quil est véritablement de tout ce qui sest ajouté à lui. Le résultat est donc en même temps ce qui permet de lobtenir. Certes, une saisie de soi par soi est supposée réalisée dans le « Je pense ». Mais le Cogito, sil est pensable comme acte de lindividu situé dans linstant, ne peut avoir pour sujet une communauté historique. Lidée de préjugé avec sa nuance péjorative fut reprise par Spinoza et Malebranche. À partir du XVIIe et pendant tout le XVIIIe siècle, le mot fournit aux « Modernes » et aux « Lumières », un de leurs slogans les plus lancinants. Rien détonnant que, à lopposé, leurs adversaires en aient défendu la valeur. De nos jours, la lutte contre les « préjugés » prend laspect plus radical dune interdiction de se demander si certains jugements pourraient être vrais. Le domaine matériel nest pas le seul où lon rencontre un projet que lhomme se montre insuffisant à réaliser. Mallarmé, dans un texte de 1867, sur sa propre entreprise doute de la capacité de lhomme à la mener à bien. Ses poèmes sont «dune pureté que lhomme na pas atteinte et natteindra peut-être jamais car il se pourrait [
] que la machine humaine ne soit pas assez parfaite pour atteindre de tels résultats ». Il est difficile de saisir avec précision à quelle expérience le poète fait allusion dans cette lettre énigmatique. Mais le jeune Mallarmé estime être sorti dun combat avec Dieu. Il semble donc que le poids que lhommenest pas à même de porter est analogue à celui que NIETZSCHE évoquera une quinzaine dannées plus tard. Il est également fort révélateur que le sujet dont le poète soupçonne lincapacité soit caractérisé comme une machine. Bien sûr, limage est banale depuis DESCARTES, puis Pascal. Mais que lhomme soit compris comme une espèce particulière du genre « machine » moins parfaite que les vraies est riche denseignements. On songe à ce que [lantinucléaire Autrichien (1902-1992)], Günther Anders appelait la « honte prométhéenne » de lhomme de chair et dos devant la perfection minérale des machines pourtant fabriquées par lui. CHEZ CELUI QUI A VU LE TRAVAIL COMME SPÉCIFICITÉ DE LHUMAIN : LOCKE (1632-1704) La maîtrise est avant tout maîtrise de soi. Cest ainsi que lont comprise ARISTOTE et, bien plus tard, LOCKE puis Hegel. La maîtrise de soi antique, à la différence du modèle moderne de celle-ci, nimplique donc pas une domination de la nature extérieure. Il y a plus, elle la rend superflue. Dune part, sur le plan de léconomie, labondance dun travail servile bon marché nobligeait pas à chercher le secours desclaves mécaniques. Cela explique peut-être pourquoi lAntiquité na jamais vu dans les forces naturelles comme celle de la vapeur autre chose quune amusette et na jamais cherché à mécaniser la production. Dautre part, celui qui se maîtrise soi-même comme il convient na plus besoin de quoi que ce soit dextérieur. La disparition de lesclavage est la condition qui a permis la naissance du machinisme. Elle est aussi ce qui a rendu possible une domination sexerçant sur autre chose que de lhumain. La domination, libérée de son lien à lhumain, pourra désormais porter sur la « nature » en général. La maîtrise à lantique ne préfigure pas le projet moderne. Car, loin de se poser soi-même, le sujet de la maîtrise commence par se recevoir dailleurs. Interrogée sur lorigine de lhomme et de son humanité, lanthropologie des philosophes classiques répondpar lidée de nature dont lhomme est le produit. Celle-ci ne soppose nullement à lartifice ou au travail de formation sur soi. Ainsi ARISTOTE fait remarquer comme une évidence que la politique ne fabrique pas des hommes mais les reçoit tout faits de la nature Les stoïciens sont plus nuancés : lhomme est ébauché par la nature et il devra ensuite être perfectionné par u travail sur soi. Mais ce travail sur soi, Plotin fournit une image splendide et souvent mal comprise : sculpter sa propre statue. La statue est bien « à nous » en ce sens que la sculpter nous incombe à nous seuls ; mais ce nest pas nous quelle doit représenter, ce sont les dieux auxquels nous devons nous assimiler. Dans ce dernier exemple, donc, ni lorigine ni la fin de la maîtrise ne sont au pouvoir de lhomme. Ce modèle sest perpétué jusquà laube des Temps modernes, voire à lépoque même où le projet