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Sociologie - Penser la postmodernité (2)


PENSER LA POSTMODERNITÉ (2)
[EXTRAITS][1]
 
LA PENSÉE COMME ÉCHO
 
 
SOMMAIRE
 
La saga mythique
La saga mystique
Une sociologie originelle
 
La saga mythique
 
Notre problème aujourd’hui réside dans le changement de paradigme en cours
(77) On se situe différemment par rapport au monde, par rapport aux autres. Mais pour emprunter une métaphore à la physique, il y a, actuellement une hystérésis, un retard dans l’évolution du savoir par rapport au Réel dont il dépend. Le savoir, celui de la bien-pensance régnante, continue à croire (et à faire croire) que l’idée crée et domine le monde. Il est constructiviste par essence. Paranoïa habituelle pensant que l’on construit toutes choses, et que l’on peut dominer l’environnement naturel et social.
Le Réel, quant à lui, rappelant que les choses précèdent le savoir. Qu’il y a un « donné » que l’on ne peut pas dominer en totalité. Ce qui conduit à abandonner le primat de la conscience. Voire le primat de l’homme. Ce qui conduit à rappeler la sagesse « écosophique »  de l’interaction, de la complémentarité, de la correspondance entre tous les éléments du « donné » mondain.
C’est pour cela qu’il convient de creuser, profond, des galeries afin de repérer les archétypes latents servant de fondements, de racines, à tout être-ensemble. Repérer ces archétypes et trouver un point d’Archimède permettant l’interprétation. C’est à la jonction de ces deux préoccupations que la pensée radicale pourra saisir ce qu’il en est de l’expérience, personnelle et collective, s’affirmant, avec une force indéniable, dans de multiples phénomènes contemporains.
 
L’archétype[2] animant l’inconscient collectif, dans le « monde » d’Internet
(78) C’est celui que l’on voit à l’œuvre dans la publicité, dans les clips, les jeux vidéos, mais aussi dans les forums de discussion, les listes de diffusion : « nouveau monde » qui n’est en rien réductible à des contenus intellectuels. Il met en scène des émotions de tous ordres. Il actionne des virtualités et des dynamismes étant rien moins qu’individuels. Cet archétype est l’expression d’un imaginaire collectif, c’est-à-dire d’un climat rendant le soi personnel tributaire d’un Soi général, où l’interaction dont il vient d’être question, est l’élément majeur du vivre-ensemble.
S’il y a du retard (hystérésis), c’est bien là qu’il repose. À l’encontre de ce sur quoi s’est fondée la modernité, les symboles collectifs sont premiers. Et l’on ne peut comprendre les « hystéries » de tous ordres traversant le corps social, que si l’on a cela à l’esprit. Hystéries sportives, rassemblements musicaux, fanatismes religieux, soulèvements politiques imprévus, mimétismes tribaux de tous ordres, ne sont compréhensibles que si l’on sait déconstruire la bien-pensance habituelle, et repérer le retour d’un ordre des choses « archaïque ». Peut-être ce par quoi Baudelaire définissait le génie : « l’enfance nettement formulée » !
Voilà qui éclaire bien, tout à la fois, une constante de l’esprit humain et de nombreux phénomènes contemporains qui ne manquent pas de l’illustrer. La constante, c’est le mythe du Puer aeternus (syndrome de Peter Pan : refus de grandir) qui, à certaines époques, souligne la reviviscence, la juvénilité de l’ordre des choses. Et il est aisé de voir en quoi et comment ce mythe trouve, de nos jours, une vigueur nouvelle. Par là se dit et se redit l’éternelle enfance du monde. L’importance des mythes, la fascination pour la mythologie, la célébration des dieux et des déesses (du stade, de la musique, de la télévision, etc.) en témoignent. On ne peut réduire le Réel à une réalité rationnelle.
(79) L’irréel refait une entrée en force dans l’organisation du vivre-ensemble. C’est bien cela que ne peuvent pas saisir les esprits pressés, aux pensées courtes, désirant avant tout aller droit au but.
 
En ces moments où les mythes retrouvent une force attractive, il faut prendre le temps de la réflexion ; savoir baguenauder autour d’une pensée centrale
C’est ainsi que l’on aborde au mieux, la complexité et l’entièreté des choses. C’est ainsi que l’on peut comprendre la gravité qui est à l’œuvre dans les contes et légendes dont on ne peut plus nier l’insolence et la juvénile vitalité.
Certes, on peut considérer cela comme de la sous-culture sans consistance, il n’en reste pas moins que le succès de Harry Potter, celui du Seigneur des anneaux et autres Starwars ou quêtes du Graal postmodernes, sont là comme les indices les plus nets de la saturation de l’obsession d’une Histoire finalisée et sûre d’elle-même ; d’une Histoire qui, telle la marche royale d’un Progrès inéluctable, est partie du point obscur de la barbarie, pour arriver à la lumineuse clarté d’un avenir radieux.
Ce qui souligne le retour du mythe, celui toujours et à nouveau présent de l’enfance de l’humanité, c’est l’étonnante rémanence des archaïsmes fondamentaux de la condition humaine. Le champ magnétique de la mythologie continue à aimanter nombre de rêves, de désirs et fantasmagories diverses. En bref, dans la spirale des histoires humaines la tradition et l’actuel se conjuguent harmonieusement. Et l’image des chevaliers du Moyen Âge maniant avec dextérité, le rayon laser est bien le signe de la progressivité postmoderne.
 
C’est en ce sens qu’il faut savoir mettre en œuvre la recherche des choses primitives et des sentiments éternels 
(80) Ce qui est exactement au cœur même des thématiques du quotidien et de l’imaginaire social. C’est ainsi que le montre Bergson, à côté de la connaissance qui nous est familière, celle mettant en œuvre la raison, il y a ce qu’il nomme une « auréole d’intuition[3] », permettant justement, d’appréhender cet » irréel » dont est gros le Réel.
Appréhender, sans violenter, la vie en son moment naissant ; le sol de l’expérience originaire. Toutes choses constitutives de ce flux phénoménal manifeste dans la production musicale, dans la chorégraphie ou la danse contemporaine dans les feast hell du black metal et autres rassemblements saisonniers où, au-delà des divers prétextes culturels, l’essentiel est bien de « s’éclater » ensemble !
C’est cela qu’il faut dire et redire, car les vérités archétypales ont du mal à briser les préjugés rationalistes ayant constitué l’idéologie moderne.
Il faut savoir les enfoncer, avec constance, dans les cervelles pétrifiées de nos contemporains.
 
Car ce n’est point le fait de rassembler, de recueillir, de préserver ce qui constitue, aussi, l’essence du legein[4] ? 
Ce logos : rationalité propre à la constitution du social et « verbe » grâce auquel se dit notre être au monde. Un rationalisme étroit a oublié l’importance du recueil de ce qui avait été vécu dans la suite des générations. D’où la dévalorisation des traditions ancestrales. De même, il a oublié que ce n’était pas simplement à partir d’une conscience individuelle, le « je pense » moderne, que l’on peut comprendre l’acte de conservation, de préservation, c’est-à-dire la mise à l’abri, qu’est, en son sens strict, toute culture. Pour cela il faut élargir la conscience, lui donner une dimension collective.
 
Dès lors, on ne peut faire un pronostic qu’en fonction d’un diagnostic
(81) Ainsi à ne prévoir qu’à partir d’une connaissance enracinée ; qu’en référence à ce qui est profondément ancré dans les esprits, et qui survit dans les us et coutumes, ce que saint Thomas d’Aquin nommait habitus, servant de ciment à tout être ensemble. Il s’agit là d’un socle archaïque permettant de comprendre ce qu’il y a dans le Réel, non pas un progressisme indéfini, mais une continuité progressive ; ce qui est tout différent. En ce sens, la mythologie est bien l’expression d’un enracinement dynamique !   
Dans l’analyse qu’il fait du tableau de Vélasquez, Las Meninas[5], Michel Foucault montre bien le jeu paradoxal de l’épistémé prémoderne[6].

