LE SOUFFLE DIVIN EN TROIS CROYANCES « Il ny a jamais eu de société sans religion » H. Bergson Dans la société française, la présence quasi simultanée du christianisme et du judaïsme est attestée par lévêque gallo-romain Grégoire de Tours (539-594), le premier étant représenté par Clovis, roi du royaume des Francs (466-511). Quant à la présence de lislam, dune très faible importance dailleurs, elle se situe sous lAncien Régime et la Révolution française. « Tout au plus, peut-on parler des esclaves et des commerçants à Marseille et à Toulon, à travers une documentation relative aux « cimetières » et à une « mosquée » mythique. Contrairement au monde musulman qui a abrité de tout temps des minorités chrétiennes et juives, la France jusquau XXe siècle na pas été une terre daccueil pour les musulmans. Inversement, lislam a fait lobjet de vives polémiques et a servi de caisse de résonance pour les conflits idéologiques et religieux internes, entre la génération dévote et les intellectuels des Lumières, entre catholiques et protestants. Voltaire est certainement lun des intellectuels les plus emblématiques de ces débats concernant la « tolérance islamique » pour lopposer à « lintolérance catholique ». En définitive, ces discussions ont débouché sur une idéologie civilisatrice avec la Révolution et surtout Napoléon : ainsi, ce dernier a-t-il repris le même chemin que Saint Louis, mais non pas pour la gloire de la Croix, mais pour répandre la civilisation universelle engendrée par la Révolution ». Ces points dhistoire étant fixés, il nous faut aborder la composante anthropologique de ces trois religions, cest-à-dire les aspects de lexistence humaine dans sa constitution à la fois matérielle et spirituelle. Lopportunité nous en en est donnée par la publication, en ce début du XXIe siècle, dune collection intitulée, « corps-âme-esprit » aux éditions du « Mercure Dauphinois ». Les auteurs des trois traditions monothéistes qui ont été invités à développer le sujet (le Père Dominicain Jérôme Rousse-Lacordaire, le rabbin Jacques Ouaknin et les musulmans soufis Myriam et Hussein Dassa), nous ont transmis la connaissance de ce ternaire quils ont eue en héritage, et qui permet à lhomme de se relier. Par référence à leurs sources, nous avons donc affaire à trois anthropologies, lune coranique, lautre biblique et la dernière testamentaire. Cest par leur canal que nous est rendue possible lobservation des convergences avec lintention, non pas den faire un catalogue exhaustif, mais de faire ressortir un élément doctrinal qui soit le plus déterminant possible. Le point dachoppement des trois rédacteurs ne fût autre que celui de la création « continue » ou « continuée », doublée du perfectionnement dont ils sont allés chercher les éléments dans trois sources différentes : le musulman dans le Coran, le juif dans la Kabbale, ouvrage ésotérique sil en est le catholique dans laristotélisme. De leurs développements, il ressort très clairement que continue à se répandre dans lÂme de lUnivers, la Lumière primordiale créée en direction des Créatures prédisposées à la recevoir ; ceci afin de leur donner un souffle de vie. Pour pouvoir sy référer, ils sont rassemblés ici sous le titre : Le perfectionnement lumineux de lâme des créatures Anthropologie coranique Ce sont les états successifs de lâme distingués par le Coran. Est indiquée ici la classification dAbd el Qader al Jilani qui distingue sept étapes : Lâme instigatrice du mal : « Certes lâme est instigatrice du mal, à moins que mon Seigneur se fasse miséricorde. Mon Seigneur est celui qui pardonne, Il est miséricordieux. » (XII, 53) Elle lest lorsquelle est soumise à ses seules passions, à ses seuls désirs. Cette forme de moi existe en chacun de nous. Ce moi na absolument pas conscience de ne chercher quà assouvir ses désirs, et à rechercher la puissance. Il a même limpression que cette volonté de puissance est pleinement justifiée. Le Coran nous décrit cet état de la façon suivante : « As-tu vu celui qui prend ses passions pour son Dieu ? » (XLV, 23.) Les caractéristiques de cette âme instigatrice du mal sont lavarice, la cupidité, le désir, lorgueil, la