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Parcours braguien - Sagesse du monde (4)




SAGESSE DU MONDE (4)
 
MODÈLE MÉDIÉVAL – L’EXCÈS ABRAHAMIQUE
 
Le modèle médiéval a jusqu’alors été décrit au fil du Timée. Il reste à examiner comment, parmi les éléments parvenus d’« Abraham », certains nuancent la synthèse jusqu’à l’infléchir dans une autre direction que celle qui était celle de Rémi Brague, alors que d’autres l’outrepassent, au point d’en menacer la cohérence, voire d’en anticiper la dissolution.
Si ce qui a été décrit comme le modèle dominant existait déjà dans le monde païen dans ses grands traits et avant tout dans son germe, le Timée, l’entrée en scène des religions révélées n’a pas été sans l’influencer. Après l’irruption de la révélation biblique dans le monde culturel hellénisé, il fallut rééquilibrer le concept de monde en tenant compte des apports nouveaux. Par exemple, le Père de l’Église Origène († 254), originaire d’Alexandrie, a été poussé à redéfinir ce qu’il entend par monde, faisant de la sorte le bilan de l’apport biblique face au concept antique de kosmos[1].                   
Le modèle n’a pas été aussi radicalement remis en question dans tous les mondes médiévaux. C’est sans doute dans le monde chrétien qu’il a été soumis à la plus forte épreuve. C’est là, en effet, que les éléments subversifs de l’abrahamisme ont développé leur forme la plus virulente. Rappelons-en quelques uns : la création se fait ex nihilo. Dieu seul est créateur, sans que rien ne limite sa libre volonté[2]. Le monde a un commencement dans le temps. La création de notre univers visible est précédée par un monde invisible de formes ou d’anges qui sont les intermédiaires d’une création continuée. Le monde visible est régi par une téléologie ordonnée à l’homme et récapitulant l’ensemble du créé dans le péché, mais aussi dans la résurrection de la chair, pour l’ordonner en dernière instance, à Dieu seul[3]. Il n’est pas exclu que cette radicalité du christianisme explique, en tout cas en partie que ce soit là – où il a exercé son influence – que l’ancienne cosmographie a pu être contestée.                        
 
Nouvelle proximité
 
Selon « Abraham », on l’a vu, la façon dont le monde manifeste Dieu est authentique.[…] La Loi ou le Verbe incarné en disent plus sur Dieu que le monde. En conséquence l’étude de l’univers physique, sans être nécessairement déconseillée, encore moins réprouvée, perd une bonne partie de son intérêt.
Augustin († 430), selon Rémi Brague, résume bien l’attitude qu’il essaie ici de retracer : il n’est pas nécessaire de connaître la structure du monde créé, du moment qu’on en connaît le Créateur[4].
L’imitation d’un ordre ou l’insertion en celui-ci doivent donc le céder à un « ordre » – le mot lui-même change de sens[5]. Le judaïsme ancien exprime cette dévalorisation de façon plastique : la création tremble au moment du don de la Loi, car elle se sent appelée à perdre sa pertinence[6]. La Révélation court-circuitant les autres accès à Dieu, ceux-ci deviennent provisoires et, à la limite, presque superflus. Il en est ainsi de la nature. Les rabbins du Talmud n’en ont pas interdit l’étude, mais les connaissances dont ils témoignent sont relatives à un accomplissement plus précis des commandements de la Loi. L’importance, et donc l’intérêt des faits naturels ne vient pas de leurs dimensions, mais dans la capacité qu’ils ont
d’être le domaine d’application d’un commandement :
        les nids des oiseaux ou le début de la menstruation sont centraux,
        l’astronomie ou la géométrie, voire un simple dessert.
On peut même retrouver l’idée « timéenne »[7], mais par un autre biais. Le judaïsme ne représente la création, comme ayant elle-même pour modèle une Sagesse identifiée à la Loi. Vivre en accord avec la Loi, c’est donc réaliser, mais en court-circuitant la nature, l’idéal de la vie ordonnée.(homologoumenôs)[8].
Dans le christianisme, la proximité de Dieu acquise par le don de la loi est relevée par une intervention plus directe encore, l’incarnation du Christ. L’évènement irrévocable relègue les régularités naturelles à un niveau subalterne.
 
Les conséquences cosmiques de l’Incarnation
Selon une légende assez ancienne, un astre, l’étoile des Mages, brilla dans le ciel plus que tous les autres.
Selon Ignace d’Antioche († vers 110), troisième évêque d’Antioche après l’apôtre Pierre et Évode : « Le prince de ce monde (aiôn) a ignoré la maternité de Marie et son enfantement de même que la mort du Seigneur, trois mystères retentissants qui furent accomplis dans le silence de Dieu. Comment donc furent-ils manifestés aux siècles ?
Un astre brilla dans le ciel plus que tous les autres. Sa lumière était indicible. Sa nouveauté (kainotès) étonnait. Tous les autres astres, avec le Soleil et la Lune, se formèrent en chœur autour d’elle et lui projetaient sa lumière. Ils étaient troublés, se demandant d’où venait cette nouveauté si différente d’eux-mêmes. Alors fut détruite toute magie et tout lien de malice aboli, l’ignorance fut dissipée, et l’ancien royaume ruiné quand Dieu apparut sous forme d’homme, pour une nouveauté de vie éternelle : ce qui avait été décidé par Dieu commençait à se réaliser. Aussi tout était troublé car la destruction de la mort se préparait[9]. » Ce récit ne fait dans le fond que prolonger une réinterprétation effectuée dès l’Évangile de Matthieu lui- même. En effet, l’étoile que les Mages ont observée était très probablement une configuration astrale, lisible selon un code astrologique ; elle est transposée en un évènement historique lorsqu’elle se met à guider vers la crèche (2, 9) – à l’instar de la colonne de fumée qui guidait Israël.
Le symbole est assez clair : l’Incarnation a des conséquences cosmiques. La logique du monde telle qu’elle est exprimée et comme concentrée dans la magie, est mise hors circuit. Le retour éternel des configurations cosmiques le cède à la nouveauté de l’évènement. La légende selon laquelle l’étoile de Bethléem a offusqué la lumière des autres astres se trouve aussi dans la littérature apocryphe[10]. Elle se retrouve encore chez Shakespeare : la naissance de Jésus prive la magie de son efficace. Aux environs de Noël : « Aucune planète ne frappe, aucun sort ne prend, aucun sorcier n’a le pouvoir de charmer[11]. »  
 
Surélévation théologique
 
L’entrée de la pensée antique dans la sphère des religions révélées (phénomène que l’on peut décrire aussi comme l’inverse, l’injection d’éléments antiques dans celles-ci) produit des effets sur la cosmologie.
 
A.     DIEU AU-DESSUS DU MONDE
 
Plus haut que le monde visible se trouve son Créateur. Celui-ci n’a nul besoin de ce qu’il crée. • Athénagoras (seconde moitié du IIe siècle), puis Tertullien († 220 ), et Minucius Felix (IIIe siècle), tous Pères apologistes, risquent même des formules selon lesquelles Dieu, avant de créer le monde, était à lui-même son propre monde. Il n’est donc pas question d’accorder au monde visible des honneurs que seul Dieu mérite, encore moins de laisser le créé diriger la vie humaine qui ne doit se régler que sur Dieu. L’idée fait écho à la critique vétéro-testamentaire sur l’idolâtrie. L’attitude est déjà dans l’Ancien Testament grec qu’acceptent les chrétiens[12]. Elle se retrouve chez les Pères de l’Église et, parfois, comme chez Origène, avec un intéressant parallèle entre le culte des corps célestes et la philosophie, tous deux considérés comme des fautes, mais moins graves, l’un concernant le culte de faux dieux qui n’ont rien de divin, l’autre concernant l’attachement à des légendes absurdes et « athées[13] ». En tout cas, la polémique contre le culte des astres est constante.
• Le Syrien Tatien († 180), que cite Rémi Brague, a laissé un texte assez ancien qui a le mérite de laisser deviner le thème central du Timée : « Tels sont les démons qui déterminent le destin. Être changé en animaux fut pour eux changés en constellations. Les [êtres] avec lesquels ils vivaient, une fois qu’ils ont été exilés de la vie au ciel, ce sont ceux-ci qu’ils estimèrent dignes de l’honneur céleste, afin qu’on considère qu’eux aussi séjournaient au ciel et que leur conduite irrationnelle sur terre fut rendue rationnelle (eulogos) par l’arrangement des astres (astrothesia)[14]. » […] Les astres sont censés conférer un ordre rationnel au désordre terrestre. L’idée fondamentale du passage du Timée qui sert de fil conducteur à Rémi Brague se trouve ainsi discrètement suggérée et critiquée. La vie irrationnelle des démons devenus semblables aux animaux privés de raison reçoit un semblant d’ordre par l’intervention des puissances célestes.  
 
•L’alexandrin Origène († 254) répondant à l’accusation de l’épicurien de langue grecque Celse († 50)
 
Il répond en détail à cette accusation selon laquelle les chrétiens refusent d’adorer les dieux visibles et sensibles. Son argumentation regroupe plusieurs thèmes qui deviendront classiques :
        Le commandement du Deutéronome (4, 19)[15] en premier.
        Un peuple à qui il a été promis de devenir comme les étoiles (Genèse 15, 5 ; Deutéronome 1, 10), ne va pas adorer ce à quoi il doit devenir semblable.
        La lumière sensible des astres est peu de chose à côté de la lumière intelligible éternelle, à plus forte raison à côté de la lumière qu’est Dieu.
        Il n’est pas question de dénigrer les astres mais de concevoir, au-dessus d’eux, un Dieu transcendant les astres, que les astres eux-mêmes prient.
        Les dons de Dieu descendent non seulement des astres, mais plus décidément encore, dans le Fils incarné.
        Les astres eux aussi, comme toute la création, aspirent à la révélation des fils de Dieu[16].
 
