PENSER LA POSTMODERNITÉ (1)
LIMINAIRE Pour Michel Maffesoli, professeur de sociologie à la Sorbonne, auteur de « LOrdre des choses », notre société « postmoderne » se caractérise contrairement aux idées en vogue, par la fin de lindividualisme et par un besoin de solidarités de proximité. Cest cet élan vitaliste qui lintéresse depuis de longues années. Il nest pas sans constater quil y a des problèmes, des inégalités, des difficultés. Mais il y a aussi, observe-t-il, « notamment dans les jeunes générations des formes de solidarité tout à fait innovantes, une tension créatrice (en témoignent par exemple le nombre important de créations dauto-entreprises), une véritable ouverture à lautre ». Il constate que, « contrairement aux communautés traditionnelles qui, dès la naissance, déterminaient les statuts des personnes, les tribus postmodernes sont sélectives et plurielles. Une même personne sidentifie à un groupe de musique, un club sportif, un mouvement caritatif, ou toute autre passion ou hobby. Il y a donc effectivement, un besoin communautaire mais qui na rien à voir avec le communautarisme qui organise le pouvoir en fonction des appartenances communautaires uniques et prédéterminées. Les études sur lactuel et le quotidien montrent que, contrairement à ce que lon dit fréquemment, laugmentation des rencontres virtuelles nisole pas, mais se double de celle de rencontres réelles. Internet et les nouvelles technologies participent à ce changement de valeurs et à la construction de nouvelles formes de socialité, plus communautaires, plus émotionnelles, plus sensibles, mais, ne sont en aucun cas un obstacle à la relation. Les forums de discussion, Facebook et autres Twitter, sites communautaires soulignent à loisir que la marque de lépoque est bien le relationisme! Les formes politiques de la modernité et lorganisation sociale nétant plus à même dassurer un pouvoir fédérateur, signent- elles la disparition dun vivre-ensemble ? Bien au contraire, Michel Maffesoli pense « quau tripode de la modernité travail, rationalisme et progressisme , succède celui de la postmodernité créativité, raison sensible, progressivité ; quil reste aux élites à montrer que ce nest plus seulement le paradigme économique qui rend compte de la vie en société, mais une prise en compte des manifestations corporelles, sensibles, spirituelles, émotionnelles. LOrdre des choses appelle à penser la postmodernité, cest-à-dire à regarder un Réel bien plus riche que la seule réalité économique, un réel comprenant le jeu, le rêve ; pour le dire autrement, pas seulement lesprit, mais lâme et lesprit. » DU SAVOIR À LA CONNAISSANCE SOMMAIRE
De la modernité à la postmodernité Lenracinement et sa dynamique propre Vérité moderne et postmoderne La pulsion unificatrice prévalant simultanément dans lÉglise et dans la Science La recherche de la Vérité comme certitude/rectitude, au cur de la modernité La centralité souterraine de la vie quotidienne La spécificité de la connaissance humaine La pensée pluriforme De la modernité à la postmodernité Cest ce trajet que, de sa thébaïde languedocienne, nous propose Michel Maffesoli dans son uvre, « LOrdre des choses ». Les choses, en effet senchaînent pour séclairer mutuellement : linformatique est le fruit, dabord dune machine (unhardware), puis dun logiciel (un software). (18) Lauteur, pour illustrer cette démarche progressive, cite Hannah Arendt : « linstinct du travail consiste à arracher des fragments à un contexte et à leur imposer un nouvel ordre de telle sorte quils séclairent les uns les autres, que se justifie leur raison dêtre dans un état de libre flottement ». Il sagit là, précise-t-il, « dune démarche nayant plus rien de dialectique et ne cherchant plus une illusoire synthèse. Ce en quoi elle saccorde avec le sentiment tragique de la vie, dans lequel le mal et le bien, le vrai et le faux, lanimal et lhumain sajustent en une dialogie (Morin), cest-à-dire une interaction toujours inachevée et donc dynamique. Voilà bien le point nodal du penser et du vivre postmoderne : ramener lexistence à elle-même. La philosophie de laliénation qui a, peu ou prou, contaminé toutes les (19) représentations modernes, présupposait quau-delà des exploitations, aliénations et diverses impositions (économiques, morales, symboliques) contemporaines, il y avait une vraie vie ailleurs : en quelques hypothétiques arrière-mondes. Que ceux-ci soient célestes ou terrestres. Tout le messianisme judéo-chrétien, puis son héritier, le progressisme moderne reposant là-dessus. Dieu ou lÉtat-providence sont les garants dune inéluctable solution à venir. Cest cette belle méthode dialectique que vient rompre la rhapsodie postmoderne. En son sens étymologique (rhaptein, coudre), elle semploie à ajuster, tant bien que mal, les morceaux disparates, hasardeux, propres au donné mondain. La rhapsodie souligne bien le caractère improvisé et irruptif de la sagesse populaire ; son aspect émotionnel également. » Lenracinement et sa dynamique propre (25) Les racines profondes de tout vivre ensemble sont essentiellement religieuses. Cest le partage des mystères sacrés qui conforta, sur la longue durée, lhomme comme « animal politique » et assura la perdurance du lien social. Les formes prises par ce dernier sont, certes, variables ; la dimension transcendante, elle, est constante. Cest ce qui a pu faire dire à un auteur à lesprit aussi aigu que Karl Marx que la « politique était la forme profane de la religion ». Ce que, en fin connaisseur de la chose publique, [le juriste catholique et néanmoins nazi] Carl Schmitt ne manque pas de reconnaître lorsquil déclare, à sa manière, que toutes les catégories analytiques sont dordre théologique[2]. Bien entendu, la transcendance et la théologie en question sont, dans loptique de ces auteurs, judéo-chrétiennes, Seule tradition religieuse qui mérita attention puisquelle servit de fondement à la constitution de la civilisation occidentale et à son hégémonie. Vérité moderne et postmoderne (28) Les vérités [singulières] sont approximatives et ce, stricto sensu : elles se contentent dapprocher et non de subvertir en totalité. Du coup, elles sont momentanées. Cest-à-dire dune époque donnée. Ne loublions pas, « époque » signifiée parenthèse. Celle-ci souvre, mais également, peut se fermer. Les vérités époquales vont donc suivre les diverses transmutations du lien social. Elles vont dévoiler ce qui est. Et ce qui est, est premier : primum vivere, deinde
Ainsi la vérité moderne va « dévoiler » le social rationnel. (29) La vérité postmoderne va semployer à « dévoiler » une sociabilité émotionnelle. Et lon pourrait trouver des polarités de la même eau : rationalisme-sensualisme, réduction-amplification, un-multiple, etc. Cest ainsi que lon peut parler, sans quil y ait abdication de lesprit, dun relativisme anthropologique, celui du « polythéisme des valeurs » consistant, suivant telle ou telle époque particulière, pour une société donnée, à se « faire les dieux » qui conviennent le mieux. Quand Bergson, auquel nous devons cette belle métaphore, caractérisait la société comme étant une « machine à faire des dieux », cétait le travail de limaginaire sociétal quil avait à lesprit. Cest-à-dire la force de limmatériel, lefficace propre des idées. Toutes choses assurant, en profondeur, la cohésion sociale. En son sens strict, le consensus, cum sensualis : le partage des sentiments. Le corrélat de cela, cest létroite relation entre le lien social et la manière de le dire. Michel Foucault a ainsi parlé dépistémé, pour rappeler le rapport dialogique propre aux représentations et à lorganisation sociale quelles suscitent[3]. Les « modalités alétheiologiques » désignent la même chose : les vérités sont tributaires des époques données. La pulsion unificatrice prévalant simultanément dans lÉglise et dans la Science Cest le relativisme des vérités époquales que le dogme de lInfaillibilité pontificale entend dénier [Sans pouvoir juger sur le fond, Michel Maffesoli] entend simplement utiliser ce dogme comme métaphore, afin dillustrer la tendance inquisitoriale qui, toujours, taraude ceux qui se considèrent comme étant les protagonistes de la Vérité. (30) Ceux qui sont possédés par ce quavec justesse le philosophe Georges Palante nommait « lesprit prêtre »[4] propre à ceux qui, dépositaires dun savoir sacré, veillent à en préserver lintégrité doctrinale, quitte, si besoin est, à stigmatiser, à invalider ce ou ceux qui mettrait en question la validité intangible de la Vérité révélée ! Donc, on la bien compris, lInfaillibilité du pape, parlant ex cathedra, advient à un moment où, justement commence la décadence du magistère [juillet 1870, Concile de Vatican I]. Comme tous ces combats darrière-garde, cest la « réaction » qui tend à prévaloir, cest-à-dire la rigidification de ce qui était souple, labile, dynamique, à limage de la vie même. Les histoires des religions parlent, à cet égard, de la « romanisation » de lÉglise catholique