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En poursuivant son analyse, Michel Maffesoli dirait qu’il y a un jeu paradoxal en ce que l’on n’est pas maître de nos idées. Elles nous tourmentent. Et pourtant il faut les dire même si elles contreviennent à nos propres valeurs. Il n’est donc pas question d’être ou non d’accord (avec soi, avec les autres), il suffit de reconnaître ce qui est. Il s’agit, contre l’opinion, et même contre « l’opinion savante » de parler hors de soi-même.
En quelque sorte être le haut-parleur de la mémoire collective qui, elle-même, est une voix n’appartenant à personne en particulier. Mémoire issue de la sédimentation des siècles. Mémoire appartenant au peuple en son entier, voix immémoriale qui, si on sait l’entendre et l’écouter, constitue la seule voie possible pour une sereine harmonie sociétale. Diagnostic-pronostic : connaissance au travers du temps (dia) assurant une connaissance de ce qui est à venir (pro).
(82) Les historiens de l’Antiquité prémoderne ont pu montrer que la relation aux mythes était ce qui caractérisait le vivre-ensemble grec : c’est à partir de telle ou telle interprétation de la mythologie que l’on a telle ou telle organisation spécifique de la cité : par exemple, celle de Sparte ou celle, toute différente d’Athènes.
 
archéo-sociologie, dans le même ordre d’idée, celle d’une connaissance radicale, ne peut que constater comment les mythes trouvent une indéniable vigueur dans la vie quotidienne postmoderne
Les jeunes générations, en particulier, sont saisies par le (re)nouveau mythique. On peut même parler dans les diverses effervescences sociales ponctuant la vie courante, d’une véritable expérience mythique à forte charge religieuse et exprimant une sorte de connaissance innée de la vie dans ce « monde-ci ». Une telle restauration ne manque pas de poser question. Peut-être même est-ce la question primordiale qui doit préoccuper l’observateur social.
Donc, restauration du mythe ; de son efficacité sociétale dont rien ni personne n’est indemne. Le chef d’entreprise le sait bien, qui a du mal à mobiliser les énergies de ses cadres. Il en est de même du politique n’arrivant plus à faire rêver ses militants ou ses sympathisants à partir d’un simple programme rationnel. Et que dire de l’éducateur voyant tourner en dérision une culture et un mode d’apprendre singulièrement datés ? Sans oublier les parents dont le désarroi face aux mutations des valeurs affectives est tout à fait touchant ! En tout cela et dans bien d’autres domaines encore, il faut reconnaître que les mœurs évoluent. Encore faut-il accepter que le sens des mots y participe.
C’est ainsi, qu’à la différence de la domination du concept, ce « conceptualisme intellectuel »   dont parlait Heidegger, la connaissance mythique est plus complète. Elle n’entend pas maîtriser mais accompagner, laisser être, laisser aller ce qui est en train de se passer.
 
L’air du temps n’est plus à la maîtrise totale par un concept dominateur éclairant une action politique non moins dominatrice
(83) Et l’on passe à côté du changement de paradigme en cours si l’on se plaît à y voir la résultante de l’action concertée et préméditée de quelques minorités ou majorités actives.
Écoutons ici Chateaubriand qui sut observer avec lucidité et écrire avec pertinence les révolutions qui frappèrent son temps : « On prend pour des conspirations ce qui n’est que le malaise de tous, le produit du siècle, la lutte de l’ancienne société avec la nouvelle, le combat de la décrépitude des vieilles institutions, contre l’énergie des jeunes générations ; enfin la comparaison que chacun fait de ce qui est à ce qui pourrait être [7] ».
Il est certain, qu’au travers de leur musique, dans leur désinvolture politique, dans leur matérialisme affiché et leur souci des choses de l’esprit, les jeunes générations postmodernes intègrent, développement technologique aidant, les antiques leçons des archétypes primordiaux. Ces derniers, en particulier, se retrouvent dans l’exacerbation des passions, dans l’ambiance émotionnelle perceptible dans le retour en force du désir marquant tous les domaines de l’existence sociale.
Désir dans l’érotique diffus dont la publicité, la consommation, la production cinématographique, les jeux vidéo se font les vecteurs. Il y a de la pornographie dans l’air. Et ce en son sens strict : on se plaît à écrire avec complaisance, les sujets obscènes de notre condition humaine. Comme ce fut le cas en d’autres périodes historiques, on les met sur le devant de la scène. Il en est de même du pouvoir dont la charge érotique est on ne peut plus évidente. Il faudrait voir si les turbulences financières, celles induites par la passion des traders, ne comportent pas, elles aussi quelque chose qui a à voir avec l’objet du désir.
 
L’arrière-plan archétypique est aussi à l’œuvre dans lez moments où l’on voit revenir, sous toutes ses formes le syncrétisme[8]  
(84) D’une manière approfondie, Gilbert Durand a mis en place une « mythodologie » montrant, justement, tout ce que l’imaginaire devait à la comparaison culturelle, au choc des mythes entre eux et à leur fécondation réciproque[9]. C’est bien quelque chose de cet ordre qui s’exprime dans les « produits du siècle ». Livres, « Wikipédia », « Facebook », « Twitter », etc., mettent en jeu un continuel syncrétisme dont il est aisé de repérer les archétypes essentiels : ceux des contes de fées ; mythes d’amour et de désamour, d’attraction et de répulsion, constituant sur la longue durée, le fond commun de toutes les cultures humaines.
Il suffit de faire une anatomie comparée de tous ces « produits » pour repérer des thèmes identiques. Certains analystes jungiens de la psychologie des profondeurs, ainsi la plus proche collaboratrice de C. G. Jung, Marie Louise von Franz, montrent ce qu’il y a de similaire dans les retranscriptions des contes populaires que l’on peut retrouver chez Görres, Max Muller ou les frères Grimm. Comment de plus, ces mythes permettent de réapprendre collectivement les raisons de vivre[10]. Voilà qui devrait intéresser les décideurs de tous poils, qu’ils soient politiques, éducateurs ou entrepreneurs. Ils pourraient ainsi voir en quoi la compréhension des archétypes ancestraux, le retour chez les jeunes générations de mythes fort anciens, pourraient les aider à dynamiser leur action dans la sphère publique ou dans celle de l’économie !
(85) Et ce tant il est vrai que, de tout temps, les héros des légendes sont pleinement ancrés dans la vie ordinaire. Ils en partagent les heurs divers : bonheurs et malheurs. Cela ensuite se condense, se cristallise pour devenir archétypes. Ceux-ci ne sont, en fin de compte, les caricatures de la vie de tous les jours. Ils se contentent d’en charger les traits et d’en accentuer les caractéristiques. Ainsi, en étant attentif aux mythes, paroxystiques, des scènes musicales, sportives, cybernétiques, on peut lire le corps social en sa totalité. C’est cela les leçons de l’anatomie comparée dont il vient d’être parlé.
 
Le chemin à faire pour bien saisir les leçons des mythes et le retour des archétypes dans la vie quotidienne
Au-delà de la paranoîa conceptuelle, il faut :
–        accepter que toute image visible d’une culture donnée s’enracine profond dans un substrat invisible, dans lequel on doit aller périodiquement se ressourcer ;
–        comprendre que c’est un tel ressourcement qui se trouve en jeu de nos jours.
Rappelant ainsi que les thèmes mythologiques achétypaux constituent ces « pensées  élémentaires » de l’humanité dont il faut reconnaître la richesse, ce qui faisait dire à Claude Lévi-Strauss que les hommes avaient « toujours aussi bien pensé ».
D’où la nécessité de savoir repérer, dans les divers phénomènes contemporains, ces images élémentaires, ces émotions de base, ces fantasmes immémoriaux, constituant le socle granitique sur lequel s’élabore le vivre-ensemble. Ces structures anthropologiques sont parfois oubliées. A contrario, il est des moments où elles renaissent, retrouvent force et vigueur et, dès lors renforcent la dynamique sociétale, cause et effet de l’énergie populaire. Il peut paraître paradoxal de parler de ressourcement aux mythes fondateurs, ou d’enfouissement dans les tréfonds des archétypes primordiaux, en un moment où une culture technologique tend à contaminer l’ensemble de la vie quotidienne.
(86) Mais de bons esprits n’ont pas manqué de remarquer que chaque fois qu’un nouveau cycle commence, les phénomènes paradoxaux tendent à prévaloir. La postmodernité n’est pas exempte d’une telle tendance qui voit, d’une manière paroxystique, la coïncidentia oppositorum, la concordance des opposés, que sont le développement technologique et la référence nostalgique aux mythes ancestraux.
Peut-être même est-ce la figure rhétorique de l’oxymore (ceci et son contraire) qui permet de comprendre nombre de phénomènes contemporains.
Souvenir du bon vieux temps, valorisation du patrimoine artistique, culturel, architectural, célébration des arts premiers, retour de la mode ethnique, accélération du commerce éthique, allant de pair avec une sensibilité écologique : le naturel, l’originel sont à l’ordre du jour. Il s’agit en tous ces domaines de célébrer l’organique. C’est-à-dire l’organicité liant tout un chacun à la tribu qui est la sienne et au territoire lui servant de support.
 
