LA ROMANITÉ DE L’EUROPE (3) VII POUR UNE HYGIÈNE DU PROPRE Chercher le propre de la culture européenne n'est pas une entreprise facile du fait des connotations équivoques que comporte le mot « propre ».. Il désigne, en français du moins, à la fois le contraire du malpropre et celui de l'impropre ; et il se peut que ces deux sens aient un lien profond[1]. En tout cas, le renvoi à ce qu'une culture a de propre peut inviter à exclure ce qui n'est pas elle – comme « sale » étranger. Or le modèle de rapport à soi et à l'autre que Rémi Brague propose ici lui semble rendre impossible, au niveau des principes, toute attitude de ce genre. Il semble également étouffer dans l'œuf, d'autres perversions culturelles. Avant de le montrer, rappelons d'abord en quoi l'Europe a un rapport spécifique à la culture. Ma culture comme une autre Ce rapport spécifique est une conséquence du phénomène de la secondarité culturelle, tel qu'il prend en Europe l'acuité qu'on a déjà observée. La culture ne peut être, pour l'Européen, quelque chose qu'il possède et qui constitue son identité. Elle sera au contraire quelque chose de fondamentalement étranger, qui rendra donc nécessaire un effort d'appropriation. Ce n'est que par le détour de l'antérieur et de l'étranger que l'Européen accède à ce qui lui est propre[2]. Du coup, on s'interdira de revenir avec satisfaction sur les trésors culturels grecs, latins ou juifs comme s'il s'agissait là de rentes de situation justifiant la paresse du possédant, comme pour faire « le tour du propriétaire dans le jardin du passé». On peut admirer, et à juste titre, la rationalité et la démocratie grecques, l'ordre romain, le sens juif de la transcendance, etc. Mais leur énumération, déjà agaçante comme cliché, devient suspecte quand il s'agit de se les attribuer avec autosatisfaction. C'est ainsi qu'on a pu entendre s'attendrir sur les sources de la culture occidentale – « le trésor et l'apanage de notre civilisation chrétienne occidentale [...] ; vous et moi avons été nourris aux mêmes sources [...] la Grèce ! le christianisme ! » – un diplomate soviétique, en quête de justification pour la politique antichinoise de l'URSS[3]. La culture européenne ne peut en fait jamais, en rigueur de termes, être « la mienne », puisqu'elle n'est rien d'autre que le chemin indéfiniment à parcourir qui mène à une source étrangère. On ne saurait donc parler, avec W. R. Gibbons, de « notre belle civilisation occidentale[4]». Mais il importe de localiser précisément l'erreur: il est vrai de dire que cette civilisation est « belle », voire « admirable » ; ce qui est faux, en revanche, c'est de croire qu'elle est « nôtre ». La culture n'est pas une origine paisiblement possédée, mais une fin conquise de haute lutte. Il faut ainsi revenir au sens dérivé du mot « culture », celui que Rémi Brague a employé jusqu'ici pour des raisons de commodité, au sens originel, la cultura animi des Latins[5]. Il convient même, peut-être, de protester contre l'extension indue de ce sens qui fait désigner par « culture » n'importe quelle façon de se comporter reçue des ancêtres et du milieu ambiant. Du bon usage de l'authenticité Pour l'Europe, ce qui est source est extérieur. C'est là une chance. Car il est malsain de se rappeler son propre passé glorieux, de se rappeler un passé glorieux qui est le sien. Une rumination de ce genre ne peut pas ne pas fomenter un ressentiment qui se tournera alternativement vers soi-même et vers les autres, et qui aura des effets paralysants. Car si ce qui fut grand était déjà moi-même, il va falloir que je me demande pour quelle raison j'ai déchu par rapport à cette grandeur. Pour éviter le retour morose sur soi, on sera tenté de trouver ces raisons au-dehors, dans la malice de tel ou tel «autre». Accuser l'extérieur permet de se détourner des causes intérieures, que l'on peut pourtant seules traiter. On fait ainsi l'économie du pénible effort sur soi que requerrait un tel traitement. Ainsi, par exemple, pour ne parler que des civilisations qui ont été abordées ici, le monde arabe a connu, depuis plusieurs siècles, une période de régression, ou à tout le moins de stagnation relative, nettement en retrait par rapport aux splendeurs de la Bagdad du ix* siècle. Souvent, il en rend responsables les Turcs, coupables d'avoir rétabli une orthodoxie sunnite étroite, puis les Mongols, coupables d'avoir détruit Bagdad en 1258, puis la colonisation occidentale — ou même les juifs. Autre exemple : la civilisation byzantine a perdu sa puissance politique, et jusqu'à la capitale qui lui donnait son nom. Ses héritiers accusent l'ennemi héréditaire turc, mais aussi les Latins, coupables du « coup de poignard dans le dos » de la IVe croisade (1204). C'est exactement en vertu de la même logique que fonctionnent bien des sensibilités dans l'Occident d'aujourd'hui : les Français accuseront les Anglo-Saxons de la perte de la domination que leur langue exerçait sur la culture européenne; les Européens dans leur ensemble rejetteront le chômage ou l'insécurité de leurs banlieues sur la présence d'immigrés allogènes; les Occidentaux, européens comme américains, chercheront des responsables de la diminution relative de leur part du marché mondial en accusant les Japonais et les « quatre dragons », etc. Si le modèle à imiter doit être extérieur, la grandeur à rappeler doit être celle de l'autre. L'évocation des grandeurs passées me semble un remède sain ou un poison dangereux, suivant qu'elle est appliquée à soi-même ou à l'autre. Par exemple les savants occidentaux qui chantent les louanges de la civilisation de l'Islam à son apogée, de ses avancées scientifiques, de ce qu'on appelle sa « tolérance », ou encore celles du raffinement intellectuel et artistique de la Byzance médiévale, sont sans doute animés par le sentiment très louable d'une injustice à réparer. Il se peut cependant que le résultat soit le contraire du but souhaité, et qu'ils favorisent par là, chez ceux qui se considèrent comme les héritiers de ces civilisations, des rêves nostalgiques au fond assez débilitants. En revanche, le rappel des grandeurs passées de l'Islam ou de Byzance – pour ne pas parler de l'Inde ou de la Chine – est des plus salutaires pour l'Europe elle-même, qu'il invite à se considérer avec un minimum de modestie. Pour des manières de table dans le cannibalisme culturel On peut appliquer les mêmes remarques dans une tonalité négative. Le passé d'une culture n'est jamais entièrement rose. Une civilisation innocente n'existe que dans les rêves de ceux – qu'ils y appartiennent ou non – qui la connaissent mal. Cela vaut aussi pour le passé de l'Europe. Cela vaut même encore plus pour elle, car ses rapports avec le reste du monde, depuis la Renaissance, ont été des rapports de conquête et d'occupation. La question se pose alors de savoir ce qu'il faut faire de ce passé. Ce n'est pas la seule Allemagne contemporaine, c'est l'Europe tout entière qui a un problème pour « venir à bout de son passé » (Vergangenheits-bewältigung). Et c'est l'honneur de l'Europe que d'avoir des historiens qui lui rappellent avec toujours plus de précision et moins d'indulgence ce que ce passé a été véritablement. Il serait par trop facile de se débarrasser de la question en renvoyant les autres aux aspects négatifs que l'on trouvera toujours dans leur passé, pour peu qu'on cherche bien. Le « toi-même ! » reste enfantin, même entre civilisations. Il est aussi enfantin de soupçonner que la malice, voire le complot, est toujours à l'origine des catastrophes. Ainsi, par exemple, l'effondrement démographique des sociétés précolombiennes au moment de la conquête n'a pas été causé par la seule répression des révoltes indiennes. On sera mieux inspiré de faire entrer en ligne de compte des causes objectives plus sobres, qu'elles soient conscientes, comme la supériorité de l'armement, ou involontaires, comme le malentendu... ou des souches microbiennes plus virulentes. Reste cependant à faire face au passé sans laisser contaminer le repentir par une culpabilité paralysante, et qui empêche même de réparer ce qui peut l'être. Hegel a noté un jour que nous faisons comme les sauvages, qui tuent leurs vieux parents[6]. Franz von Baader a précisé quelque part ce que nous en faisons : « tous les hommes sont naturellement anthropophages ». Entendons que toute culture se nourrit de celles qui l'ont précédée. Encore faut-il savoir se tenir à table. Or il est de ce point de vue remarquable que l'Europe ait tiré de ce cannibalisme peut-être inévitable, et dans lequel elle ne s'est pas mieux comportée que toute autre civilisation puissante, de quoi susciter une réflexion critique sur soi- même. À l'accoutumée, une culture réfléchit sur elle-même quand elle est contrainte à s'interroger par une situation d'infériorité. On en a des exemples partout où les Européens sont intervenus dans des civilisations extérieures et, sans les modifier par un apport massif de population, les ont contraintes à s'ouvrir. On peut songer : – aux réformes de l'Empire ottoman après la défaite de sa flotte à Lépante (1571), ou après l'échec du siège de Vienne (1683). – à celles également qui, au Japon, devaient déboucher sur l’ère Meiji après l'ouverture forcée des ports bombardés par le commodore Perry (1854). L'Europe, en revanche, présente ce cas peut-être unique d'une réflexion sur soi amenée par un rapport à des peuples qu'elle venait justement de vaincre, dont elle venait justement de conquérir les terres. Elle débouche sur une tentative prolongée pour se voir à travers les yeux de l'autre. Les Lettres persanes de Montesquieu ou les Cartas marruecas de Cadalso sont ainsi un phénomène exclusivement européen. Le genre littéraire que ces œuvres représentent, et auquel on pourrait annexer tout le mythe du « bon sauvage », est en fait la transposition quelque peu abâtardie de réflexions bien plus profondes dont l'occasion première fut sans nul doute la découverte de l'Amérique. On connaît les réflexions de Montaigne sur les Indiens dans le célèbre essai Des cannibales[7]. Et les extrapolations des littérateurs se fondent sur l'immense trésor d'observations de première main amassé par les missionnaires. Qu'on songe à l'immense succès des Lettres édifiantes et curieuses[8]. La défaite extérieure des « autres »-se retournait, aux yeux des penseurs, en une victoire : l'Europe tentait de se voir à travers les yeux de l'étranger, et donc comme n'allant pas de soi, comme ne constituant pas nécessairement la seule possible, encore moins la meilleure possible, des solutions du problème humain. On peut se demander pourquoi l'Europe, et elle seule, s'est engagée dans cette aventure réflexive qui doublait l'épopée coloniale : c'est qu'elle avait déjà en soi- même, dans son rapport constitutif avec les sources classiques, tout ce qu'il lui fallait pour se sentir inférieure. Identité culturelle ? La précision de vocabulaire demandée plus haut à propos du mot « culture » n'est pas uniquement du purisme. Elle implique en effet que l'on soumette l'expression répandue d' « identité culturelle » à un examen plus approfondi. Et, en particulier, que l'on se demande en quel sens ce que l'on entend le plus souvent par là mérite le respect. Si le mot «culture» renvoie, conformément à son sens originel, à l'effort personnel pour s'ennoblir l'esprit en s'élevant jusqu'à un modèle classique, il indique un enrichissement de l'identité de celui qui accepte de prendre sur soi un tel effort. Dans ce cas, l'identité culturelle mérite que rejaillisse sur elle un peu de ce respect au sens le plus fort dont seule la personne peut bénéficier. Ce sera d'ailleurs parce que la culture aura été intégrée à la personne qu'elle sera devenue personne. En revanche, il arrive souvent que l'on se serve du terme de « culture » pour désigner plutôt le poids de l'appartenance, le lest de tout ce qui n'est pas choisi mais