Cette romanisation va annihiler toute cette Église qui pouvait être une sorte de pluri-univers, une cohérence à partir de la diversité. Le comput liturgique lui-même sen trouve homogénéisé. (31) Belle illustration sil en est, dans le domaine ecclésiastique du fameux reductio ad unum par lequel Auguste Comte caractérisait la société du XIXe siècle et la sociologie qui avait pour mission de lanalyser[5]. Cest donc en fonction de cette pulsion unificatrice que va se constituer la Science. Ainsi, tout comme lEmpire ecclésiastique sétait construit sur le modèle organisationnel de lEmpire romain, lEmpire de la science est enté sur une conception univoque de la Vérité, intangible en son essence même. Que lon en soit conscient ou pas nenlève rien à laffaire, les injonctions pour conduire lesprit (regulae mentis) au XVIIe siècle, puis, progressivement, ce qui va conduire à lIntroduction à létude de la médecine expérimentale de Claude Bernard (1865), modèle des Règles de la méthode sociologique dÉmile Durkheim (1865), tout sinscrit dans la logique du dogme ecclésiastique. La recherche de la Vérité comme certitude/rectitude, au cur de la modernité Parenté existant entre la sensibilité dogmatique et la recherche de la Vérité comme certitude Cest cette parenté qua souvent relevé Martin Heidegger, formé, lors de ses études secondaires puis au début de ses études universitaires, par la philosophie thomiste. Ses premiers écrits, tel celui sur Duns Scot, témoignent de la connaissance approfondie dune homologie[6]. Il sagit dune récurrence dans toute son uvre que lon peut résumer dans ce quil nomme « lempire curial romain », [sachant] que toute lindéniable performativité du modèle scientifique moderne, son intolérance aussi, sinscrivent dans cette propension impériale, peut-être même impérialiste. Ainsi, ce qui nétait quune modalité est devenue la modalité unique. (32) On trouve tout au long de luvre de notre penseur, une étonnante « rumination » de ce problème : comment la vérité-dévoilement de ce qui est, devient la « rectitude » correspondant à ce que lesprit veut ? Celle-là reconnaît que les choses sont premières, quelles sont fascinantes et toujours antérieures à laction de lhomme[7]. Michel Maffesoli le dit dune manière imagée comme étant un donné précambrien. En revanche la « rectitude » est cause et effet dune domination du monde, aboutissant inéluctablement à sa dévastation. En dautres pages, Heidegger parlera du glissement de la vérité-dévoilement vers la « certitude ». soulignant par là le triomphe de la connaissance mathématique reposant sur le certus et négligeant la « rigueur » propre à la connaissance des sciences de lesprit[8]. Ce quil est intéressant de noter, cest que la « rectitude » ou la « certitude » renvoient dune part à un concept moral, voire moraliste de la vérité, et, dautre part privilégient laction du sujet pensant. Morale et subjectivisme étant les deux aspects dune même réalité. Cest dailleurs ce en quoi cette conception moderne de la vérité comme certitude/rectitude sinscrit bien dans léconomie du salut propre à la tradition sémitique Celle-ci repose sur un Dieu Un, créateur du monde, et donnant à un individu Un, « imago dei », fait à son image, le pouvoir dagir, de cultiver le jardin dEden, cest-à-dire de continuer la création quil a initiée. Pour le dire en termes un peu plus soutenus, la Vérité substantielle, une et assurée delle-même, correspond à un Individu ayant une identité et qui est assuré dans lau-delà, de sa survie. Il sagit là du cur battant du « substantialisme » propre à la tradition chrétienne qui va conditionner celui qui sest poursuivi tout au long de la modernité et qui a été la marque de fabrique de lOccident en son entier. (33) La Vérité comme certitude, à lorigine des formes dinquisition quelles soient médiévales ou contemporaines Accessoirement, mais un accessoire lourd de conséquences, parfois sanglantes, cest sur le fondement de la Vérité comme certitude, de la Religion révélée, du Dogme qui en rend compte, de la vraie organisation ecclésiale, puis de la Science avec ses règles, ses méthodes et ses lois, cest donc sur cette certitude que lInquisition , en sa forme médiévale trouve sa légitimité, tout comme les autres formes dinquisition contemporaines qui en découlent logiquement. La généalogie religieuse a son utilité en ce quelle démasque ce qui se présente comme étant expression de la pure Raison Pure Raison qui nest pas quun avatar de la pulsion de croyance qui de tout temps turlupine lanimal humain. Généalogie religieuse instructive, également en ce que la pompe pontificale célébrant lInfaillibilité, met en scène, dune manière théâtrale, ce qui est ressenti ou pressenti comme étant un pur simulacre. Bouquet final dun feu dartifice par lequel sannonce la fin de la festivité. En la matière la saturation dun savoir absolu, sûr de lui et dominateur. Savoir fondé sur la Raison souveraine, elle-même forme profane dune Dieu Un. La relativisation de la sensibilité dogmatique Comme signe avant-coureur de cette relativisation, on peut voir, dès la fin du XIXe siècle, se multiplier les pensées du soupçon : Freud, Jung, Nietzsche montrant quil importe de compléter la simple raison par les sens, les instincts, les sentiments et autres manifestations de cette capacité de fantasmer constituant lentièreté de lhumaine-nature. Ce que souligne un tel relativisme, cest quà la « perfection » religieuse, puis rationaliste, succède la « complétude » dun humanisme global sachant intégrer, au mieux, tous les possibles constitutifs de la nature humaine. (34) Très rapidement, ces théories mettant en question la prévalence dun Dieu Un, puis dune Raison Unique, ne manquent pas dinfluencer lEurope Elles linfluencent dans sa vie culturelle, politique ou sociale lorsquelle voit émerger les rêves bolchevique en Russie, nazi en Allemagne ou fasciste dans les pays latins. Rêves vite devenus cauchemars, mais qui témoignaient dune autre manière de penser et dorganiser le vivre-ensemble. Autre manière ne devant plus grand-chose.au « Contrat social » rationnel ayant présidé à la naissance de la modernité. Un fin connaisseur des « années trente », Jean-Pierre Maxence, a montré que cest toute la littérature qui est, dès cette époque, est marquée par langoisse de connaître sous une autre forme que celle qui avait prévalu jusqualors, ou qui recherche des « itinéraires de fuite » alternatifs aux sécurisations dogmatiques élaborées à partir du XVIIe siècle[9]. Cest sur une telle toile de fond quil faut comprendre luvre de Keyserling ou celle de Spengler prédisant le « déclin de lOccident », sans oublier le russe Nicolas Berdiaeff annonçant un « Nouveau Moyen Âge ». Et cela, non pas dune manière péjorative, comme simple régression, mais bien comme retour à quelque chose doriginel , de plus fondamental, de plus authentique. Le retour à un plus authentique qui fait suite aux cauchemars de lEurope nest pas sans annoncer le « holisme » postmoderne Cette conception globale dun mode pluriel où une économie quelque peu étriquée tend à laisser la place à une « écosophie » autrement plus riche en ce quelle intègre tous les paramètres humains. Ce dont seule une raison sensible peut rendre compte. Une telle « raison sensible » combat avec sérénité et désinvolture, la conception de la Vérité comme certitude/ rectitude (prévalant dans le savoir établi et les diverses institutions de lacadémisme intellectuel) où seul importe ce qui est quantifiable. Il faut préciser que la pensée holiste (écosophie) ne décrit pas le monde « à lenvers » qui serait lapanage de quelques songes creux hamlétiens, lais bien au contraire « len-droit » du monde. (35) Ce qui est juste, cest-à-dire le lieu de lêtre-ensemble ; sa biosphère. Cest tout ce que cela signifie, en son sens fort, la « raison sensible » : savoir mettre en uvre de la passion pour penser le « pathos » de lêtre-là. La centralité souterraine de la vie quotidienne On ne peut la comprendre quen ayant tout cela à lesprit. Le terme « pathos » cristallisant tous ces affects : passions, émotions, humeurs dont, pour le meilleur et pour le pire, on peut voir le retour dans la vie publique. Les sympathies, antipathies et diverses expressions du feeling contaminent des domaines qui en étaient, jusqualors, totalement indemnes. La politique, les relations internationales, les conflits sociaux, les diatribes médiatiques, sans oublier les débats intellectuels, sont tributaires des humeurs de tous les protagonistes concernés. Or, les « humeurs », individuelles ou collectives, ont une forte charge instinctuelle, nous rappelant à plus dhumilité, celle propre à notre animalité. Jusquil y a peu, à part le strict domaine de la psychologie, le terme « empathie » était peu utilisé dans le débat public Il lest de plus en plus. Ce qui est un indice sémantique de premier ordre. Très précisément, lirruption du non rationnel dans la sphère publique. Le « mur de la vie privée », où il avait sa légitimité, est devenu friable. On en conviendra : il est bien délicat de quantifier les phénomènes que lempathie, justement, entend appréhender. Faut-il le rappeler, cest essentiellement une approche intuitive. Cest-à-dire une vision de lintérieur ; une vision globale et multilatérale. Ce que lon a appelé la perspective holiste ou écosophiste. Cest bien une telle empathie que le rationalisme du XIXe siècle sest employé, après lavoir condamnée, à évacuer. Le grand fantasme de lInfaillibilité scientifique a un nom, cest la taxinomie. Cette obsession du quantitatif croyant quil est possible dappréhender le vivant au moyen dun classement systématique ou plutôt dun classement chiffré