Les réseaux sociaux, les sites communautaires favorisent cette interaction et suscitent une contamination dont on commence à peine à mesurer les effets[11]
Là est, en effet, le paradoxe actuel qui voit les valeurs de la tradition se multiplier grâce à la vitesse de la culture cybernétique. C’est bien un nouvel imaginaire qui est en train de (re)créer le développement technologique. En la matière le ressourcement du vivre-ensemble à ses mythes anciens. Pour rester dans la figure de l’oxymore, il s’agit bien là d’un véritable enracinement dynamique.
(87) C’est bien parce qu’il y a un tel enracinement qu’il est nécessaire d’ajuster la réflexion à ce qui est. Qu’à l’image de ce qui est en jeu dans la vie sociale, véritable enjeu sociétal, la pensée retrouve elle aussi une réelle « organicité ». C’est en ce sens, d’ailleurs, que dépassant l’habituelle attitude critique, qui fut la marque de la modernité, elle (re)devient radicale : elle sait retrouver et dire les racines de l’être-ensemble.  
C’est, en effet, un enjeu d’importance lui permettant d’échapper d’une part au négativisme de « l’esprit qui toujours nie » et d’autre part à la stigmatisation de ce qui est au nom de ce qui devrait être, au nom de ce que l’on aimerait qui soit. Se complaire dans la critique de la « misère du temps » est la forme moderne du taedium vitae d’origine chrétienne trouvant son aboutissement dans les théories de l’émancipation dont le XIXe siècle se fit le promoteur. Certes, il faut partir des circonstances, mais ne pas sombrer dans une sociologie de circonstance !
 
Pour éviter cet écueil que serait une sociologie de circonstance, la référence à la mythologie est une parade de choix
Très précisément en ce qu’elle rappelle qu’il n’y a de croissance que grâce aux racines, éléments primordiaux du donné mondain. On peut éclairer cela par la remarque de Hannah Arendt rappelant que la tempête soulevée par la pensée radicale – elle prend l’exemple de Platon ou de Heidegger –, vient de ce qu’elle n’a pas son origine dans le siècle, mais qu’elle vient de l’immémoriel. Une telle pensée permet un accomplissement parce que, justement, elle fait un retour à l’immémorial[12].
(88) On ne saurait mieux dire ce qui, à certains moments, va éclairer le présent en fonction du passé. Éclaircie qui est gage d’avenir. C’est ce qu’on peut appeler la « conquête du présent » faisant de la vie quotidienne l’élément essentiel de la culture ; ce, à partir de quoi on peut comprendre la perdurance du vivre-ensemble. Un tel présentéisme » enraciné : vie courante, importance de la banalité de la proxémie, est ainsi le terreau, la bonne terre permettant qu’il y ait croissance sociétale. Mais, comme vient de le montrer Michel Maffesoli, le paradoxe n’est qu’apparent car, pour croître il faut des racines et c’est cela même que l’on est en train de (re)découvrit. C’est même le cœur battant de la socialité postmoderne, dont on voit ici les multiples exemples dans les sites communautaires propres à Internet et qui strito sensu « actualisent » ce qui est essentiel : ce qui rend actuels les anciens archétypes !
 
« Provenance est toujours avenir »
Un tel avertissement, revenant de manière récurrente dans l’œuvre de Martin Heidegger, est particulièrement instructif si l’on veut s’accorder aux caractéristiques essentielles de la culture postmoderne.
Certes, ce n’est pas chose aisée après plusieurs siècles de paranoïa « intellectualiste », croyant que c’est l’esprit qui crée le monde naturel et social. Mais radicaliser la pensée consiste bien à reconnaître qu’elle n’est que l’écho de cette lente et continue sédimentation que l’on nomme culture[13].
Être un écho est, ainsi, une manière de s’enraciner dans l’ordre des choses. Cela permet d’éviter la prétention subjectiviste faisant de l’homme, avatar de Dieu, démiurge tout-puissant, le créateur du monde ; le maître et possesseur de la nature !
(89) À l’encontre d’un anthropocentrisme dont on commence à mesurer les effets dévastateurs, la pensée organique est cela même qui, parce qu’enracinée, permet de comprendre la correspondance fondamentale entre les éléments du tout sociétal. La radicalité d’une telle sensibilité théorique nous arrache à la routine philosophique. Et ainsi penser, c’est s’accorder à ce qui reste de non-pollué dans la socialité contemporaine. Se ressourcer à ces espaces de liberté, ces utopies interstitielles, où se niche, de plus en plus, le vivre-ensemble et qui constituent ce que Michel Maffesoli a nommé « terreau », lieu où les racines se confortent.
C’est en s’accordant à ces mystérieux intersignes que sont les nouvelles formes de solidarité, les nouvelles manières d’exprimer la générosité humaine, les phénomènes caritatifs et autres expressions de l’ambiance émotionnelle, que la sociologie compréhensive sera en congruence avec le Réel où les fantasmes mythiques jouent un rôle de choix. Le mythe, c’est ce qui unit des initiés entre eux. Et c’est bien une forme contemporaine de l’initiation qui se joue dans le pacte émotionnel : celui de l’intensité d’un présent enraciné dans l’ancienne communauté de destin.
La saga mystique
 
Penser l’immémorial est donc une bonne propédeutique pour saisir, avec acuité, ce qui se donne à voir au présent
Reste à reconnaître que l’archétype peut être considéré comme la matrice de ce qui va se rationaliser. De même, les contes et légendes peuvent être considérés comme une entrée de choix dans ce qu’Agrippa d’Aubigné appelait le « beau pays des âmes ». C’est tout cela qui constitue la conscience ou l’inconscient dont on commence à mesurer l’importance dans des domaines paraissant dominés par la rationalité que ce soit le politique, l’économie ou, dans son sens le plus large, l’organisation sociale.
(90) Certes, il est aisé (et peut-être légitime) de s’offusquer lorsqu’un brillant étudiant américain profite de la projection de « Batman » pour tirer dans le tas ; représentant ainsi la part d’ombre du justicier en question. Et c’est régulièrement que les social killers viennent réveiller la monotonie quotidienne. Les Massenmörder dans les années trente étaient aussi une expression de l’imaginaire commun. À tel point qu’un jeu de mots, instructif, faisait florès à l’époque. L’un d’entre eux s’appelait Hartmann (homme fort), un autre Denke (je pense). Et lorsqu’on posait la question : qui est le plus grand meurtrier ?, une réponse fort ambiguë fusait : Ich Denke Hartmann, ce qui pouvait signifier : « Je pense que c’est Hartmann et aussi : « moi, Denke et Hartmann » !
Mais ces faits divers de l’actualité ne font-ils pas revivre les figures du Dragon, de Barbe Bleue, du Bel Ange de la mort et divers ogres dont les contes et légendes rappellent les hauts faits ? « Hauts faits » répulsifs parfois, mais dont certains aspects ne manquaient pas d’attirer aussi. La part d’ombre ou « part du diable » reste à bien des égards, fascinante ! En tout cas cela nous conduit à plus d’humilité.
À propos de ces sédiments mnésiques que l’on retrouve dans ces Contes, Gilbert Durand parle d’une « induction archétypale[14] ».
(91) Ils nous conduisent à une vision globale, et somme toute assez stable de l’être- ensemble. Ils permettent également, la socialisation, c’est-à-dire ce qui élabore et conforte le lien social. Ce qui, au-delà ou en deçà de la morale, fait qu’il y a de l’éthique, autre manière d’exprimer le lien assurant la solidité du vivre en commun. En un mot, ce qui est le fondement de « l’animal politique », spécificité de notre espèce animale : l’interdépendance de tous les êtres.
Celle-ci donc est enracinée. Et c’est naïveté de croire à l’originalité des choses si l’on oublie leur sens originel. D’antique mémoire on le sait : quid novi sub sole, nihil, « il n’y a rien de nouveau sous le soleil[15] ». Et entre le serial killer, le « dépeceur » et l’Ogre ou Barbe Bleue, ce qui est en jeu est cette ambivalence : attraction/ répulsion, ou encore la coïncidence de ces opposés que sont l’ombre te la lumière, constitutifs de notre humaine nature. La seule différence avec cet ordre des choses pourrait être la vitesse de diffusion. 
Entre ce qui se racontait dans les soirées des chaumières et ce qui se diffracte, en temps réel, sur la toile ? Mais la vitesse n’y fait pas grand-chose. Un clou chasse l’autre. Et l’obsolescence des faits divers est telle que seuls importent les archétypes auxquels ils renvoient. Sinon peut-être que les contes, même dans leurs aspects les plus effrayants, disaient, toujours, les choses avec élégance alors que le charabia, uniforme, convenu, des médias rend bien indigente la belle histoire ou l’évènement étonnant dont ils se font les rapporteurs.
 