subi. Auquel cas on peut éprouver pour cette « culture » tout au plus de la sympathie polie, mais jamais de vrai respect. On pourra respecter, non la culture elle-même, mais les personnes qui en sont porteuses, et plutôt malgré elle qu'à cause d'elle. En sens inverse, affirmer une « identité culturelle » de ce genre pourra être une réaction excusable, surtout si elle vient d'une minorité qui, perdue au sein d'une masse hétérogène, se sent menacée par elle. Mais aucune culture ne saurait revendiquer la dignité qui est celle de la personne. Et il arrive que cette dignité doive être défendue contre une culture qui la brime, et contre la tentation de retrouver ses « racines » – c'est-à-dire, comme le suggère implicitement l'image, de régresser vers la stupide immobilité du végétal. En un mot, il faut distinguer ce qui est « à nous » et ce qui est bien. Le propre n'est pas nécessairement le bien. Il est déjà choquant de dire my courttry, right or wrong. La même formule, appliquée à ce que chacun appelle « sa culture », produit des effets tout aussi pervers. En tant que Français, je m'enorgueillis donc d'être le rejeton d'une nation de traîtres : les Gaulois, qui ont été suffisamment intelligents pour se laisser arracher leur « authenticité » – avec entre autres la charmante coutume du sacrifice humain – au profit de la civilisation romaine. L'intérêt du désintéressement Les sources de la culture européenne n'étant pas « nous », rien ne nous invite à restreindre leur étude aux « Occidentaux » que nous sommes. Ainsi, la distance entre les anciens Grecs et nous n'est pas en principe moindre que celle qui les sépare des autres cultures modernes. L'approfondissement de la connaissance que l'on en prend mène, aussi bien au niveau de l'individu qu'à celui de la communauté scientifique entière, à prendre en même temps une conscience aiguë de leur étrangeté. Se les approprier conduit l'Européen moderne à une désappropriation de soi au fond tout aussi grande que pour l'Africain ou le Chinois. De la sorte, étudier les classiques n'est en rien s'occidentaliser. Les campus californiens retentissaient naguère de slogans qui visaient à traduire dans les programmes universitaires la revendication politique en faveur des minorités. Il fallait compléter, voire remplacer l'étude des auteurs mâles de race blanche par celle d'écrivains de sexe féminin et/ou de couleur. Cette attitude ne peut pas ne pas être fomentée, comme l'offense appelle la vengeance, par une revendication indue de l'exclusivité de l'héritage antique de la part de l'Occident moderne. Les deux sont l'avers et le revers de la même (fausse) monnaie. Il ne s'agit donc pas de suggérer aux peuples dits extra-européens l'étude des œuvres classiques parce que leur compréhension permettrait de mieux comprendre l'Occident – ce qui est, d'ailleurs, tout à fait vrai. Il s'agit plus profondément de leur faire remarquer, à « eux » tout comme à « nous », que ces œuvres sont, tout simplement, susceptibles de les intéresser. La question de savoir quels classiques il faut étudier, ou, déjà, de savoir quels auteurs doivent être considérés comme des classiques, n'a rien à voir avec celle de leur appartenance ou non à la tradition dont nous nous sentons les héritiers. Vaut- il mieux étudier Sophocle ou Kalidâsa, Homère ou l’Edda, Platon ou Confucius ? Le mieux, s'il s'agissait de décider entre des auteurs issus de deux traditions différentes, serait peut-être de demander au représentant d'une tierce tradition ce qui lui semble le plus enrichissant pour lui. Mais le seul critère définitif est celui de l'intérêt interne. La question ne devrait jamais être de savoir si un auteur appartient à notre tradition ou non, encore moins s'il avait le même sexe ou la même « race » que nous. La seule question légitime est de savoir si un auteur vaut la peine d'être étudié pour lui-même. C'est d'ailleurs là justement ce que les Européens eux-mêmes ont fait de par le passé. Ils n'ont pas étudié les classiques grecs et latins parce qu'ils étaient les sources de l'Europe, et donc parce qu'ils étaient au fond eux-mêmes, de sorte que les étudier revenait à mieux se connaître et à mieux s'affirmer en sa particularité. Tout au contraire, ils les étudiaient, comme ils étudiaient d'ailleurs les penseurs musulmans et juifs, parce qu'ils trouvaient leurs œuvres vraies, belles, intéressantes, etc. On pourrait ainsi dégager comme une loi culturelle selon laquelle l'appropriation d'une source n'est féconde que si elle est désintéressée. En termes brutaux : seul paie ce qui est gratuit. De la même façon, dans le domaine religieux, la foi ne produit ses effets que là où elle reste foi, et non calcul. La civilisation de l'Europe chrétienne a été construite par des gens pour lesquels le but n'était nullement de bâtir une « civilisation chrétienne », mais de tirer au maximum les conséquences de leur foi au Christ. Nous la devons à des gens qui croyaient au Christ, non à des gens qui croyaient au christianisme. Ces gens étaient des chrétiens, et non ce que l'on pourrait appeler des « christianistes ». Un bel exemple de cela est fourni par le pape Grégoire Je Grand[9]. Sa réforme a jeté les bases du Moyen Âge européen. Or il croyait la fin du monde toute proche. Et celle-ci, dans son esprit, devait de toute façon retirer à toute « civilisation chrétienne » l'espace où se déployer. Ce qu'il échafauda, et qui devait durer un bon millénaire, n'était à ses propres yeux qu'un ordre de marche tout provisoire, une façon de ranger une maison que l'on va quitter. À l'inverse, ceux qui se proposent comme but premier de leur action de « sauver l'Occident chrétien » doivent se garder de déployer une pratique qui, comme on en a des exemples, se situe en dehors de ce qu'autorise l'éthique chrétienne, pour ne pas dire la morale commune la plus élémentaire. Une parabole De la sorte, la question de l'identité culturelle de l'Europe ne peut pas se poser de façon indépendante. Elle est indissolublement liée à celle du rapport de l'Europe aux autres civilisations, antérieures et/ou extérieures à elle. Pour l'Europe, le rapport à soi passe par le rapport à l'autre. Rien ne peut mieux l'illustrer, me semble-t-il, qu'une sorte de parabole que j'emprunterai à un auteur antérieur au christianisme, afin de dégager un aspect de l'expérience européenne qui ne s'explique pas par celle-ci. Il s'agit d'Hérodote[10]. Le roi de Perse, Darius, cherchait à montrer que la coutume (nomos) règne sur tous les hommes, ou, si l'on veut, que tout est conventionnel, en tirant argument de ce que tous les hommes considèrent leurs propres usages comme les meilleurs qui soient. Or ces usages prennent le contre- pied les uns des autres, ce qui est pratiqué par les uns étant en abomination aux autres. Pour le montrer, Darius convoque des Grecs et des représentants d'une peuplade indienne, et interroge tous les deux sur leurs coutumes funéraires et leur disposition à en changer. Les Grecs qui, à l'époque, incinéraient leurs morts expliquent qu'ils ne les mangeraient à aucun prix. Les Indiens, qui dévorent leurs cadavres, crient qu'ils ne les brûleraient pour rien au monde. Les deux groupes semblent sur le même plan. Telle est en tout cas la conclusion de Darius, et, tacitement, celle d'Hérodote. Deux traits, cependant, distinguent les Grecs: d'une part, ils écoutent en silence la question du roi et y répondent avec calme, alors que les Indiens la couvrent de leurs clameurs indignées et demandent à Darius de se taire. D'autre part, les Grecs comprennent, par l'intermédiaire d'un interprète, ce que l'on demande aux Indiens. Les Grecs peuvent de la sorte être aussi attachés à leurs usages particuliers – nous dirions, à leur « authenticité » – que ne le sont les autres peuples. Mais ils acceptent au moins de prendre connaissance de ce qui n'est pas eux, et, de ce fait, de prendre conscience du caractère contingent de leur particularité, de s'ouvrir sur le reste du monde. De la sorte, les autres cultures sont traduisibles, et susceptibles d'être élevées à l'universel par le langage. L'interprète anonyme est ici le symbole de ce qu'Hérodote lui-même ne cesse de faire dans son Enquête : interpréter pour les Grecs le reste du monde connu. Au niveau des usages funéraires, cette élévation à l'universel trouve d'ailleurs son image dans l'incinération, par laquelle le corps, qui est ce qui nous singularise, se trouve aboli. En revanche, l'ingestion symbolise un attachement indissoluble à ce qui nous est propre. L'attitude qu'illustre Hérodote est loin d'être la règle en Grèce ancienne. Mais c'est elle qui a été reprise par l'Europe. Celle-ci l'a lestée de ce que sa religion lui apportait en fait de valeur accordée à la secondarité. Elle reste valable comme programme d'un certain rapport de l'Europe à ce qui lui est propre : un rapport ouvert sur l'universel. On peut le formuler en reprenant, même si c'est pour le nuancer, un jeu de mots célèbre du philosophe espagnol Ortega y Gasset. De retour d'Amérique, il avait répondu à quelqu'un qui lui demandait les raisons de son retour : « Europa contenidoes el único continente que tiene un ». « L'Europe est un continent / contenant [le castillan ne distingue pas les deux mots] qui a un contenu, et elle est le seul à en avoir un.» La formule semble orgueilleuse. Elle l'était peut-être pour Ortega. Pour nous, si on la comprend bien, elle est tout le contraire. Il faut en effet se rendre compte également qu'«avoir un contenu » suppose, justement, que l'on peut « avoir » un contenu, et donc que l'on n'« est » pas ce contenu, que l'on ne s'identifie pas totalement avec celui-ci. On peut ainsi retourner la formule : le contenu de l'Europe, c'est justement d'être un contenant, d'être ouverte sur l'universel. Il en est de l'Europe, au niveau de la civilisation, ce qu'il en est, au niveau de l'individu, des noms propres de ceux qui l'habitent. Nos prénoms sont, dans leur écrasante majorité, des noms de personnes. Rares sont les exceptions, par exemple les adjectifs (Constant, Aimable, etc.). On a là, d'ailleurs, un résultat concret de la secondarité culturelle : les noms propres juifs et païens, qui peuvent avoir un sens en hébreu (Jean, etc.), en latin (Marc, etc.) ou en germanique (Bernard, etc.), ont été repris par les chrétiens, mais leur sens primitif a été oublié. Dans la grande majorité des civilisations, les noms ont une signification — évidemment laudative — a priori, qui indique d'emblée ce que l'on attend de l'enfant ainsi nommé. L'Européen, lui, ne possède son identité que comme un cadre vide, qu'il aura pour tâche de remplir. L‘européanisation pour tout le monde S'il en est ainsi, il faut reposer à nouveaux frais le problème du rapport entre l'Europe et le reste du monde. On le pose la plupart du temps en opposant ces deux termes de façon simple : le premier désigne ce qui est déjà européen, le second ce qui ne l'est pas. Ce qui est non-européen peut soit chercher à le devenir, soit refuser de le faire, soit accepter, soit rejeter ce que l'on appellera alors « européanisation ». Dans tous les cas de figure, on suppose que les autres régions du monde ont à s'adapter à ce qui existe déjà quelque part. S'« européaniser », ce sera donc imiter l'Europe, laquelle, sous-entend-on, est bien sûr déjà européenne. C'est ce que font les philosophes qui utilisent le concept d'« européanisation » et s'interrogent sur lui. Ils sont d'ailleurs assez peu nombreux[11]. Rémi Brague voudrait soutenir ici une thèse opposée, et qui peut sembler quelque peu paradoxale, même si elle ne fait pourtant, au fond, que prendre au sérieux la caractérisation de l'Europe par Husserl : une « téléologie immanente », une « entéléchie » – et donc, pour le type humain qui y correspond, une tâche infinie, aussi infinie que le projet philosophique. L'Europe, souligne Rémi Brague, n'est autre chose qu'un constant mouvement