Les cieux cessent d’être la plus haute région de l’être
Ils sont ravalés au second rang par l’introduction d’un niveau supérieur.
Augustin († 430) donne à ce niveau un nom qui est originellement biblique et qui prend la forme d’un redoublement : les « cieux des cieux » sont ce par rapport à quoi tout, même le ciel visible, devient une terre. Tout ce que la chair perçoit est appelé « terre »[17]. Les cieux ne sont pas fondamentalement intéressants : « Il nous faut excepter ces cieux supérieurs qui nous sont inconnus à nous qui sommes dans l’épreuve sur terre et qui les cherchons tant bien que mal par des conjectures toutes humaines, excepté, dis-je, ces cieux :
         trouver comment ils sont empilés ;
        quel en est le nombre ;
        de quelle façon ils diffèrent les uns des autres;
        de quels habitants ils sont peuplés ;
        par quelle organisation ils sont gouvernés ;
        comment là-haut c’est une sorte d’hymne continu où s’harmonisent les chants de tous ceux qui annoncent Dieu.
C’est pour nous une grande chose, efforçons-nous cependant d’y parvenir[18]. »
La cosmologie classique est ici résumée à grands traits : sont évoquées la question du nombre des cieux, de leur répartition, de leurs âmes (ou anges) ainsi qu’une version augustinienne de la musique des sphères. Mais dans la suite du texte, le savoir astronomique, sans être proprement congédié, est évité au profit d’une allégorie, selon laquelle les cieux sont proprement les saints apôtres de Dieu qui font pleuvoir la parole de vérité pour que croisse la moisson de l’Église.
Les descriptions d’ascension étaient couronnées, dans leur version classique, par l’ascension au plus haut du monde. Elles sont désormais complétées par une percée finale : non plus au-delà des murailles d’un monde, vers l’espace où flotte une infinité d’autres mondes, comme dans l’épicurisme, mais en direction de Celui qui transcende tout monde possible, Dieu.
• Barhadbsabba Arbaya, évêque de Halwan, auteur syriaque du VIe siècle, a laissé une description peut-être faussement naïve de la « force » qu’avait le premier Adam, avant sa chute, « de monter au ciel et d’y parcourir tous les chemins qui sont au-dessus des cieux supérieurs. Parfois, pour se recréer, il descend dans le spacieux intervalle du firmament et du ciel, comme s’il était tout seul dans un palais royal. Il s’élance de là, lorsqu’il le veut, vers cet endroit terrestre, qui est au-dessus du firmament. Il vole dans cette région de feu, sans se brûler ; il marche au-dessus des étoiles comme sur les pierres dans un fleuve, sans faire naufrage. Il s’épanche, avec un amour véritable, dans le sein de ses frères spirituels et tous les chœurs des anges. Et comme de temps en temps, il fixe sa pensée sur le cours du soleil et sur les phases de la lune et la théorie des astres, il le fait par les moyens de ses frères [les anges] de peur qu’il ne leur porte envie[19]. » L’auteur reprend le lieu commun hellénistique sur la capacité qu’a l’esprit humain d’échapper aux limitations de son corps pour parcourir en un clin d’œil les espaces les plus étendus, mais il lui fait subir une double transposition :
        d’une part, il neutralise la distinction entre facultés inférieures et supérieures de l’âme ;
        d’autre part, et en parallèle, il neutralise également la distinction entre les différents niveaux du créé : Adam passe de l’un à l’autre comme par jeu.    
 
Par rapport au Créateur, l’ensemble de la création apparaît comme quelque chose de minuscule
Un thème plus ancien, celui de la petitesse du sensible par rapport à l’intelligible[20], est transposé pour porter désormais sur la différence du créé et de l’incréé. Cette petitesse est illustrée par plusieurs images :
        saint Benoît († 547) est sensé avoir saisi l’ensemble du créé dans un seul rayon de soleil ;
        Julienne de Norwich († 1416),dans sa vision, le créé apparaît comme une petite bille dans la main du Créateur.
La dévalorisation du créé par rapport au Créateur mène à relativiser les différences de valeur à l’intérieur de celui-ci. Les êtres les plus nobles sont donc vils par rapport à Dieu. D’où la pertinence nouvelle de deux versets de Job, 15, 15 et 25, 5 : même le ciel et les étoiles ne sont pas purs devant Dieu. La tradition exégétique est variée :
        Origène cite le passage dans le cadre d’une discussion sur l’incorruptibilité des astres[21] ;
        Grégoire le Grand a une interprétation purement morale : les cieux désignent les saints, les étoiles désignent les élus[22].
        Saadia Gaon explique que seul le Créateur des âmes peut en connaître les fautes secrètes ; or les âmes sont plus nobles que les astres et les sphères ; or Dieu connaît les défauts de celles-ci, donc, etc[23].
        Thomas d’Aquin, indique que les êtres matériels sont de toute façon inférieurs aux esprits, et la clarté des astres est comme une obscurité si on la compare à l’immensité de la lumière divine[24].
        Gersonide, enfin, reprenant un argument ancien contre la divinité des astres, mentionne les éclipses qui empêchent les étoiles de répandre leur influence sur le monde d’en bas[25].
La distinction du supralunaire et du sublunaire est relativisée. La distance qui les sépare est petite par rapport à celle qui sépare tout le créé du Créateur :
         Al-Baqillani († 1012), théologien musulman, auteur de Kalâm al-Baqillani, pour sa part, insiste sur le fait que les corps célestes n’ont pas de dignité particulière par rapport aux êtres sublunaires : ils sont créés comme ceux-ci, ni plus ni moins.
On note une tendance diffuse à refuser aux astres le privilège d’être animés :
        Albert le Grand finit par dire que les étoiles sont des instruments inertes, elles sont « sourdes et muettes[26] ».
 
B.     ÉGALITÉ DE LA PROVIDENCE
                               
La pensée patristique rappelle souvent que le Dieu créateur étend sa bienveillance de la même façon sur l’ensemble du créé
Les articulations internes de celui-ci sont ainsi relativisées. C’est le cas, par exemple, du sensible et de l’intelligible.
Grégoire de Nysse († 394), donne du principe une formulation claire : « Il s’opère par un effet de la sagesse divine, un mélange (mixis) et une combinaison (anakrasis) du sensible et de l’intelligible, pour que tout puisse participer également au bien, et que rien de ce qui existe ne soit exclu de la nature supérieure […]. Il se produit, en vertu d’une sagesse supérieure, un mélange (sunanakrasis) de l’intelligible avec la création sensible, pour que rien dans la création ne se voie rejeté, suivant la parole de l’Apôtre, ni privé de la participation des privilèges divins[27]. »        
À l’intérieur du monde sensible, la même providence est à l’œuvre dans le supralunaire comme dans le sublunaire.
Les Pères ne cessent pas de critiquer Aristote qui, selon eux – ou plus vraisemblablement selon leurs sources –, aurait exclu la providence du monde où nous vivons, la réservant au monde supralunaire[28]. Pour eux, au contraire, la providence est partout à l’œuvre.
Augustin insiste là-dessus à plusieurs reprises :
        il ne faut pas penser que Dieu s’occuperait des choses célestes et négligerait les terrestres[29]. Le thème, n’a en soi, rien d’originalement chrétien. Il est sans doute d’origine stoïcienne.
Plotin le relève aussi : « L’art [de la nature] n’est pas admirable seulement dans les choses divines [les astres], mais aussi dans celles où l’on pourrait penser que la providence les a méprisées parce qu’elles sont petites, comme dans n’importe quel animal […][30]. »                    
Origène lui donne une amplification du fait de la foi en la création : « Dans la création du monde, l’art divin ne se montre pas seulement dans le ciel, le soleil, la lune et les étoiles, là où il habite la totalité de leurs corps, mais il a fait de même sur terre, dans une matière plus vile, de sorte que les corps des animaux les plus menus n’ont pas été négligés par l’Artiste [divin] et encore moins les âmes qui s’y trouvent : chacun reçoit en elle-même une propriété, élément salutaire pour l’irrationnel , et ce qui pousse dans le sol : en chacune il ya quelque chose d’artistique, dans ses racines, ses feuilles, les fruits qu’elle peut porter et ses différentes vertus[31]. »      
Grégoire de Nysse,dans son Hexaemeron (composé en 380) fait remarquer que la beauté désigne la perfection interne de chaque être naturel : «  Puisque tout ce qu’a fait Dieu est « très beau », ,j’affirme qu’il faut que se fasse voir en chacun des étants la perfection du beau. L’ajout de « très » qui a valeur intensive, montre avec clarté ce dont la perfection ne manque de rien. Comme dans la génération des animaux, on peut voir des milliers de différences dans les genres qu’ils comportent, alors que nous disons à propos de chacun d’eux le fait d’être « très beau » convient de façon égale à la formule universelle qui appouve (apodokhè) chaque étant.
Ce rabotage radical des dénivellations intérieures au créé a pour effet que les contenus du monde se trouvent mis sur le même plan. Chaque endroit du monde étant à la même distance de Dieu, l’endroit où l’homme se trouve, ou pourrait par impossible se trouver, est indifférent : « Cela ne fait pas de différence qu’un homme soit au centre de la terre ou dans les plus hautes extrémités de la sphère englobante – si c’était possible ; le premier ne serait pas éloigné de Dieu et le second ne serait pas plus proche de Lui[32]. »
     
Prise en considération du fait fondamental de l’être-dans-le-monde de l’homme
Ce fait semble à Rémi Brague constituer le fond d’un passage d’un moine et théologien byzantin Syméon le Nouveau Théologien († 1022) : « Celui qui a pu comprendre et apercevoir que, tiré du néant, il est entré nu dans ce monde, celui-là reconnaîtra son créateur ; il craindra et n’aimera que lui, il le servira de toute son âme et ne lui préfèrera absolument aucune des choses visibles ; au contraire, sachant avec une totale certitude qu’il est étranger à toutes les choses de la terre et même, il faut le dire, à celles qui sont dans le ciel, il consacre toute l’intention de son âme au service de celui qui l’a créé. Car s’il est étranger (xenos) aux choses dont il a été formé et là où il passe sa vie, combien plus le sera-t-il par rapport à ces êtres dont il est bien éloigné par sa nature (phusis), par son essence (ousia) et son genre de vie (diagôgè)[33] ! »
Ce qui, dans ce texte, semble singulier et fondamental à Rémi Brague, c’est :
        d’une part  notre entrée nu dans le monde,
        et d’autre part, notre entrée en sortant du néant.
La nudité n’est pas qu’une absence de vêtement ; elle symbolise :
        le fait que nous n’apportons rien au monde et n’en remportons rien – et donc que rien du monde ne nous appartient ;
        mais surtout, selon Rémi Brague, que le monde ne nous apporte rien – et donc que rien de nous n’appartient au monde. Car tout ce que nous apporterions nous viendrait d’un « autre » monde, serait la trace d’un autre étage du monde, de sorte que notre venue au monde et notre sortie de celui-ci ne seraient pas radicales.
Notre sortie du néant vient du fait que nous ne tombons pas d’un étage supérieur à un étage inférieur, et donc de nulle part. Cela relativise une éventuelle appartenance par parenté (sungeneia), à quelque partie que ce soit du contenu du monde, fût-ce la plus élevée. On peut dès lors renoncer à la connaturalité avec les autres. Ce n’est pas d’eux que nous sommes tombés mais de plus haut et d’en dehors du monde, auquel nous sommes donc fondamentalement étrangers. La différence entre notre proximité avec la terre, dont notre corps est tiré et sur laquelle nous vivons, et notre éloignement par rapport aux astres est ainsi, dans le fond sans pertinence. La seule distance qui compte est celle qui, nous séparant du Créateur, nous permet aussi de la franchir dans la vie spirituelle.
 