Ce qu’il faut retenir, en tout cas, de la « saga mythique », c’est qu’il existe une source originaire constituant un donné servant de terreau à la conscience proprement dite
(92) Celle-ci d’ailleurs, étant bien moins individuelle que collective, voire « tribale » selon la métaphore filée par Michel Maffesoli. Ce fut l’apport de la phénoménologie de rendre attentif à cette dialogie constitutive de l’intentionnalité sociale, à son noyau ambivalent : je pense, mais en même temps, je suis pensé par quelque chose qui m’est antérieur.
C’est ce en quoi le mythe et l’archétype lui servant d’expression, sont des créateurs d’initiation : forme pré et postmoderne de la socialisation. Ce que l’on peut résumer par cette remarque des Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maîstre : « L’homme ne peut rien apprendre qu’en vertu de ce qu’il sait déjà ». D’un savoir, précisons-le profondément et anciennement enraciné. Savoir incorporé tout au long de la phylogénèse. Ce qui rend le présent tributaire du passé. Ce qui, également, en appelle à une pensée radicale sachant « dire oui » à ce qui est, ne se contentant pas de vitupérer d’une manière morale contre un monde misérable et, structurellement aliéné. 
« Dire oui, c’est reconnaître que « tout est admirable » (Léon Bloy), ce que, au-delà de leurs modalités passagères, la stabilité des archétypes rend particulièrement évident.
 
Initiation, socialisation, stabilité du lien social, tout cela repose sur l’interdépendance, ou pour le dire au travers d’un néologisme éclairant : reliance.
Ce qui relie tout un chacun à l’altérité (religare), ce qui le met en confiance (« reliant ») avec cette étrange, étrange altérité !
Interdépendance qui, au-delà de l’habituel individualisme épistémologique propre à la doxa occidentalo-moderne, reconnaît que l’homme est partie prenante d’un ensemble le dépassant. Martin Heidegger le situe au point de jonction de ce qu’il nomme le Geviert.
(93) Ce « quatuor » constitué par le ciel, la terre, le divin et l’humain[16]. Il faut méditer une telle métaphore. Ce qui est certain, c’est qu’elle permet de dépasser la figure d’un sujet actif (l’homme) agissant sur un objet (la nature). Ce qui a conduit à la dévastation que l’on sait.
Autrement plus complexe et plus féconde est la réversibilité existant entre les polarités (celles du quatuor), où les voix, les sons, les instruments se répondent en interactions dynamiques et constituent ainsi, la force interne de la vitalité propre d’une « écosophie » en gestation, celle d’une « maison commune » dont l’élément essentiel est la dimension matricielle : le creuset donnant la vie. C’est cela qui en appelle à une « géosociologie », celle du lieu faisant lien. En bref une pensée d’un lien social enraciné.
L’intentionnalité phénoménologique permet, justement, d’être attentif aux empreintes séculaires se trouvant au fondement de l’habitus social. Très précisément en renvoyant dos à dos les deux discours dominants de l’intellectualisme conceptuel : celui de l’idéalisme : la conscience est tributaire de ses représentations, celui du matérialisme : la conscience n’est que le « reflet » de la structure économique. Refusant ces deux écueils, elle porte son attention sur le vécu, le concret et les situations quotidiennes. Ce qui, bien entendu ne permet pas de faire système puisqu’il s’agit de suivre la vie en sa sempiternelle métamorphose.
 
C’est cela même qui permet – pour rester encore dans l’ordre des banalités phénoménologiques –, de revenir à ces évidences ou intuitions originaires. révélatrices.
Retour à ces intuitions originaires, d’autant plus que celles-ci sont donatrices de significations en ce qu’elles se content de tout ramener à l’immanence vécue.
(94) Rückfrage, que l’on peut traduire par question du retour, peut-être question du rétro, en tout ce qui nous rappelle ce qui est à l’origine, c’est-à-dire ce qui ouvre (orire) le vivre-ensemble collectif.
• Question du retour se fondant sur la fameuse « époché » ou mise entre parenthèses des théories sur le monde. En effet, la suspension de nos routines philosophiques (n’est-ce point cela la doxa ou opinion savante ?) fait ressortir ce qui est fondamental, préconceptuel : les attitudes corporelles, les manières d’être, les us et coutumes que, pour reprendre une image familière, « on suce avec le lait maternel ». Toutes choses constituant cet habitus dont saint Thomas d’Aquin a montré l’importance[17], et qui ne sont rien d’autre que le commerce que l’on établit avec les choses en deçà et au-delà des représentations théoriques.
• Question du retour de l’être-là. Question d’une grande banalité, mais qui est on ne peut plus masquée par la manière conceptuelle qui, par besoin de sécurité intellectuelle, tend à s’abstraire de la touffeur quotidienne. Ce retour à l’originel, donc aux choses-mêmes, permet
–        d’une part, de rappeler tout ce que l’animal humain, comme toute autre espèce d’ailleurs, doit à l’innéité ; aux idées innées et aux manières d’être enracinées. Les habitudes, instincts et diverses humeurs individuelles ou collectives ne peuvent être compris que dans une telle perspective : il y a un donné irréfragable que l’on ne peut plus négliger.
–        d’autre part, l’être-là enraciné est loin d’être homogène. Il ne peut, en rien, être réduit à l’unité. Le fantasme de l’Un est, certainement, la spécificité de la tradition occidentalo-moderne.
(95) Revenir à l’ordre des choses réel incite à reconnaître que la complexité, ou la bigarrure prévaut. On peut comparer le Réel au manteau d’Arlequin ou à la figure artistique de la mosaïque où diversité et cohérence font bon ménage en une harmonie qui, tout en étant conflictuelle n’en est pas moins réelle.
Manteau d’Arlequin où les fragments, quoiqu’ordonnés, ne permettent pas une interprétation totalisante, voire totalitaire. Et cela la sagesse populaire le sait bien « qu’il  faut de tout pour faire un monde ». Voilà ce qu’est une « évidence originaire ». Ce qui reconnaît la pluralité comme élément constitutif de toute vie en société. Or, pour le dire en des termes plus soutenus, ce qui fait reposer l’ordre des choses sur un « polythéisme des valeurs » ou chaque entité : valeur, idée, phénomène, habitude, etc., occupe la place qui lui convient et, ainsi, contribue à l’organisation de l’ensemble.
 
C’est là où la « saga mystique » rejoint la « saga mythique »
 
Elle le rejoint très précisément en ce que, instinctivement, on pourrait dire en une « intuition originaire », le monde vécu est proche de celui que décrit la science-fiction. C’est-à-dire que
–        d’une part, le festif (l’étrange, l’étranger, tous ces « aliens » peuplant nos villes) est accepté comme tel, et
–        d’autre part, on pressent que ce monde « fictif » est bien le nôtre. Quelque part, nous sommes aussi des aliens ; et l’on s’accepte comme tel.
Michel Maffesoli le répète à l’envi, il y a de l’oxymore dans l’air du temps. Tout un chacun est autre que ce que l’on croit qu’il est. Chaque situation est autre que là où on voudrait la réduire.
C’est ce pluralisme dans les manières d’être et de penser qui est en cause et effet tout à la fois du tribalisme et du nomadisme postmodernes
Ou plutôt qui redonne à ces structures « archaïques », (c’est-à-dire à ces fondamentaux) une vigueur nouvelle. Ce qui signifie que l’individu et son identité ne sont plus à l’ordre du jour.
(96) De même l’assignation à résidence dans un «  état » stable laisse la place à une intense circulation, à un « commerce »dans tous les sens du terme. Bref, l’errance tend à prévaloir.
C’est bien l’importance du « nous »communautaire et le nomadisme multiforme qu’il génère qui induisent une nouvelle compréhension du rythme de la vie. Rythme où le relationnisme est primordial. Ce que l’on peut éclairer par une remarque de Heidegger : « rythme…ne veut pas dire fleuve ou flux, mais bien « jointure ». Le rythme est l’élément reposant qui ajointe et dispose la mise en chemin de la danse[18]… ».
« Jointure ». Belle image soulignant que l’important est la relation, le lien avec l’altérité sous ses divers aspects. Une telle « mise en chemin » sociétale est particulièrement évidente dans l’imaginaire d’Internet, ou dans le relationnisme induit par le « smartphone[19] ». Dans chacun de ces cas, ce qui importe, c’est de rentrer en contact avec « ceux de sa tribu ». Étant entendu, faut-il le préciser, que ce contact n’est pas de l’ordre du « contenu », mais se contente de privilégier le « contenant ». C’est-à-dire degré zéro de la dimension rationnelle et prévalence du rapport émotionnel. En bref, être-ensemble pour être ensemble !
 