Quon lappelle de quelque nom que lon voudra, une mutation de fond est en cours (36) Cest elle qui tourneboule les modes de vie et lorganisation économique, politique et sociale en son ensemble. Comme cest toujours le cas en ces moments, il faut trouver les mots pertinents qui soient à même de repérer, puis de savoir dire ce changement de paradigme. Ce nest jamais chose aisée, tant il est vrai que la certitude/rectitude tend, par besoin de sécurité, à lemporter sur la lucidité. On le sait, ce qui fut une épistémé fondatrice devient, inéluctablement doxa[10]. Lidée-force sinversant en routine philosophique. (37) Cette propension à être des esprits asservis est une constante anthropologique. Elle lest en tout cas chez ceux dont la vocation première est de penser librement, hors des sentiers battus, et qui, pourtant, ont tendance à retomber dans ce que Durkheim nommait le « conformisme logique ». Cest bien le retour à une vision empathique qui est à luvre dans la vita contemplativa propre à la démarche compréhensive Vision qui est précisément celle de lintuition des choses, celle de leur correspondance primordiale. En effet, comme les sciences de la nature ont leur logique, la connaissance devant rendre compte des aléas de la vie individuelle ou collective, a la sienne. Peut-être est-ce parce quil y a eu « une confusion des sentiments », cest-à-dire parce quon a appliqué sans précaution le modèle des sciences expérimentales à lanalyse de la vie sociale, que lon se trouve dans une certaine impasse épistémologique et que lon est incapable danalyser, avec rigueur, les nouveaux modes de vie émergeant sous nos yeux. Joseph de Maistre notait avec pertinence : « Excepté les sciences exactes, ne sommes-nous pas réduits à conjecturer[11] ? » Remarque judicieuse, prospective et surtout pleine de bon sens. Remarque nous ramenant à plus dhumilité. Car si les sciences exactes reposent sur « lexacte rectitude », ce qui concerne la vie des sociétés nous oblige à valoriser, simplement, ce qui est plausible Ce qui incite à mettre en uvre une démarche rigoureuse où lanalogie le dispute à la métaphore. Le tout permettant dêtre des « regardeurs ». Voir sans avoir des a priori théoriques bloquant la vraie compréhension des choses. Car la pire des servitudes est bien celle dune opinion (doxa) se parant des privilèges de la scientificité. Et il nest pire inquisition que celle de ceux qui sauto-attribuant le pouvoir de juger, lexercent sans mesure. (38) Pouvoir exercé sans cette discretio, ce discernement qui, de longue mémoire, fut considéré comme la pierre de touche de lacte de connaître avec quelque lucidité. Laquelle consiste, on ne le redira jamais assez à prendre les choses telles quelles sont et non pour ce que lon voudrait quelles soient
Prendre les choses pour ce quelles sont Les prendre sans vouloir les plier à la prétention du sujet pensant, cest, au-delà de la recherche paranoïaque ou puérile du « pourquoi », sen tenir à la sagesse du « comment ». Cest comme le dit avec élégance Alain, avoir eu la grâce de nêtre pas intéressé aux questions insolubles[12] ». Riche denseignement ce comment permet de comprendre les caractéristiques essentielles, les « archaïsmes » (éléments premiers et fondamentaux) constitutifs de la chose humaine et sociale. Cest un lieu commun, en la matière fort instructif de la sociologie allemande que davoir proposé une distinction utile entre comprendre (verstehen) et expliquer (erklären). Autant ce dernier consiste à « mettre à plat », en son sens étymologique « enlever les plis » (ex-plicare), autant la compréhension tend à saccorder à la touffeur (chaleur étouffante) spécifique de la vie quotidienne. Comprendre, en effet au-delà ou en deçà dune simple interprétation morale, cest surtout entrer en résonnance (39) Cest être tendu à lécoute de ce qui est En un mot, cest envisager le savoir comme saveur : apprécier le monde tel quil est, et ceux qui lhabitent pour leurs qualités propres. Comprendre cest entendre, ou savoir entendre, ce qui nest pas forcément audible par ceux atteints de surdité théorique. Ainsi que le note Heidegger : « entendre est inséparable de vibrer ». Il sagit moins de maîtriser que « dêtre sous » (Understand). Saccommoder à un donné bien plus ancien que de que tout un chacun est ; plus ancien que lespèce humaine. La chose est lancêtre [« anc(ien) être »] engendrant ce que lon est ! Cest cette humilité attentive à lhumus du monde qui sert de fondement à la démarche herméneutique Démarche dont la fécondité pour la compréhension de la chose humaine est avérée. LHerméneutique (par construction) est affranchie de toute prétention dogmatique. Elle est perpétuelle recherche de limpensé dune uvre, dune situation, dun phénomène. Questionnement sur la source de tout cela. « Impensé » quil faut comprendre, fort simplement, comme ce qui est en deçà et au-delà de toute attitude réflexive. Doù la pertinence du terme « regardeur » par lequel Marcel Duchamp nomme lartiste. On peut lutiliser et montrer en quoi, celui qui a pour vocation de regarder la chose humaine et sociale, sil le fait avec rigueur et discernement pour aller au plus profond dans lanalyse des racines. (40) Et donc mettre en uvre une pensée radicale tourneboulant les routines philosophiques et, ce qui revient au même, « lexacte rectitude » dun savoir établi sur lintolérance et le dogme lui servant de justification. La démarche herméneutique par son adogmatisme nentend rien « construire » (41) Cest essentiellement : dans un premier temps, une interprétation se voulant, uniquement, une description. Une présentation des choses. Son exigence, car exigence intellectuelle il y a, consiste à repérer le sens symbolique. Quel est le secret se cachant sous la lettre ? dans un second temps, la mise en évidence de la charge allégorique de ce qui est décrit. Cest-à-dire voir en quoi tout phénomène est une illustration des structures fondamentales constituant la chose humaine. enfin, cest lopportunité de faire ressortir comment, en un moment donné, le symbolique va sactualiser. Lactuel étant une incarnation de ce qui est substantiel. En bref, lherméneutique est un questionnement sur une source de sens qui, toujours et à nouveau, se renouvelle dans la vie quotidienne. Un sens qui sactualise dans lexistence courante. Ladogmatique que cela induit renvoie à une compréhension plus large, plus riche de la banalité de lhomme sans qualité. Compréhension incitant Nietzsche à considérer que cette source de sens est comme un puits dans lequel on ne peut « descendre un seau sans quil ne remonte rempli dor ». Belle métaphore par laquelle le penseur et le poète saccordent sur cette idée si simple, dune grande et profonde banalité : seul importe, et est source de sens, lhomme comme être au monde. Lhomme est là ! La spécificité de la connaissance humaine Spécificité qui consiste à mettre en uvre toute une batterie de métaphores, danalogies et autres figures de rhétorique pouvant traduire la signification du vécu social (42) Ce nest pas chose vaine et encore moins une attitude frivole. Cela demande rigueur et exigence. Gilbert Durand a pu parler à ce propos de « bassin sémantique » : ce sont des choses qui se constituent peu à peu ; la « nomination » est un moment crucial de lélaboration de la signification de ce qui est[13]. Cest dailleurs le fait de dire, de nommer le moins mal possible ce que lon vit qui permet un accroissement et un