C.     DIGNITÉ DE L’HOMME
 
Selon les religions se réclamant d’Abraham, les pouvoirs dont les réalités célestes disposent en direction de l’homme sont relativisées :
        dans le judaïsme, cela vaut avant tout pour le peuple d’Israël. Celui-ci, à la différence des nations païennes, n’est pas placé sous la domination des corps célestes, mais relève directement de Dieu. Et encore, on pourrait dire que ces pouvoirs sont carrément annulés puisque les non-juifs ne sont pas des hommes dans toute la rigueur du terme. En conséquence, aucune constellation n’exerce son influence sur Israël[34]., Un midrash illustre cette supériorité de façon frappante. Un verset rapporte que Dieu a emmené Abraham dehors et lui a dit : « Regarde le ciel ! » (Genèse, 15, 5).
Le midrash comprend dehors comme signifiant « au-dessus de la voûte céleste ». De la sorte, Abraham qui est rendu plus grand que les astres regarde ceux-ci du dessus d’un regard condescendant[35] [Serait-ce là, précisément, une facette de l’excès d’Abraham ?].
        pour le christianisme, l’homme est, comme tel, d’une dignité plus grande que le monde. Et là où le monde est le plus souverainement cosmique, dans les corps célestes.
– Francis Bacon, à l’époque moderne, l’a bien vu ainsi : « C’est pourquoi l’opinion païenne diffère de la vérité sacrée. Ils supposaient en effet que le monde était l’image de Dieu et que l’homme était une image tirée du monde ou le résumant[36].
– Les Écritures, quant à elles, ne condescendent jamais à attribuer au monde cet honneur d’être l’image de Dieu ; il n’est que l’œuvre de ses mains ; et elles ne parlent
 pas non plus d’une autre image de Dieu que l’homme.
–   Origène rabaisse les astres face à la liberté humaine[37].
La polémique contre l’astrologie, commencée par les païens, prend un cours nouveau. L’accent n’est plus mis sur le caractère incertain de ses prévisions ou, à les supposer exactes, sur l’inutilité du savoir apporté. Il est désormais, d’une part, sur l’idolâtrie astrale qu’elle suppose et, d’autre part, sur le fait que rien ne peut dominer l’homme, si ce n’est Dieu[38].
Grégoire de Nysse s’élève contre l’idée de microcosme : l’homme n’est pas à l’image du monde physique, mais de Dieu seul. Être l’image de l’univers est aussi vrai pour les souris et les cousins ; l’homme est aussi peu connaissable que le Dieu sur le modèle duquel il est créé[39].
– Léon le Grand formule l’idée de dignité humaine en l’opposant à celle du monde : « Réveille-toi donc, ô homme, et reconnais la dignité de ta nature ! Souviens-toi que tu as été créé à l’image de Dieu, image qui, bien que corrompue en Adam, a été restaurée dans le Christ […]. Si, en effet, nous sommes le temple de Dieu, et si l’Esprit de Dieu habite en nous, ce que chaque fidèle porte en son âme a plus de valeur que ce que l’on admire au ciel[40]. »
– Un anonyme cistercien au XIIe siècle, écrit : « Ce monde tout entier ne peut être estimé au prix d’une seule âme. »
– Jean de la Croix, entre autres a repris l’idée un peu plus tard : « Une seule pensée de l’homme vaut plus que le monde entier ; c’est pourquoi seul Dieu est digne de lui ».
–  Pascal, enfin: « Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes ne valent pas le moindre des esprits ; car il connaît tout cela et soi ; et les corps, rien[41]. »
 Cet accent mis sur la dignité de l’homme a eu des conséquences dans tous les domaines de la culture :
        En littérature, la réalité prosaïque, le simple fait qu’elle est humaine devient intéressante en soi et donc digne d’être traitée en style soutenu.
        Dans les arts plastiques, les objets les plus humbles, en tant qu’ils portent la marque d’une activité ou d’un besoin humains, deviennent dignes d’intérêt. Une miche de pain, un filet de lait versé d’une cruche, ou un citron épluché peuvent rayonner d’une lumière que l’on croirait réservée au supralunaire, « puisée au foyer saint de rayons primitifs. ». Enfin, « une attention particulière est donnée au corps de l’homme, sans que ce corps, pour être beau, ait besoin d’être idéalisé (à la façon grecque) ou stylisé (à la façon asiatique, africaine ou méso-américaine)[42] ».
 
D.     UN MICROCOSME RETOURNÉ
 
Cette supériorité est parfois traduite par des images d’une grandeur qui relève de l’espace. Les penseurs hellénistiques, comme Rémi Brague l’a rappelé, avaient insisté sur la rapidité de l’esprit humain qui parcourt en un instant des distances inimaginables.
 
L’homme et les dimensions du monde
Al-Ghazâli reprend l’idée et conclut que le cœur humain est plus grand que le monde, car il le contient tout entier : dans le cœur humain, le monde entier n’est rien de plus qu’un atome dans la mer[43].
Alors que d’habitude, l’homme est le plus petit des deux mondes, il arrive que des auteurs chrétiens retournent l’idée en exprimant une relation plus profonde par le paradoxe selon lequel c’est l’home qui est le grand monde.
Grégoire de Nazianze († 390), le cappadocien, pour la première fois a employé une formule risquée : « Dieu a fabriqué l’homme comme un grand monde dans le petit[44] ». La suite du passage multiplie les contrastes et les oxymores pour exprimer la nature double de l’homme, laissant deviner par là à quoi est due la « grandeur » de celui-ci, à savoir la capacité qu’il a d’introduire l’intelligible dans le sensible, le supérieur dans l’inférieur, faisant ainsi éclater le sensible, incapable de contenir ce qui le transcende. De la sorte, nous sortons de l’idée physique du monde. Le paradoxe ne tient qu’à ce prix : il faut changer d’« ordre » (au sens de Pascal – ordre de la chair et celui de l’esprit) pour que le petit apparaisse comme tel, qu’il puisse se faire le lieu du grand – ou de son porteur, l’homme.
Nicétas Stéthatos († 1090), le byzantin, reprendra la formule : l’homme explique-t-il, en un jeu difficile à rendre, est dans son état originel avant la chute, « un autre monde, ornement du monde (kosmou kosmos heteros), meilleur et plus élevé, visible et intelligible, mortel et immortel, intermédiaire entre la grandeur et la bassesse[…]. Il faut aussi considérer comment, monde nouveau, l’homme a été créé meilleur et pus élevé que le monde et comment dans un monde petit, il se montre grand[45] ».
Nicétas l’explique par un parallèle entre les constituants du monde visible et les vertus éthiques et intellectuelles : le monde intelligible n’est pas celui des idées, mais le mot gardant son sens originel d’ordre, l’édifice harmonieux d’une âme vertueuse. C’est ainsi qu’a été édifié le monde par Dieu le monde – le grand – au milieu de ce [monde] visible et petit ; en lui […] le raisonnable a été établi dans le non-raisonnable ; l’intelligible dans l’apparent et le sensible, le divin, l’immortel et le plus élevé dans le « corruptible et le bas[46]. »
Nicétas reconnaît sa dépendance envers son prédécesseur Grégoire de Nazianze, qu’il cite : « N’est-il pas vrai que ce monde est considéré comme petit par Grégoire […] comme nous pensons nous-mêmes avec vérité, et que nous, en ce monde nous sommes le grand, nous qui avons été créés à l’image de Dieu, et que, en tous les deux, paradoxalement, les mêmes éléments concourent à la formation et à la complexion d’un corps spécifiquement un[47]. » Cette fidélité est d’autant plus remarquable que d’autres comme Jean Damascène, reproduisent le passage de Grégoire, mais en croyant corriger l’expression paradoxale, retombant ainsi dans la doctrine traditionnelle.
 
Historisation de la cosmologie
 
L’intervention de Dieu dans l’histoire
Le concept de monde, jusqu’aux religions révélées, appartenait au domaine de la nature. Avec
elles, il rentre dans celui de l’histoire[48]. En conséquence, ce n’est désormais plus un pléonasme que parler de « monde naturel ». À l’inverse, il n’est plus absurde d’appliquer au monde la détermination classiquement opposée à celle de nature, celle de « position » (thesis), pour parler d’un monde « positif » (au sens où l’on parle d’un droit positif) ou conventionnel.
Abü Ya’qüb al-Sigistanï († vers 972), le penseur ismaélien, l’a adopté lorsqu’il mentionne, entre les deux mondes de la nature et de l’intellect, ce qui aurait été pour les Anciens, un oxymore: « un monde de la position » ou « monde positif ».
En effet, la façon dont l’homme atteint le bien (ou la sagesse) est désormais historique. L’intervention de Dieu dans l’histoire est considérée comme plus intéressante, plus « admirable » que ne l’est la création et, en tout cas comme ayant coûté à Dieu de plus grands efforts[49]. Le salut de l’homme se fait dans l’histoire ; la question du salut de l’homme n’a pas d’analogue dans la nature : rien en celle-ci n’a besoin d’être sacré[50]. L’idée d’harmonie qui était synchronique à l’origine connaît une transposition dans le diachronique.
Augustin, quant à lui, conçoit l’histoire du salut sur le modèle d’un poème, c’est-à-dire en même temps, d’un chant. L’harmonie qui régissait le retour régulier des phénomènes célestes est désormais celle d’une histoire irréversible[51]. Un changement dans le vocabulaire en est le signe et le sceau : le monde peut désormais s’appeler d’un nom temporel, celui de saeculum. Le monde partage donc les rythmes de l’histoire du salut. La sagesse cosmique devient une sagesse séculière.
 
A . CHUTE DU MONDE
 
Le judaïsme biblique et rabbinique se représente une certaine participation des réalités de l’univers aux évènements de l’histoire, en tout cas, là où le destin d’Israël est en jeu[52]. Mais il ne semble pas que la nature change par là de statut d’être.
Dans le christianisme, en revanche, le monde physique est censé avoir été entraîné à la suite de l’homme dans le processus de chute et de rachat[53]. À côté de la tendance d’élever le terrestre au niveau du céleste en montrant que la même providence y est à l’œuvre, une autre tendance se fait jour que l’on peut considérer comme le mouvement inverse.
 
Les conséquences de la chute sur l’univers physique
• D’une interprétation littérale du passage de Paul vient l’idée où est mentionnée l’attente impatiente de la Création qui, soumise à la vanité, attend elle aussi sa délivrance (Romains, 8, 20 s.). Le mot « création » (krisis) est compris comme signifiant la totalité de l’univers physique y compris les corps célestes. À cet effet, les passages de Job cités plus haut, permettent d’englober ceux-ci dans le lot commun et, partant, de relativiser la différence qui les élève au-dessus de notre monde terrestre.
• Dès Origène († 254), l’idée est très nette : l’ensemble de l’univers physique, et à sa tête les corps célestes, est entraîné dans l’histoire du salut. Le Christ n’a pas souffert la mort seulement pour l’homme, mais pour toutes les créatures rationnelles. Parmi celles-ci figurent les corps célestes dont on peut penser qu’ils ont eux aussi péché, puisque l’Écriture dit qu’ils ne sont pas purs devant Dieu (Job, 25, 5). Les astres sont en effet doués d’une liberté qui leur permet de louer Dieu ; ils peuvent donc également pécher. Ce dont les astres doivent être rachetés est la captivité de leur âme dans un corps[54]. D’où cette conclusion extraordinaire qui prend le contre-pied de la façon antique de voir les choses : il nous faut prier pour les astres[55].
Les Alexandrins ne sont pas les seuls à soutenir cette idée.
Théophile d’Antioche († vers 185) la soutient à propos des animaux sauvages censés avoir péché en même temps que l’homme. Ils sont semblables à des esclaves qui imitent la vie dépravée de leur maître. Quand l’homme sera restauré, ils retrouveront leur nature paisible[56] (hèmerotès).
• Ambroise de Milan († 397) explique en détail comment les corps célestes, eux aussi, sont soumis à la vanité[57]. Il explique en particulier en quoi consiste cette soumission : leur lumière est offusquée par les nuages, voire périodiquement soumises à des éclipses. Eux aussi passeront. Mais ce sera pour se reposer finalement dans la gloire des fils de Dieu.
La conséquence est que la nature se trouve entraînée dans la même aventure que l’homme. Ce lien de solidarité fait de l’homme et des plus hautes créatures des « frères ».
• François d’Assise († 1226) n’hésite pas à appeler le soleil « frère » dans son célèbre Cantique[58]. Nous sommes à égale distance des gnostiques qui se refusaient à rendre un culte au soleil, pour appeler « frères » les hommes les plus vils, et de Plotin qui s’en choquait[59].
 