d'auto-européanisation. L'européanisation est un mouvement interne à l'Europe ; voire, elle est le mouvement qui constitue l'Europe comme telle. L'Europe ne préexiste pas à l'européanisation ; l'Europe est le résultat de l'européanisation, et non sa cause. Cette thèse résulte directement de ce qui a été montré plus haut : du point de vue de l'historien, l'Europe n'a jamais été un espace défini d'emblée, préexistant, et à l'intérieur duquel se serait développée une certaine culture : • c'est le cas de l'Amérique ou de l'Australie, assez faciles à isoler – parce qu'elles sont, justement, de gigantesques îles. Et parce qu'elles se sont pour ainsi dire données d'un seul coup, ou presque, aux découvreurs qui leur ont donné leur nom ; • l'Europe, en revanche, faute de frontières naturelles convaincantes, n'est pas un espace défini, mais un espace qui s'est défini soi- même, en se détachant du reste du monde. Le moment où l'on a commencé à appeler « Europe » une entité culturelle, et non une direction (l'ouest, le couchant) ou une région géographique, est celui où cette région s'est coupée de Byzance et de l'Islam, à la suite, en partie, d'une séparation venue du dehors, en partie, d'un effort plus ou moins conscient pour faire du nouveau : – le sud de la Méditerranée a été séparé du nord par la conquête arabe des rivages méridionaux de celle-ci, par un événement extérieur, donc; mais la résistance à celle-ci est l'effet d'une volonté interne ; – l'ouest de la Chrétienté a été séparé de l'est d'abord à la suite de facteurs extérieurs : une différence de langues et de cultures, puis des délais de communication trop importants, facteurs qui avaient été perçus très tôt. Mais la décision de recréer un empire d'Occident est, de la part de Charlemagne et de la papauté, une décision interne, due en partie au désir de faire pièce à l'empire de Byzance. La même conséquence se tire de l'examen de l'Europe comme civilisation : ses sources lui sont extérieures. Sa culture profane est, en dernière analyse, d'origine grecque; sa religion est d'origine juive. Nous avons vu que la conscience de cette extériorité affleure parfois. Selon une image déjà ancienne, ce sont deux villes qui symbolisent classiquement ses racines, « Athènes » et « Jérusalem ». Or, ce que l'on a moins remarqué, c'est que, de ces deux villes, aucune n'appartient à l'espace qui, dans l'histoire, s'est nommé lui-même « européen » et qui a été ainsi appelé par ses voisins. La culture européenne doit aller chercher ailleurs qu'en elle-même ce qui la définit. L’acculturation Pour les Européens Rémi Brague leur dit donc: « Vous n'existez pas !» Il n'y a pas d'Européens. L'Europe est une culture. Or la culture est un travail sur soi, une formation de soi par soi, un effort pour s'assimiler ce qui dépasse l'individu. Par suite, elle ne peut pas être héritée. Elle doit au contraire être conquise par chacun. On ne peut pas naître européen, mais on peut travailler à le devenir. On connaît le mot sarcastique de Friedrich Schlegel : Les Allemands, entend-on dire, sont, quant à la hauteur du sens artistique et de l'esprit scientifique, le premier peuple du monde. Certes; seulement, des Allemands, il y en a très peu[12]. On pourrait appliquer une formule analogue aux prétendus « Européens ». La culture européenne est ce qui définit les Européens. Mais combien de ceux qui vivent en Europe ou ailleurs sont à la hauteur de celle-ci ? Les non-Européens Se tournant à présent vers eux, il leur dit : « Vous n'existez pas non plus ! » Il n'y a pas de non-Européens. Le monde entier, pour son bonheur ou pour son malheur, a été parcouru par des Européens, et reste affecté par de l'européen (au neutre), par des phénomènes venus d'Europe. Et devant ceux-ci, le reste du monde – si l'on peut ainsi parler – est logé à la même enseigne que ce qui est « déjà » européen, ou se croit tel. Si l'on entend par « Européens » les habitants actuels d'un certain espace sur une carte, ceux-ci peuvent différer de bien des façons de ceux qui vivent en dehors. Mais il est une chose par rapport à laquelle, au niveau des principes, les deux groupes sont au même niveau. Et c'est justement l'européanité. Si l'européanité est une culture, tous sont à la même distance de ce qu'ils ont à acquérir. L'Europe, au sens géographique ou économique, etc., de ce terme, n'a pas à se présenter soi-même comme un modèle. Elle doit au contraire se proposer à elle-même, comme elle le propose au reste du monde, l'européanisation comme tâche. Tous sont à la même distance, mais, pour filer la métaphore, tous ne sont pas nécessairement dans la même direction. En d'autres termes, les obstacles ne sont pas les mêmes, et il importe d'en prendre conscience. Le danger pour les habitants de l'espace qui se nomme « européen » (les prétendus « Européens ») est de considérer leur européanité comme possédée et non plus à conquérir, comme une rente de situation et non plus comme une aventure, comme un particularisme et non plus comme une vocation universelle. De ce point de vue, l'intérêt pour le passé est une activité à surveiller de très près. Il existe en effet un impérialisme rétroactif, par lequel un pays revendique ce qui s'est passé sur son territoire actuel comme lui appartenant. Comme si les biens culturels existaient dans une sorte de coffre-fort, à part du processus par lequel on se les approprie. Mais où ces biens existent-ils? Là où on en édite les textes ou les partitions, là où on les étudie, les joue, les reproduit ou les représente. Là, en un mot, où on les considère comme encore vivants et susceptibles de nous apprendre quelque chose que nous ne serions pas capables de tirer de notre propre fonds. Et nulle part ailleurs. On ne peut prendre les biens culturels qu'en leur donnant de soi – qu'en se donnant à eux. Le danger pour les habitants d'autres espaces (les prétendus « non-Européens ») est de ne voir que les traits les plus superficiels du mode de vie, présent ou passé, des habitants de l'espace « européen ». S'ils veulent s'« européaniser », le danger est de singer le way of life actuellement de mise à l'intérieur d'un certain espace. On manque par là ce qui l'a rendu possible, le sol nourricier sur lequel il pousse – non, peut-être, sans l'épuiser, voire le détruire. On manque ce qui constitue le ressort de son dynamisme, la dénivellation par rapport à une source supérieure et extérieure. Ainsi, par exemple, peut- on vouloir emprunter la science et la technique modernes et rejeter en même temps la tournure d'esprit qui leur a donné naissance ? À supposer, au contraire, que les « non-Européens » tentent une autre voie que l'européanisation, le danger est de caricaturer le modèle par rapport auquel ils veulent prendre de la distance. Il est d'autant plus facile de le faire que ni le passé ni le présent de ce qui se prétend l'Europe n'ont quoi que ce soit d'uniformément rose. On n'aura alors pas de mal à condamner l'impérialisme de celle-ci, son « matérialisme », voire le caractère « desséchant » des rapports humains, etc. – toutes fautes que bien des habitants de l'Europe reconnaissent, déplorent eux-mêmes, et auxquelles ils tentent de remédier. On oublie par là que le modèle dont il s'agit de s'inspirer est au-delà de l'Europe, au-dessus d'elle, qu'il est la mesure qui la juge. On rate par là, en tout cas, le dynamisme de l'histoire européenne, le mouvement qui entraîne l'Europe en amont d'elle-même, vers l'universalisation. Les « non-Européens » ont en tout cas sur les « Européens » un avantage non négligeable, celui d'être conscients de la distance qui les sépare de l'Europe (réelle ou rêvée). De cette distance douloureusement ressentie dont l'acceptation courageuse a été le ressort du dynamisme européen. Du coup, il se pourrait que Rome ne soit plus dans Rome, et que les « non-Européens » soient au fond mieux à même de prendre sur eux l'attitude romaine qui a été la chance de l'Europe, et de devenir plus européens que ceux qui croient l'être déjà. VIII L’ÉGLISE ROMAINE Nous avons vu en quoi l'Europe est « romaine » dans son rapport à ses deux sources, juive et grecque. Le rapport « romain » définit : – la Chrétienté, de par sa source juive, par rapport à l'Islam (chap. III) ; – l'Europe latine, de par sa source grecque, vis-à-vis de l'Islam, mais aussi du monde byzantin (chap. IV). Il donne à la culture européenne une relation paradoxale à ce qui lui est propre (chap. V), et la décentre par rapport à son identité (chap. VI), lui imposant du coup une attitude déterminée envers celui-ci – l’européanisation (chap. VII). Dans ce dernier chapitre, Rémi Brague va se placer à l'intérieur même de l'expérience européenne dans le but : – d’examiner le rôle qu'y joue la religion qui a marqué l'Europe de la façon la plus décisive, à savoir le christianisme ; – de montrer une nouvelle fois que le christianisme est essentiellement « romain » ; – de dire quelques mots de la dernière des dichotomies dont il a constaté la présence, à savoir celle qui oppose l'Église catholique dite « romaine », au monde issu de la Réformation. Le catholicisme « romain » ? Le fil conducteur sera une fois de plus la romanité. Il existe une Église qui, bien que ce terme ne fasse pas partie des quatre « notes » qu'elle revendique classiquement en son Credo (« une, sainte, catholique, apostolique »), reçoit la dénomination de « romaine ». Les catholiques entendent par là que l'unité de l'Église réside dans la communion des successeurs des apôtres, les évêques, autour du successeur de Pierre, l'évêque de Rome. Or le fait que le pape siège à Rome est-il purement contingent ? Oui, si l'on entend par là l'intersection d'une latitude et d'une longitude. Mais la réponse doit être plus nuancée si l'on prend garde à la symbolique que véhicule le nom de cette ville. Sur l'existence d'un lien objectif, adversaires et défenseurs de l'Église catholique s'accordent sur un double aspect : – la papauté est l'héritière de la volonté de puissance de l'impérialisme romain[13] ; – l'unité en Rome de la terre habitée, réalisée par les légions romaines, comme préparation à l'évangélisation de celle-ci[14]. La question que Rémi Brague posera ici est de savoir dans quelle mesure l'Église catholique mérite l'adjectif « romain ». Mais il prendra cet adjectif au sens qu’il a essayé d'élaborer. Comme, pour lui, cet adjectif définit l'expérience européenne, sa question reviendra à une sorte d'examen de conscience : demander si les catholiques peuvent être, pour reprendre une formule de Nietzsche, ironiquement reprise par Husserl, de « bons Européens[15] ». Si l'on se demande maintenant comment caractériser le catholicisme, il faut commencer par une mise en garde qui oblige à une correction de vocabulaire : le « catholicisme » n'existe pas. En tout cas, pas au sens où il serait un « -isme » comme on parle du marxisme, du libéralisme, ou du fulanismo (« untelisme ») cher à Unamuno. Le catholicisme n'est pas un système de pensée, une école, encore moins une idéologie. « Catholique », c'est d'abord une caractéristique de l'Église, une de ses « notes ». Ce qui est catholique, ce n'est pas un homme, moi, par exemple; c'est l'Église à laquelle il appartient – et à laquelle son péché lui interdit de s'identifier parfaitement. Rémi Brague prendra donc ici « catholicisme » en un sens précis : il entendra par là ce qui fait que l'Église est catholique ou, si l'on peut dire, la catholicité de l'Église. Le problème de la culture Il ne semble pas trop audacieux à Rémi Brague de considérer le catholicisme comme une espèce du genre « christianisme ». Il faudra alors se demander si le catholicisme est « romain » : a) uniquement par soi – par exemple parce qu'il serait resté fidèle au pape de Rome au moment où les Églises réformées s'en écartaient ; b) parce que son genre, le christianisme, l'est déjà lui-même, ou bien enfin c) parce qu'il est à la fois une espèce du