recherche de la célébrité, la jalousie, linsouciance. Lâme qui blâme : « Jen jure par lâme qui blâme. » (LXXV, 2.) Elle opère en deux étapes : Dans la première les notions de bien et de mal apparaissent, qui parfois sopposent aux désirs de lâme charnelle. Elle sefforce de dompter ses propres passions, et ses caractéristiques sont le blâme de soi, les soucis, la contraction, lestime de soi, les réactions dopposition. Il ne sagit pas dun conformisme moral, mais dun effort de discernement. Elle est alors dite admonitrice, repentante. Dans la seconde, lâme nest plus seulement raisonnante essayant de trouver un chemin par la seule réflexion mentale. Suite aux efforts de purification, elle est désormais accessible à la connaissance intuitive et elle est qualifiée dinspirée. Cest seulement à partir de cette étape que lon peut parler de foi. On parle aussi de science de la certitude, car le cur comprend alors les choses avec certitude. Les attributs de cette âme inspirée sont le détachement, le contentement, la science, lhumilité, le repentir, la patience lendurance des difficultés et du mal. Si le cur a désormais la capacité de comprendre intuitivement certaines choses, il nen reste pas moins que lâme reste parfois troublée et agitée par les différentes influences auxquelles elle est soumise. Létape suivante sera donc louverture de ce quon appelle « lil du cur » capable de voir ces choses directement. Lorsque Abraham demande à Dieu de lui montrer comment il rend la vie aux morts, celui-ci linterroge : « Est-ce que tu ne crois pas ? » et Abraham répond : « Oui je crois, mais cest pour que mon cur soit apaisé. » (Coran, II, 260.) Lâme apaisée : « Ô Toi ! Âme apaisée ! retourne vers ton Seigneur, satisfaire et agréée ; entre donc parmi Mes serviteurs, entre dans mon paradis ! » (LXXXIX, 27-30.) Ce nest donc plus ici une question de foi, diman mais bien dihsan, dexcellence. Il ne sagit plus de la science de la certitude mais de « lil de la certitude » et quand celui-ci souvre alors on parle dâme apaisée ou pacifiée, car le cur est apaisé par cette vision directe. Il ny a plus aucun doute et sa tendance est à lunion. Ses caractéristiques sont le don, la remise confiante en Dieu, les sagesses, la reconnaissance (envers Dieu), la satisfaction (du vouloir divin). Lâme, une fois pacifiée, en poursuivant sa purification se simplifie : elle renonce à ses passions, à ses propres intérêts et commence, non plus simplement à accepter, mais réellement à désirer ce qui lui arrive. On dit que lâme devient satisfaite (de Dieu) ou agréante. Elle ne chemine plus « avec » Dieu, mais réellement « en » Dieu, car elle peut enfin vivre en restant constamment ouverte sur Sa Réalité. Sa tendance est le contentement et ses qualités sont lascétisme, la sincérité, la piété et le renoncement à toute chose qui ne la concerne pas, la loyauté. Lâme finit par communier avec lEsprit, et par séteindre en Dieu. Comme une vague qui rejoint locéan, elle abandonne à ce moment toute volonté autonome distincte de la volonté divine. On la nomme lâme agréée par Dieu. À ce niveau il ny a non seulement plus de doute, mais même plus de question. Pourtant cela ne supprime pas la perplexité, peut-être parce que cette extinction même ne permet pas la compréhension des fins dernières. Après la science et la vision, lâme atteint ici à la vérité de la certitude, et à la plénitude du comportement (ihsan). Ceci fait dailleurs partie de ses attributs, qui sont lexcellence du caractère, labandon de tout ce qui est autre que Dieu, la délicatesse envers les créatures, la recherche de plus de proximité avec Dieu, la méditation sur la magnificence divine, la satisfaction de ce que Dieu lui a octroyé : Lâme, au plus haut niveau est définie comme parfaite. Après lextinction en Dieu, vient la subsistance par Dieu. Ses qualités sont toutes celles qui ont été citées pour les autres stations, et Dieu est plus savant ! LHomme ne chemine plus que par Lui. On retrouve donc ici à la fois la notion de cheminement de lâme vers Dieu, et ce destin de retour à nos origines, à notre Créateur. Il est dit aussi que le corps tout entier est habité par Dieu. Il