B. FIN DU MONDE
 
• [Pour le christianisme], cette inversion est encore plus nette en ce qui concerne la fin [du monde] : la nature est peut-être appelée à être relevée par un mode d’être telle qu’elle en deviendra superflue. Son histoire aura une fin. La littérature apocalyptique, reprise par le Nouveau Testament, disait que le monde « passe ». Les premiers chrétiens demandaient même dans leurs prières : « Que vienne la grâce et que passe ce monde[60]. » Mais la nature de ce qui devait ainsi passer restait ambiguë : s’agissait-il d’un mode d’être ou de l’ensemble du créé ? La question est disputée dans tout le Moyen Âge[61].
Augustin semble reprendre littéralement toutes les affirmations néo-testamentaires sur la conflagration finale[62]. Il distingue la forme extérieure du monde qui passe, selon la parole de Paul, et sa nature qui ne passe jamais. Ses éléments changeront leurs qualités et les adapteront à celles de nos corps désormais immortels.
Maxime le Confesseur parle d’un renouvellement de l’univers entier : comme l’homme, le macrocosme devra passer par une mort et une résurrection.
Anselme suggère discrètement la nécessité d’une rénovation totale.
Bonaventure imagine une version chrétienne de la conflagration stoïcienne : le monde terrestre sera transformé par le feu qui éliminera tout ce qui est provisoire, ne laissant que le définitif.
Dante pose en principe que tout ce qui est fait sans intermédiaire par Dieu est éternel, reprenant ainsi une distinction venue du Timée.
Thomas d’Aquin et Bonaventure expliquent que, une fois le nombre des élus atteint, le mouvement des sphères célestes cessera. Le dernier a une image superbe : la révolution céleste s’arrêtera comme on arrête la meule une fois le couteau aiguisé. Il y a là un bel exemple de la façon dont la temporalité cyclique des régularités cosmiques se trouve placée, par rapport au devenir linéaire de l’histoire, dans une situation de subordination non seulement théorique mais pratique : le mécanisme astronomique est l’instrument d’un plan de salut. Il n’est pas le premier chez lequel on trouve une idée de ce genre, puisqu’elle est chez Robert Grosseteste († 1253) l’érudit évêque de Lincoln. En tout cas, l’idée d’un arrêt des révolutions céleste se retrouve plus tard, comme chez Rabelais[63], en plein XVIe siècle.
 
« LA PAROUSIE  » AU TYMPAN DE L’ABBATIALE DE CONQUES (AVEYRON)
 

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                        x 2 femmes                         2 élus                  Abraham        2 prophètes  2 prophètesses     Porte du
                                                                                                                                                                  paradis 
LA JÉRUSALEM CÉLESTE
 
Abraham qui préside reçoit auprès de lui deux élus portant le sceptre fleuri. Viennent ensuite, à sa droite deux autres élus puis deux fois deux femmes. Les premières tiennent les onguents, les autres portent un livre ouvert et la lampe allumée de la parabole évangélique
À sa gauche viennent deux prophètes auréolés qui tiennent un rouleau de la loi. Puis deux prophétesses complètent l'évocation de l'Ancien Testament
Les scènes de l’ensemble du tympan décrivent les étapes d'une véritable "Histoire" du Salut, depuis les temps bibliques jusqu'à l'actualité la plus récente de ce début du XIIe siècle, date de réalisation de la sculpture. Le présent fragment se situe à la partie gauche du troisième niveau du tympan.
 
• Pour le judaïsme, l’idée de fin du monde est neutre. La Bible parle avec emphase de sa création, mais est beaucoup moins claire sur son éventuelle fin. Au contraire, l’Ecclésiaste affirme que ce que fait Dieu persévère éternellement (3, 14). Les philosophes juifs sont eux aussi ambigus. La philosophie grecque suppose unanimement que tout ce qui a un commencement doit avoir une fin.
Platon a un modèle pour l’éternité de ce qui vient à être : l’éternité dérivée, voulue de ce qui est bien constitué, le Démiurge ne saurait vouloir détruire.
Jean Philopon († 570), le grammairien d’Alexandrie, suppose que chaque être tend à glisser, connaît une véritable déviation vers le néant lorsque se relâche la force qui le maintenait.
Saadi Gaon († 942), le rabbin babylonien, le suit.
Maïmoide († 1204), le rabbin andalou devenu dirigeant de la communauté juive d’Égypte, a une doctrine voisine de celle du Timée : l’univers étant parfait, il ne comporte aucune cause interne de corruption.
Gersonide († 1344), le philosophe languedocien, tente de prouver philosophiquement que l’indestructibilité de l’univers est non seulement le résultat de la volonté divine, mais une nécessité qui en découle. Le monde ne peut pas être détruit naturellement, parce que le sublunaire participe de l’indestructibilité des corps célestes qui influent sur lui ; ni non plus par la volonté de Dieu qui n’aurait aucune raison de le faire.
Crescas († 1411), le philosophe et légaliste séfarade, pense que s’il est impossible que le monde soit anéanti, il se peut qu’il laisse la place à un autre monde, si cela représente un passage au plus parfait. Il semble que ce changement n’affecte que le monde d’ici-bas, les corps célestes restant immuables.
Abravanel († 1508), le philosophe vénitien, défend une version forte de la destructibilité, peut-être liée à son messianisme. Les corps célestes sont corruptibles car ils sont composites. Leur destruction peut se faire soudainement, et elle est rendue plausible par des signes de sénescence : la durée moyenne de la vie humaine raccourcit ; certains médicaments, autrefois souverains, ont perdu leur efficace. La raison compatible avec la volonté divine d’une destruction pourrait être de prouver que Dieu n’est pas identique à l’univers[64]
 
Pour l’islam, il est affirmé sans ambages que le monde finira. Le Coran surtout, dans les sourates mecquoises (les premières), multiplie les descriptions eschatologiques. En un mot, très fréquemment cité : « Toutes choses disparaîtront, à l’exception de Sa face » (XXVIII, 88). La puissance d’Allah ne se montre nulle part mieux que dans sa capacité d’anéantir. Les théologiens ne remettent pas en question les affirmations coraniques. Tout au plus, les nuancent-ils en dressant des listes de plus en plus longues d’exceptions. Celles-ci comprennent même l’os du sacrum, censé survivre à l’anéantissement du corps humain et constituer comme le germe de sa résurrection, selon une tradition déjà attestée dans le judaïsme[65].
 
C. INACHÈVEMENT DU MONDE
 
En attendant cette transfiguration, la nature apparaît comme bâclée et inachevée. On reconnaît
un thème épicurien[66]. Mais ce qui relevait du naturel  peut être réinterprété au sein d’une historicisation d’ensemble : le monde était vu comme imparfait ; il apparaît désormais comme provisoire. De plus, cet inachèvement a changé de tonalité : ce qui était signe de fragilité, voire annonce d’une décomposition imminente, est désormais promesse de progrès, voire de rédemption. Cela implique que le monde est inachevé en un sens positif, en tant qu’il est ouvert à l’activité humaine, qu’il appelle et attend.
Marc Aurèle avait déjà, en passant, indiqué que l’activité laborieuse de bestioles comme les fourmis ou les abeilles contribue à mettre en ordre leur petit monde, ou – le texte est ambigu –
à mettre en ordre, pour ce qui est d’elles, le monde en grand.
 
Dans le christianisme, le rôle de l’homme dans la création apparaît d’une façon nouvelle. On peut interpréter dans ce sens le fait que le Dieu biblique place Adam dans le jardin d’Eden « pour qu’il le travaille » (Genèse, 2, 15). Les Pères de l’Église ont ainsi été à l’origine d’une valorisation du travail ; elle innove par rapport à une certaine sensibilité aristocratique de l’Antiquité païenne, qui réservait le travail aux esclaves, et réduisait l’activité libérale au seul loisir. Certains ont tiré de cette valorisation du travail un renouvellement de l’anthropologie qui alla parfois jusqu’à une redéfinition implicite de l’essence de l’homme : pour celui-ci, être médiateur entre le sensible et l’intelligible, n’est plus seulement la définition statique d’un degré d’être, mais, dans une perspective dynamique, une activité, une tâche, un travail.
Maxime le Confesseur, de cette façon, en une formule plusieurs fois citée par Jean Scot Érigène, parle de l’homme comme d’un atelier (ergostérion, officina) dans lequel s’effectue la synthèse des contraires qui divisent le créé[67].
Cependant, remarque Rémi Brague, l’inachèvement que cette façon de voir présuppose du côté de la réalité n’est pas nettement souligné. Il déclare d’ailleurs n’avoir trouvé d’exemple de cette idée qu’à l’époque moderne, où elle a d’abord une tonalité plus sombre.
Malebranche, à son tour, écrit : « Le monde présent est un ouvrage négligé. C’est la demeure des pécheurs, il fallait que le désordre s’y rencontrât. L’homme n’est pas tel que Dieu l’a fait : il fallait donc qu’il habitât des ruines et que la terre qu’il cultive ne fût que le débris d’un monde plus parfait. Ces pointes de rochers au milieu des mers, et ces côtes escarpées qui les environnent marquent assez que maintenant l’Océan inonde des terres écroulées […] Ainsi le monde présent considéré en lui-même n’est pas un ouvrage où la sagesse de Dieu paraisse telle qu’elle est[68]. » Malebranche se fonde sur des observations antiques, déjà présentes chez Aristote sur la mutabilité du sublunaire. L’épicurisme y voyait un argument contre la téléologie. Au lieu de reprendre la réponse classique, stoïcienne par exemple, Malebranche accepte la prémisse factuelle, mais la transpose dans une autre tonalité. C’est d’abord celle de la sensibilité de l’âge classique qui répugne à tout ce qui est « négligé » – le mot signifie ici « fait sans soin » : nous sommes avant le jardin à l’anglaise et le culte de la spontanéité nonchalante. C’est surtout la sensibilité biblique, et tout se passe comme si Malebranche généralisait la malédiction de la Genèse (3, 17 s.) qui ne concernait que l’agriculture. Il se replace de la sorte dans un débat qui faisait rage dans le XVIIe siècle anglais[69].
Schelling, un siècle plus tard, reprend l’idée: « Tout n’annonce-t-il pas une vie qui a sombré? […] Qui croira que les déluges qui […] ont tracé ces vallées et ont de la sorte laissé dans nos montagnes tant de créatures marines, que tout cela agit d’après une loi intérieurs ? Qui admettra que c’est une loi divine qui a entassé de lourdes masses rocheuses sur une argile glissante, afin qu’elles en dévalent ensuite et ensevelissent de paisibles vallées, parsemées d’habitations, ou de joyeux promeneurs, dans une ruine épouvantable ? Oh ! Ce ne sont pas ces décombres d’une antique gloire humaine, pour lesquels le curieux explore les déserts […] qui sont de véritables ruines : la terre entière est une immense ruine, où habitent les bêtes comme des fantômes et les hommes comme des esprits, et dans laquelle bien des forces et trésors cachés sont retenus comme des puissances invisibles ou le charme d’un sorcier. » Schelling ajoute au dossier antique des éléments nouveaux, voire contemporains. Il se peut que l’insistance sur les fossiles garde la trace de la paléontologie du temps. […]
Le contexte d’ensemble est cependant autre : il s’agit d’abord d’une méditation sur le péché originel et sur l’asservissement conséquent de la création entière, avec une allusion claire et répétée à Romains, 8, 19-21[70], méditation elle-même orientée vers la magie.
 