christianisme, et parce qu'il ajoute à ce genre une détermination qui lui est propre. La thèse de Rémi Brague sera que le catholicisme ne consiste en rien de plus qu'à accepter jusqu'en ses ultimes conséquences le fait chrétien. S'il est « romain », ce sera donc dans la mesure où il pousse jusqu'au bout la romanité intrinsèque du christianisme. Et non pas, par exemple, pour résumer en la simplifiant une idée qu'on rencontre entre autres chez Maurras, en ce qu'il corrigerait par le sens romain de l'ordre social un mouvement chrétien originellement révolutionnaire. Nous aurons donc à examiner en quoi le christianisme est « romain ». Une telle enquête a déjà été ébauchée plus haut (chap. III). Il semble cependant opportun de reprendre la question à nouveaux frais. Il faut donc risquer une caractérisation provisoire du christianisme. Rémi Brague propose de le saisir ici en fonction du problème de la culture. Le christianisme lui semble représenter une certaine synthèse, une certaine façon de concevoir le rapport entre deux termes. Ces deux termes sont, en gros, le divin et l'humain. Ou, si l'on veut, Dieu et l'homme, le sacré et le profane, le ciel et la terre, le spirituel et le temporel. Chaque culture a affaire à ces deux termes. Chaque culture propose, explicitement ou implicitement, une réponse à la question de leurs rapports. Chaque culture propose de les articuler l'un sur l'autre d'une certaine façon. En ce domaine, le christianisme ne fait pas exception. La question qu'il affronte est la même que celle qu'affrontent toutes les cultures. Mais, cette question, il la résout d'une façon paradoxale. Il dira, pour faire bref : le christianisme mit le divin et l'humain là où il est facile de les distinguer; il distingue le divin et l'humain là où il est facile de les unir. Il réunit ce qu'il est difficile de penser ensemble; il sépare ce qu'il est difficile de penser séparé. Le divin et l'humain sont faciles à distinguer là où il s'agit de leur assigner un statut ontologique. Pour parler dans le langage du mythe, Dieu est dans son ciel, l'homme est sur la terre. C'est encore au moyen de ces images que s'exprime le psalmiste : « Le ciel, c'est le ciel de YHWH, la terre, il l'a donnée aux fils d'Adam» (Psaume 115, 16). Si l'on veut parler comme les philosophes, on dira : Dieu est en dehors du temps, il est éternel; l'homme, en revanche, est soumis à l'écoulement du temps, il naît, vieillit et meurt. Ou encore : Dieu est tout-puissant, l'homme est faible. Rien n'est alors plus facile que d'opposer, terme à terme, les attributs de Dieu et les caractéristiques de l'homme. Un Dieu ainsi défini comme Tout autre ne pourra être qu'indifférent au monde des hommes. Ce sera le Premier Moteur immobile d'Aristote, trop parfait pour qu'il puisse même percevoir le monde, moins noble que lui[16]. Ou encore, ce seront les dieux d'Épicure, qui vivent dans les intermondes sans que rien ne vienne troubler leur insouciance[17]. Réciproquement, le divin et l'humain sont faciles à unir là où il s'agit de leur assigner un domaine d'action. Les dimensions fondamentales de l'être humain, comme la sexualité, l'existence politique, etc., possèdent pour l'homme une dimension sacrée : l'Éros entraîne tous les êtres vivants au-delà d'eux-mêmes, en direction de l'avenir, leur progéniture, pour laquelle ils sont prêts à se sacrifier[18]. La cité peut susciter, lorsque son existence même est en jeu, l'enthousiasme de ses habitants, prêts, là aussi, à donner leur vie pour elle. Il y a beau temps que Fustel de Coulanges a souligné la dimension religieuse de la cité antique[19], et les recherches plus récentes, même si elles ont remis en question ses résultats, campent encore sur le terrain conquis. Dans toutes les cultures, les réalités sexuelles et politiques possèdent une dimension sacrée. Elles la possèdent en elles-mêmes, et n'ont nul besoin de la recevoir d'ailleurs. Le spirituel ne se distingue pas du temporel. À tel point qu'il n'est même jamais perçu comme une réalité indépendante. Le roi est en même temps prêtre de la cité, le père de famille est en même temps prêtre de son foyer. Nous avons donc deux tentations, symétriques : une certaine manière de séparer le divin et l'humain, une certaine manière d'unir le divin et l'humain. Cette tentation est très naturelle. En effet, elle ne fait, si l'on peut dire, que « découper selon le pointillé », que souligner des divisions qui se présentent d'elles-mêmes dans la réalité ou, à l'inverse, que rapprocher des tenons et des mortaises qui se correspondent et s'appellent. On séparera le divin et l'humain là où ils sont déjà séparés par leur niveau d'être. À l'inverse, on les unira là où ils coopèrent déjà. Distinction et union paradoxales Or le christianisme refuse ces deux tentations. Et il leur répond, comme on l'a dit, par un effort inverse dans les deux directions. Commençons par la distinction: le christianisme distingue ce qu'il serait facile d'unir. Il distingue le temporel et le spirituel, le religieux et le politique. On peut ici opposer le christianisme à l'Islam. Le premier refuse d'être, comme le second, « religion et régime politique » (dîn wa-dawla). De bons observateurs musulmans, comme Al-Biruni, Averroès ou Ibn Khaldun, ont pris note de ce refus, qui, pour eux, est un défaut, et en ont déduit, entre autres conséquences, l'absence de l'idée de « guerre sainte » (jihâd) et d'une politique que l'on puisse directement tirer de l'Écriture sainte[20]. Ce refus peut s'expliquer par les faits historiques : la foi chrétienne s'est imposée malgré, voire contre l'Empire romain, et n'a pas conquis l'État, mais d'abord la société civile, et l'Etat par son intermédiaire et en un second temps. Cependant il se situe aussi au niveau des principes. Il provient d'abord de l'héritage juif[21]. Le judaïsme s'était dégagé de la liaison primitive, encore attestée dans l'Ancien Testament (cf. Deutéronome 2, 12), et qui associait chaque peuple à son dieu respectif de telle sorte que l'attachement au dieu constituait un peuple comme entité politique. L'attitude ambiguë vis-à-vis de la royauté, visible dans les récits du choix de Saül par Samuel (1 Samuel 8, etc.), mettait en place un antagonisme durable entre le politique et le religieux. L'exil mit fin à la royauté. Le Temple fut détruit, et avec lui la liaison de la foi d'Israël avec un lieu matériel, situé sur le territoire d'un État déterminé. De la sorte, le pôle politique de l'antagonisme disparut. L'appartenance religieuse au peuple d'Israël cessa du coup de coïncider avec l'appartenance politique à un État. Et la loi civile des États put de la sorte être reconnue comme légitime en son domaine propre, selon l'adage : « La loi du royaume a force de loi » (dina de-maîkuta dina)[22]. Dans le christianisme, c'est, dès l'origine, dans la prédication de Jésus que la distinction se fonde. Elle se formule dans les paroles du Christ sur la nécessité de rendre à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu (Matthieu 22, 17 et parallèles). Elle s'enracine, plus profondément, dans l'attitude d'ensemble de Jésus envers un messianisme de nature politique ou militaire : refuser de se laisser faire roi (Jean 6, 15), n'accepter comme couronne que la couronne d'épines. La nature purement religieuse de ce que le christianisme prétend apporter a pour conséquence un refus de lester du poids de l'Absolu les détails des règlements qui gouvernent les rapports intrahumains. On le voit dans l'épisode dans lequel Jésus refuse de se faire l'arbitre d'un problème d'héritage : Quelqu'un dans la foule lui dit : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi [notre] héritage. » Mais il lui dit : « Mon ami [homme], qui m'a établi sur vous comme juge et chargé du partage ? » Et il leur dit : « Regardez bien et gardez-vous de toute cupidité, car même pour qui est dans l'abondance, sa vie ne dépend pas de ce dont il dispose» (Luc 12, 13-15). Jésus refuse d'être sur tous les points comme Moïse en s'appliquant la question posée à celui-ci (cf. Exode 2, 14). Le texte n'a pas de parallèles nets dans la littérature rabbinique. Et l'on ne sait pas très bien s'il s'agit d'une parole exprimée brièvement (logion) authentique ou d'une attribution de la communauté primitive. Le contenu n'est pas clair : s'agit-il de recommander qu'on reste à l'indivision, etc.[23]? Cependant, rétrospectivement, et du point de vue de l'histoire de la culture, le passage est très intéressant. Et d'autant plus qu'il s'agit d'un problème d'héritage à partager. On sait que c'est un des domaines les plus délicats du droit religieux musulman, un trésor de cas pour les étudiants du fiqh. Tout se passe comme si l'on avait ici, avant la lettre, l'exclusion radicale de toute sarï'a chrétienne. En conséquence, les règlements interhumains ne seront pas chargés du poids de l'Absolu, mais laissés aux soins des hommes. L'Absolu ne portera que sur l'exigence morale, qui devra normer toutes les règles juridiques. C'est à cette attitude de principe que le christianisme n'a jamais cessé de faire appel. Il a dû le faire contre toutes les tentations d'absorber le politique dans le religieux ou le religieux dans le politique. Ces tentations sont parfois venues du dehors, lorsque le pouvoir politique a cherché à faire main basse sur le pouvoir religieux. Mais elles peuvent tout aussi bien venir du dedans, lorsque des gens d'Église veulent utiliser une influence spirituelle à des fins temporelles. On le constate en des styles divers : jadis dans le césaro-papisme, naguère dans certains courants de la « théologie de la libération ». Ces tentations ont été plus ou moins bien évitées, et il n'est pas question d'innocenter les membres de l'Église de toute incursion hors du spirituel. Mais lorsqu'on revendique, par exemple avec le mouvement moderne de séparation des Églises et des États (dont la « laïcité » n'est que la version française), que l'Église ne sorte pas de son domaine propre, on ne lui applique pas par là une règle qui lui serait étrangère. Tout au contraire, on la ramène à la fidélité à un principe qui relève de sa propre tradition. La séparation du temporel et du spirituel, présente au niveau des principes et des origines historiques, s'est trouvée confortée, et l'Évangile pris au mot, par les circonstances historiques de la propagation du christianisme dans l'Empire romain : sa diffusion s'est opérée contre le pouvoir politique. Le passage au christianisme des autorités impériales fut la conséquence politique d'une diffusion qui ne s'était pas effectuée par des moyens politiques. Malgré la traduction politique de la suprématie du christianisme après Constantin, puis Théodose, l'idée selon laquelle le domaine religieux et le domaine politique sont distincts ne devait pas quitter le christianisme en général. Papes et empereurs Quant à la version catholique du christianisme, Rémi Brague a dit au début (chap. 1) que le catholicisme se comprenait comme l'autre de l'Orient byzantin. On peut ici appuyer cette caractérisation du catholicisme sur une donnée historique. Elle fournit l'illustration concrète du second trait du christianisme, à savoir le refus d'une synthèse indue du divin et de l'humain dans la sphère humaine. Cette illustration est la permanence, dans l'histoire de l'Europe, d'un conflit qui, au Moyen Âge, s'est concrétisé comme celui du pape et de l'empereur. Alors qu'en Orient byzantin l'empereur, qui d'ailleurs recevait à son sacre des prérogatives liturgiques, faisait et défaisait les patriarches, l'Occident suivait un autre cours. Ce peut être pour des raisons que l'on peut considérer comme de pure contingence historique, voire comme carrément mauvaises (le pape était aussi chef d'un État, avait des privilèges à défendre, etc.). Toujours est-il que, dans l'Occident latin, l'union sans conflit du temporel et du spirituel, qui n'y a pas été moins rêvée