approfondissement du vivre-ensemble. Les mots sont divins. Par exemple, dans la tradition biblique, « Dieu dit » ; et en disant, il crée ce quil nomme. De lhomme on a dit quil est capax Dei : capable de Dieu. Il a la possibilité davoir des dieux. Et cest celle-ci qui le rend « capable » davoir des mots lui permettant de créer les choses. La création résidant dans la nomination. Le bon usage des mots étant, dès lors, corrélatif de celui de vivre, et convivre avec dautres : ce qui est, on le sait, la spécificité de lanimal humain. . Dans toutes les cultures, on retrouve une telle nécessité : le souci des dénominations exactes (43) Et aussi paradoxal que cela puisse paraître, cest la première exigence dun gouvernement. Petit apologue proposé par la sagesse chinoise : « Le seigneur Wei entend vous confier le gouvernement. Quelle est, à votre avis la première chose à faire ? Lessentiel est de rendre correcte les désignations[14]. Et dune manière récurrente on retrouve dans tous les livres classiques chinois un rapport étroit entre lart de « qualifier » et celui de légiférer. Ce qui par parenthèse, souligne quun mot, un ensemble de mots, peut suser et, dès lors, perdre sa pertinence. Ils ne sont plus efficaces et sachèvent en bavardages ou en incantations. Tout cela pour dire que trouver les mots pertinents, et donc éliminer ceux qui sont devenus « impertinents » nest jamais chose aisée. « Penser cest être en lutte avec la langue[15] » déclare Wittgenstein De plus, cest un combat constant, pas simplement avec les autres mais bien avec soi-même aussi, afin de dire, au plus juste, ce qui est vécu. Le dire dune manière ouverte, nuancée ; en étant attentif à la labilité des choses qui nont jamais une identité figée, mais bien des identifications multiples, traduisant le fait que tout est, toujours, en devenir. (44) Cest en ce sens que, si on reprend graduellement ses caractéristiques, lherméneutique sociale est allégorique et symbolique. Elle repose sur la métaphore et lanalogie. Ainsi le souci du mot juste, de la métaphore adéquate est bien une manière de participer à la construction du temple de la connaissance Mais on le sait dantique mémoire, il ny a pas de pars construens que sil y a eu au préalable, une pars detruens. Sans agressivité particulière, la phénoménologie, en ses diverses applications : philosophiques dabord, puis sociologique, a pratiqué la « déconstruction ». Cest-à-dire désobstruer le questionnement de pensée de ces théories surajoutées par le temps. Et ce afin de revenir au mieux, aux choses mêmes. Lexpression des idées grâce auxquelles les sociétés se construisent et se confondent sont loin dêtre secondaires (45) Elles sexpriment, cest-à-dire se disent, constituant ainsi des « narrations mentales ». Narrations qui, dans les moments les plus féconds de lhistoire humaine, dialoguent et sopposent entre elles. Cest cette interaction qui constitue, en son sens fort, ce quil est convenu dappeler culture. Et ce, tout simplement parce quelles entrent en écho, dans le meilleur des cas, avec la rhétorique de la vie. On oublie, en effet, que celle-ci existe et quelle a des règles aussi rigoureuses que celles qui régissent la rhétorique savante. On la retrouve dans les discussions du « Café du Commerce », dans la théâtralisation de ce spectacle vivant quest lanimation urbaine, sans oublier les modalités spécifiques postmodernes que sont les forums, blogs et autres « twitter ». Au-delà dune apparence chaotique, il y a dans tous ces phénomènes des lignes de force, vrais champs magnétiques autour desquels et grâce auxquels sorganisent la vie sociale. Peut-être est-ce au sein de cette rhétorique quotidienne quil faut rechercher ce quAndré Breton nommait « lor du temps ». Ce qui fait sens dans linsignifiant. Ce qui tout en étant de peu dimportance est plein dune importance bien plus essentielle, qui constitue le ciment nécessaire à lêtre et au vivre-ensemble. Les mots en leurs modulations imagées, métaphoriques ou allégoriques ont donc une fonction symbolique : ils unissent ce qui a tendance à séparpiller. Cétait lintuition du « surréalisme » donnant à la réalité une dimension bien plus riche et lexhaussant ainsi en un Réel complexe. De nos jours, le mot-clef de labstraction savante est le « concept » (46) Cest lapanage des « sachants » qui lutilisent à tort et à travers. Elle « fait » du concept de la même manière quelle refait le monde. Le mot est devenu tellement évanescent que tout un chacun se croit autorisé den « faire ». Cest un flatus vocis. Cest ainsi que pour ne prendre que quelques exemples, tel ou tel styliste ne crée plus des vêtements, mais développe son concept. Le publicitaire a le sien. Et même le chaland va achalander dans son magasin les marchandises quil veut vendre en fonction dun concept quil aura appris dans ses études de marketing. (47) Ainsi, compte tenu dune part de son « abstraction » par rapport au Réel, et dautre part de son utilisation sans discernement, et afin dêtre au plus proche de la fluidité et de la diversité de la vie en son devenir, il vaut mieux utiliser des notions provisoires, des images changeantes, qui permettent « le coup dil » sociologique. Celui de lintuition, cest-à-dire de la vue intérieure, en profondeur, dun ordre des choses dont lharmonie est essentiellement conflictuelle. Coïncidentia oppositorum dont la logique « contradictotrielle » est linstrument privilégié[16]; logique dite du « tiers donné » : on peut être ceci et cela, tel phénomène est pluriel, conjonctif
renvoie à cette immémoriale sagesse populaire, dont il est habituel de se méfier (ou de se gausser). Sagesse sachant, de savoir incorporé, « quil faut de tout pour faire un monde ». Cest bien pour cette raison que le concept qui entend enclore, saisir (concepire), attraper (greifen) pour léternité nest plus un modus operandi des plus pertinents. En tout cas, en un moment où cest le présentéisme, lantique philosophie du Kairos, celle du moment opportun, qui tend à prévaloir. Et ce, car la Vérité, ce que croit le dogmatique, nest pas éternelle. Il ny a de vérités quapproximatives ; celles qui sont tributaires dune époque donnée et qui en dévoilent (a-lètheia) les caractéristiques essentielles. Le propre de lherméneutique est de faire ressortir ce qui est essentiel au cur même des apparences (48) Cest également le fil rouge de la ruminante pensée de Martin Heidegger consistant à mettre létant à lépreuve de son être ; ou en une formulation sociologique : comprendre le social en fonction du sociétal (aspect plus englobant). Dans une telle sensibilité théorique, seule importe lexpérience et en effet de cette énergie vitale permettant de comprendre sur la longue durée, la perdurance de lêtre ; cest-à-dire de lêtre-ensemble. Cest ainsi que Michel Maffesoli comprend cette remarque de Marlène Zarader, dans sa recherche aiguë des racines de luvre de Heidegger : « La pensée nest pas une « mainmise », elle ne connaît pas le concept, et moins encore le système[17] ». La générosité de la libido sciendi dans la démarche intellectuelle (49) Cette démarche où le désir du savoir est à luvre, souterrainement, est autrement plus généreuse quun combat social (sociomachie) pour la défense dune condition acquise une fois pour toutes. Elle est même dispendieuse et nhésite pas à « semer à tous vents ». Pour reprendre un terme cher à Georges Bataille, elle est « dépense ». Ce en quoi elle est en congruence avec cette « économie généralisée » qui loin de se restreindre aux besoins quantifiables, englobe ces désirs sociétaux aux horizons illimités et, donc bien plus riche qualitativement. Ainsi, dans le va-et-vient des vérités qui, successivement, sont régnantes, la lucidité relativiste nous oblige à reconnaître que telle vérité tend à devenir erreur inquisitrice et intolérante. Michel Maffesoli a entendu dans ce sens, Élias Canetti rappeler que « toute arrogance du concept, aussi utile quelle ait été, est nuisible ».Après avoir été libérateur, le concept est devenu la superstition moderne confortant, en particulier dans les sciences humaines et sociales, les pires des obscurantismes. Tout autre est la démarche de pensée qui, confrontée aux aléas du tragique existentiel, reste entée dans lhumilité propre à un véritable humanisme. Cest-à-dire à celui ne se limitant pas à lhomme réflexif, celui de lego cogito moderne, mais lhumanisme holistique intégrant tous les sens individuels et collectifs, et faisant, ainsi, rentrer tout un chacun en correspondance avec ce tout quest lenvironnement social et naturel. (50) Cest grâce et par une telle mise en perspective que la connaissance peut devenir « in-nocence », cette connaissance dans le monde ; connaissance