On est bien là au point nodal de ce que l’on peut nommer l’aporie [la difficulté extrême] mystique
Il n’est pas question de chercher une solution. De réformer, révolutionner, changer de société. Mais bien au contraire de vibrer avec l’Autre, autre de la nature (deep ecology), autre du groupe (tribalisme), autre de la déité (religiosité).
(97) c’est un tel retour au « ça » socio-anthropologique qui en appelle à une archéo-sociologie, une sociologie des profondeurs étant à même de repérer et d’évaluer la dynamique interne propre aux pulsions primitives du vivre-ensemble.
Là où la dichotomisation moderne avait prévalu (matériel/spirituel, corps/esprit, hédonisme/ ascétisme), l’intuition originaire pré et postmoderne, trouve et retrouve la « jointure » entre la nature et la technologie permettant qu’à l’opposé d’une action, quelque peu paranoïaque, ultima ratio de la modernité, activisme aboutissant à un monde « construit », ce qui s’esquisse dans le retour à la « jointure », c’est un monde où la contemplation retrouve droit de cité. Alors que le « constructivisme » promettait le » meilleur des mondes », l’aporie mystique se contente d’œuvrer pour un monde meilleur.
Michel Maffesoli a déjà souligné la synergie entre l’archaïque et le développement technologique. L’art, aussi, redécouvre l’interaction existant entre la nature et la technologie[20]. On peut comprendre cette synergie ou interaction à l’aide de ce qu’en mathématique on nomme théorie des ensembles où chaque élément a une place qui lui revient mais est , en son sens fort, tributaire de l’ensemble dans lequel il se situe. Ce qui entraîne une relation avec une dynamique propre, donc une force (dunamis) indéniable, et où le temps, non moins indubitablement, s’alentit.
Le rythme de la vie est donc bien la dynamique et le repos. Ce que, l’auteur vient de le dire, la danse illustre bien. Le bon valseur, en effet, le sait : il y a dans la frénésie du mouvement comme un temps d’arrêt ; un repos au sein même de l’accélération du rythme.  
(98) C’est parce qu’il a un pied bien fiché à terre, donc une forme d’immobilité ou une force d’inertie, que le cavalier peut entraîner sa cavalière en une chevauchée endiablée. Et c’est la « jointure » du couple de danseurs qui suscite cet arrêt du temps, et l’apaisement que cela ne manque pas de procurer. Bel exemple du primum relationis
 
Exemple paroxystique montrant que c’est en « s’éclatant » dans l’autre que l’on est le plus soi-même
Relationnisme ou « associationnisme » montrant qu’il est bien délicat, voire impossible, de se dépêtrer de l’héritage du passé qui rappelle tout ce que nous devons à l’autre (celui du territoire et du groupe) qui nous constitue pour ce que nous sommes. 
L’associationnisme rappelle que l’on n’existe que sous le regard de l’autre. Le relationnisme met cela en situation en un lieu donné. Toutes choses rappelant l’aspect concret et inéluctable de la dépendance aux choses et aux autres dont est pétrie la condition humaine. Ce qui, également montre en quoi la liberté est un idéal abstrait qui est, très souvent, le propre d’esprits bornés, la plupart du temps peu assurés sur eux-mêmes. La religion de la liberté ne voulant pas se reconnaître comme telle, est diantrement asservissante en ce qu’au nom d’une illusion elle conforte le « conformisme logique », négation s’il en est de ce qui fait la noblesse de l’esprit humain : la lucidité.
Celle-ci aux belles époques de la pensée ne se leurre pas sur une illusoire liberté, consciente qu’elle est de tout ce qu’elle doit aux prédécesseurs : la longue lignée des sages ayant contribué à l’édification de ce temple toujours inachevé qu’est le savoir. Ce qu’elle doit aussi à ce qui sert de racines à l’entièreté de l’être. Lucidité, enfin, permettant de saisir le Réel en sa solide évanescence : une continue discontinuité de flux, de vibrations, d’ébranlements dont la somme constitue l’inéluctable communauté de destin propre aux sociétés humaines.
(99) En bref, au-delà des systèmes conceptuels par trop étroits et combien rigides, une pensée authentique permet de repérer, parfois de saisir, les soubresauts intérieurs du monde. C’est cela que souligne la tautologie riche de sens : ce qui est est. Autre manière de dire : le monde va.
N‘est-ce point cette connaissance innée des principes moraux ? Cette conscience habituelle est immédiate, cause et effet du vivre-ensemble. La philosophie médiévale nommait cela « syndérèse ». Cette étincelle de l’âme exprimant une empathie profonde avec la vie en sa complexe richesse. Cette vie qu’il est fréquent de dénigrer, mais cette vie, alpha et oméga de tout et, bien sûr de la compréhension que l’on peut en avoir. Cette vie dont on peut dire paraphrasant Virgile : patuit Dea, elle se révéla déesse[21]. C’est-à-dire ce en quoi et grâce à quoi le monde s’ordonne. Autre manière de parler de l’ordre des choses.
Ordonnancement où ce qui prévaut est non pas un « je » illusoire à la caducité programmée, mais un « nous » exprimant bien l’entièreté de l’être. En effet, ce « nous » il faut le comprendre comme étant la manière métaphorique de dire l’interaction, la correspondance existant entre les éléments naturels et humains du donné mondain. D’où la référence à la théorie des ensembles. « Nous » permettant donc de comprendre le « holisme » postmoderne.
                                                                                                                            
Holisme n’étant pas réductible comme c’était le cas dans la pensée de Durkheim au « tout social »
Holisme renvoyant à un « tout » bien plus vaste ; intégrant l’espace, la sédimentation culturelle, les générations actuelles et passées ; toutes choses caractérisant la communauté de destin et la solidarité organique qui la définit.
(100) Dans une telle mise en perspective, le nous en appelle à une écosophie, c’est-à-dire à une sagesse du vivre-ensemble ne visant pas un but précis, celui du « sens » lointain, mais s’accordant tant bien que mal à un « sens » proche : la signification de ce « vécu » que tout un chacun vit avec d’autres en un lieu donné. Ce que l’on peut résumer par une expression proposée par l’École de Palo Alto en Californie : la Proxémie[22]
Mais le propre d’un tel « relationnisme », c’est qu’il est toujours instable. Et c’est là que le bât blesse. En effet, ce qui fit la performativité de l’individualisme épistémologique et du contrat social, qui en est la conséquence, c’est qu’il fait reposer l’être-ensemble tout à la fois sur la simple raison et sur la durée. Ce sont les deux piliers essentiels de l’idée démocratique moderne. Il y a en tout et pour tout une possible solution. Comme le dit Karl Marx, « chaque société ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre ».
Dès le moment où l’affect devient primordial, ce qui est la caractéristique du « nous », il n’y a pas de solution possible. Les combinaisons sociales sont vraisemblables et aléatoires.     
 