La contemplation comme exercice théologique
 
Toutes ces révolutions dans la cosmographie induisent une nouvelle pratique du monde. Le monde a cessé d’être l’objet de contemplation le plus élevé  On peut descendre jusqu’à la contemplation de la nature[71].
 
A.     CONNAISSANCE DU MONDE NATUREL
 
L’étude des cieux ne mène pas directement à leur imitation, mais à la connaissance de leur Créateur. Les Pères de l’Église connaissent la contemplation de la nature (theoria phusikè).  Al-Ghazâlî († 1111), en Islam, montre que l’idée déjà coranique est amplement développée[72].
Baya Ibn Paquda (XIe siècle), dans le judaïsme, lui consacre un chapitre de son traité de spiritualité qui, d’ailleurs, a les mêmes sources que Ghazâlî[73].
Albert le Grand († 1280), en chrétienté, a une formule d’un laconisme magnifique : « Le monde entier est pour l’homme une théologie[74]. » L’idée est illustrée par une métaphore récurrente, celle du livre qui permet de connaître l’esprit de son auteur[75]. Livre vivant dont l’interprétation a plus de valeur que celle des livres écrits sur parchemin : « Les arbres et les pierres t’en apprendront plus que tu ne pourrais entendre des professeurs[76]. »
Maître Eckhart († 1327), insiste sur l’aspect progressif de cette connaissance. Le monde est un terrain d’entraînement : « Si l’âme était capable de connaître Dieu totalement comme le font les anges, elle ne serait jamais venue dans le corps. Si elle était capable de connaître Dieu sans le monde, le monde n’aurait pas été créé pour elle. C’est pour cela que le monde a été créé pour elle, afin que l’œil de l’âme s’exerce et se renforce, pour qu’il soit capable de supporter la lumière divine[77]. »
• En terre d’islam et dans le judaïsme de langue arabe, le thème intervient à l’intérieur d’une stratégie complexe, destinée à légitimer la pratique de la philosophie aux yeux du droit religieux. Il s’agit de montrer que les sources religieuses recommandent, voire ordonnent la pratique de la philosophie[78].
Averroès, en ce sens, dans le Traité décisif, interprète un certain nombre de passages coraniques. Il n’hésite pas à donner, ailleurs, un contenu scientifique à ceux-ci. Et, là aussi la figure d’Abraham rend de bons services : « La contemplation des actions propres aux corps célestes est la contemplation de leur royaume qu’Abraham [ !] contempla là où [Dieu] dit : ‘‘ De même, nous faisions voir à Abraham le royaume des cieux et de la terre afin qu’il fût parmi les convaincus’’[79].
• Maïmonide († 1204), parmi les Juifs, exprime cette idée dès le Mishneh Torah : « Quel est le chemin qui mène à L’aimer et à Le craindre ? Au moment où l’on réfléchit sur ses œuvres et ses créations, merveilleuses et grandes, et que l’on voit à partir de celles-ci Sa Sagesse sans mesure ni limite, aussitôt on aime et on loue, on glorifie et l’on est pris d’une grande convoitise de connaître le grand Nom.[80] » Le Guide des Égarés pose le principe : « Il n’existe pas d’autre chemin vers la saisie [de Dieu] qu’à partir de ses fabrications. Ce sont elles qui indiquent son existence et ce dont il faut être convaincu à son sujet[81]. » La doctrine de la première œuvre talmudique est rappelée : « Nous avons déjà expliqué dans le Mishneh Torah que cet amour [commandé en Deutéronome G, 15] n’est pas sain, si ce n’est pas la saisie de tout l’être selon de qu’il en est et la considération de Sa Sagesse [de Dieu] en lui[82]. » «  Il s’ensuit donc qu’il st nécessaire de considérer tous les étants selon ce qu’il en est d’eux[83]. » On remarquera un ajout d’importance : alors que le Mishneh Torah parlait de considérer les créatures, il s’agit ici de considérer tout ce qui est. Cette considération englobe tous les détails les plus subtils de la science de la nature, et avant tout la connaissance de l’astronomie, dans la connaissance du Créateur : « Quant aux affaires de l’appareil sphérique [les phénomènes célestes, l’astronomie] et la science physique, je ne suis d’opinion que tu douteras que ce sont des affaires nécessaires à la saisie du lien du monde au gouvernement de Dieu, [pour savoir] quel il est en vérité, non par rapport aux imaginations[84]. » Maïmonide légitime ainsi la pratique de celle-ci en la faisant l’égale de la méditation de la Loi. Voire il dévalue le niveau de connaissance de Dieu atteint par les spécialistes de droit religieux par rapport à « ceux qui ont fait porter toutes les activités de leur intellect sur les considérations des étants afin de s’en servir comme de preuves en Sa faveur, pour connaître la manière dont il gouverne ceux-ci de la façon dont c’est possible[85]. »
Gersonide († 1344) – dans le cadre de sa façon de savoir qui est très originale, voire atypique au point qu’elle attirera les sarcasmes de Crescas († 1411) –, attribue à la physique une sorte de fonction béatifiante : plus nous connaissons le monde, plus nous actualisons de concepts contenus dans l’intellect agent, plus nous élargissons cette partie de nous qui connaîtra l’immortalité[86].
Dans le christianisme, le problème ne se pose pas exactement de la même façon. Le contexte d’ensemble y est inverse : il s’agit plutôt d’y justifier la théologie devant le tribunal de la philosophie.
Thomas d’Aquin († 1274), quant au contenu, développe cependant la même doctrine. Le problème est élaboré en une question présentée de la façon la plus formelle au début de la seconde partie de la Somme contre les gentils : « Que la considération des créatures est utile à l’instruction de la foi.[87] »
        Elle nous permet, en effet, positivement de nous faire une idée juste des attributs de Dieu. Le chapitre II énumère ainsi Sa Sagesse, Sa connaissance, Sa bonté.
        De plus la considération du créé nous rend en quelque façon semblable à Dieu, dans la mesure où nous acquérons une science qui ressemble à la sienne.
        Le même problème [de la considération des créatures] est pris sous l’aspect négatif au chapitre III. Éliminer les erreurs sur les créatures permet d’éviter les erreurs sur Dieu :
– le prendre pour un corps,
– attribuer aux créatures des effets que Dieu seul peut produire,
– retirer  à  Dieu des effets qui sont de son ressort.
        Une quatrième raison présente un intérêt tout particulier : l’ignorance de la nature des choses et, par suite quant à sa propre place dans l’univers mène l’homme à se méprendre sur soi-même et à se croire inférieur à des créatures auxquelles il est en réalité supérieur. La connaissance de la nature fait ainsi reposer sur un fondement solide la dignité humaine ; physique et anthropologie communiquent directement : « L’homme qui, par la foi, est acheminé à Dieu comme vers sa fin ultime, du fait qu’il ignore les natures des choses et par suite le rang qu’il occupe dans l’univers, pense qu’il est soumis à certaines créatures auxquelles il est en fait supérieur, comme c’est manifeste chez ceux qui soumettent aux astres les volontés des hommes […], chez ceux qui estiment que les anges sont les créateurs des âmes, que les âmes des hommes sont mortelles ; et tout ce qui déroge à la dignité humaine[88]. »
En conclusion Thomas rejette l’avis de ceux pour qui la connaissance des créatures est indifférente.
La connaissance du monde n’a pas pour but :
        la transformation technique de celui-ci, comme chez Francis Bacon ou Descartes ;
        ni non plus son imitation comme dans le modèle platonicien (ou timéen) dominant ;
        ni, enfin, comme dans la méthode qu’invoquait son maître Albert le Grand, son questionnement pour en obtenir des renseignements sur son Créateur.
L’enjeu théologique est ici indirect. Il s’agit plutôt de prendre ses distances par rapport au monde et d’éliminer la crainte envers les astres, comme l’indique la citation de la Bible : « Ne craignez les signes des cieux, comme les craignent les païens » (Jérémie, 10, 2). Ce qui rapproche Thomas d’Aquin d’Épicure. Pourtant, l’erreur dont il s’agit ici de se purger n’est pas la pertinence éthique du monde mais la confusion d’une de ses parties avec une autre. C’est pourquoi il ne s’agit pas de se créer un intermonde, encore moins, bien sûr, de rêver d’une évasion en style gnostique. Il s’agit d’habiter correctement le monde. On peut le voir en prenant le contre-pied des trois erreurs que Thomas indique :
        habite droitement le monde qui sait comment s’y orienter – par sa liberté, sans être tenu en laisse par les astres ;
        savoir [aussi] d’où il vient- de Dieu et non des anges ;
        et enfin [savoir] où il va – vers Dieu et non vers le néant.
Se tromper sur la structure du monde, c’st donc aussi se tromper sur la nature de celui qui l’habite. La « physique » est donc non seulement une théologie oblique, mais plus décidément encore, peut-être une anthropologie indirecte.
 
B.     IMITATION DU MONDE NATUREL
 
L’objet de l’imitation du monde naturel n’est plus le mouvement régulier de celui-ci, mais l’obéissance à la volonté divine dont ce dernier témoigne.
 
Le rapport du créé au créateur est un rapport d’obéissance
• Il s’agit là d’une idée biblique qui se trouve dans le livre de Baruch.ben Neria, le compagnon et disciple du prophète Jérémie.
Clément de Rome († vers 99), le Père apostolique la reprend : « Les cieux qui se meuvent sous son gouvernement lui obéissent dans la paix. Le jour et la nuit accomplissent la course que Dieu leur a assignée sans se gêner réciproquement. Le soleil, la lune et le chœur des astres évoluent selon son ordre, dans la concorde à l’intérieur des limites qui leur sont fixées, sans jamais les franchir. La terre, toute grosse de fruits, docile à sa volonté, fait lever en abondance aux saisons favorables, la nourriture […] ; elle ne conteste pas, elle ne modifie rien des règles qu’il a posées. Les mêmes ordonnances maintiennent les lois insondables qui régissent les abîmes et les lois indescriptibles qui régissent le monde souterrain. La cavité de la mer […] ne franchit pas les barrières dont elle a été entourée, mais elle agit selon les ordres qu’elle a reçus. […] L’océan […] et les mondes qui sont au-delà sont dirigés par les mêmes ordres du Maître[89] . » Le contexte est une exhortation à la concorde. Clément reprend le lieu commun, attesté en particulier dans le stoïcisme, de l’harmonie du monde. Mais l’accent, en tout cas, dans la partie du texte qui vient d’être citée s’est déplacé de l’horizontal au vertical : il est beaucoup moins sur l’harmonie que sur ce qui la rend possible, à savoir l’obéissance des créatures à leur Créateur.
 