nest pas écarté du cheminement, il nest pas dépassé, il est transformé. Ses qualités humaines sont recouvertes par les qualités divines, ses sens eux-mêmes sont en quelque sort « spiritualisés » par cette rencontre. Lamour qui évoqué ici est au-delà de toute dualité, et ne peut sépanouir que dans lunion, la réunion pourrait-on dire, de la créature et de son Créateur. À ce degré, dans lunité retrouvée, corps, âme et esprit participent de la même réalité, et ne peuvent plus réellement être distingués. Et ceci est possible dans cette vie même. Anthropologie biblique Les Séfiroth « Le Prophète Élie entonna son oraison : Maître des mondes. Tu es Un
Aucune pensée ne saurait le saisir
Afin de diriger des mondes secrets inconnus et dautres plus connus ? Tu as fondé dix voies que nous intitulons Séfiroth. Groupées, les Séfiroth portent les noms suivants auxquels correspondent en une figure schématique les membres du corps humain.» Selon la Kabbale, ce mot signifiant « sphères », désigne la Lumière qui a donné naissance à lunivers et grâce à laquelle lunivers se maintient et continue à subsister. Lorsque cette Lumière primordiale sintroduit dans lunivers pour donner un souffle de vie à toutes les créatures, elle se divise en dix entités dynamiques qui répandent la vie dans toute la création. Chaque entité représente une force particulière et prend le nom de Séfira. La combinaison des Séfiroth entre elles, explique le caractère particulier de chaque élément de la création. Le mot Séfira ayant pour racine SFR ou SPR, peut être rapproché de Mispar (un nombre), de Séfér (un livre), de Sapère (raconter), Safir (pierre précieuse), de Safra (un scribe). Les significations différentes de la racine safer décrivent les manifestations des Séfiroth à différents stades. Dans la représentation anthropomorphique des Séfiroth, chaque Séfira gouverne une partie du « corps humain » de lAdam Kadmone (l homme antérieur), bien quil ny ait pas dantériorité au niveau de Dieu. Au nombre de dix, les Séfiroth se répartissent ainsi : 1) Kétèr : la Couronne, au-dessus de la tête. 2) Hokhma : la Sagesse, à droite du cerveau. 3) Bina : lIntelligence, à gauche du cerveau. Daath : la Connaissance, au centre du cerveau. 4) Hessèd : lAmour, la Générosité, bras droit. 5) Gvoura : la Force, la Rigueur, bras gauche. 6) Tiférèt : lHarmonie, au centre, le cur. 7) Netsah : lÉternité, la hanche droite. 8) Hod : la Splendeur, la hanche gauche. 9) Yessod : la Fondation : le Sexe au centre. 10) Malkhout : la Royauté, en bas, en dehors du corps. Dans le système du Arizal, Kéter ne compte pas parmi les dix Séfiroth, car cette Séfira se situe à un niveau supérieur, intermédiaire entre le Or Ein-Sof et les Séfiroth. Le Arizal introduit Daath pour compléter les dix Séfiroth. Au sens étymologique, Daath signifie attachement, union mais aussi connaissance. Par exemple Adam connut Eve signifie sunit à elle (Genèse, 4,1.) Il sagit dun principe unificateur qui réalise la jonction entre Hokhma et Bina et forme ainsi le premier groupe de Séfiroth correspondant au « monde de lÉmanation », Olam haAtsilouth. Dieu se dissimule à lhomme par les Séfiroth et cest Lui qui les relie et les unifie. Comme Il se trouve à lintérieur, quiconque sépare lune des dix Séfiroth, rompt si lon peut dire ainsi lUnité divine. Chaque Séfira a un nom connu mais Dien na pas de Nom connu car il remplit tous les noms et Il est leur perfection. Si Dieu les quitte, tous les noms sont comme un corps sans âme. Les Séfiroth se déploient de haut en bas, mais les énergies quelles impriment aux créatures pour leur permettre dexister, se déplacent de haut en bas et de bas en haut. Il existe une interaction entre les Séfiroth. Ainsi la main droite, siège de Hessèd, amour, bienveillance, vient tempérer laction de la main gauche, celle de la rigueur, la Gvoura. La pratique quotidienne a intégré ces notions dans des gestes qui symbolisent la volonté de tempérer la rigueur, par la bienveillance et lamour. Telle lablution des mains le matin, dès le saut du lit : on prend le récipient rempli deau dans la main droite, on le transfère à la main gauche et on verse leau dabord sur la