Comme en amour qui est la forme paroxystique de ce relationnisme, c’est le questionnement qui tend à prévaloir
Le lien, peut à la fois être intense, et toujours remis en question. Pour employer une expression de Max Scheler, l’ordo amoris tient sa force de sa précarité. Ce qui en fait l’amère grandeur. Les esprits libres n’aiment pas les solutions. Les esprits asservis, tels les pourceaux dans leur fange, s’y complaisent à loisir.
(101) Ceux-là en questionnant savent apprécier, donner son prix à l’héritage qu’ils recueillent. Ceux-ci dans leur manie dogmatique ne sont que des réfutateurs aigris et inféconds.
S’échapper à l’enclosure d’un soi autosuffisant et intégrer dans un Soi plus vaste la non-assurance de la question font accéder à l’harmonie conflictuelle de ce qui et, stricto sensu, le cosmos.
Dans le séminaire du Thor de l’été 1968, Heidegger notait que la « tradition du nous délivre[23] ». Il faut rappeler, pour mesurer l’ampleur du propos, la tradition de la Cabale, par exemple, qui renvoie, en hébreu, à la réception. Qibel signifiant recevoir. On est là au cœur même du cercle herméneutique : se dépouiller de toutes les théories, faire le vide, laisser advenir ce qui est. Le dire avec les mots qui sonnent le moins faux possible. Recueillir ce qui est donné par la tradition et se laisser féconder par elle.
De diverses manières, on retrouve cette « réception » dans toutes les démarches initiatiques : c’est lorsque le disciple est prêt que le maître arrive. On ne lit bien un livre que lorsqu’on « sait » (de manière instinctuelle pourrait-on dire) ce qu’il y a dedans ! C’est en ce sens que la tradition nous délivre. En brisant le caparaçon théorique qui, certes, protège, mais ne favorise pas les audaces, elle permet la féconde réversibilité entre ceux qui ont pensé (ancêtres : anc(iens)êtres) et ceux qui s’emploient à le faire dans la situation présente. Recevoir (Qibel) est donc un acte d’humilité insérant le « je pense » dans une pensée collective, lui permettant, dès lors, d’apprécier
l’ordre des choses à sa juste mesure.
 
Dans le cadre de la « progressivité » des histoires humaines, il s’agit là d’une avancée en spirale, une « docte ignorance[24] »
(102) De cette sorte d’avancée, nombre de bons esprits ont montré qu’elle pouvait être efficace sans être intrusive. Avancée enracinée qui accompagne ce qui est (métanoïa, un penser d’à côté) sans prétendre imposer, par en-haut, ce qui devrait être (paranoïa, un penser surplombant).
C’est cela l’aporie de la saga mystique : une rhétorique que le corps social tient sur lui-même sans qu’il ne propose une solution.
La métaphore de la spirale est là pour nous rappeler une constatation de bon sens. On ne peut définir la condition humaine ni par la simple progression, ni par la non moins simple régression. Ni le mythe de la société parfaite à venir, ni celui de l’âge d’or à jamais révolu. Giambattista Vico et Auguste Comte ont parlé de cycles ou de stades[25]. On peut compléter en rappelant que ceux-ci ne sont ni univoques, ni simplement successifs. L’éternel retour du même montrant qu’au sein d’une carrière individuelle, tout comme dans la carrière sociétale, il y a la reviviscence de ce que l’on avait cru dépassé et qui, avec insistance, se rappelle à notre bon souvenir. Le primitif, l’ethnique, le tribal, le nomadisme, etc.. étant, de nos jours, les symptômes les plus évidents du processus spiralesque des communautés humaines.
En corrigeant quelque peu l’habituelle expression philosophique, on peut parler de spirale herméneutique permettant d’interpréter les signes et les intersignes, par lesquels la culture à la fo is se dit (pouvoir des mots) et s’organise (puissance de la socialité de base). Ou comme le rappelle Lévinas, dans un commentaire du Midrash, toute exégèse est dans le même temps, fidélité et trahison[26]. On commente et on subvertit. Il s’agit, en fonction du moment vécu, de se couler dans le commentaire afin d’insuffler au texte une vigueur (re)nouvelée.
Ainsi il y a une dialogie entre la vie en son développement et la trace en son enracinement. En pensant au destin du peuple juf, ne peut-on pas dire que, malgré les coups du sort, et non des moindres, qui l’ont frappé tout au long de son histoire, c’est cette dialogie qui a permis son étonnante endurance et son indéniable vitalité ? Là encore, fécondité de l’enracinement dynamique !          
 
Une sociologie originelle
 
L’originel est cela même qui renvoie aux instincts primitifs d’être et d’y être- ensemble
(103) Une sociologie originelle tente de prendre au sérieux ce que sont le logos[27] et le legein : cueillir, récolter. Puis, une fois la récolte faite, dire au mieux, ce qui est là. Ne pas se contenter de « l’étant » social, avec la forte charge théorique qui le caractérise, mais s’attacher à « l’être » sociétal. Celui-ci pouvant être considéré comme la condition de possibilité de celui-là.   
Dès lors la pensée du monde originel, tout en intégrant la subjectivité, ne se réduit pas à elle. Elle se jette hors de soi et s’emploie uniquement à saisir des relations. Elle est, en ce sens, totalement indifférente à l’opinion savante et ne craint pas de bousculer les certitudes dogmatiques.
(104) C’est cette attention à l’essentiel : le « trouveur » authentique est toujours hasardé et hasardeur.
Auguste Comte, en sa démarche singulière, avait bien montré la fécondité de ce relationnisme épistémologique : « Dans un sujet quelconque, la plénitude de la démonstration ne peut jamais résulter que d’un suffisant concours entre la méthode subjective et la méthode objective[28]… » Plénitude de la démarche alliant ce qu’habituellement on séparait : le subjectif et l’objectif, les relativisant l’un l’autre et, par leur enrichissement mutuel, parvenant à saisir la source ultime de la connaissance humaine.
 
C’est au point de jonction du subjectif et de l’objectif que l’on peut comprendre l’harmonie conflictuelle de « l’étant social » et de « l’être sociétal »    
Le participe (étant) tributaire de l’infini (être). En prenant ce terme en son sens strict, le participe étant « participe » à quelque chose de plus vaste que lui : le modus infinitivus de l’être. C’est une telle « participation » qui peut permettre d’entendre la voix intérieure, le bruit de fond du monde autour duquel s’articule l’inconscient collectif, autre manière de dire l’imaginaire social, dont on commence à peine à mesurer, dans tous les domaines, la redoutable efficacité.
C’est l’écoute de cette « voix » qui, selon les poètes et les penseurs les plus aigus, conforte cette qualité intellectuelle peut-être la plus importante : le discernement. La discrimination de ce qui est essentiel par opposition aux causes secondes et, tout à fait subséquentes. Ainsi lorsque Karl Marx veut définir le fil conducteur de ce qui fut une œuvre majeure du XIXe siècle : « savoir écouter l’herbe qui pousse ».
(105) Ou Rainer Maria Rilke notant :
« Avec plus d’art, il courberait les branches des saules,
   Celui qui des saules, eût appris les racines ».      
Ces deux exemples parmi bien d’autres, soulignent le fait qu’il n’est pas opportun de se laisser impressionner par le triomphe apparent des pouvoirs extérieurs : économiques, politiques, institutionnels. Car, autrement plus efficace, à terme, est la puissance intérieure déterminant l’ordre humain.
 
 
Cet ordre des choses existe indubitablement, terriblement ; parfois cruellement. Et il est vain de vouloir le changer
 
Et ce à l’opposé de ce que croît naïvement l’intellectualisme conceptuel, car, selon l’adage commun, « on ne commande bien à la nature qu’en lui obéissant » ! C’est-à-dire en reconnaissant et en acceptant la force interne la mouvant. N’est-ce point cela ce « hasard objectif » dont parlaient les surréalistes ? Ce qui est indéductible, et non moins fondamental, permettant l’émergence d’évènements décisifs ! Le surréel taraudant le Réel et, ainsi, lui donnant à être.
Voilà ce qu’est le cœur battant de l’originel : rappeler que la Nature (humaine et physique) a un principe auquel on ne peut qu’obéir. On a quelque peu perdu le sens des mots ; mais principe, il faut le rappeler, c’est ce qui gouverne (princeps, prince), c’est ce qui, également est à l’origine, au principe (principium), l’ordre des choses. Peut-être est-ce ainsi qu’il convient de comprendre l’adage ancien : auctoritas non veritas facit legem, c’est l’autorité, non la vérité, qui fait la loi ! L’autorité (auctoritas) en tant que ce qui fait croître ce qui est là, enraciné et dès l’origine des temps.
 
La pensée originelle a donc pour tâche, en fonction de l’immémorial principe directeur de la Nature, de repérer quel peut en être l’application à une époque donnée ; tâche qui n’est jamais achevée
Tant il est vrai que, sclérose aidant, ce qui est instituant devient institué. Et dès lors, il est habituel d’oublier le principe fondateur de la Nature.
(106) Oubli de ce qu’elle détermine, c’est-à-dire, en son sens plénier qu’elle limite et « fixe » les prétentieuses dérives de l’esprit. Oubli de ce qui est l’essentiel, l’être sociétal pour ne s’attacher qu’à l’accidentel, l’étant social.
Pour compléter et, peut-être enrichir la proposition comtienne sur l’interaction méthodique entre le subjectif et l’objectif on peut ainsi rappeler que l’articulation originelle des choses est ce court-circuit de l’objet et du sujet est le trajet. « Trajet anthropologique » antérieur à la coupure (Spaltung), à la séparation de la matrice naturelle[29]. Le trajectif étant ainsi le fondement originel de la condition humaine. Ce qui devrait inciter à écouter l’avertissement de Platon : « car le commencement est aussi un dieu qui, tant qu’il demeure parmi les hommes, sauve tout[30] ».
 