qu'ailleurs (« union du trône et de l'autel», rêves théocratiques de certains papes, etc.), n'a jamais été une réalité historique. À Byzance, la situation était moins nette. Certes, temporel et spirituel n'étaient nullement confondus. Et chacun des deux principes avait une base sociale et institutionnelle : en face du basileus se trouvaient les moines. Mais le monachisme ne s'opposait pas à l'empereur sur le même plan, comme un pouvoir à un autre pouvoir. Sur ce dernier plan, l'idée d'une « symphonie » (accord harmonieux) des pouvoirs temporel de l'empereur et spirituel du patriarche tendait beaucoup plus à confondre les deux que la théorie occidentale des «deux glaives». Dans les faits, le clergé orthodoxe russe a été brutalement soumis au tsar à partir de Pierre le Grand. En revanche, le pape a toujours constitué, en Occident, un obstacle aux ambitions des empereurs et des rois. Ce conflit est peut-être ce qui a permis à l'Europe de se maintenir dans la singularité qui en fait un phénomène historique unique. Son importance a été bien vue par Lord Acton, qui écrit : C'est à ce conflit de quatre siècles que nous devons la montée de la liberté civile. Si l'Église avait continué à soutenir les trônes des rois qu'elle oignait, ou si le combat s'était achevé à la va-vite sur une victoire sans partage, toute l'Europe aurait coulé sous un despotisme à la byzantine ou à la moscovite[24]. C'est ce conflit qui a empêché l'Europe de se changer en un de ces empires qui se mirent dans une idéologie à leur mesure et à leur image – qu'ils la produisent ou qu'ils prétendent l'incarner. En effet, d'une part, c'est l'indépendance du religieux par rapport au politique qui a permis à l'Europe de s'ouvrir comme un fruit mûr et de transmettre à d'autres domaines culturels son contenu religieux, même une fois rompues les attaches politiques. Et d'autre part, le domaine profane et son ordre en reçoivent à leur tour un espace à l'intérieur duquel ils peuvent se construire selon leurs lois propres. Cela ne veut pas dire que l'ordre profane pourrait se déployer sans aucune référence à l'éthique. Il faut ici bien comprendre le « rendez à César... ». La formule ne signifie nullement que l'autorité de Dieu serait limitée, voire expulsée d'un domaine que l'homme se réserverait. « Ce qui est à César » n'est en un sens rien, puisque César lui-même tient son pouvoir de plus haut, comme le Christ le rappelle à Pilate (Jean 19, 11). Dire que ce qui est à César doit lui revenir n'est donc pas délier celui-ci de toute obligation de se justifier devant une juridiction qui le transcende, pour le laisser se déployer dans une logique purement machiavélienne. C'est même tout le contraire. César se voit reconnaître le droit de faire ce qu'il peut et sait faire. Mais le pouvoir spirituel, sans disposer de la moindre division blindée, se réserve un droit sur le pouvoir temporel. C'est de lui rappeler le caractère absolu de l'exigence éthique, qui juge les fins et les moyens de celui-ci. L'éthique constitue le cadre de l'ordre profane. Mais, comme tout cadre, elle ne fait que limiter négativement, sans imposer de directives positives. Union et distinction comme conséquences de la secondarité Nous avons vu comment le christianisme distingue ce qu'il serait tentant de confondre. Voyons maintenant comment il unit ce qu'il serait tentant de distinguer. Face à la tentation, inverse de la précédente, d'assigner au divin et à l'humain des sphères distinctes et incommunicables, le christianisme professe l'incarnation. Il est seul à le faire, semble-t-il, puisque l'idée indienne d'une divinité connaissant des avatars n'a pas grand-chose à voir avec l'idée chrétienne d'incarnation. Donnons-lui tout son tranchant : un homme, qui a vécu à une époque et à un endroit du globe bien déterminés, à savoir Jésus de Nazareth, cet homme est Dieu. Les oppositions habituelles entre le divin et l'humain ne sont alors plus valables. Dieu est capable de « descendre » du ciel sur la terre, d'entrer dans le temps et d'y mener une vie temporelle, il peut connaître la souffrance et la mort. Les chrétiens vont même jusqu'à dire que Dieu ne se révèle nulle part plus divin que dans cet abaissement même. L'homme n'est désormais plus surplombé par Dieu. Il est plutôt subverti par Lui : Dieu n'est plus « au-dessus », mais « en dessous ». Nous aurons à revenir sur les conséquences de cette doctrine fondamentale. Ainsi, l'effort du christianisme est d'abord orienté vers une distinction à pratiquer. Il vise également, avons-nous dit, à une union. Je ne lie pas ces deux aspects de façon arbitraire, pour le seul plaisir de la symétrie. Il importe donc de rappeler ici que, si cet effort se déploie dans deux directions, il provient d'une seule et même source. La façon dont s'opère la distinction des domaines fait système avec celle dont s'opère leur union. Rémi Brague ambitionne de montrer maintenant comment les deux, distinction et union, sont les conséquences de ce dont il essaie de dégager la présence au centre de la culture européenne, à savoir la secondarité. Comme le terme de « romanité » lui sert pour désigner cette attitude, il s'agira par là de montrer une nouvelle fois la romanité du christianisme. Il affirme donc : – d'une part, l'idée d'incarnation forme un tout avec la secondarité religieuse ; – d'autre part, l'idée d'une séparation du temporel et du spirituel forme un tout avec la secondarité culturelle. L'idée d'incarnation, dans le christianisme, suppose que le Christ n'est pas un « homme divin » quelconque, cas particulier d'une loi stipulant que tout être doit passer par des stades de vie terrestre. La divinité dont il est la version humaine n'est pas prise dans cette loi d'incarnation. Il est le Fils du Dieu d'Israël, tel qu'il se définit comme tout autre que l'homme. Dans le christianisme, l'incarnation n'a de sens que si elle est justement celle du Dieu qui ne peut pas être un homme. Il n'est pas non plus, en style gnostique, un Dieu étranger au monde et qui y surviendrait du dehors. Au contraire, le Fils de Dieu estvenu dans le monde comme « chez lui » (Jean 1, 11 ). Il n'est pas non plus étranger par rapport à l'histoire : il n'y survient pas sans une préparation, mais comme l'aboutissement de l'alliance entre Dieu et les hommes, consignée dans la Loi et rappelée par les prophètes. Il est incompréhensible sans l'histoire d'Israël. Celui qui s'incarne y est singularisé comme étant le Messie d'Israël et le Fils de son Dieu. Professer l'incarnation a donc pour le christianisme deux conséquences : – d'une part, la foi en l'incarnation est ce sur quoi judaïsme et christianisme s'opposent le plus radicalement ; – d'autre part, elle suppose, dans son affirmation même, que celui qui s'est incarné est bien le Dieu d'Israël. Secondarité et incarnation sont donc à la fois cause et conséquence l'une de l'autre. Il faut noter ici un paradoxe : la secondarité du christianisme par rapport à Israël ne fait pas de l'Incarnation quelque chose de subalterne, qu'on pourrait dire «secondaire» au sens banal de ce mot. Celle-ci reste un fait unique et indépassable : – d'une part, parce que ce qui est second dans le temps ne l'est pas toujours quant à la chose même : en l'occurrence, le Verbe dont les chrétiens confessent qu'il s'est fait chair est celui dans lequel le monde a été créé, «au commencement» (Jean 1,1). – d’autre part, et surtout, c'est la secondarité même du fait de l'Incarnation par rapport à Israël qui en assure le caractère absolu. En ce qui concerne maintenant la séparation des sphères temporelle et spirituelle, on a déjà fait remarquer qu'elle s'expliquait par la dualité des sources, grecque et juive, « Athènes » et « Jérusalem », de la civilisation occidentale[25]. Cette remarque est juste, mais elle laisse l'essentiel inexpliqué. Elle n'explique pas, en effet, pourquoi il y a deux sources, en d'autres termes, pourquoi l'une n'a pas éliminé ou absorbé l'autre. Le christianisme n'a pas éprouvé le besoin de refaire à nouveaux frais ce qui était déjà bien fait dans le monde païen, comme le droit ou les institutions politiques. Ni non plus ce qui entra par la suite dans sa sphère d'influence, comme les langues et les cultures des peuples qui se convertissaient. Le christianisme s'est superposé à ce qui existait déjà. Il s'est greffé sur une civilisation déjà organisée selon ses lois propres. En particulier, il n'a pas eu à créer une nouvelle unité politique, par exemple en fédérant des éléments qui étaient jusqu’alors divisés. Cela fournissait d'emblée un modèle de séparation des domaines. La communauté formée, l'Église, n'avait pas à se substituer à ce qui existait déjà. Et, dans le cours de l'histoire, elle n'a eu à assumer des tâches civiles que dans des cas de défaillance des autorités temporelles. La séparation comme conséquence de l'union En second lieu, il faut voir comment l'union et la séparation dont on a parlé sont elles-mêmes liées par une logique interne. Rémi Brague pose ici comme thèse : l'émergence d'un domaine profane, et ses conséquences dans l'histoire européenne, y compris la possibilité de sociétés « laïques » – voire celle d'un athéisme radical –, est rendue possible par l'idée d'incarnation. Cette thèse ne prétend pas être entièrement nouvelle. L'idée selon laquelle le « rationalisme » moderne est issu du christianisme se trouve par exemple chez Leopardi, puis, plus d'un demi-siècle après lui, chez Nietzsche. Tous deux insistent sur les habitudes, voire les affects intellectuels hérités du christianisme (amour scrupuleux de la vérité, etc.) et qui, selon eux, se seraient retournés contre lui[26]. Cependant, en ce qui me concerne, je ne cherche pas cette influence au niveau de l'attitude mentale ou morale induite par le fait chrétien, mais en ce fait lui-même, tel qu'il s'exprime de la façon la plus centrale dans l'idée d'incarnation. Celle-ci est une concentration du divin en une figure singulière, celle du Christ. Tout ce que Dieu a à dire, tout le Verbe, donc, y est donné. Pour reprendre en en changeant quelque peu le sens une formule des Pères grecs, « le Verbe s'est condensé » (ho logos pachynetai)[27]. Ou, pour parler avec saint Bernard, le Christ est le « Verbe abrégé » (Verbum abbreviatum)[28]. Ce fait a pour conséquence une rupture avec la sacralité diffuse qui caractérisait le monde ancien, «païen» si l'on veut, mais aussi celui de l'Andenne Alliance. Si le Père a tout donné dans le Fils, il n'a plus rien à nous donner d'autre et, comme le risque saint Jean de la Croix, Dieu reste comme muet[29]. L'Incarnation a donc pour conséquence directe un certain «désenchantement du monde». Les textes du Nouveau Testament expriment ce fait en disant que les « éléments du monde » ont perdu leurs pouvoirs, et des auteurs plus récents ont pu l'exprimer poétiquement[30]. On parle volontiers de « sécularisation », et l'on entend par là le passage de certaines réalités d'une sphère conçue comme sacrée au domaine profane. Mais cette idée n'explique rien. En effet, encore faut-il qu'il existe quelque chose comme un domaine profane, ce qui ne va nullement de soi : Sur le point décisif, parler de sécularisation est une bévue irréfléchie. En effet, pour qu'il y ait « sécularisation », « réduction au monde », il faut d'abord qu'il y ait déjà un monde vers lequel on puisse se diriger, et dans lequel on puisse entrer. Mais en fait le saeculum, le « monde » au moyen duquel on « sécularise » dans cette « sécularisation » tant chantée, n'existe pas en soi, ou de telle façon qu'il suffirait de sortir du monde chrétien pour le réaliser[31]. La naissance d'un domaine profane, qui rend possible une sécularisation, n'est concevable que sur la plage laissée libre par un retrait divin. Et ce retrait, pour le christianisme, est l'envers d'une concentration en une figure singulière. On voit le paradoxe : le retrait du sacré ne vient pas de ce qu'il