main droite. Ensuite on prend le récipient de la main droite et on verse leau sur la main gauche. On procède ainsi trois fois. À quelle nécessité répond le système des Séfiroth ? (60) Par leur intermédiaire, cest-à-dire « émanation de Sa lumière par degrés successifs », Ein-Sof, Dieu infini, peut se manifester dans lunivers et permettre de traduire les potentiels divins en termes dactions. Les Séfiroth réparties en quatre catégories, correspondent chacune à un monde différent, plus ou proches de lEin-Sof, source dénergie ou lumière de linfini. Ces mondes se déploient du haut vers le bas, mais les hommes les appréhendent du bas vers le haut. Les deux premiers ont résisté à la Lumière divine, tandis que les autres ont éclaté comme des vases, doù le terme de « Vases brisés » que lhomme a pour tâche de restaurer. Ils portent les noms suivants : Olam haAtsilouth ou monde de lémanation. Olam haBeriya ou monde de la création. Olam haYétsira ou monde de la formation. Olam haAssia ou monde de laction. Monde de laction Le monde dans lequel lhomme organise sa vie se situe au plus bas de la hiérarchie. (61) Cest le monde dans lequel aboutit la lumière de lEin-Sof après avoir traversé les trois mondes précédents. Ce monde de lAssia est lui-même divisé : en une partie inférieure, le monde physique, où prédominent les lois naturelles et où se réalisent les actes matériels, et une partie supérieure où se manifestent les actions à caractère spirituel. Chaque aspect de lexistence humaine est donc constitué à la fois de matière et desprit, ce qui se traduit par la formule usuelle : « Lhomme est formé dun corps et dune âme. » Monde de la formation Immédiatement au-dessus du monde de laction, le monde de la formation (Olam haYétsira) est essentiellement celui des sentiments et des diverses émotions éprouvées par lhomme. (62) Dans ce monde de la formation vivent des êtres particuliers que lon a coutume dappeler des Anges Malakhim. Aucun ange ne ressemble à un autre sur le plan des qualités liées à sa fonction . Bien que nayant pas de réalité physique un Ange est capable dagir et daccomplir certaines missions, conscient de lui-même et de son environnement. Il est avant tout un messager qui assure un lien permanent entre le monde de laction et les mondes supérieurs. À la différence de lhomme doté dune âme complexe, le Malakhim lui, est un être unidimensionnel comportant une essence unique. Alors que lAnge invariable et statique, na aucune possibilité de chois, lhomme peut sélever ou au contraire chuter du fait de la complexité de son âme et de son aptitude à choisir entre le Bien et le Mal. Dès sa création, le Malakh (messager) est destiné à une fonction bien définie qui lui est imposée aussi bien au niveau de son contenu que par sa durée. Les Anges peuvent être recréés dans les divers mondes. Nos Sages affirment que les Anges sont constamment recréés dans le « monde de laction ». Chaque fois que lhomme agit, il donne naissance à un Malakh : ange accusateur si laction ou bien ange défenseur si laction est bonne. Le monde de la création (63) Comme le « monde de la formation », siège dexistences spirituelles dont lessence est pur sentiment et pure émotion, le « monde de la création » situé au-dessus de lui est lui aussi le siège du « pur esprit », de la capacité dappréhender lessence authentique et intime des choses, de la faculté de concevoir et dintégrer la connaissance. Avec ses palais nombreux et variés, le « monde de la création » est également appelé le « monde du Trône ». Le Trône divin ou Char divin remplit la fonction dun canal par lequel passe le flux divin avant datteindre les créatures et tous les éléments complexes de tous les mondes. Maasé Merkava (métaphysique) ou luvre du Char divin constitue le secret le plus élevé de la doctrine ésotérique. Lhomme ne peut atteindre ce monde-là quen parvenant au plus haut de soi-même Au-delà de cette perception, il ne peut avoir que de vagues intuitions de ce qui se passe dans les mondes supérieurs. Toutefois, il prend conscience de façon tout à fait claire que Dieu est la cause première et le moteur de toutes les forces agissant dans les mondes. Pour