se mettait en place. On en a un bel exemple dans le premier ouvrage dont le titre exprime lidée dun règne de lhomme, The Monarchie of Man, de Sir John Eliot (↑ 1632, date de la naissance de John Locke). Il se replace dans la conception traditionnelle du contrôle de soi qui, selon ARISTOTE, exerce un pouvoir royal et non despotique. Cette monarchie est celle de lhomme sur soi-même, par laquelle il imite la monarchie de Dieu sur lunivers. Elle saccomplit lorsque les parties inférieures de celui-ci sont soumises à lintellect. Certes le Créateur ne permet pas aux naturalistes de produire, ne fût-ce quun seul atome de matière mais il les laisse créer des formes qui sont plus nobles que la matière. Les modifications quils réalisent dans la nature sont telles quAdam, revenu à la vie, admirerait « quel monde nouveau, pour ainsi dire, ou quel groupe de choses a été ajouté aux créatures initiales par lindustrie de sa postérité. Bien sûr lhomme nest que le ministre de la nature, mais son adresse le rend capable de faire des merveilles. De plus, lempire de lhommerelève dun genre de pouvoir et de souveraineté beaucoup plus satisfaisant que tout autre : la domination est un genre de pouvoir qui convient à lhomme en tant que tel ; elle apporte plus de satisfaction en ce quelle témoigne de son savoir, quelle ne pourrait le faire en lui prouvant sa force ou en enrichissant son garde-manger. Alors que BACON a fixé un programme détudes en annexe de son Organon, LOCKE note dans son Journal en 1677 : « Voici un vaste champ de connaissances propres à lusage et à lavantage des hommes ici-bas : à savoir inventer des machines nouvelles et rapides qui abrègent ou facilitent notre travail, combiner lapplication sagace de ^plusieurs agents ou matériaux qui nous assurent des produits nouveaux et bienfaisants dont nous puissions nous servir, et accroître par là lensemble de nos richesses, cest-à-dire des choses utiles aux commodités de notre existence. » On na pas attendu les Temps modernes pour travailler, ni pour accorder au travail une dignité que lAntiquité lui refusait encore. Mais ce nest quai XVIIe siècle quon a commencé à y voir la différence spécifique de lhumain. Le premier à le faire est sans doute JOHN LOCKE. Son point de départ est politique : fonder ce qui sappellera plus tard le libéralisme. Mais sa théorie de la connaissance est aussi une théorie du travail par lequel lesprit transforme les données de la sensation. LOCKE conçoit le travail comme une autocréation de lhomme. Il fait porter laccent sur un verset dont les Pères [de lÉglise] avaient négligé le sens littéral : Dieu a donné la terre entière à lhomme, et lui a ordonné de la maîtriser. Nous nous approprions ce que nous travaillons, parce que le travail introduit quelque chose de nous dans les objets. En effet, les produits de la terre sont presque sans aucune valeur, et cest seulement lindustrie humaine qui la leur confère. La propriété elle-même, fondée sur le travail, fonde à son tour la société politique, qui existe uniquement pour la sauvegarder. Lexistence politique de lhomme est ainsi la conséquence indirecte dun premier processus dhumanisation. Ce nest pas la cité qui humanise ; le sujet qui sengage dans le lien social est déjà un homme, rendu tel par le travail. Dans le processus dhumanisation, le facteur décisif est donc la rencontre avec la nature, non avec lautre homme. Avant dêtre un animal politique, lhomme est un animal travaillant. On a vu avec DESCARTES, que « nous devons nous servir de lexpérience et de la raison, pour distinguer le bien et le mal et connaître leur juste valeur, afin de ne prendre pas lun pour lautre. [
] Il ne sagit plus de distinguer les vrais biens des biens illusoires, ou bien de classer les biens en une échelle graduée. La formule marque un passage qui fait époque, celui du bien et du mal sous le joug de la »valeur ». [
] Les écrivains et philosophes des Lumières vont généraliser la formule de LOCKE selon laquelle la seule origine de la valeur est le travail humain. Lhomme sarroge le privilège de la valorisation : lui seul donne le sens aux choses. Buffon met en parallèle la nature sauvage et la nature cultivée et montre que la nature serait vide sans la présence de lhomme. [