C’est l’obéissance commune des créatures à un seul et même Dieu qui assure l’harmonie des relations qu’elles nouent entre elles
Ignace de Loyola († 1556 ), le fondateur des Jésuites, reprend la même conception : « De même que dans les corps célestes, afin que l’inférieur reçoive le mouvement ou l’influence de son supérieur, il est nécessaire qu’il lui soit soumis et subordonné de telle façon qu’un corps soit avec un autre dans un rapport de convenance et d’ordre ; de même, lorsqu’une créature rationnelle est mise en mouvement par une autre (ce qui se fait par l’obéissance), il faut que celle qui est mue soit soumise et subordonnée, pour qu’elle reçoive l’influence de la vertu de celle qui meut. Et cette soumission ne se fait pas sans une conformité au supérieur de l’entendement et de la volonté de l’inférieur[90]. »
Une dizaine d’années Après Copernic, le modèle reste les corps célestes et les influences qui coulent en cascade d’une sphère à l’autre, puis du supralunaire au sublunaire.
• L’idée se retrouve aussi dans le domaine islamique, comme chez le premier des Faläsifa,  al-Kindi  († 873) qui consacre un traité à expliquer la façon dont le corps le plus éloigné (le Premier Mu) se prosterne devant Dieu et lui est soumis.
Ou chez Avicenne, pour lequel les astres se meuvent pour chercher à imiter le Premier. Elle suppose que l’ensemble de la nature soit conçu comme dépendant de la volonté divine et agissant « par mode de servitude[91]. »
Le modèle abrahamique entraîne un glissement dans l’idée d’imitation, qui change d’objet.
 
Étant l’œuvre de Dieu, l’imitation du monde mène à celle des attributs divins
Elle la mène au point que la première n’est plus une fin en soi.
L’idée est déjà chez al-Kindi qui prolonge la définition de la philosophie donnée dans le Théétète : « [Les Anciens] la définirent aussi [la philosophie] à partir de son action. Ils dirent donc, la philosophie est l’imitation des actions de Dieu […] dans la mesure où l’homme en est capable. Ils voulaient [dire] que l’homme soit parfait en vertu. »
La comparaison entre les textes du présent « Philosophe des Arabes » et ceux des commentateurs néo-platoniciens chrétiens Élias (VIe siècle) et David († 1217) montre un intéressant glissement quant aux définitions de la philosophie qui y sont fournies.
Quatre sont communes aux néo-platoniciens et à Kindi :
        amour de la sagesse ;
        souci de la mort ;
        art des arts ou sagesse des sagesses ;
        connaissance des choses divines et humaines.
En revanche, une nuance importante sépare deux versions de la même définition : là où Élias décalquant Platon, mentionne l’imitation de Dieu, Kindi parle de l’imitation des actions de Dieu. Enfin, à la place de la « connaissance des choses qui sont » dont parle Élias, Kindi met la « connaissance de soi ».
L’idée [de l’imitation des œuvres de Dieu] se retrouve chez le rabbin Saadi Gaon († 942) ; elle est implicite chez Farabi († 950) dans les textes cités plus haut : le législateur parfait imite l’œuvre du Créateur en instituant une cité qui ressemble à celle-ci. Enfin, elle se retrouve très probablement, là aussi à l’état implicite chez Maïmonide[92].
 
C.     CONNAISSANCE DE SOI
 
La connaissance de Dieu change de point de départ
 
Basile de Césarée, l’un des principaux Pères de l’Église († 379) met sur le même plan connaissance du monde extérieur et connaissance de soi : « Le ciel et la terre ne sont pas plus aptes à nous faire connaître Dieu que ne l’est notre propre constitution, pour qui s’étudie avec intelligence[93]. » On peut aussi aller plus loin et privilégier nettement la connaissance que l’âme a d’elle-même par rapport à celle de la nature. On a vu plus haut le développement de cette idée chez Philon d’Alexandrie († 50), le philosophe juif hellénisé.
Selon une formule néo-platonicienne passée également au monde arabe : « Qui se connaît soi-même, connaît toutes choses[94]. » Le Moyen Âge la modifie parfois sur un point essentiel. En effet, l’objet dont la connaissance passe par celle de l’âme est désormais Dieu[95]. Depuis Clément d’Alexandrie († 215), le christianisme connaît la formule.
L’islam attribue même à Mahomet la formule : « Qui se connaît [ou : qui connaît son âme] connaît son Seigneur. »
Le judaïsme reprend la formule qu’il a empruntée à al-Ghâzâlî. C’est le même al-Ghâzâlî qui trace le programme de l’ascension. Il faut commencer par en bas, soi-même ; il faut ensuite considérer la terre et s’élever en passant par l’air, l’atmosphère, les sept cieux, le trône, les anges, jusqu’à Allah[96].
Mais ce n’est guère que dans le christianisme que se développe un socratisme. Il en résulte naturellement une critique de la curiosité, ou affairement à connaître sans discernement[97] (curiositas). Cette critique ne porte pas sur la connaissance comme telle, puisqu’il existe un légitime désir de savoir ce qui mérite d’être su (studiositas). Mais elle réprouve l’oubli de la connaissance la plus nécessaire, celle qui seule permet une réforme morale. La connaissance des mystères de la nature ne vaut pas celle de soi-même[98]. Et cette critique, elle aussi, ne se rencontre guère qu’en domaine chrétien, à tel point, remarque Rémi Brague, que le terme même de curiosité ne possède pas en hébreu ou en arabe d’équivalent à connotation péjorative.
 
Conséquences cosmologiques de la théologie
 
De conséquence cosmologique directe, la foi nouvelle n’en avait pas[99]. On peut cependant supposer que l’idée de création, indirectement, devait induire ceux qui l’admettaient, à penser la façon dont le monde est fait en fonction de celle dont il a été fait.
On a pu repérer certains lieux où la théologie a pu exercer une certaine influence sur la cosmographie. Mais, dans certains cas, les modifications apportées à l’image du monde ne relèvent pas vraiment de la cosmographie mais plutôt de la théologie. Il en est ainsi de la partie ignée du ciel, habitée par les dieux (empyrée). Les théologiens chrétiens ajoutent à l’édifice des sphères emboîtées, accessibles à la vue ou au raisonnement astronomique, cette sphère postulée par la foi. Elle apparaît chez le Pseudo-Hugues de Saint-Victor († 1141) et poursuit sa carrière chez Alain de Lille († 1202), Thomas d’Aquin († 1274) et Dante († 1321). Mais les raisons de l’admettre sont exclusivement théologiques et ne relèvent pas du rapport à l’univers physique dont Rémi Brague s’occupe ici. Il en est de même des considérations du philosophe mystique perse, fondateur de la « philosophie illuminative », Sohavardi († 1191) qui abandonne la distinction entre sublunaire et supralunaire, parce qu’il déplace la barrière principale : c’est désormais la sphère des fixes qui sépare le monde de la lumière pure de celui de la lumière enténébrée[100].
 
A.     VERS UNE SEULE MATIÈRE
 
L’exemple le plus net de cette influence est sans doute la distinction entre deux matières –servant, avant tout, à résoudre un problème cosmographique :
         l’une, supralunaire (le cinquième élément, l’éther, où les astres sont animés d’un mouvement circulaire),
        l’autre, sublunaire (les quatre éléments où les graves tombent et les légers s’élèvent en suivant une trajectoire rectiligne).
Au pourquoi des deux mouvements entrevus, la réponse d’Aristote invoquait justement cette différence entre deux matières, chacune douée d’un mouvement propre. Celle-ci a eu le dessus au début de la période à laquelle Rémi Brague s’intéresse. Mais elle n’a jamais éliminé totalement d’autres hypothèses. Ceci est vrai, à plus forte raison, chez des penseurs indépendants, comme le savant pluridisciplinaire persan, Râzî  († 925), qui font peu de cas de l’autorité d’Aristote. Ce penseur expliquait la lourdeur et la légèreté des corps par la quantité plus ou moins grande d’intervalles vides entre les atomes, rompant ainsi aves l’explication traditionnelle. Par ailleurs, il attirait l’attention sur la présence à l’intérieur du domaine sublunaire de mouvements qui prennent spontanément une forme circulaire alors qu’ils affectent pourtant des éléments bien connus comme l’eau bouillante ou l’or en fusion[101].
Le plus ancien représentant de la contestation médiévale contre Aristote est le théologien de langue grecque Philopon († 520) qui en est peut être aussi la source historique, comme le sentiront, en tout cas, au Moyen Âge les aristotéliciens de stricte observance comme Farabi, Avicenne, Ibn Bäğğa ou Maïmonide qui en feront leur « bête noire ». Philopon est chrétien, de naissance semble-t-il. Certes, il ne tire pas directement des textes bibliques dont il reconnaît l’autorité, une cosmographie déterminée. Le philosophe grec su 1er siècle av. J. C. Xénophon, qui semble avoir été le premier à faire une critique systématique de la notion d’éther, est antérieur au christianisme.
Mais on n’a pas de mal à identifier l’arrière-fond religieux qui surdétermine la critique : l’idée de création met le ciel sur le même plan que le reste du créé : « Dieu est présent de façon égale à toutes les choses et substances de la nature, au ciel et sur la terre. Le ciel n’a plus aucune situation privilégiée.[102] » Philopon soutient même contre l’évêque de Mopsueste en Cilicie, Théodore de Mopsueste († 428), que les astres ne sont pas guidés par des anges. Il mène aussi à son terme la critique du culte des astres par les prophètes d’Israël et achève une désacralisation radicale du monde. Le ciel n’est nullement éternel. Il est simplement très durable. D’ailleurs des êtres sublunaires peuvent aussi durer très longtemps, comme les pierres précieuses, les montagnes et les éléphants[103].
 