arriver dans le monde de laction dans lequel nous vivons, la lumière de lEin-Sof doit traverser de haut en bas, le monde de lémanation, le monde de la création et le monde de la formation. Cette traversée rencontre une plus grande transparence dans les mondes supérieurs et une opacité plus importante au fur et à mesure de la descente vers les mondes inférieurs. En raison de lexistence des intermédiaires, certains hommes peuvent ignorer que lorigine de leur vie vient du flux divin. Lélévation personnelle permet, à celui qui peine pour y arriver, de mieux saisir lorigine divine de toute chose ; Le monde de lémanation « Le monde de lémanation » (Olam haAtsilouth) est dune transparence absolue. Il est le plus élevé des mondes où lhomme peut entrer en contact avec le Ein-Sof. Aucune barrière ni aucun écran ne peut cacher la divinité révélée. Pour permettre à ce premier monde dexister, lessence la plus élevée de la Source divine a dû se contracter pour permettre aux autres mondes séparés de voir le jour. Cest le phénomène du Tsimtsoum par « retrait » ou « rétraction ». Les Maîtres de la Kabbale se sont attachés à montrer lUnité de Dieu dans toutes ses manifestations diverses, malgré la multiplicité des Séfiroth et des mondes différents, et de toutes les notions et anthropomorphismes divers auxquels les Kabbalistes ont eu recours pour expliciter le Phénomène de la Création et de la direction de lunivers physique et spirituel. Génération, conception et animation Aristote avait présenté une acquisition successive, au cours du développement embryonnaire, de lâme nutritive ou végétative dabord en puissance, puis en acte quand elle se nourrit , ensuite de lâme sensitive elle aussi en puissance puis en acte , enfin de lâme pensante, le noûs, qui, nous lavons vu, advient du dehors (De la génération des animaux II, III). Dans ce noûs aristotélicien, les théologiens catholiques médiévaux reconnurent lâme intellectuelle infusée par Dieu au cours du développement embryonnaire. Au milieu du XIIe siècle, le chartrain Guillaume de Conches (c. 1080-c. 1154) maintint que lhomme est « composé dune âme et dun corps » (Dragmaticon IV9) quece sont là ses éléments constitutifs. Il précisait que « lâme nest ni juxtaposée, ni agrégée, ni amalgamée au corps, elle lui est jointe ». Sur un plan théologique, cest Dieu qui opère cette jonction en infusant lâme dans le corps; sur un plan « physique », cette jonction est le fait de linclination de lâme pour « les proportions harmonieuses qui unissent les parties du corps ». Présente dans lensemble du corps, lâme y agit cependant diversement. Dans ses opérations de connaissance, lâme procède progressivement : des sens vient lopinion, qui est un jugement non assuré ; de lopinion vraie, la raison, qui est « un jugement sûr et fondé au sujet dun objet matériel »; de la raison, lintelligence, qui est « un jugement droit et sûr au sujet des incorporels », et qui peut ainsi sélever vers Dieu. Nous sommes là encore en présence dun dualisme de substances : dune part, le corps, créé par Dieu à partir du limon de la terre (« par lopération de la nature », précisait Guillaume de Conches - Philosophia XIII, 43 ce que lui reprochait dailleurs Guillaume de Saint-Thierry, c. 1085-c. 1148), en ce qui concerne le premier homme, puis transmis par génération aux autres hommes; dautre part, lâme, créée directement par Dieu et infusée dans le corps. Ce dernier, ayant été corrompu par le péché, alourdit lâme qui lui est conjointe, lémousse, en sorte quau contraire des premiers parents avant le péché, elle ne permet plus la « pleine science de toutes choses » dès son début, mais nexerce sa compréhension et son jugement que « par lexpérience venue dun long usage et aiguillonnée par lenseignement de quelquun ». Guillaume de Conches, allusivement, retrouve dailleurs la conception platonicienne du corps prison de lâme, quand il compare cet alourdissement de lâme par le corps à la situation dun prisonnier qui « serait enfermé dans une sombre geôle; il ne pourrait voir avant de sêtre accoutumé à lobscurité ou dêtre remonté à la lumière » (Dragmaticon IV). Guillaume affirmait non seulement