originelle et par là plus complète. On est loin de larrogance dun Occident détenteur de la Vérité. Occident qui imposa les valeurs sociales, issues de cette vérité, au monde en son entier. Occident dont lorgueil aboutit à la dévastation du monde. Les Grecs en avaient eu le pressentiment lorsquils notaient les méfaits de lubris et de son pouvoir dévastateur. Cest là-contre quune inversion de polarité est en train de sopérer. Une ré-orientation de la pensée nétant pas sans rapport avec l« orientalisation » diffuse concernant la postmodernité. Le mot-clef dune ré-orientation générale de la pensée est la « complétude » Et ce à lopposé du mécanisme de réduction qui fut la marque de fabrique de lOccident moderne et qui, de fait, lui permit de sassurer lhégémonie que lon sait. Complétude, cest-à-dire enrichissement de la raison par les sens ; ou encore complémentarité de lesprit et du corps. Une telle sensibilité a une longue tradition, même en Occident. Ainsi la « docte ignorance » (1440) du philosophe néo-platonicien allemand, le cardinal Nicolas de Cuse, qui fit vaciller le dogmatisme philosophique qui sétait peu à peu imposé dans la recherche intellectuelle[18]. Préfigurant la Renaissance, cette pensée maniant avec dextérité loxymore (heureuse alliance de mots contradictoires) montre quil peut y avoir tout à la fois de la gravité dans le questionnement et, en même temps, une réelle humilité dans la reconnaissance des limites mêmes du résultat atteint. La docte ignorance (ignota cognitio) renoue ainsi avec la sagesse antique, celle des stoïciens, voire des épicuriens, reposant sur lacceptation des limites et, surtout, sur la complémentarité des polarités humaines que la prévalence de la Vérité unique avait dissociées. (51) Ainsi plaisanter sérieusement et jouer assidûment, tout comme délirer sérieusement, nétaient nullement antinomiques, mais étaient, au contraire, la spécificité de lhomme complet. Cest là en son sens fort, la caractéristique de la vita contemplativa, la vie solitaire savante, celle de la scholè, du loisir studieux (otium) sopposant au negotium (négoce) simplement utilitaire. En bref, tout ce qui , dune manière ou dune autre, rappelle que lirréel est constitutif du Réel, que le rêve est une partie importante de notre humaine nature, que le ludique nest pas cantonné au domaine de lenfance, mais quil se maintient tel un fil rouge, tout au long de lexistence. Il se trouve que le « prix des choses sans prix » est en train de retrouver une étonnante vigueur dans le cycle postmoderne qui samorce actuellement. Une telle complétude, corrélative dune connaissance faite dhumilité, rappelle aussi que lombre dans tous ses aspects est, aussi, constitutive de la personne humaine et des communautés où celle-ci sinscrit. Il est, de ce point de vue, intéressant de noter le rapport établi par Schelling entre le « savoir nescient » (méconnaissance), et « lhomme souterrain ». Celui-ci et celui-là intimement liés « comme dans les métaux le son et la lumière (devenus) une même chose[19]. Ce nest peut-être pas pour rien que lon appelait Shelling Magister Dunkelhut, le maître au chapeau sombre ! Son « homme souterrain » mettant laccent sur ce qui était substantiel. Profondément enraciné dans un humus dense où la culture et la nature se fondaient en un mixte étroit et fécond. (52) Dunkelhut, chapeau sombre, voilà un bel oxymore où la tête, symbole tout à la fois de la clarté et de ce qui est en haut, est relativisée par un voile sombre la rappelant à plus dhumilité : celle du clair-obscur de lexistence. Dire quil est possible de « penser le monde sans les idées » nest plus un vain paradoxe Car cela, en effet, permet de reconnaître, ce qui est une évidence du sens commun, que ce qui meut la vie des sociétés, ce nest nullement lintelligence désincarnée, mais bien les processus dattraction/ répulsion, de sympathie/antipathie. Empédocle dAgrigente a mis laccent sur la bipolarité de lamitié et de linimitié, Carl Schmitt a fait la théorie de l« ami-ennemi », toutes choses accentuant limmédiateté du vouloir. Ce qui, Michel Maffesoli le rappelle, est au fondement même de ce consensus dont est fait le fondement de tout vivre-ensemble. « Consensus » qui nest rien dautre que le partage des sentiments, que le champ magnétique où sexercent les attractions sociales[20]. Voilà qui relativise la vérité conceptuelle ; qui rappelle quil ny a de vérité quen fonction dune époque donnée. (53) Cest dans les chemins de pensée, ceux de Sils Maria, fort connu, ou ceux de Sorrente, bien plus mystérieux, que Nietzsche, lui aussi, la tête couverte dun chapeau symbolique, rappelle que notre lointain passé (Altertum) devient un nouveau présent (Neutum)[21]. Et ce, en une interaction féconde, dans la spirale du temps. (54) En une thèse originale, le sociologue italien Francesco Alberoni rappelle le substrat originel de lordre des choses. Genesis. Impulsion initiale, déclic fondateur qui tendent à sappesantir et, donc, à devenir accablants. Il a ainsi montré en quoi lénamourement, le choc amoureux, pouvait sinverser en tétanie conjugale[22]. Processus dépassant, et de loin, les relations interpersonnelles, et que lon retrouve dans léconomie généralisée caractérisant la vie sociale dans son entier. Voyons plus loin en arrière. Cela aide toujours, précise Michel Maffesoli, à bien voir le présent et, parfois, lavenir. Ainsi ce que fut laudace de la philosophie scolastique, ce qui en fit la performativité, cest sa capacité à savoir intégrer ce qui pouvait paraître, et était, antinomique à la foi chrétienne. (55) Ainsi la distinction radicale établie par Albert le Grand, entre le scitum et le creditum : ce qui peut être « su » et ce qui est « cru ». Ce qui conduit à assimiler le plus possible les enseignements des philosophies païennes ; en la matière, les préceptes logiques dAristote[23]. Audace, certes, témoignant dune liberté de lesprit, capable, pour lintégrer dans la démarche chrétienne, daffronter une démarche reposant sur lidée que la pensée humaine peut sassurer lemprise dun monde fini. Avant de devenir, justement, scolastique, cest-à-dire asservissant les esprits à des débats décole, la philosophie du XIIIe siècle est innovante et prospective
Ce qui est le propre de lintranquillité de lesprit, celui qui souffle où il veut, cest, ainsi que le rappelle saint Augustin[24], de « chercher comme devant trouver, et trouver comme devant chercher encore ». Démarche incessante du désir de savoir. Celui, redisons-le, de la libido sciendi. Libido pour le moins trahie chez les chercheurs qui ne sont plus des trouveurs. La libido, toujours en éveil, ne se préoccupe pas des réponses, voire des préconisations, qui sont, elles, du ressort du politique. Elle est avant tout moteur dun questionnement qui nest jamais satisfait. Ce qui est le cur battant de son énergie est le doute fondamental, cause et effet, des questions directrices sur lesquelles reposent lhonneur et la noblesse de la pensée. (56) Ce doute, on le sait, et ce sera le second exemple, en cela même quil est à lorigine de la révolution induite par Descartes. Esprit libre, lui aussi, que ses successeurs vont asservir dans le « cartésianisme » servant de justification à de nombreux politiquement corrects contemporains. La pensée de Descartes devenue la doxa cartésienne. Pour ne relever quun point particulier où notre philosophe relève la complémentarité des genres, il rappelle que « la gentillesse des fables réveille lesprit, que les actions mémorables des histoires le relèvent, et quétant lues avec discrétion, elles aident à former le jugement[25] ». Michel Maffesoli précise que la discrétion en question est le discernement (discretio) de la philosophie médiévale. Cette capacité issue du bon sens et de la droite raison, capable de tirer de toutes choses matière à enseignement. En la matière, limaginaire des fables peut compléter, enrichir les leçons de lhistoire. On est loin du rationalisme dogmatique, se réclamant dun cartésianisme qui sert de légitimation aux diverses inquisitions modernes impuissante à saisir et donc à comprendre le retour en force de limaginal dans la plupart des phénomènes contemporains. Dernière illustration du courageux questionnement devenu sommeil dogmatique, cette notation de Hegel : « Le bien connu en général, pour la raison quil est bien connu, nest pas connu. Cest lillusion habituelle que lon se donne à soi-même, comme aux autres, que de supposer à propos du connaître, quelque chose comme bien connu, et de laccepter ainsi ; avec toute cette façon de discourir à tort et à travers, un tel savoir, sans savoir comment cela lui advient, ne bouge pas de place[26] ». (57) Admirable leçon