Une vision du monde qui le considère comme étant d’un seul tenant
Une telle vision cadre bien avec le nivellement introduit par l’idée de création qui se trouve alors transposée de l’ontologique au physique. Philopon semble ne pas l’avoir compris d’emblée, puisque la critique du cinquième élément n’est pas présente dès le début de sa production littéraire, mais pour la première fois dans le livre contre Proclus, qui date sans doute de 529 (soit 9 ans après sa propre mort). Elle oblige à une attaque globale contre la physique d’Aristote qui, elle-même hautement cohérente, ne pouvait être amendée que sur certains points de détail. Si l’on fait l’économie du cinquième élément, il reste encore à fournir des explications alternatives pour les phénomènes dont il permettait de rendre compte. Il faudra donc, par exemple, expliquer le mouvement des projectiles et, déjà, la chaleur qui émane des astres, et, en premier lieu du soleil. La physique ancienne l’expliquait par le seul frottement de la sphère qui le porte, non par les propriétés du soleil lui-même. Il faudra désormais, à nouveau, que les astres soient faits de feu.
Les adversaires de Philopon sentirent l’influence de sa pensée d’un christianisme qu’ils considéraient d’ailleurs parfois comme de pure façade et destiné à donner le change au pouvoir chrétien de l’époque. Ils sentirent aussi que la nouvelle vision du monde n’était pas seulement hétérodoxe par rapport à Aristote, mais par rapport à quelque chose comme un sentiment du monde qu’il faut bien appeler religieux. C’est ainsi que le  philosophe néoplatonicien grec du VIe siècle, et commentateur d'Aristote appartenant à l'école néoplatonicienne d'Athènes, Simplicius, remarque que renoncer au cinquième élément, mène à mettre sur le même plan la lumière céleste et celle des vers luisants, puisque tous les deux brillent sans brûler ni se consumer. Selon lui, il y a là rien de moins qu’une profanation, qu’un blasphème (blasphèmein)[104].
Au Moyen Âge, la question reste disputée. Plusieurs auteurs défendent l’unité des deux matières :
Grosseteste († 1253) suppose un seul principe, la lumière ;
– Roger Bacon († 1294) s’appuie sur les résultats de l’optique ;
– Guillaume d’Ockham († 1347) démontre – dans Questiones in Librum secundum Sententiarum – que la question physique doit être examinée dans son ordre propre, et en lui seul[105]. Le rang axiologique des réalités doit être mis entre parenthèses : le physique n’est que du physique. L’homme n’est pas fait d’une matière plus noble que les autres réalités sublunaires. Or, il semble aller de soi que sa dignité l’emporte sur celle du ciel. La dignité des parties du monde, à commencer par celle de l’homme, n’a donc rien à voir avec leur statut physique. Leur serait-elle simplement conférée par un acte de volonté divine ?
 
B.     TOUTE PUISSANCE DIVINE
ET PLURALITÉ DES MONDES
 
Cas probable où la théologie a pu avoir une action directe sur la conception de l’univers physique
La théologie a en effet préparé ou, à tout le moins rendu possible la sortie de la vision aristotélicienne du monde en lui faisant perdre une partie de sa légitimité, celle qu’elle devait au caractère unique du monde. L’idée de pluralité des mondes est antique : elle date d’Épicure pour qui « il est de la plus haute importance que les dieux soient situés dans des ‘intermondes’ ». Aristote avait su l’exorciser par des arguments cent fois repris après lui. L’idée ne disparaît pourtant pas à l’époque patristique. Elle subsiste aussi au Moyen Âge, où elle se présente sous plusieurs aspects :
        d’abord sous une forme qui ne relève pas de la cosmographie, à savoir la représentation d’un étagement hiérarchisé de niveaux d’être dont la nature peut varier mais qu’on peut appeler des « mondes ».
Le néo-platonisme utilise le mot en ce sens,
– dans son origine grecque,
– comme dans sa version arabe vulgarisée, où la dénomination coranique d’Allah comme « Seigneur des ‘mondes’ » était bienvenue.
Des auteurs soufis font de même.
Avicenne († 1037) réfléchit cet usage et intègre à sa définition du mot « monde » l’acception selon laquelle il peut être au pluriel : « monde se dit aussi de tout assemblage de réalités apparentées, comme on dit : ‘monde la nature’, ‘monde de l’âme’ et ‘monde de l’intellect’. »
Parmi les Juifs, Ibn Ezra († 1167), le rabbin andalou qui suit peut-être Avicenne, distingue trois mondes : le sublunaire, le supralunaire et le monde supérieur, celui des anges ou esprits séparés de la matière.
La Kabbale emprunte à la gnose et au néo-platonisme, transmis par le philosophe juif égyptien, Isaac Israeli († 932) et le rabbin astronome, Abraham bar Hiyya († 1136), l’idée d’un étagement de mondes. Elle interprète les mots du Cantique : « Les jeunes filles t’aiment » (1,3) comme désignant en fait l’attrait des mondes. Elle se représente une création par étapes, chacune se concrétisant en un monde, l’ensemble formant un étagement de haut en bas jusqu’au monde matériel.
De la sorte, un premier pas est franchi :
         d’abord, l’idée de monde se détache de son identification avec « notre » monde, ce monde que voici.
        ensuite lorsqu’à la coexistence spatiale des mondes s’ajoute l’idée d’une succession temporelle. Notre monde représenterait le dernier d’une série d’univers créés, série qui peut être longue. L’idée apparaît chez les rabbins du Talmud, mais elle ne trouve pas grâce aux yeux des philosophes aristotéliciens comme Maïmonide. Il s’agissait peut-être de montrer, contre des gnostiques que le monde actuel, s’il est le résultat d’un choix, Dieu ayant détruit tous les mondes qui ne lui plaisaient pas, doit être le meilleur possible. On peut aussi voir dans cette idée l’aboutissement radical de l’historicisation de la cosmologie. Du coup, et sans doute contre les promoteurs de l’idée, notre monde présent se trouve une nouvelle fois relativisé. Il n’est qu’une étape particulière dans une histoire pus vaste.
        enfin, lorsque la pluralité des mondes prend une tournure particulière lorsqu’elle s’appuie directement sur l’idée d’un Dieu tout-puissant. Au Moyen Âge, elle prend plusieurs formes :
– l’une de celles-ci reste dans le domaine du possible. Dieu aurait pu créer autant de mondes qu’il le voulait. On trouve l’idée, en Islam, chez des auteurs de sensibilités différentes : le premier théologien mu’tazilite comme al-Nazzäm († 846), un mystique comme Nasafi († 1142), et même chez le grand savant al-Biruni († 1048). La plupart du temps, on reste dans le domaine des suppositions, même chez les chrétiens du XIVe siècle, qui ont le plus réfléchi sur la question.
– une autre forme est la question de savoir s’il aurait pu y avoir un monde plus parfait, et donc à supposer que ce soit possible, que Dieu se soit abstenu de le créer. Al-Ghazâlî († 1111) (IUD, 35), pose la question et y répond par la négative : si Dieu avait écarté la possibilité réelle d’un monde plus parfait, Il l’aurait fait, soit par impuissance, ce que Son omnipotence exclut, soit par avarice, ce que Sa bonté exclut. L’argument a la forme de l’objection récurrente tirée de l’existence du mal.
Guillaume d’Ockham († 1347) s’appuie en physique sur une vision du monde classiquement aristotélicienne, mais, comme théologien, il peut considérer la toute-puissance de Dieu en faisant abstraction de son ordination à l’économie du salut. Rien ne s’oppose alors à ce que Dieu produise un autre monde[106].
 
En tout cas, qu’il y ait d’autres mondes, au moins possibles, relativise les faits observables dans notre monde […]. L’expérience de pensée qui consiste à regarder les choses du point de vue d’un « autre » quelconque, extra-terrestre ou « sauvage », est devenue banale au XVIIIe siècle, au point qu’elle nous semble comme sa signature. Or, elle se rencontre dès le milieu du XIVe siècle : selon le cistercien Pierre de Ceffonds, si les taupes se réunissaient au centre de la terre pour se demander s’il existe une surface, elles répondraient par la négative, car la surface leur semblerait inutile pour leur bien-être[107].
La pluralité des mondes, même si elle reste de pure hypothèse, a une conséquence ontologique. Le réel est réduit à n’être rien de plus que le factuel. L’être et le bien se trouvent de la sorte dissociés : l’être de ce monde réel qui est le nôtre a sa source dans un bien qui ne coïncide pas avec lui, mais lui est extérieur, à savoir la bienveillance de Dieu qui l’a choisi parmi d’autres possibles.
Ainsi le modèle médiéval superpose, à une cosmologie d’origine platonicienne, des éléments issus des religions qui se réclament d’Abraham. Ceux-ci viennent surdéterminer les motifs « païens », pour les enrichir ou les limiter. Mais, en bien des points, c’est aussi pour aller plus loin qu’eux. En conséquence Abraham ne se réduit pas à Platon. Lorsque le modèle grec aura perdu le fondement cosmographique qui le rendait possible et s’écroulera, ce qui est venu d’Abraham n’aura pas à le suivre dans sa chute.