que lâme du premier homme, « qui est esprit, et donc légère et pure », ne fut pas créée à partir du limon de la terre (Philosophia XIII, 43) , mais encore (Dragmaticon IV) que lâme (anima) de chaque homme ne provient daucun organe, nest pas même identifiable au souffle (spiritus)9 pourtant très subtil, qui naît dans le foie, qui accomplit les activités animales, et qui est seulement un organe de lâme, mais quelle est créée ex nihilo par Dieu pour chaque homme : Je suis chrétien et non académicien ; je partage donc lavis de saint Augustin : je crois que chaque jour de nouvelles âmes sont créées, non à partir dune bouture ou dune quelconque matière, mais du néant et sur un simple ordre du Créateur. Mais quand est-elle créée ? Dès la conception de lhomme ou quand le corps est déjà formé dans lutérus et prêt à recevoir lâme, ou le jour où il se meut, où à lheure de la naissance? Je nai pas dopinion là-dessus. Cependant beaucoup pensent que cest quand le corps est préparé que lâme lui est adjointe, parce que le Créateur, après avoir façonné le corps dAdam, souffla sur son visage le souffle de vie. Ce semble être aussi lavis de Platon [...]. (Dragmaticon IV.,) On retrouve là lidée qui domina au XIIe siècle et que nous avons vue chez saint Anselme de Cantorbéry, selon quoi lanimation de lembryon nest pas immédiate, mais postérieure à la conception, ce pourquoi, les théologiens catholiques dalors jugeaient que lavortement nest pas un meurtre tant que lembryon na pas encore acquis forme humaine. En effet, si le livre de lExode, dans les versions hébreu et latine, ne prévoit, quand une femme enceinte a été accidentellement bousculée, de rendre âme pour âme que quand la mère meurt, dans la version grecque de la Septante, lavortement accidentel entraîne la mort du responsable si le ftus est formé : Si deux hommes se battent et quils frappent une femme enceinte, et que son enfant sorte sans être formé, lhomme sera puni dune amende [...]. Sil était formé, il donnera vie pour vie, il pour il, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure. (Ex. XXI, 22-2410.) « Formé », cest ici exeikonisménon, littéralement : « fait à limage », qui renvoie bien sûr à lhomme formé à limage de Dieu de la Genèse. La tradition patristique, grecque aussi bien que latine, mit souvent en relation cette formation de lembryon à limage (de Dieu) avec linsufflation dun esprit de vie par Dieu en lhomme tiré du sol (Gn II, 7), considérant alors que le ftus est formé par son animation, et quainsi lavortement accidentel ou volontaire dun embryon formé est un homicide. On saccorde généralement à reconnaître que cette formation humaine de lembryon, qui correspond à la pleine différenciation des membres, intervient plus tard pour la fille que pour le garçon (sauf In somnium Scipionis I, VI, qui juge que la formation de la fille prend cinq semaines, et celle du garçon, six semaines) : suivant Aristote (Histoire des animaux VII, III), au quarantième jour pour le garçon et au quatre-vingt-dixième pour la fille ; suivant le Lévitique (XII, 1-5), au quarantième jour pour le garçon et au quatre-vingtième pour la fille ; suivant le De spermate, au trentième jour pour le garçon, et au quarantième pour la fille, etc. Bien que lembryogenèse soit évoquée (dans un chapitre différent) dans lanthropologie coranique, seule lanthropologie testamentaire a choisi lembryogenèse comme fil rouge à titre de support visible de la création continue. En application dans les trois religions monothéistes Dieu étant en tout temps au-dessus de lâme, Dieu flue en tout temps dans lâme et ne peut jamais faire défaut à lâme. L âme peut bien lui faire défaut, mais tout le temps que lhomme se tient au-dessous de Dieu, tout le temps, il reçoit directement linflux [învluz] divin, pur, venant de Dieu [...]. [...] lâme ne reçoit pas Dieu comme une chose étrangère, ni comme étant au-dessous de Dieu, car ce qui est au-dessous dun autre lui est étranger et lointain. [...] Il est dans lâme une chose [einez] où Dieu est dans sa nudité, et les maîtres disent que cest innomé et na pas de nom particulier.
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