] La pression morale, avant de déborder sur le travail à effectuer commence par porter sur le sujet. Celui-ci est dabord tenu de se rendre au moins capable dexercer une domination en acquérant les vertus nécessaires. Le Créateur, explique LOCKE, a donné le monde en commun à tous les hommes ; mais désirant quil fût travaillé, il la donné aux gens « industrieux et raisonnables ». La naissance moderne de léconomie capitaliste sest accompagnée dune rationalisation de la vie. Des vertus sont promues, que lAntiquité et le Moyen Âge ne connaissaient guère : lordre, lardeur au travail, lépargne. Dautres, qui existaient sous une forme religieuse, sont réinterprétées et sécularisées ; ainsi lacédie [désolation], qui désespère du salut et néglige de sen soucier, devient paresse au travail. Les cloches rythmaient les heurs monastiques ; lhorloge qui mesure précisément le temps permet de ponctuer des trains, voire le pointage des ouvriers dusine. Mais en deçà de ces changements dans les mentalités, saisissables par les historiens et bien étudiés par eux, la nature même de la vertu se modifie. Cela commence par lidée de domination ; son objet, la nature, était jusqualors extérieur. Elle gagne une dimension de plus, mais vers lamont : ce quil faut conquérir nest pas un appendice, mais plutôt un point de départ. La nature à contrôler est dabord la nôtre : la citadelle à prendre dassaut est intérieure. Cela supposait une modification de la façon de concevoir le rapport de lhomme avec soi-même. La vertu apparaît moins comme le parfait épanouissement de la nature, éventuellement avec le secours de la grâce, que comme la contrainte imposée à celle-ci. Dans le vocabulaire médiéval, on dirait que lhomme continent, qui a de mauvais désirs et le vainc, a pris le pas sur lhomme vertueux, qui e saurait désirer que le bien. Ce qui est superflu, pourquoi ne pas linterdire ? Morelly (1717-1782) dans son utopie, place parmi place parmi « les lois des études qui empêcheraient les égarements de lesprit humain et toute rêverie transcendante [
] une espèce de code public de toutes les sciences(Code de la nature)enfermant la métaphysique et la morale dans les « bornes prescrites par les lois », mais laissant libre cours aux sciences expérimentales visant « la perfection des arts utiles à la société ». La formule générale de la résignation, la renonciation à la connaissance des causes au profit de celle des lois, se lit déjà chez LOCKE, et chez les radicaux des Lumières, que, malgré lui, il inspira largement. Ainsi, du philosophe matérialiste allemand Holbach (1723-1789) : que lhomme « se soumette en silence à des lois auxquelles rien ne peut le soustraire, quil consente à ignorer les causes entourées pour luidun voile impénétrable ».. La philosophie de LOCKE fournit un modèle de la pensée du recommencement. Il serait difficile de surestimer son influence au XVIIIe siècle : il est le maître de Voltaire, de Condillac et de ROUSSEAU. Sa pensée sexprime dans lEssai sur lentendement humain, publié en 1690.traduit en français et en latin, ce qui en permit la diffusion sur le Continent. LOCKE y défend une théorie sensualiste de la connaissance : rien ne préexiste à la sensation, lintellect est une table rase qui reçoit tout du dehors, et qui doit tout élaborer. De façon intéressante, la même idée se traduit en philosophie pratique : la spontanéité humaine est censée être elle aussi absolue. {Bien des éléments fournis par le Robinson Crusoé de Daniel Defoe paru en 1719, trouvent leur origine chez LOCKE, en particulier dans ses traités sur le gouvernement de 1690]. Ainsi, en économie et en politique, Robinson se considère « ramené à un pur état de nature », et donc contraint de retrouver par son travail les avantages de la civilisation. Ce travail a fait de lui le roi de son île. La façon dont il se sent propriétaire de ce quil a fait sien par son travail. Le thème du commencement radical traverse les Lumières : « Tout le siècle, habité par la mythique de loriginel, a rêvé autour des expériences de la seconde naissance. » Mais cest seulement leffet Newton » qui a rendu possible les tentatives concrètes dune refonte globale de la réalité : on pred prétexte des réussites, dailleurs encore timides, obtenues dans la domination de la