[1] Voir Origène, PA, II, 3, 6, p. 314-322 ; Commentaire sur Matthieu, XIII, 20, PG, 13, 1148 et suiv.
[2] Dihle (1982), p. 1-19 et 159-174, souligne bien l’abîme qui sépare cette idée de la volonté de la façon de voir grecque.
[3] Sur la cosmologie des Pères, voir l’exposé, plus systématique qu’historique de Marcus (1956). 
[4] Augustin, Enchiridion, III, 9, éd .E. Evans, CCSL, XLVI, 52-53 ; Mittelstrass (1962), p. 188.
[5] À moins qu’il ne retrouve ici une étymologie devenue inconsciente, voir Haebler (1967), p. 116-117.
[6] Voir Aprowitzer (1987), p. 166.
[7] La création comme œuvre d’un démiurge qui est la cause du mal par sa création désastreuse, mêlant  la matière à l'étincelle divine.
[8] Voir Philon, De opificio mundi, , I, 3 ; voir Weiss (1966), p. 283-304.
[9] Ignace d’Antioche, Aux Ephésiens, 19, éd. Camelot, SC 10, p. 74-75. Voir Schoedel (1985) p. 87-94. Récit analogue au sujet de l’Ascension chez Synésios de Cyrène, cité dans Kranz (1955), p. 119.
[10] « Protévangile de Jacques », 21, 2.
[11] Shakespeare, Hamlet, I, I, v. 158-164, et en particulier v. 162-163.
[12] Livre de la Sagesse, Chapitre 13 :
01 De nature, ils sont inconsistants, tous ces gens qui restent dans l’ignorance de Dieu : à partir de ce qu’ils voient de bon, ils n’ont pas été capables de connaître Celui qui est ; en examinant ses œuvres, ils n’ont pas reconnu l’Artisan.
02 Mais c’est le feu, le vent, la brise légère, la ronde des étoiles, la violence des flots, les luminaires du ciel gouvernant le cours du monde, qu’ils ont regardés comme des dieux.
03 S’ils les ont pris pour des dieux, sous le charme de leur beauté, ils doivent savoir combien le Maître de ces choses leur est supérieur, car l’Auteur même de la beauté est leur créateur.
04 Et si c’est leur puissance et leur efficacité qui les ont frappés, ils doivent comprendre, à partir de ces choses, combien est plus puissant Celui qui les a faites.
05 Car à travers la grandeur et la beauté des créatures, on peut contempler, par analogie, leur Auteur.
[13] Origène, Commentaire sur Jean, II, III, 25 ; éd. C. Blanc, SC 120, p. 222.
[14] Tatien, Oratio ad Graecos and Fragments, édité et traduit par M.Whittaker, OECT, 1982, p. 16-17.
[15] « Ne va pas lever les yeux vers le ciel, quand tu verras le soleil, la lune, les étoiles, et toute l’armée des cieux, ne va pas te laisser entraîner à te prosterner devant eux et à les servir, eux que YHWH ton Dieu a donnés en partage à tous les peuples qui sont sous les cieux. »
[16] Origène, Contre Celse, V, 10-13 ; éd. M. Borret, SC, 147, p. 34-47.
[17] Augustin, EP, CLXVI, 6, § 13, p. 1231.
[18] Ibid., XXXII, 6, § 6, p. 259.
[19] Barhadbsabba Arbaya, Cause de la fondation des écoles, texte publié et traduit par Mgr A. Scher, Patrologia Orientalis, t. IV p. 346-347.
[20] Voir par exemple Ibn Gabirol, Fons vitae, III, 57, éd. Bäumker, p. 205.
[21] Origène, PA, I, VII, 2, p. 236.
[22] Grégoire le Grand, Moralia in Job, XII, XXXIII, 38 [sur 15, 15] CCLSL, 143A, p. 650-651 ; [sur 25,5] XII, XVI, 22 ; p. 864-865.
[23] Saadi Gaon, CC, V, I, p. 170; p. 262-263.
[24] Thomas d’Aquin, In Job, éd. Leonina, p. 97b et 143ab.
[25] Gersonide, Commentaire de Job, 25, 5 ; MG, p. 270b ; voir Tertullien cité dans Blumenberg (1987, p. 48.
[26] Voir Dales (1980) ; Albert le Grand, cité par Zambelli (1991) , p. 1112.
[27] Grégoire de Nysse, Oratio catechetica,, VI, 2, tr. P. Méridier TD, p.36.
[28] Voir Festugière (1932), p. 221-263 ;Wallace-Hadrill (1968), p.109, n. 1.
[29] Augustin, EP, IX, 12, § 29, p. 71.
[30] Plotin, III, 2, [47], 13, 20-25 ; t. I ,  p. 286-287.
[31] Origène, Select. in psalm : Philocalia, II ; Préface, VEP, t. XV, p. 253, cite par Wallace-Hadrill (1968), p.121.
[32] Zacharie le Médecin, Midrash ha-Hefès (1430), dans YM 9. 6, p. 162-163. 
[33] Syméon le Nouveau Théologien, Traité éthique n° XIV, « Sur les fêtes », I, 1-16, dans Traités théologiques et éthiques, éd. J. Darrouzès, t. II, Éth. IV-XV ; SC 129, p. 422-423.
[34] Voir Ibn Ezra, Sur Exode, 33, 23, IER, p. 184-185.
[35] Midrash Tanhumah, Šoftịm, § 11 ; cité par Langermann (1993), p. 50 ; voir aussi YM, p. 136.
[36] Francis Bacon, Of the Advancement of Learning, II, 6, 1.
[37] Origène, PA, I, 7,  p. 231-236.
[38] Voir Bonaventure, Breviloquium, II, 4 ; O, t. V, p. 221b.
[39] Grégoire de Nysse, De la création de l’homme, XVI, éd. J. Laplace, SC 6, p.151-152.
[40] Léon le Grand, Sermons pour Noël, VII, § 6, éd. R. Dolle, SC, 22bis, p. 160.
[41] Pascal, Pensées, Br 793, p.233.
[42] Besançon (1994), p. 356 ; sur la littérature on reconnaît l’idée d’Eric Auerbach, formulée pour la première fois dans Dante als Dichter der irdischen Welt, Berlin, De Gruyter, 1929, p. 18 et suiv.
[43] Al-Ghazâli, Das Elixir der Glückseligkeit, traduit par H. Ritter, Jean, Diederichs, 1923, p. 36.
[44] Grégoire de Nazianze, Oratio, XXXVIII, Sur la théophanie, ch. 11 ; PG, 36, 324a ; éd. C. Moreschini et P. Galley, SC 358, p. 125 : « un second univers, grand dans sa petitesse ».
[45] Nicétas Stétathos, De l’âme, § 13, dans Opuscules et lettres, éd. Darrouzès, SC 81, p. 78 – la traduction « autre monde dans le monde », juste, laisse échapper le jeu de mots ; puis ibid., § 27, p. 88.
[46] Ibid., § 30, p. 92.
[47] Nicétas Stétathos, Sur les limites de la vie, § 25, p. 388-389.
[48] La plus ancienne formulation trouvée par Rémi Brague est celle de Schelling, Leçons sur la méthode des études académiques (1803), ch. 8, « Sur la construction non-historique du christianisme », V, 1, p. 287 ; tr. Française J. F. Courtine et J. F. Rivelaygue, dans Philosophies de l’Université, Paris, Payot, 1979, p. 108.
[49] Implicite chez Augustin, CD, VII, 31, col. 302ab ; explicite chez Léon le Grand, Sermon VI sur la Passion , I, dans Sermons ***, éd. R. Dolle, SC 74 bis, p. 184.
[50] Voir Groethuysen (1928) p. 91.
[51] Augustin, Epistolae, 136, I ; 5 ; PL, 33,527 [b] et voir 166, V, 13 ; PL 33 , 726 [d].
[52] Voir Aptowitzer (1920-1921).
[53] Voir par exemple Bonaventure, Breviloquium, VII, 4 ; O, t. V, p. 265a.
[54] Origène, Commentaire sur Jean, I, XXXV, 253 ; éd.. C. Blanc, SC 120, p. 188, et I, XVII, 98 ; ibid., p. 112.
[55] Origène, De oratione, 7 ; PG, 11, 440cd ; VEP, t. X, p. 245-246.
[56] Théophile d’Antioche, Contre Autolycus, II, 17, éd. Grant, OECT, p. 54.
[57] Ambroise, Lettre XXXIV (à Horontianus, vers 387), PL, 16, 1119b-1023a, surtout 7, 1121b et 9, 1122b.
[58] François d’Assise, Cantico de frate sole, II, I, p. 255.
[59] Plotin, II, 9, [33] , 18, 17-18 ; t. I , p. 252, Elsas (1975) p. 84.
[60] Didachè, X, 6 ; dans Padres apostôlicos, éd. Ruiz Bueno, BAC 65, p. 88.
[61] Voir Grant (1994), p. 77-82.
[62] Augustin, EP, XVIII, 2, § 3, p. 197 ; CI, II. 28, § 13, p. 1448.
[63] Rabelais, Pantagruel, ch. 8, Pléïade, p. 203. Voir Gilson (1955), p. 234.
[64] Abravanel, Mifalot Elohim, VIII, 2 ; éd. De Venise 1592, p. 50a-51c.
[65] Voir Gardet (1967) p. 262-266 ; voir Leibniz, Nouveaux Essais, II, XXVII, 6 ; éd. Gerhardt, t. V, p. 216.
[66] Si Lucrèce place son œuvre dans le sillage d’Epicure, il fait plus qu’en donner une traduction versifiée. On trouve chez lui des arguments qui manquent chez son maître…. Lucrèce montre donc en quoi la terre comporte de vastes étendues inhabitables et impropres à la culture, sans compter que la plus grande surface de celle-ci est occupée par les mers.
[67] Maxime le Confesseur, Ambigua, PL, 91, 1305a ; Jean Scot Erigène, DN, 337, 703b, etc.
[68] Malebranche, Méditations chrétiennes et métaphysiques [1683], 7, 12, OC, t. X, Paris, Vrin, 1959, p. 73.   
[69] Voir P. Wiener (éd) , Dictionary of the History of Ideas, s. v. “Cosmic Fall”, vol. I, New-York , 1968, p. 504b-513a (R. W. Hepburn).
[70] « Car la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu : livrée au pouvoir du néant – non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’y a livrée –, elle garde l’espérance, car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet, la création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. »
[71] Palladius, Histoire lausiaque, XVIII, [Macaire d’Alexandrie], 18, éd. A. Lucot, TD, p. 132. 
[72] Al-Ghazâlî, IUD, 39, Méditation , t. IV , p. 466-473.
[73] Baya Ibn Paquda, DC, II.
[74] Albert le Grand, Sur Matthieu, 13, 35, éd. De Paris, t.20, p. 571a.
[75] Blumenberg (1983), ch. 5-6 ; Schaefer (1961), p. 329-330.
[76] Bernard de Clairvaux, Lettres, 106, 2 ; O, t.VII, p. 266-267 ; PL, 182, 242.
[77] Maître Eckhart, Sermons, n° 32, « Consideravit semitas… », DW, t. II, p. 134-135.
[78] Voir Strauss (1988), p. 78-100 ; Davidson (1974).
[79] Averroès, TT, I, p.52, 1-4 ; tr. p. 30 ; tr. J. Puig, p. 103 ; la citation est Coran, VI, 75, p. 681.
[80] Maimonide, Mishneh Torah, Yesodey ha-Torah, II, § 2, p. 7.
[81] Maïmonide, G, I, 34 ; p. 50, 8-9 ; tr. p. 120-121.
[82] Ibid.,III, 28 ; p. 373, 19-21 ; tr. p. 215.
[83] Ibid.,I, 34 ; p. 50, 10-11; tr. p.121.
[84] Ibid.,I, 34 ; p. 50, 14-17; tr. p. 121.
[85] Ibid.,III, 51 ; p. 456, 6-8; tr. p. 436.
[86] Voir Freudenthal (1992) ; Crescas ; LS, II, VI, p. 233.
[87] Thomas d’Aquin, CG, II, ch. 2, p. 93b-94b ; ch. 3, p. 94b-95a.
[88] Loc. cit. p. 95a.
[89] Clément de Rome, Première Epitre aux Corinthiens , XX, 1-8 ; éd. A. Jaubert, SC 167, p. 135-137.
[90] Ignace de Loyola, Lettre 86 aux frères et pères du Portugal (26.3.1553) , Obras completas, éd. Iparraguirre, BAC 86, p. 811.
[91] Avicenne, Ta’liqät, éd. Bädäwï loc. cit. p. 102.
[92] Maïmonide, G, II, 52. 
[93] Basile de Césarée, Homélies sur l’Hexaemeron, IX, 6, éd. S. Giet, SC 26 bis, p. 512.
[94] Olympiodore, Commentary on the 1st Alcibiades of Plato, § 125, éd. L.G. Westerink, Amsterdam, North-Holland, 1956, p. 199, 5.
[95] Voir Altmann (1969), p.1-40.
[96] Al-Ghâzâlî, IUD, 39, Méditation, t. IV, p. 472.
[97] Voir Blumenberg (1988).
[98] Bernard de Clairvaux, De consideratione, II, III, 6 ; O, t. III, p. 414.
[99] Affirmer que le monde est créé n’est pas décider de la structure de ce qui est créé.
[100] Voir Jachimowicz (1975), p. 151.
[101] Voir Pinès (1936), p. 41.
[102] Bohm (1967) , p. 301, cit. 304.
[103] Philopon, De opificio mundi, I, 2, Puis VI, 2, éd. Reichardt, BT, p. 28, 20 et suiv. puis, 231, 12.
[104] Simplicius, Commentaire du Traité du Ciel, éd. Heiberg, CAG VII, p. 90, 13 puis 88, 29.
[105] « Je dis que dans les choses célestes et dans les choses d’ici-bas la matière a exactement la même formule (ratio) bien que ce point ne puisse être démontré, et les autres non plus. Mais on peut donner des arguments probables. Premièrement : s’ils n’ont pas la même formule, c’est […] à cause de la noblesse de la forme du ciel […]. Or, ce n’est pas pour cette raison puisque – selon ceux qui sont d’opinion contraire – la forme céleste est moins noble que l’âme intellective […]. La noblesse de la forme n’est donc pas un obstacle. » 
[106] Voir Maurer (1976), Biard (1984), p. 74-79.
[107] Cité dans Randi (1989), p. 322.




Date de création : 29/11/2014 @ 08:08
Dernière modification : 29/11/2014 @ 08:33
Catégorie : Parcours braguien
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