sur lordre des choses ! rappelant la nécessité de linquiétude. Soulignant la crainte quil convient davoir vis-à-vis des routines philosophiques. Hegel, éveilleur, initiateur, avec Schelling et Hölderlin, dune démarche ouverte, questionnante, adogmatique. Mais serait-ce une des formes de la « ruse de la raison » que lhégélianisme soit devenu le nec plus ultra de tous les esprits asservis modernes ? La pensée pluriforme Cest en se dégageant des a priori idéologiques que lon pourra vivre cet « empirisme organisateur » inspiré par Auguste Comte (58) Empirisme axé sur le présent, éclairé par le passé, et permettant de prévoir lavenir. La triade temporelle vécue en un « instant éternel », et pensée avec acuité par lintuitionnisme sociologique. On est là au cur battant dune postmodernité nétant plus obnubilée par le mythe du Progrès, spécificité de lOccident moderne, mais qui, au contraire, cherche dans le grouillement culturel en cours, celui du « polythéisme des valeurs », une nouvelle réorientation. Voilà ce quest la spécificité de ladogmatisme, celui mis en uvre par la « raison sensible ». Grâce à ces catégories poétiques que sont lanalogie, la correspondance et la métaphore, catégories réinstillées dans la démarche de pensée, retrouver lénergie propre à la libido sciendi. Énergie sétant purgée de larrogance des systèmes abstraits. Énergie retrouvant, ainsi allégée, la modestie et lhumilité dune attitude intellectuelle proche dune vie quotidienne qui est lalpha et loméga de toute réflexion digne de ce nom. (59) Une telle sensibilité conduit à la synergie de laudace et de la prudence de pensée. Ce que saint Thomas nommait la « vertu de prudence ». Prudence faite de discernement. Prudence traversée par le souci du concreto modo ; de ce mode dapproche concret. Cest-à-dire au plus près de son étymologie, posture intellectuelle qui croît avec ce quelle décrit (cum-crescere), qui est en interaction, en constante réversibilité. On est bien là au cur dune réorientation essentielle de la pensée. Ce qui, au-delà ou en deçà des certitudes, des assurances dogmatiques, du risque zéro propre à lattitude inquisitrice, rappelle lurgence de lintranquillité, source de la fécondité de lacte de connaissance. La paranoïa conceptuelle qui enferme dans la camisole du prêt à penser va trouver son antidote. Louverture à lintensité de ce qui advient, dans son incertitude même lépinoïa est cette pensée du dessous, du vécu Elle est preuve de santé intellectuelle, en phase avec la vitalité, tenace, de la socialité. Nest-ce point cela que lon peut lire dans cette remarque de Robert Musil : « Ce nest pas le doute qui rend fou, mais la certitude[27] » ? Il y a, en effet, quelque chose de sain dans la désinvolture de la sagesse populaire. Ce qui se retrouve, en écho, dans la gaya scienza du penseur qui, sétanr débarrassé des théories convenues et autres mimétismes théoriques sattache avec acuité à décrire ce quil voit, à repérer ce qui est à luvre en dessous de ce quil voit, sans être obnubilé par la conviction, le jugement et les diverses idées préconçues ou de multiples préjugés. La délivrance de lesprit selon Nietzsche et Descartes (60) Nietzsche, à la manière poétique que lon sait, suggérait que lon puisse se délivrer de la vengeance, ce qui est « le poser vers la plus haute espérance
un arc en ciel après de longs orages ». La délivrance de lesprit de vengeance[28] est, en fait, une manière de ne pas céder à lintolérance de lopinion, fût-elle savante. Cette dernière, rappelons-le, repose toujours sur la certitude de ce que doit être le monde. Ou ce quil pourrait être une fois quon laura amendé, purifié de ses multiples scories. Doù les « camps de rééducation » qui, tout au long des histoires humaines, sont luvre des utopistes et divers « philanthropes » voulant faire le bien de lhumanité. Et ce en éliminant les hommes concrets qui la composent ! Il nest peut-être pas abusif de rapprocher cela du conseil de Descartes : se délivrer des repentirs[29]. Dans lun et dans lautre cas, il sagit de salléger, de se débarrasser lesprit du carcan qui empêche un questionnement authentique ; voire un étonnement vis-à-vis de ce qui est. Le discernement est à ce prix. Cest cela même qui différencie la critique moderne de la radicalité postmoderne ; la représentation de la présentation ; le soupçon quelque peu mélancolique de laffirmation autrement plus joyeuse et vivante. Cest ce qui permet, aussi, de distinguer laccidentel de lessentiel, laccessoire du fondamental. Et il est frappant dobserver comment, de nos jours, lorateur de carrefour qui se pique de philosopher, vend une soupe frelatée composée « dà peu près » et de polémiques bon marché, le tout étant empreint, tout à la fois, de certitudes puériles et dun ressentiment forcené. (61) Tant il est vrai quil y a chez ceux qui ont la Vérité un mal être profond quils tentent de masquer sous la rigidité du système. Tout autre est la questionnement adogmatique, celui de la contemplation ordinaire, qui sait allier la réflexion et lexpérience, le bon sens, par essence pluriel, et la raison ouverte. Ce qui est justement, le propre du « sens commun », mettant en jeu tous les sens et les sens de tous. Cest ainsi que Michel Maffesoli comprend ce que Max Weber nommait le « polythéisme des valeurs ». Concurrence, émulation, complémentarité, relativisation des valeurs. Ce qui assure, sur la longue durée, la perdurance et la solidité dun véritable ordre des choses. Cest à partir dune topique, cest-à-dire dune situation dans lespace et donc dune compréhension de lespace quil est possible de saisir la spécificité du vivre-ensemble Le changement ou plutôt le pivotement qui est en train de sopérer actuellement, peut se traduire par le glissement du vertical par lhorizontal. En termes épistémologiques : le remplacement de la déduction par linduction. La déduction renvoie à la prévalence des idées, linduction à celle de lempirisme. Voilà à quoi conduit le fait de penser sans les idées. Peut-être même contre les idées. Il faut préciser que cet empirisme naccentue pas, simplement, le primat de lexpérience dans le temps. Mais bien le vécu du temps lui-même. Ce qui nest pas sans rappeler ce que Bergson nommait : « durée ». Dès lors, « lempirisme organisateur » est une manière de comprendre le dynamisme propre, quasiment autonome de ce qui constitue les environnements naturel et social. Ce que Michel Maffesoli appelle « écosophie » nest rien dautre que cette force interne à luvre dans la nature, aussi dévastée soit-elle, et dans la socialité, aussi aliénée quelle puisse paraître. Le paradigme de la « réduction à lUn » qui a caractérisé la modernité fait place à celui dune pluralisaion originelle (62) Sil y a « crise », cest bien de ce paradigme-là dont il dagit, au profit de ce pivotement en train de sopérer, la reconsidération de lorigine. Cest elle qui permet la mulriplication, la démultipication des choses. Le terme même désignant cette « origine » (oriri) signifiant lacte douvrir ; louverture essentielle. Pour sa part, Michel Maffesoli a rendu ses lecteurs attentifs au retour dune telle fluidité radicale, en rappelant la rôle actif que joue le « nomadisme » dans la société postmoderne[30]. (63) On voit lÉtat-nation se fragmenter en multiples cantons se rassemblant en mosaïque, sous la forme de quelques « empires » nayant pour fonction que dunir les singularités éparses. Les institutions sociales, par essence jacobines, avatars locaux dune structure pyramidale et dun État-providence, deviennent de plus en plus poreuses. Elles se « tribalisent » en quelque sorte. Et ainsi donnent naissance à un « idéal communautaire » redynamisant des solidarités et des générosités traditionnelles : le caritatif. Il en est de même de ce qui fut le pivot même de cet imaginaire occidentalo-moderne : lindividu. Lui, également, se fragmente en personnes par essence plurielles. Cest en fonction dun tel pivotement des valeurs quil faut comprendre « lempirisme organisateur ». Ce qui est « donné ». Ce qui est là, irréfragable. Ce qui ne se plie pas aux jugements des moralistes de tout poil. Ce qui, dune manière têtue, perdure dans lêtre. En une phrase lapidaire : ce qui est, est pluriel. Pluralité de lêtre, pluralité des mondes rendant caduque lattitude judicative ou normative propre à la logique du « devoir-être » qui est à lorigine de toutes les interprétations religieuses, en premier, puis « scientifiques ». [Cest face à l« esprit-prêtre », celui des dépositaires dun savoir sacré que, de tout temps, sest révélée la sensibilité mystique[31]]. Ce que lon retrouve, par exemple, dans luvre du sociologue Max Scheler lorsquil souligne : « Cest pourquoi nous devons