se refuserait en demeurant dans son inaccessible transcendance, comme c'est le cas dans les théologies négatives ébauchées par les philosophies, par exemple dans le néo-platonisme, ou les religions non chrétiennes. Il vient au contraire de ce qu'il est pleinement donné. C'est ce que les Pères expriment par la formule célèbre : « C'est en se montrant qu'il se cache » (phainomenos kruptetai)[32]. S'il en est ainsi, on peut se demander si l'attitude d'un « laïcisme » militant, désireux de fonder l'histoire humaine en dehors de toute référence à Dieu, est tenable à la longue. Rémi Brague ferait pour sa part l'hypothèse que ce « laïcisme » est engagé dans une dialectique menant de façon tendancielle à son autodestruction. Il n'est pas sûr que l'on puisse prétendre à la fois, d'une part, séparer le domaine public du domaine privé, pour confiner dans ce dernier le religieux, et d'autre part nier la présence du divin en une figure singulière. Ne risque-t-on pas par là de favoriser la résurgence de la présence diffuse d'un « sacré » impersonnel ? Quoi qu'il en soit, en ce qui concerne le christianisme, on peut examiner ici trois aspects de l'union paradoxale : la nature de l'objet révélé, la présence historique de Dieu dans l'Église ; la présence charnelle de Dieu dans les sacrements. La nature de l’objet révélé Ce qui est révélé, dans le christianisme, n'est pas un texte. En particulier, ce n'est pas un texte qui serait par principe intraduisible, parce que inimitable. Cela implique une distance prise par rapport à d'autres pensées. Ainsi, par rapport à l'islam, surtout depuis la solution de la crise mu'tazilite par l'affirmation du caractère incréé du Coran[33]. Ou encore, certaines interprétations fondamentalistes du principe scriptura sola dans le protestantisme. Il faut le redire ici, contre une habitude paresseuse et trop répandue : le christianisme n'est pas une « religion du livre ». Il est, certes, une religion qui a un livre, en l'occurrence le Livre, à savoir la Bible. Celle-ci rassemble en une unité indissoluble l'Ancien Testament et le Nouveau. Ce dernier constitue une réinterprétation de l'expérience vétéro-testamentaire à partir de l'événement du Christ. Malgré tout cela, l'objet révélé n'est en aucun cas le Nouveau Testament. Il n'est même pas un « message », qui serait les paroles de Jésus. Cet objet est sa personne tout entière : une personnalité humaine, la liberté qui l'anime, l'action dans laquelle elle se déploie et dont la totalité forme une vie. Celle-ci se concentre dans l'événement pascal, qui se perpétue dans les sacrements de l'Église. La Bible est certes parole de Dieu, mais elle n'est pas LA Parole de Dieu. Celle-ci est le Verbe incarné et lui seul. Dans le christianisme, il n'y a pas de «livre de Dieu». Par suite, il n'y a pas de langue sacrée. Et, à plus forte raison, il n'y a pas de culture sacrée. Ce qui est rendu sacré par l'incarnation n'est autre que l'humanité même. Le Christ se présente comme un mode singulier, unique de vivre la vie humaine. La seule « langue » qu'il sacralise, c'est l'humanité de tout homme, à laquelle l'incarnation confère une dignité inouïe. La conséquence de cela est toute une façon de comprendre la culture, et d'abord son véhicule premier, les langues. Celles-ci ne sont pas rabotées et réduites à l'une d'entre elles, supposée normative. Elles sont ouvertes ensemble sur un Verbe qui n'est aucune d'entre elles. L'incarnation du Verbe le fait se traduire en une infinité de cultures : les possibilités restent ouvertes de nouvelles cultures et de nouvelles traductions, jusqu'à la fin du monde. Historiquement parlant, la naissance de l'Europe est directement liée à cette possibilité : lorsque, après les grandes invasions, les peuples nouvellement arrivés demandèrent le baptême, il n'a pas été question de leur demander d'adopter une langue nouvelle, sauf pour la liturgie. Et encore, les missionnaires venus de Byzance composèrent pour les Slaves une liturgie en vernaculaire. Les langues des « barbares » ont été respectées, et jugées dignes d'accueillir l'Évangile. Cela ne s'est pas passé sans résistance de la part des tenants du latin, mais le conflit se termina avec la légitimation officielle des langues vulgaires par des décisions prises au plus haut niveau[34]. Elle se manifesta dans un effort de traduction des Saintes Écritures en langue vernaculaire, surtout là où celle-ci était très éloignée du latin. Ainsi, pour le vieil allemand, l'harmonie des Évangiles d'Otfrid, après la traduction gothique de Wulfila, aujourd'hui perdue. Pour le vieil anglais, les traductions du roi Alfred le Grand. Ou enfin, pour le slavon, celles de Cyrille et Méthode. La diversité des langues, et donc des cultures, qui fait l'Europe, provient de là. On peut noter ici que cette politique linguistique s'est poursuivie hors des frontières de l'Europe, lorsque les missionnaires qui en provenaient s'attachèrent à rédiger grammaires et dictionnaires des langues dont ils voulaient évangéliser les locuteurs. Réciproquement, il n'a jamais été longtemps, ou sérieusement, question pour les chrétiens de rejeter les littératures antiques, qui véhiculaient pourtant des représentations païennes. Leurs chefs-d'œuvre ont été conservés, ce qui a, comme on l'a vu, permis cette série ininterrompue de « renaissances » qui constitue l'histoire de la culture européenne. La présence de Dieu dans l'histoire Pour le christianisme, Dieu entre dans l'histoire. Il y entre, ce qui implique qu'il y est présent, mais qu'il n'en provient pas. Il y a une histoire du salut, une économie du salut – ce qui ne va pas de soi puisque l'islam, par exemple, ne connaît pas cette notion. L'histoire est lourde de divin, mais elle n'est pas le divin lui-même. L'histoire n'est pas sacralisée, revêtue d'un « sens » que pourraient lire certains hommes, déchiffrement qui légitimerait leur pouvoir. Mais l'histoire n'est pas non plus un lieu indifférent à ce qui se passe en elle. Elle est encore moins, en style gnostique, « un cauchemar dont je tente de m'éveiller[35] ». L'histoire est assumée dans le divin, sans pour autant se confondre avec lui. Pour le christianisme, la source de tout sens est, en dernière analyse, le Verbe, tel qu'il « était au commencement auprès de Dieu », et tel qu'il s'est «fait chair» (Jean 1, 1. 14). Ce Verbe existe d'une part comme la raison et le sens qui précèdent tous les caprices du hasard ou de l'arbitraire humain. Mais il existe tout aussi décidément comme aboutissement ultime d'une histoire du salut qui se concentre progressivement sur l'élection d'Israël, puis sur l'un de ses fils. L'Église catholique est fidèle à cet enracinement dans l'Ancienne Alliance. Depuis le moment où, au IIe siècle, elle rejeta l'hérésie de Marcion, elle refuse toute tentative de « larguer les amarres » par rapport à celui-ci. L'événement pascal, avons-nous dit plus haut, se perpétue dans les sacrements de l'Église. De la sorte, l'histoire du christianisme n'est pas celle des interprétations données à un texte fondateur. Elle est l'histoire des saints. En deux sens : elle est l'histoire des sancta (au neutre), des « choses saintes », des sacrements et de leurs effets; elle est aussi l'histoire des sancti et des sanctae, des hommes et des femmes en lesquels culmine l'effort de l'Église pour s'assimiler au Christ. C'est pourquoi le christianisme fait passer l'histoire de Dieu par celle des hommes : il est fondé sur le témoignage d'hommes, les douze apôtres, et seulement en un second temps sur les textes du Nouveau Testament, qui en consignent le témoignage autorisé. L'entrée de Dieu dans la chair L'idée de création par un Dieu bon a pour conséquence une thèse sur la nature et la dignité du sensible : – les réalités sensibles sont, en soi, bonnes ; – elles sont dignes d'admiration et de respect. C'est leur dignité même, et non une prétendue vilenie de leur nature, qui impose le devoir d'en faire bon usage. La culture européenne porte la marque de ce que l'on pourrait appeler, en exagérant un peu, la sainteté du sensible. Cela se voit dans l'histoire des premiers siècles, lorsque le christianisme dut définir sa position par rapport aux autres courants de pensée de l'Antiquité finissante. Il se plaça, contre la gnose et le manichéisme, du même côté que les rabbins du Talmud[36], et du même côté aussi que le courant dominant de la philosophie païenne, représenté par Alexandre de Lycopolis[37] et surtout par Plotin[38]. Cependant, Plotin refuse l'incarnation et le salut du corps : une résurrection avec le corps serait vaine, la vraie « résurrection » doit être, au contraire, une délivrance par rapport au corps[39]. Les philosophes de l'Antiquité tardive reprocheront ainsi aux chrétiens leur «passion pour le corps[40] ». En conséquence, ils se fondent surtout, pour affirmer la bonté du monde, sur la beauté et l'ordre du cosmos. Le christianisme, en revanche, se fonde sur la venue du Verbe de Dieu dans la chair de Jésus. Ce dont la bonté est affirmée est donc moins la nature comme telle que ce qui, dans la nature, est personnalisé dans le corps humain. L'Église encore indivise appliqua cette façon de voir en affirmant, par exemple contre le catharisme, la bonté fondamentale de la créature, et de la créature corporelle en particulier. Pour le christianisme, en général, l'incarnation donne à l'humanité une dignité qui est celle même de Dieu. Elle précise en effet l'idée de création à l'image de Dieu, telle qu'elle est affirmée dans la Genèse (1, 26) : ce qui, en l'homme, est image de Dieu n'est pas une de ses facultés. Si c'était le cas, ce serait la plus haute, l'intelligence, par exemple. Ce qui mènerait à faire varier l'humanité de l'homme en raison directe de son intelligence, et à la refuser à l'homme stupide. Pour le christianisme, l'image de Dieu en l'homme est son humanité, dans son intégralité. Ce qui, en l'homme, est assumé par la divinité va jusqu'à la dimension chamelle de la personne : l'Incarnation va jusqu'au bout, jusqu'au plus bas, jusqu'au corps. Dieu a pris corps, et il s'adresse au corps. Le corps humain entre de la sorte dans un destin inouï, puisqu'il est appelé à ressusciter. Ce destin fait du corps l'objet d'un grand respect, le respect qui s'attache à ce à quoi Dieu s'est lié de façon irrévocable. Le propre du catholicisme En un sens, l'Église catholique ne se considère pas comme pouvant avoir quelque chose en propre. L'admettre serait renoncer du fait même à la prétention à l'universalité que contient jusqu'à son nom. Je ne me situe ici qu'au niveau des principes affirmés et formulés dans le dogme. Et Rémi Brague ne distingue pas ce qui lui semble, à ce niveau, ne pas se distinguer, à savoir l'Église catholique latine et les Églises orthodoxes grecques – qui, d'ailleurs, revendiquent elles aussi la note « catholique ». Quant à ce que il a appelé la distinction paradoxale, celle des pouvoirs spirituel et temporel, la Réformation a provoqué, dans le monde réformé comme dans le monde catholique, une dérive vers la prise en main des Églises nationales par les autorités politiques. C'est avant tout le cas là où la Réformation a été imposée par les armes au peuple réfractaire, comme en Suède. Mais déjà Luther avait dévolu les tâches d'organisation ecclésiale à l'autorité mondaine des princes allemands. Et Henri Vin les avait confisquées au profit du prince anglican. Il est intéressant de noter que, même dans des pays restés catholiques, la possibilité de passer à la Réformation servit aux souverains de moyen de chantage pour obtenir du pape qu'il leur cède de son pouvoir – et en particulier de son contrôle sur les biens d'Église. On le constate en Autriche avec le joséphisme. On le constate aussi dans la France du « roi très chrétien », avec le mouvement gallican. La France révolutionnaire cherchait au fond la même subordination de l'Église nationale au pouvoir politique