nature, pour vouloir les étendre à tout ce qui est. Une condition préalable censée rendre un nouveau départ est leffacement de ce qui précède. Sagissant de la légitimité de lesclavage, peu de gens reprirent la question à propos de sa renaissance américaine. Jean Bodin (1530-1596) se prononça contre lesclavage, mais resta isolé. LOCKE, théoricien du libéralisme et qui comme son admirateur Voltaire, possédait des intérêts dans la traite négrière, eut un avis contraire. [Cest en effet, à titre privé, que Locke participa à lentreprise expansionniste et coloniale, mais aussi esclavagiste, en Amérique. En 1672, il investit dans une compagnie commerciale fondé par Shaftesbury : la Company of Merchants Adventurers to Trade with the Bahamas. Un an plus tôt, il était devenu actionnaire de la Royal African Company dont le champ dactivités nétait rien dautre que le trafic desclaves sur lequel elle disposa dun monopole de 1672 à 1698, date à laquelle fut reconnu le droit inaliénable de tout Anglais à pratiquer librement le commerce des esclaves et qui allait jouer un rôle capital dans lintensification de la traite négrière dans les colonies anglaises.] Ainsi, LOCKE est le seul philosophe des « Lumières » qui ait argumenté en faveur de lesclavage, non sans ambiguïté dailleurs. Il excluait les esclaves de la société rationalisée, comme il excluait athées et catholiques de la tolérance quil défendait. La conquête de la nature et de sa réorganisation selon les besoins humains, profite à un type humain, celui de lingénieur. Il tient à se distinguer du savant et du commerçant et se construit une vision du monde bien à lui. En revanche, elle est fatale à un mode de vie traditionnel, dont la ruine est le prix de lindustrialisation. « Loptimisme des Lumières » ne portait pas sur la nature humaine mais plutôt sur ce quon pouvait faire de celle-ci par le progrès de la science, par léducation de la société. Il avait confiance moins en la nature raisonnable de lhomme, quen le pouvoir de la raison de trouver les moyens de venir à bout de ladite créature ». Léducation fut thématisée dès laube de la modernité comme lobjet dune discipline particulière et la pédagogie prit son indépendance. Elle trouva ses théoriciens avec lhumaniste italien Alberti (1404-1472), puis Montaigne et Comenius du Royaume de Bohême (1592-1670). Elle fleurit au XVIIIe siècle, après les Thoughts Concerning Education de JOHN LOCKE (1693), avec lÉmilede ROUSSEAU (1762), les Vorlesungen über Pädagogik de KANT (1803) puis, aussi comme pratique , avec le pédagogue suisse J. H. Pestalozzi (1746-1826). Parallèlement, le « roman déducation » devient un genre littéraire indépendant et bien fourni depuis le Télémaque de Fénelon.Les utopies des « Lumières » sont des « poèmes pédagogiques ». Morelly a une formule très intéressante : lhomme doit être « apprivoisé par le mécanisme dune éducation conforme à nos principes. » Le projet de refaire lhomme suppose dabord quil soit indéfiniment malléable, et doncmanipulable à volonté. On voit donc apparaître des doctrines qui justifient cette plasticité et montrent lhomme nétant par hasard que ce quil est. À la Renaissance, L. B. Alberti avait repris la discussion antique sur le rôle du naturel et de léducation en accentuant limportance de lhabitude et de lexercice. En Grande-Bretagne, aussi bien les Puritains que JOHN LOCKE supposaient une totale malléabilité de lespèce humaine. Mais lidée devient systématique chez les matérialistes français du XVIIIe siècle tardif, qui abusent de limage de la cire : « Que ne puis-je la pétrir [
] comme une pâte excellente ? » La Bible comparait le Créateur au potier modelant la glaise (Jérémie, 18, 1-6) ; pour le franc-maçon Helvétius (1715-1771) et dHolbach, léducateur joue le rôle du Créateur : « léducation peut tout », « on fait de lhomme ce quon veut ». Qui est ce « on » ? La réponse est chez le promoteur des « Droits de lhomme », labbé Raynal (1713-1796) (mais le passage est peut-être de Diderot) : « Le genre humain est ce quon veut quil soit ; cest la manière dont on le gouverne qui le décide au bien ou au mal.[
] Les hommes sont ce que le gouvernement les fait. »
[a] Rémi Brague, « Le règne de lhomme, Genèse et échec du projet moderne, éd. Flammarion, mars 2015.
|