On comprend dès lors, que pour une pensée respectueuse de l’originel, le « dépassement » n’est plus un instrument méthodologique pertinent
Aufheben, dépasser. Concept fondamental de Hegel qui, subrepticement, a contaminé les modes d’approche habituels des tributs intellectuelles. Celles-ci n’ayant plus trop de culture ne font pas, forcément référence à la problématique hégélienne. Mais c’est devenu un élément primordial de la doxa. Pour l’opinion savante, il faut « dépasser ». Injonction de base pour s’inscrire dans la marche royale du Progrès. Et qui accepterait de dire qu’il n’est pas « progressiste » ?
Heidegger en fait, à son habitude une lecture plus complexe, plus riche et plus nuancée. En rappelant ce qui, dans la sagesse et la poésie populaires, renvoie au fait de conserver, de « ramasser par terre », de transfigurer.
(107) En bref, le mécanisme de métamorphose permettant de comprendre la transformation à partir du même[31]. Il s’agit là d’un glissement sémantique lui permettant d’arriver à la notion de Verwindung, autrement plus complexe, soulignant le fait qu’il puisse y avoir la reprise et la distorsion de choses archaïques et que, de leur conjonction, on puisse arriver à la guérison.
 
Reprendre, tordre , guérir. Voilà ce qui est le mouvement même d’une conservation dynamique qui, tout à la fois, accepte et anoblit ce qui est
Ce qui, également, rappelle que vivre, c’est demeurer et s’épanouir. C’est là le secret de toute carrière individuelle ; et l’on peut penser que la carrière sociétale mette en jeu une dynamique semblable. C’est en étant attentif à la puissance d’un tel élan vital que l’on peut dire qu’il est des obscurités plus significatives que de lumineuses explications.
Autre manière de dire qu’en accentuant, sans nuance, l’inéluctable changement ou mythe du Progrès, on oublie la secrète germination de toutes choses naturelles, humaines ou sociales. Et s’attachant à la vérité de l’essence, on doit se contenter de dévoiler, momentanément, ce qui est. En sachant que la source secrète matricielle, continue à fermenter, ce qui ne manque pas de susciter d’autres métamorphoses.
 
On le sait, et on l’oublie, régulièrement, le discernement est la qualité première pour opérer ce dévoilement, ponctuel, qu’est la vérité
Depuis le présocratique Anaximandre (610-546 av. J. C. ) jusqu’à la discretio médiévale, discerner c’est reconnaître qu’il y a un va-et-vient des choses. Un balancement entre la genèse et le destin (genesis-phtora), le remplacement d’une valeur usée par une autre (re)naissante. C’est en ce sens que le discernement conduit à être discret vis-à-vis de l’ordre des choses, ne pas être paranoïaque à son égard. C’est-à-dire insérer la pensée dans un cadre holistique la dépassant et lui donnant sens.
L’intelligence n’est que secondairement celle des idées et bien plus celle des choses. Inteligere, faire des relations, « lier » entre eux des faits, des situations paraissant disparates, alors qu’elles sont, secrètement unies. Tout étant intersigne. C’est cela qu’il faut « dévoiler ». C’est cette intelligence de la nature des choses qui peut conduire à l’intelligence du social. Et dans le balancement dont Michel Maffesoli vient de parler, voilà qui permet de discerner qu’après la « paranoïa » de l’idée surplombante, l’on (re)vienne à l’« épinoïa », cette approche par le bas d’une pensée immanentiste.                           
On peut à cet égard rappeler ce petit apologue que rapporte le philosophe Alain dans lequel son père, vétérinaire de son état, l’initie au sens profond des choses. « Il m’expliquait que les Américains qui nous achetaient beaucoup, n’arrivaient pas à  fixer la race percheronne chez eux ; ils n’ont point, dit-il, nos pâturages secs. Dans les prés humides, nos chevaux prennent une maladie du pied, c’est le « crapaud » qui fait qu’ils marchent sur la pointe ; et de là la croupe se déforme…J’entrevis que les formes animales étaient comme la forme des collines[32] ».
La croupe chevaline et la colline normande ! Judicieux et instructif rapprochement nous ramenant à plus de modestie. Celle nous rendant stricto sensu, tributaire d’un lieu. Établissant aussi un rapport étroit entre le monde de l’artifice, la culture, et le monde de la nature. Rappelant, enfin, que l’on ne peut pas se contenter de dépasser le « donné », mais qu’il fallait, régulièrement, y revenir. En bref que la raison propre à la culture ne pouvait que s’enrichir de l’apport de l’instinct naturel.
(109) C’est de cette conjonction que peut naître une nature spirituelle, celle que l’écosophie s’applique à dévoiler !
 
Tension fondatrice que celle voyant dans l’opposition le mouvement même de la vie
Mais tension reconnaissant la coïncidentia oppositorum la source de tout équilibre, celui de l’harmonie conflictuelle. Il s’agit d’une logique dite « contradictorielle », celle où le tiers est donné. Celle où l’on ne dépasse pas ce dernier en une synthèse aussi illusoire que fallacieuse. Logique « contradictorielle » enfin qui, stricto sensu, donne corps aux idées. C’est-à-dire les rend vivantes.
En un oxymore particulièrement saisissant, décrivant bien la situation qui était la sienne, prisonnier politique d’un pouvoir dictatorial, celui du nazisme, le théologien allemand Dietrich Bonhoeffer donne une métaphore de la dialogie dont il vient d’être question : « résistance et soumission[33] ».
Que ce soit dans le monde naturel ou social, c’est bien ce double mouvement qui est au cœur même de la société humaine ; et que l’on mesure bien entendu, dans l’immémoriale sagesse populaire dont les stoïciens ont su tirer profit : agir ce n’est pas dominer, mais avec discernement, se joindre au déploiement des choses.
 
La pensée comme écho, c’est se remettre à l’écoute d’une telle sagesse
S’accorder aux contraintes constitutives de ce que nous sommes. Reconnaître qu’il n’y a de vie qu’à partir et grâce aux déterminations. Determinatio logique qui, tout à la fois, limite et pourtant donne à être. Et contre les préjugés habituels du savoir établi, se souvenir que, comme le rappelait le physicien écossais James Maxwell (1831-1879), la cire est un liquide dur, et la chandelle un solide mou !
(110) Constatation fruit du bon sens et de la droite raison réunis. Constatation empirique qui à l’encontre de l’activisme paranoïaque ayant conduit à la dévastation du monde, dont on peut voir chaque jour les effets, sait que sur la longue durée, il suffit de prêter la main à l’élan interne animant la nature, et que c’est cela qui assure l’équilibre du cosmos en sa totalité.
 postmodernitefig2.jpgLe tableau de Paul Klee, « Angelus Novus », tel que l’interprète Walter Benjamin dans sa 9e Thèse sur la philosophie de l’histoire, peut être une illustration anticipatrice de cette sagesse qui, ne se reconnaissant pas dans le progressisme, s’accorde avec la progressivité des choses.
L’« Angelus Novus », en effet, ne progresse pas dialectiquement. Il a le visage tourné vers le passé. Le vent « le pousse irrésistiblement dans l’avenir auquel il tourne le dos… ce que nous appelons le progrès est cette tempête[34] ». On peut dire que cette curieuse image, alliant les contraires ou unissant passé et avenir, souligne bien la perdurance de l’empreinte mnésique dans l’inconscient collectif. Prégnance des archétypes dont on peut voir les innombrables effets dans les succès des produits du terroir, dans les célébrations patrimoniales, les attachements localistes et autres réaffirmations des racines fondatrices du vivre-ensemble.
 