avec sa tentative d'une « Constitution civile du clergé». De son côté, l'Église catholique a maintenu au niveau de ses affirmations de principe la nécessité d'une séparation. Son histoire concrète coïncide pour une large part avec celle des efforts déployés par la papauté contre les tentations de confiscation par le pouvoir temporel des moyens permettant de faire pression sur le spirituel. Quant à l'union paradoxale, l'Église catholique pousse à l'extrême l'idée selon laquelle Dieu est entré dans l'histoire : l'incarnation est irréversible. Elle n'est pas une aventure (ou un avatar) du Verbe qui se retirerait de l'histoire pour ne plus figurer dans celle-ci que comme un exemple. Le Verbe y laisse des traces indélébiles. L'histoire contient en elle un lieu où se perpétuent ces traces. C'est l'Église, lieu de salut, temple de l'Esprit, qui ne cesse d'y faire mémoire du Christ. Cela se voit sur deux points, qui sont d'ailleurs étroitement liés : – a) Quant à la structure de l'Église, l'Église catholique continue à se regrouper autour des évêques, les successeurs des apôtres. Elle se concrétise autour d'hommes singuliers, qui portent un nom propre, et qui sont singularisés du fait de leur choix par d'autres hommes singuliers. L'Église n'a pas d'existence en dehors des personnes concrètes. Ce caractère personnel lui interdit de se définir par rapport à une idéologie, comme une « ligne ». – b) Quant à la doctrine des sacrements, le dogme de l'Église catholique confesse que la présence, dans l'eucharistie, du corps du Christ ressuscité est bien réelle. Et en ce sens qu'elle ne dépend pas de la subjectivité du croyant qui affirme cette présence au moment où il consomme le pain consacré, mais qu'elle se donne comme objet d'adoration, en une présence qui perdure aussi longtemps que les espèces eucharistiques sont susceptibles d'être consommées. Voilà donc ce qu'il en est du dogme de la religion qui a marqué de la façon la plus décisive la culture européenne. Qu'en est-il, maintenant, de sa concrétisation historique, et des incidences de celle-ci sur ladite culture ? Le catholicisme a-t-il joué un rôle particulier dans l'affirmation de la bonté du sensible ? L'Église catholique n'a pas en ce domaine de doctrine qui lui serait particulière. Et pour elle, les résultats qui comptent vraiment sont enfouis dans le secret des coeurs. Quant aux phénomènes culturels qui sont accessibles à la vérification historique, ils ne permettent pas d'affirmer un lien de causalité incontestable. On peut tout au plus constater certaines affinités, certaines convergences. Par exemple une certaine convergence entre les pays catholiques et la grande peinture. Il se pourrait ainsi que celui qui a parlé de la Reddition de Breda de Velázquez comme d'un « sacrement militaire[41] » ait eu encore plus raison qu'il ne le pensait. Mais cette affinité est du même ordre, non nécessaire, et infirmée par mille exceptions, que celle que l'on connaît entre les pays réformés et la musique. Des convergences de ce genre posent de toute façon un problème de méthode : dans quelle mesure une certaine sensibilité, qu'on peut repérer dans les pays latins et danubiens, ou en Irlande, provient-elle de leur catholicisme ? Dans quelle mesure, au contraire, lui préexiste-t-elle, communiquant à ce catholicisme une certaine teinte qui n'a rien à voir avec la dogmatique, qui lui est même parfois contraire ? Il est difficile en cette matière de sortir d'un certain cercle, qui est d'ailleurs peut-être nécessaire. La liaison avec le catholicisme est peut-être plus solide en architecture : le fait baroque, comme art de la Contre-Réforme, se laisse facilement interpréter comme une affirmation de la bonté intrinsèque d'un monde pourtant périssable et blessé. Si donc on tient à isoler ce que le catholicisme a de propre et le récapituler dans l'unité, on pourrait peut-être le chercher du côté d'une certaine prise au sérieux de l'incarnation, de la carnalité transfigurée par le Verbe. La chair est indissolublement tissu historique dans la succession apostolique, espèces sacramentelles, corps vivant, réalité sensible. Si l'on veut chercher des illustrations littéraires à cette attitude de respect de la chair et du sensible, on peut penser à Hopkins, à Claudel, voire, au niveau réflexif, à tout ce que dit Péguy sur le « charnel[42] ». Le christianisme comme forme de la culture européenne On peut tirer de ces réflexions des conclusions invitant à repenser la place du christianisme dans la culture européenne. Tout le monde admet cette évidence qu'il y est largement présent. Et on le fait remarquer pour de bonnes ou de mauvaises raisons, pour s'en féliciter comme pour s'en plaindre. On le considère alors comme faisant partie du contenu de la culture européenne; il en constitue une partie, à côté d'autres éléments, comme, principalement, l'héritage antique ou juif. Or, à l'inverse, Rémi Brague a essayé de montrer comment le christianisme, plus profondément, constitue la forme même du rapport européen à l'héritage culturel. Selon lui, le modèle chrétien de l'attitude envers le passé, tel qu'il se fonde au niveau religieux dans la secondarité du christianisme vis-à-vis de l'Ancienne Alliance, structure l'ensemble de ce rapport. Il souhaite donc souligner quel sens peut prendre, dans ce contexte, l'effort pour maintenir, voire accentuer, la présence chrétienne en Europe. Si cette présence relevait du seul contenu de la culture européenne, comme un élément parmi d'autres, on aurait à se demander pourquoi lui assurer plus de poids qu'à un autre. Il faudrait choisir, par exemple, de privilégier le christianisme par rapport au judaïsme ou au paganisme. Les raisons qu'on alléguerait à cet effet seraient plus ou moins convaincantes. Car on pourrait faire remarquer, au niveau des principes, que tout choix est mutilant, et, à celui de l'histoire, que le développement du christianisme s'est opéré au prix du refoulement d'autres modèles de culture, restés purement virtuels. On peut souligner ce point dans un cadre polémique, et rappeler que ce refoulement a été parfois violent1. Mais même l'esprit le mieux disposé envers le christianisme ne saurait échapper à la nostalgie qui se fait jour partout où il a fallu choisir entre plusieurs possibilités, et donc n'en garder qu'une. En réalité, si la thèse de cet essai doit se révéler juste, il faut poser le problème d'une tout autre façon. Pour moi, le christianisme est, par rapport à la culture européenne, moins son contenu que sa forme. Par suite, loin qu'on ait à choisir entre diverses composantes de celle-ci, dont parmi d'autres le christianisme, c'est la présence de ce dernier qui a permis aux autres de subsister. Dans certains cas, on peut toucher le phénomène du doigt. Ainsi, on peut le reconnaître pour sa gloire comme pour le critiquer (ce qui se fait du côté protestant), l'Église catholique a fonctionné historiquement comme conservatoire du paganisme dans la culture européenne. C'est l'art de la Renaissance, lui-même rendu possible par l'allégorisme patristique et médiéval, qui a assuré la « survie des anciens dieux » (J. Seznec). Mais le paganismey est neutralisé, plus exactement conservé dans sa neutralité morale, « démonique ». Une tentative pour ressusciter le paganisme en dehors du catholicisme prend vite des traits suspects, voire carrément démoniaques. On s'en assurera de façon presque sensible en comparant les statues grecques authentiques ou imitées par les Renaissants avec leurs copies du Foro Italico (ex-Forum Mussolini), à Rome, ou avec celles d'Amo Breker... S'il en est ainsi, un effort en faveur du christianisme n'a rien de partisan ou d'intéressé. Avec lui, c'est l'ensemble de la culture européenne qui se trouve défendu. IX CONCLUSION : L’EUROPE EST-ELLE ENCORE ROMAINE ? Le but de Rémi Brague, dans le présent essai, n'était pas d'inviter l'Européen à jeter un regard satisfait sur les résultats acquis. Il souhaitait plutôt lui proposer, avec le concept de « romanité » un modèle de pratique culturelle qui ne lui semble avoir rien perdu de son actualité, voire de son urgence. Il souhaite se demander, pour finir, dans quelle mesure ce modèle qu’il a proposé peut encore valoir comme une norme, et surtout ce qui pourrait empêcher la poursuite de l'aventure. Il va donc se demander quelles sont les menaces qui pèsent sur l'Europe. Non pas les divers problèmes qui peuvent se présenter à la communauté des Quinze ou plus, qui sont (peut-être) des menaces pour l'Europe comme réalité géopolitique. Ces problèmes externes, comme : – la concurrence économique de l'Extrême-Orient, – l'effondrement d'une partie du monde léniniste, – la misère du tiers monde, ou internes, comme : – la faiblesse démographique, – l'assimilation des immigrés, – la dégradation des systèmes éducatifs, etc., Or, il est clair que, dans cet essai, il ne s'est occupé que de l'Europe entendue comme réalité culturelle, sachant néanmoins qu'elle requiert une base concrète saine, en particulier là où la culture interfère avec le domaine politique – l'éducation. Mais il préfère laisser le souci de cette fondation à de plus compétents, pour se demander seulement ce qui pourrait empêcher l'Europe de rester ou de redevenir elle-même, ce qui menace, si l'on peut dire, l'européanité de l'Europe – selon lui, sa « romanité ». Marcionisme et modernité On aura remarqué que les références historiques du présent essai sont empruntées avant tout à l'Antiquité et au Moyen Âge. C'est, bien entendu, parce que c'est au Moyen Âge que l'Europe s'est constituée, en se distinguant de ses-différents « autres ». Non qu’on puisse faire rêver d'un Moyen Âge mythique pendant lequel Europe et Chrétienté auraient été unies en une société organique et sans conflits. Il y a là une légende fomentée par la nostalgie romantique d'une société prérévolutionnaire[43]. Les historiens en ont depuis longtemps fait justice. Mais, même si on l'a exorcisée, une question reste inévitable : si l'Europe s'est constituée au Moyen Âge, et à supposer que la modernité soit bien une sortie du Moyen Âge, la modernité est- elle un danger pour l'Europe ? Il faudrait se poser ici toute une série de questions : – En premier lieu qu'est-ce que la modernité ? – Ensuite, est- elle une rupture avec le Moyen Âge ? – Est-elle au contraire en continuité avec celui-ci, et donc son héritière légitime ? Rémi Brague convient qu’il ne peut prétendre résoudre ces questions, ni même les poser correctement, dans le cadre de cet essai. Il propose d’aborder le problème sous l'angle du concept qu’il a utilisé plus haut, celui de marcionisme. Assisterions-nous à un retour de la gnose, et en particulier du marcionisme ? Éric Voegelin n’a-t-il pas cherché opportunément à considérer – non seulement certaines tendances de la modernité –, mais l'ensemble du projet de celle-ci, comme une résurgence de la gnose ? Il ne nomme d'ailleurs guère les gnostiques concrets contre lesquels luttèrent les Pères, et en particulier ne dit rien sur Marcion[44]. Hans Blumenberg, au contraire, a caractérisé le Moyen Âge comme un effort pour dépasser la gnose, mais un effort qui aurait tourné court. C'est son échec qui expliquerait en grande partie la nécessité du passage à la modernité, partant, selon le titre d'un ouvrage fondamental, la « légitimité des temps modernes[45] ». On peut distinguer deux traits marcioniens de la modernité : – par rapport à l'histoire, – par rapport à la nature. Marcionisme historique Rémi Brague a caractérisé plus haut l'attitude d'une rupture totale avec le passé, considéré comme n'ayant plus rien à nous apprendre, comme étant du marcionisme culturel. Or on peut se demander si la modernité ne serait pas tout spécialement menacée par cette hérésie. C'est en tout cas ce qui doit se produire si la modernité est inséparable de l'idée d'un progrès qui permettrait de donner un congé définitif à un passé