imaginer la Beauté de Dieu comme totalement anomique [absente dorganisation ou de loi], et penser que tout ressort de son infaillible équité, qui ne juge jamais que de cas en cas, sans appliquer de règle[32] ». (64) On est loin, ici, de la morale surplombante, ou de larrogance du « sachant » mais au cur même de la véritable « déontologie » (ta deonta), celle dun situationisme infiniappréciant au cas par cas ce quest lordre des choses. Voilà encore ce quest une pluralisation du divin. Ce que la mystique rhénane nommait la « déité ». Force interne de la nature primordiale, originelle, qui, sur la longue durée, assure la perdurance et la permanence de ce qui est. Dans le va-et-vient des cycles sociétaux, à la verticalité de lUn surplombant succède lhorizontalité dun pluriel fluide nomade et polyvalent. Ce qui nempêche pas quune cohérence de cette diversité soit possible ainsi que le note un physicien comme Étienne Klein, lunification ne conduit pas forcément à lunité. « Lunification met en placeun tissu qui nest jamais complètement tissé ». Ce qui donne accès à des « unités partielles ». Michel Maffesoli renvoie à lanalyse quil propose et aux métaphores quil met en jeu, afin de souligner la démarche unitaire de la physique reposant sur la constante dynamique de lunité et de la multiplicité[33]. Cest cette dynamique que lon va retrouver dans la socialité postmoderne, celle des tribus allant de pair avec lidée impériale. Celle qui à lunité fermée va opposer lunicité ouverte et fluide. Celle, enfin, ne reposant plus sur le concept didentité (individuelle, nationale, de classe ou de « Contrat de Sécurisation Professionnelle ») cher aux statisticiens de tous poils, mais sur la notion didentifications labiles (aptes à changer) se succédant les unes aux autres en fonction dun instant devenu éternel. Cest parce que, de facto, existe une telle dialogie entre lun et le multiple, cest parce quest à luvre un polyculturalisme galopant, cest parce que le multilatéralisme, dans tous les domaines, renaît en des formes sereines ou exacerbées, cest bien parce que la mosaïque postmoderne devient lexpression dun Réel éclaté. (65) Éclaté et cohérent à la fois, cest en fonction de tout cela quil faut mettre en jeu, au-delà de nos disciplines académiques
, une nouvelle épistémé en accord avec la nouvelle atmosphère mentale du moment. Ce qui nimplique pas forcément une nouvelle langue, mais une mutation par rapport aux concepts dogmatiques sétant rigidifiés tout au long du temps Ainsi que le note Martin Heidegger : « Seule une pensée pluriforme parvient à une parole[34]
.» Retrouver des mots pertinents qui, nétant plus figés dans un système forclos, deviennent peu à peu des paroles fondatrices. Paroles autour desquelles pourra sélaborer le (re)nouveau du consensus omnium. Ce sentiment partagé par tous et assurant le ciment, le liant du vivre-ensemble. Le phénomène de la parole perdue[35] est récurrent dans les histoires humaines. Cest alors quil y a crise. Et ce jusquà ce que lon retrouve un principe directeur permettant de rassembler les forces de lâme collective. Le principe qui est à luvre dans le cycle postmoderne est, tout à la fois, le pressentiment et le savoir incorporé du pluralisme. On peut le décliner de diverses manières. La plus simple est de reconnaître que : chaque chose contient son principe contradictoire ; toute harmonie est conflictuelle ; la tension na pas à être dépassée mais quelle est au contraire génératrice de la dynamique de lensemble sociétal. Et cest parce quà la différence de la « réalité » réduite à sa dimension rationnelle et/ou économique, le Réel est gros de son contraire. On ne peut laborder que par paradoxe, par allusion, par intuition. Doù limpressionnisme sociologique pouvant faire grincer les dents des « scientistes » sociaux, mais qui nen nest pas moins en phase avec le principe régulateur du moment (66) Cest celui qui induit une attitude desprit faite dironie et dindépendance. Ce que Michel Maffesoli a nommé, en son temps, une « pensée libertaire[36] ». Sensibilité seule capable de représenter et, surtout, danalyser le pluriel de lexistence. Sensibilité quelque peu anomique ou hétérodoxe qui, toujours se situe à contre-courant de la bien-pensance dogmatique. Et ce, en particulier parce quelle relativise le savoir absolu et quelque peu abstrait, au profit dune connaissance privilégiant les singularités concrètes. Il est intéressant de noter quun tel relativisme, ayant pour corollaire une neutralité (épistémologique, politique, culturelle) absolue, rend ceux qui la défendent quelque peu hors la loi. Et ce, dans tous les sens du terme. On rencontre, dans lhistoire des idées, des représentants typiques de cette liberté desprit qui sont régulièrement suspectés des pires maux par les esprits asservis à lopinion dominante. Pour ne donner quun ou deux exemples de la stigmatisation menaçant le outcast, celui dont parle John Newmann à propos de Hume, dont les ouvrages, hétérodoxes, ne correspondent pas à limage de son caractère. Cest ainsi que le philosophe se déclare « effrayé et confondu de la solitude désolée où me place ma philosophie : il me semble que je suis un monstre étrange et bizarre, incapable de vivre en société, exclu du commerce des hommes ». Et tous ses biographes notent le contraste existant entre la bonhommie de lhomme et le scepticisme intransigeant du philosophe[37]. (67) La stigmatisation du penseur libre et de son relativisme va, souvent, de pair avec son exclusion. Lexemple de Baruch Spinoza est, bien entendu, celui qui vient immédiatement à lesprit. Excommunié pour impiété par sa communauté [juive portugaise dAmsterdam], il va être considéré comme le promoteur de lindifférentisme et donc de lincrédulité, que ce soit dun point de vue religieux ou philosophique. À son époque, la prudence était de mise et nécessitait quelque précaution. Il nen reste pas moins que cest cette attitude hétérodoxe qui va contribuer à la naissance de la modernité. Socrate dut boire la ciguë à cause de son impiété et, surtout parce quil « corrompait » la jeunesse. Spinoza vécut discrètement, mais fût accusé dêtre un « libertin ». Cest-à-dire un esprit libre faut-il dire un « esprit fort » ? qui, sempiternellement, questionne. Ne pas oublier que cest cela lironie : questionner. Interroger, cest faire du doute le moteur du cheminement initiatique quest toute existence humaine. (68) Mais cest également, court-circuiter les tranquillités dogmatiques. Ce qui nest pas sans danger ; Le point commun de ladogmatique et du libertin , cest de souligner la relativité des systèmes de valeurs Cest de rendre attentif au fait quil ny a de vérités quépoquales, et du coup, cest critiquer tout finalisme. Encore une suprême hérésie que lon doit à Spinoza : « Les causes finales ne sont rien que des fictions des hommes[38] ». Nombreux sont ceux qui vont applaudir des deux mains à une telle constatation de bon sens. Mais qui seront non moins rapidement, des sectateurs de la « cause finale » économique, sociale, celle de la « lutte des classes » ou autre « détermination en dernière instance », comme le disait la langue de bois du rationalisme marxiste des années soixante. Ce « finalisme » va également, se décliner dans la croyance à la « roue de lHistoire », dans celle du projet politique, économique, éducatif et autres balivernes considérant quil ny a de sens que sil y a du sens. Finalisation de la signification dont on oublie la racine judéo-chrétienne : la sotériologie, à savoir le salut que lon obtiendra dans la « cité de Dieu » (saint Augustin) ou dans la « société parfaite » (Karl Marx). Le principe de finalité occidentalo-moderne est extrapolation de la conscience de soi (individualisme épistémologique) aux manifestations de la Nature, de lHistoire, du Social. Nature, Histoire, Social étant censés daller quelque part. Mais où ? Cest cette question quont posée les « questionneurs » relativistes. Car lexpérience toujours singulière, concerne les hommes ou tel homme en particulier et non pas lHumanité en général. Lexpérience de lhomme particulier, dès lors, tout en étant enracinée dans la tradition, est essentiellement « présentéiste » (69) Elle ne se préoccupe pas dun salut lointain et donc ne se reconnaît en aucun pro-jet, de quelque ordre quil soit. Cest en ce sens que lexpérience quotidienne repose sur un empirisme organisateur » qui, au coup par coup, va sajuster à ce qui se présente, à ce que les philosophies orientales nomment « ainsité » de lexistence