Ce sont les manifestations quotidiennes de ce que Goethe appelait les Urphänomen, ou phénomènes primitifs
Phénomènes qui doivent redynamiser une pensée fondée sur l’interaction entre le mot et la chose, l’expérience et l’idée, l’apparence et la signification, en bref sur une reliance rassemblant ce que l’habituelle attitude de l’analyse moderne s’était employée, avec constance, à séparer ; à dichotomiser à outrance.
(111) Il s’agit là d’une mise en perspective « holistique » pressentant que, même si ses manifestations varient, la tradition, ce donné primordial de la condition et situation humaines, est une et qu’elle perdure dans le temps, retrouvant à certaines époques une vigueur nouvelle.
C’est ainsi qu’une lucidité, prudence et discernement, la pensée peut être l’écho d’un ordre des choses primordial. Écho de cette tradition souterraine dont on peut, prétentieusement, nier l’existence, mais qui, de manière têtue, sourd donc de nombreux problèmes de la vie quotidienne. L’imaginaire populaire en est pétri. Et les enthousiasmes de tous ordres : sportifs, musicaux, religieux, afoulements divers en témoignent d’une manière irréfutable.
 
Tradition souterraine qui, à l’encontre du fantasme du savoir absolu, rappelle l’importance du non-dit, nécessité de l’apophatique [recours à la négation]
À l’encontre aussi des positivismes habituels et du rationalisme dominant, elle va, murmurant ce qu’est l’essence des choses. De là l’importance du « creux » et de ce « Rien » donnant naissance au « tout ». C’est là que se niche le Réel d’un être gouvernant la réalité, d’un étant se manifestant dans la facticité de la vie courante. D’où la nécessité d’être attentif aux « traces » laissées par cette sédimentation qu’est la culture.
Michel Maffesoli le rappelle, le creux peut être creuset de l’être-ensemble. Il rappelle ce que l’on doit à l’origine. Il en appelle à ce Schrift zurück, ce pas en arrière, qui fut la constante préoccupation du questionnement heideggérien. Ce qui donna à sa parole la gravité que l’on sait[35]. Mythique : cheminement initiatique à tout lien social ; mystique : renvoyant à la pulsion me poussant vers l’autre ; originel comme socle granitique sur lequel s’établit la socialité, voilà bien la gradation permettant de comprendre, en son entièreté, le squelette absolu, toujours et à nouveau actuel, d’un ordre des choses dont la tenace solidité ne manque pas d’étonner.


[1] Michel Maffesoli, « L’Ordre des choses », CNRS EDITIONS, octobre 2014.
[2] L’archétype évoque à la fois l’action et les images de l’action ; c’est pourquoi on parle d’image motrice.
[3] H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Alcan, 1933, p. 267.
[4] Les deux fonctions fondamentales du langage sont l'onomazein et le legein (Platon) : nommer et dire, ce qui correspond à peu près à la distinction entre lexique et grammaire. Mais, tandis que dans le nommer (primaire) tout est langage (puisqu'il s'agit de l'organisation du monde en catégories et espèces), dans le dire (où il s'agit d'établir des relations dans ce monde et avec ce monde), ce n'est que la forme générique – la modalité sémantique – de ces relations qui est, proprement, langage, car, quant à sa substance, le dire est aussi science, activité pratique, sentiment, art (poésie), etc.
[5] Le peintre y est représenté en train de travailler à une œuvre dont on ne voit que l'envers. Il est accompagné d'un groupe de courtisans qui entourent une jeune princesse et ses suivantes venues sans doute prendre connaissance de son travail. Le peintre, le pinceau à la main, cesse un instant de peindre pour contempler son modèle et porte son regard en direction de l'avant du tableau, en ce lieu même où nous, spectateurs. nous trouvons. En ce lieu qui est le point de vue, origine du regard et de l'image, se trouve également le modèle invisible qui pose pour le peintre. Nous nous inscrivons donc dans la subjectivité du modèle dont nous sommes appelés à partager le regard. Le point de vue narratif adopté par Vélasquez mêle un regard interne à la scène, ou encore point de vue intradiégétique, celui du modèle, avec les points de vue énonciatifs du peintre et du spectateur.
[6] Cf. M. Foucault, Les Mots et les Choses, 1966,  p. 19 et A. Fouillet, L’Empire ludique.
[7] Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t. II, Gallimard , la Pléïade, 1951, p. 342.
[8] Fusion de différents cultes ou de doctrines religieuses; en particulier, tentative de conciliation des différentes croyances en une nouvelle qui en ferait la synthèse.
[9] Cf. G. Durand, Introduction à la mythodologie, Albin Michel, 1996 ; cf. également son livre majeur, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Bordas, 1969 ; cf. aussi Patrick Tacussel, L’Imaginaire radical, Dijon, Presses du Réel, 2007.
[10] Cf. M.L. von Franz, L’Interprétation des contes de fées, La Fontaine de Pierre, 1980, p. 15-16, 33, 81.
[11] Cf. la description d’un tel phénomène par S. Hugon, Circumnavigation. L’imaginaire du voyage dans Internet. CNRS Editions 2011. Cf. aussi  Vincenzo Susca, Les Formes élémentaires de la vie électronique, CNRS Editions, 2011.
[12] Cf. Hannah Arendt, Vie politique, Gallimard, 1974, p. 320. Michel Maffesoli renvoie à son livre La Conquête du présent (1979), rééd. in Après la Modernité ? , CNRS Editions 2008, p. 673 sq.
[13] Cf. M. Heidegger, Acheminement vers la parole, Gallimard, 1976, p. 95 ; et Grammaire et étymologie du mot être, Seuil, 2005, p. 10.
[14] G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, PUF 1960, p. 53.
[15] L’Ecclésiaste, I, 9.
[16] M. Heidegger, Question IV, Gallimard, 1976, p. 232.
[17] Cf. l’interprétation et l’utilisation de la notion thomiste de l’habitus, in E. Panofski, Architecture gothique et pensée scolastique, Editions de Minuit, 1987.
[18] M. Heidegger, Acheminement vers la parole, Gallimard, 1976, p. 215.
[19] Cf. S. Hugon, Circumnavigation. L’Imaginaire du voyage dans Internet, CNRS Editions, 2010. Cf. aussi le numéro 3 des Cahiers européens de l’imaginaire : « Technomagie », CNRS Editions, www.les cahiers.eu.
[20] Cf. par exemple l’œuvre de Olafur Eliasson in O. Eliasson et P. Ursprung, Studio Olafur Eliason, Taschen 2008.
[21] Virgile, Énéide, I, 405.
[22] Cf. P. Winquin, La Nouvelle Communication, Seuil, 1989.
[23] M. Heidegger, Séminaire du Thor, in Question IV, op. cit. Cf. aussi Acheminement vers la parole, op. cit. p. 18 et 228.
[24] N. de Cuse, De la docte ignorance (1440), éd. CERF, 1991.
[25] J. Grange, La Philosophie d’Auguste Comte, PUF, 1996, p. 33.
[26] S. Malka et E. Lévinas, La Vie et la Trace, J-C Latès, 2002, p. 135.
[27] Logos : rationalité propre à la constitution du social et « verbe » grâce auquel se dit notre être au monde.
 Legein : les deux fonctions fondamentales du langage sont l'onomazein et le legein (Platon) : nommer et dire, ce qui correspond à peu près à la distinction entre lexique et grammaire. Mais, tandis que dans le nommer (primaire) tout est langage (puisqu'il s'agit de l'organisation du monde en catégories et espèces), dans le dire (où il s'agit d'établir des relations dans ce monde et avec ce monde), ce n'est que la forme générique – la modalité sémantique – de ces relations qui est, proprement, langage, car, quant à sa substance, le dire est aussi science, activité pratique, sentiment, art (poésie), etc.
[28] A. Compte, Système de politique positive, Paris, G. Grès et Cie, 1912, I, 730.
[29] G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, op.cit. p. 194 sq.
[30] Platon, Les Lois, 775, c.
[31] M. Heidegger, « Hegel », in Question III, Gallimard, 1966, p. 52; cf. aussi G. Vattimo, Introduction à Heidegger, au Cerf, 1985.
[32] Alain, Histoire de mes pensées, in Les Arts et les Dieux, op. cit. p. 12.
[33] D. Bonhoeffer, Résistance et soumission, Genève, Labor et Fides, 1967 ; cf. aussi E. Meraxas, Bonhoeffer, éd. Première Partie, 2014.
[34] W. Benjamin, « Thèses sur la philosophie de l’histoire » in Poésie et Révolution, Denoël, 1971, p. 281-282 ; cf. aussi H. Arendt, Walter Benjamin , Allia, 2010, p. 31 sq.
[35] M. Zarader, Heidegger et la parole de l’origine, Vrin, Paris, 1990, p. 143.






Date de création : 19/01/2015 @ 11:58
Dernière modification : 19/01/2015 @ 12:33
Catégorie : Sociologie
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