Quand les tenants du matérialisme historique retrouvent le bon sens propre à notre humaine nature, ils ne manquent pas de reconnaître que « le sens de notre vie, cest la vie telle quelle est[39] ». Belle hérésie quun tel vitalisme, en ce quau-delà des dogmes desséchants, elle rappelle toute lintensité dune existence qui se repaît de ce qui est donné ici et maintenant ! Lapproche du Réel revêt une modestie qui repose, consciemment ou non, sur la labilité des choses humaines (70) Cest comme cela que le penseur peut être, à certains moments, le restituteur des arts de la vie, ou mieux de cet art royal quest la vie. Art en ce quau-delà dun utilitarisme à la fois dominant, et non moins fragile, ce qui prévaut dans linstinct collectif, est le sens de linutile, le désir de ce qui ne sert à rien. Sentiment diffus qui, sous une forme explosive ou au contraire dans la banalité de la vie courante, risque dêtre latmosphère mentale propre à la postmodernité. Peut-être est-ce là une révolution dimportance en cours. « Révolution », voyant, en son sens étymologique revolvere , revenir ce que le benêt progressisme moderne avait cru dépasser ? Révolution symbolique dans les structures mentales. Là encore, une utilisation, ironique, de P. Bourdieu qui parle de « révolution impressionniste », soulignant ainsi limportance de limmatériel et, du coup, la nécessité de transgresser les « impératifs académiques[40] ». Instructives notations lorsque lon sait que limpressionnisme pictural, par exemple, met laccent sur la nécessité de relever la fugacité des phénomènes, plus que sur laspect conceptuel quils sont censés représenter. Limpressionnisme semploie à peindre ce qui est changeant et, néanmoins, heureux dans la vie. La prévalence de linstant qui, dans son éternité, se joue de la misère du monde. Ce qui culmina, en musique, par exemple, chez Debussy et Ravel dans une liberté dans la forme, le rythme et les sonorités colorées suscités par les impressions vécues ! Ce sont bien ces espaces de liberté que Michel Maffesoli a nommés « utopies interstitielles » qui constituent lambiance quotidienne de la postmodernité[41]. (71) Ambiance affectuelle, liée à des situations vécues, à partir de laquelle tout un chacun va se réaliser. Ce qui induit, également, la réalisation de lêtre-ensemble. Le terme ambiance traduit ici la Stimmung [sensibilité commune] par laquelle les romantiques au XIXe siècle, puis le philosophe Martin Heidegger au XXe siècle, soulignaient le fait que cest latmosphère du moment qui sécrète les idées, les manières de vivre et, plus généralement, la compréhension de lordre des choses. En bref, individuellement ou collectivement, on est tributaire du climat dans lequel on évolue. Peut-être est-cela cet optimisme ontologique laissant être de qui est : let be ! Cest en tout cas cette « tonalité » impressionniste, celle privilégiant les situations vécues et le sens quelles recèlent qui, à lencontre dun « ego » isolé dans la forteresse de son esprit va privilégier la conception dun être-dans-le-monde, dun être « ex-posé » à laltérité, dun être toujours dehors. Ego affectus. Affects dont les manifestations dans les communions émotionnelles vont dominer, de plus en plus, la scène sociale, rejouant ainsi ce que la sagesse populaire, dantique mémoire, sait bien : le rôle primordial du theatrum mundi[42]. Ce qui force à abandonner le primat de la conscience. Ce qui force à penser au-delà, parfois même contre les idées. (72) Et ce afin de retrouver le corps en son entier. Du coup la pensée est restauratrice de lentièreté de lêtre. Ce nest pas chose nouvelle que le savoir sabstrait de la totalité du Réel. Cest même chose fréquente. Ainsi, à titre dexemple, cette remarque empruntée à lhistoire de lart qui rappelle que les Grecs aimaient les statues grandeur nature. Sensibles quils étaient au drapé, au geste. En bref, à lentièreté. Les Romains, au contraire, se contentaient du buste[43]. Ceux-ci le cognitif et la raison. Voilà une métaphore instructive que lon pourrait appliquer à dautres époques, en ce quelle exprime bien le balancement entre labstraction, dont le rationalisme est la forme achevée, et lenracinement, celui de la raison sensible. Chacune a ses qualités et ses spécificités. Mais il est vain de croire que lenracinement est une sorte de régression. Bien au contraire, il a sa dynamique propre. Nest-ce pas ce qui est en jeu de nos jours ?
[1] Michel Maffesoli, « LOrdre des choses », CNRS EDITIONS, octobre 2014. [2] Karl Marx, La Question juive (1843), UGE, coll. « 10/18 », 1968 ; et C. Schmitt, Théologie politique (1922), Gallimard, 1988., [3] M. Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, 1966, et LArchéologie du savoir, Gallimard 1969. [4] G. Palante (1862-1925), « Lesprit prêtre laïc », in La revue du Mercure de France,1909.Il est lauteur de « La sensibilité individualiste » (1909). [5] Cf. A. Comte, Discours sur lesprit positif (1844), Vrin, 2002. [6] M. Heidegger, Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot (1916), Gallimard, 1970. [7] Cf. M. Heidegger, Question IV, Gallimard, 1976, p. 136. [8] id. « Quest-ce que la métaphysique, in Question I, Gallimard, 1968, p. 43. [9] Cf. J-P Maxence, Histoire de dix ans. Chroniques des années 30.(1939), Paris, Rocher, 2005. [10]Cf. par exemple pour le structuralisme, ce quen dit J-C. Milner dans Le Périple structural, figures et paradigme, Seuil, 2002. [11] J. de Maistre, Considérations sur la France, Bibliothèque ecclésiastique, 1877, p. 124. [12] Alain, « Histoire de mes Pensées », in Les Arts et les Dieux, Gallimard, la Pléïade, 1958, p. 4. [13] Cf. G. Durand, Introduction à la mythodologie, Albin Michel, 1996. [14] Cf. M. Granet, La Pensée chinoise, Albin Michel, Paris, 1968, p. 362 sq. [15] L. Wittgenstein, Remarques mêlées (1931), Garnier-Flammarion, 1994, p. 78. [16] Cf. G. Durand, Les structures anthropologiques de limaginaire, PUF, 1960, p. 470. [17] M. Zarader, Heidegger et la pensée de lorigine, Vrin, 1990, p. 104. [18] N. de Cuse, De la docte ignorance (De docta ignorantia) (1440), éd. Cerf, 1991. [19] X. Tilliette, F.W.J. von Schelling, CNRS Editions, 2010, p. 154. [20] P. Tacussel, LAttraction sociale : le dynamisme de limaginaire dans la société monocéphale, Librairie des Méridiens, 1984 ; et F. de Sanctis, Schopenhauer et Leopardi, LAnabase, 2002, p. 35. [21] F. Nietzsche, « Opinions et sentences mêlées », aphorisme 360, cit. in P. dIorio, Le Voyage de Nietzsche à Sorrente, CNRS Editions, 2012, p. 84 ; cf. p. 111 sur lhabitude quavait Nietzsche « de se coiffer dun de ces bérets sorrentins tissés de fils multicolores
» [22] F. Alberoni, Genesis (1989), Ramsay, 1991. [23] Cf. B. Romeyer, La Philosophie chrétienne jusquà Descartes, Bloud et Gay, 1937, p. 38. [24] Saint Augustin, De trinitade, IX, 1, autour de 399. [25] R. Descartes, Discours de la méthode, Charpentier, 1844, p. 4 (1ère partie) ; cf. aussi S. Jama, La Nuit des songes de René Descartes, Aubier 1998. [26]G. W. F. Hegel, préface à la Phénoménologie de lesprit, Gallimard, 1993, p. 92. [27] R. Musil, Journaux, Seuil, 1981, p. 317. [28] F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, passage sur les tarentules, cit. M. Heidegger, Quappelle-t-on penser ? PUF Quadrige, 1999, p.6. [29] Cf. Alain, « Histoire de mes pensées », in Les Arts et les Dieux, op . cit. p. 9. [30] Cf. M. Maffesoli, Du nomadisme. Vagabondages initiatiques (1997), La Table ronde, 2006. [31] Cf. Rémi Brague, « La sagesse du monde » : le champ religieux est entièrement couvert par le rite, la mystique qui fait appel à lascèse et la gnose qui est la connaissance libératrice qui permet de sortir du monde. Totalité homologue au ternaire corps, âme esprit. . [32] M. Scheler, Six essais de philosophie et de religion, Fribourg, Universitaires de France, 1996, p. 33. [33] E. Klein, « La démarche unitaire de la physique », in M. Cazenave (dir.), Unité du monde, Dervy, 2005. [34] M. Heidegger, Question IV, Gallimard, 1976 , p. 188. [35] Aux Francs-maçons, la Tradition leur donne la Langue, le Mythe les fait réfléchir au Sens et le Rite les fait passer du monde Profane au Sacré. Ainsi, pour eux, il demeure un langage d'initié qui leur permet une QUETE, celle de la PAROLE PERDUE. [36] M. Maffesoli, La Connaissance ordinaire (1979) Klincsiek, 2007, p.34 sq. [37] Cf. J. H. Newmann, Apologia pro vita sua, Genève, Ad Solem, 2008, p. 467. [38] Éthique, I, App., 1677. [39] H. Lefebvre et N. Guterman, La Conscience mystifiée, Gallimard, 1936, p. 47. [40] Cf. P. Bourdieu, « La révolution impressionniste », cit. in G. de Lagasnerie, LEsprit de luniversité, Autrement, 2007,p. 83. [41] Cf. par exemple, Fabio La Rocca, La Ville dans tous ses états, CNRS Editions, 2013. [42] Cf. A. Fouillet, LEmpire ludique, François Boutin 2014. [43] Cf. L. Braun, Iconographie et philosophie, Presses universitaires de Strasbourg, 1994, p.16.
|