supposé obscur. Cette idée de progrès forme système avec l'historicisation du passé qui a déjà été rapidement évoquée. Il faut en effet que l'on ne laisse pas le passé révolu glisser dans l'oubli, mais qu'on l'immobilise dans une mémoire, pour que le progrès puisse éprouver sa propre réalité en mesurant la distance parcourue. Si la romanité de l'Europe tient à son rapport à l'hellénisme, il semble que ce rapport soit sur le point de se perdre. Nous imaginons souvent n'avoir plus rien à apprendre d'une source classique, et en conséquence plus rien à enseigner à une barbarie. Certes, les études anciennes peuvent continuer à nourrir une assez nombreuse corporation de philologues et d'historiens. Mais il faut constater que : – d'une part, la référence classique ne va plus de soi pour le public, même cultivé ; – d'autre part, à l'intérieur même des milieux spécialisés dans les études dites « classiques », c'est l'idée même que certains textes puissent avoir une valeur « classique » qui a reculé, au profit de l'objectivité, réelle ou prétendue, d'un regard purement historique. Que les Anciens puissent avoir quelque chose à nous apprendre, presque personne n'ose plus le soutenir. Les sources de la culture européenne sont mises sur le même plan que les autres civilisations. Cet abandon peut s'expliquer par le même phénomène de compensation que celui qu'on a vu plus haut : la fin du privilège reconnu aux études classiques est contemporaine de la décolonisation. S'entendre implicitement seriner que l'on n'est qu'un barbare à dégrossir sans pouvoir se rattraper sur les indigènes, cela n'était peut-être plus supportable... Or tout se passe comme si un certain équilibre entre sentiment de supériorité et sentiment d'infériorité se reformait bien à un autre niveau; mais sans plus constituer, désormais, une tension capable d'engendrer un dynamisme. Il n'est plus qu'un mélange de non-supériorité et de non-infériorité. On y voit se côtoyer un sentiment de culpabilité devant un leadership que rien ne vient plus justifier et un mépris plus ou moins avoué envers les prétendus « sous-développés ». Le rêve de la philologie était de nous faire redevenir des Grecs. Ce rêve s'est réalisé. Mais de façon ironique. Nous avons voulu sauter par-dessus les Romains pour devenir nous-mêmes les modèles de la culture. Ce faisant, nous avons supprimé la distance entre le Grec et le « barbare » qui constituait la romanité même, distance qui permettait l'acculturation. Nous sommes ainsi devenus des barbares, non plus des barbares hellénisés, mais des Grecs barbarisés, seulement à demi conscients de leur propre barbarie. L'expansion européenne a pu entraîner, de par le passé, la diffusion d'une culture à vocation universelle. Celle-ci a pu se détacher des conquérants européens, voire se retourner contre eux. Mais si l'impérialisme, aujourd'hui, ne consiste plus qu'à imposer à autrui son propre mode de vie, le mode de vie particulier d'une région géographique et économique déterminée, il n'a plus aucune légitimité. Marcionisme technique La technique moderne repose sur le postulat selon lequel il faut refaire le monde. C'est donc qu'il est mal fait. De la sorte, la modernité a accepté une prémisse fondamentale de la gnose : le monde naturel est mauvais, ou en tout cas il n'est pas bon. La science galiléenne et newtonienne a rendu impossible de voir l'univers physique comme gouverné par des principes analogues à ceux qui norment notre action. Nous sommes une exception – et peut-être seulement apparente – dans un univers gouverné par de purs rapports de force. La science moderne de la nature nous oblige à admettre la neutralité morale de son objet. Mais elle guérit la blessure qu'elle ouvre dans la mesure où elle permet en même temps de corriger, par la technique, ce que la nature a d'imparfait. Il est intéressant de noter que cette vision du monde coexiste avec le marcionisme chez certains de ses représentants les plus conséquents. Ainsi Spinoza, qui résorbe dans les lois de la nature en général l'exception que l'homme semble constituer, est aussi l'auteur du Traité théoîogico-politique, qui implique un rejet de l'Ancien Testament au profit de ce qu'il appelle le Christ. Schopenhauer, qui a installé dans la pensée européenne de la fin du XIXe siècle la conviction selon laquelle l'univers est mauvais, défend les gnostigues et approuve l'entreprise marcionite d'une séparation des deux Testaments au profit du seul Nouveau – lui-même tiré vers le bouddhisme. Sommes-nous encore « romains » ? Rapport à l'histoire La perte d'un contact, explicitement recherché avec les sources antiques, n’a pas échappé à Rémi Brague. Elle lui semble même regrettable. Un monde dans lequel l'accès direct à Homère ou à Virgile, comme étant le seul fait de spécialistes, lui semblerait singulièrement appauvri et il s'associe aux efforts déployés en faveur des études classiques. Mais cette perte ne lui semble pas non plus le plus grave. Ce rapport aux sources antiques n'est au fond que le paradigme de quelque chose de plus général, à savoir la secondarité culturelle, l'attitude « romaine ». Plus grave serait la perte de cette différence de potentiel entre un classicisme et une barbarie qui lui semble constituer le moteur de l'Europe. Le classicisme ( le pôle « hellénique ») peut se situer ailleurs que dans l'entretien de l'héritage grec ; la barbarie, de même, peut être intérieure[46], et sa conquête n'a nul besoin de se déployer en un impérialisme ou une colonisation. La question la plus grave me semble donc être de savoir si la dénivellation fondatrice se rencontre encore. Le danger pour l'Europe ne peut pas venir du dehors. Pour la simple raison qu'elle ne peut pas se concevoir comme un « dedans ». Le danger réside justement dans une telle façon de voir : une fois que l'on se considère comme un espace fermé, séparé des autres, ce qui est à l'extérieur ne peut plus apparaître que comme une menace. On voit un écho de cela dans les problèmes liés à l'immigration : l'importation de main-d'œuvre donne lieu à un fantasme d'invasion d'un « intérieur » par un « extérieur » supposé en troubler la pureté. Tant que l'Europe se conçoit de la sorte, elle montre qu'elle ne croit plus que ce qu'elle a à proposer soit susceptible d'intéresser ceux que le hasard a fait naître en dehors de ses frontières. Ainsi, le danger pour l'Europe serait de cesser de renvoyer au modèle par rapport auquel elle se sait étrangère et inférieure, pour se prêcher soi-même, pour se donner soi-même comme exemple dans sa particularité. Ce qui serait grave, ce serait que l'Europe considère l'universel dont elle est porteuse ( le « Grec » dont nous sommes les « Romains ») comme une particularité locale ne valant que pour elle, et qui n'a pas à s'étendre à d'autres cultures. Or on entend parfois dire, par exemple, que la liberté, l'État de droit, le droit à l'intégrité corporelle, etc., ne seraient pas bons pour certains peuples, dont la tradition, censée mériter un respect infini, est au despotisme, au mensonge officiel ou à la mutilation. Comme si la liberté et la vérité étaient des bizarreries locales, à mettre sur le même plan que le port du kilt ou la consommation d'escargots. Il se peut que la tentation ne puisse être exorcisée que si l'Église chrétienne continue à lui opposer un refus aussi ferme au niveau le plus fondamental, en gardant, dans son rapport avec l'Ancienne Alliance, la conscience de sa secondarité. On a vu, en effet, que la secondarité dans le domaine religieux ne relève pas du temps : l'Ancienne Alliance fondement permanent. Elle n'entre donc pas dans la dialectique du progrès et de l’historicisation, à laquelle le rapport au passé « classique » ne peut en revanche pas échapper. C'est donc à ce niveau qu'il importe d'en sauvegarder la conscience la plus vive. Rapport à la nature et au corps Nous ne pouvons plus être païens, en ce sens que la nature a perdu pour nous l'évidence de sa bonté. La conviction de la bonté de l'univers et de son bon ordre a duré sans guère de contestation de l'Antiquité à la fin du Moyen Âge. On ne peut plus réaffirmer celle-ci à l'âge technique. Malgré la façon inadéquate dont il comprenait les dieux grecs, Marx a raison au moins sur ce point : nous ne pouvons plus croire aux Olympiens, maintenant que nous pouvons produire les effets qui leur étaient jadis attribués[47]. Mais, bien avant que la technique nous empêche de croire aux dieux du paganisme, Israël recevait l'interdiction de leur rendre un culte. Les prophètes se livrèrent à une démythisation des puissances naturelles en refusant de plier le genou devant celles-ci, qu'il s'agisse des corps célestes ou des éléments de la fécondité végétale et animale (sources, phénomènes atmosphériques, organes sexuels, etc.). Elles sont réduites à l'état de ce qui a été créé en fonction de l'homme. On le voit dès le récit de la création qui ouvre nos Bibles : le soleil et la lune n'y sont même pas nommés, mais réduits au statut de lampes et de mesures du temps. Le christianisme ne revient pas sur cette radicale démythisation. Elle entraîne une attitude déterminée devant la nature. Une nature qui n'est plus considérée comme sacrée devient accessible à l'homme. Celui- ci a pour fonction de la dominer. Il ne s'agit pas de la soumettre à ses caprices en l'épuisant, mais de s'en servir comme instrument des actes de liberté que l'homme est seul à pouvoir poser. Il faut donc revendiquer une légitimité chrétienne de l'utilisation technique de la nature[48]. Il se peut même que la démythisation dont le christianisme a été le porteur ait joué un rôle non seulement dans l'émergence de la technique, mais dans celui de la science moderne qui la rend possible. En contraignant à sortir de l'univers du paganisme ancien, le christianisme a en effet contribué à rendre nécessaire une physique nouvelle, reposant sur d'autres concepts que la physique grecque, d'inspiration aristotélicienne. C'est peut-être ce que l'on peut repérer dans la polémique de Jean Philopon contre celle-ci[49]. Mais il convient ensuite de réaffirmer la bonté du corps. D'abord comme réalité biologique – à supposer que l'optique de la biologie suffise à épuiser, voire à saisir le phénomène du corps. Et surtout comme réalité personnelle. Et le christianisme a ici quelque chose à dire. Il se pourrait d'ailleurs que l'Église catholique possède, en cette affirmation de la bonté du corps, un secret précieux, et d'une actualité brûlante, à une époque où le corps humain, une fois considéré comme une pure machine, risque d'être menacé, à la suite des progrès de la génétique, d'une agression sans précédent, non plus de l'extérieur, mais de l'intérieur, d'une attaque visant non plus à le détruire, mais prétendant le reconstruire selon un plan déterminé. Le christianisme possède dans sa tradition un adage sur la grâce qui ne supprime pas la nature, mais la rend plus parfaite (gratia non tollit, sed perfîcitnaturam). On pourrait appliquer ce principe au rapport technique à la nature. Il ne s'agit pas d'adorer une nature divinisée, ni de rêver de s'arracher à une nature démonisée, mais d'instituer un rapport souple à celle-ci. La technique peut certes perfectionner la nature, mais il n'est pas question pour elle de supprimer ce dans quoi celle-ci parvient à son sommet : le corps humain comme lieu de l'incarnation et comme support de la personne. Peut-être faudrait-il ici faire appel à quelque chose que l'on pourrait appeler une troisième romanité. Elle ne se situerait plus par rapport à l'héritage religieux « juif » ou à l'héritage culturel « grec », mais bien par rapport à la nature. Il s'agirait, là aussi, de se savoir héritiers et débiteurs d'une sagesse et d'une révélation qui nous précèdent : la « sagesse du corps » (Nietzsche), et l'apparition dans la chair d'un visage personnel. Le christianisme et l’avenir de l’Europe Le christianisme et sa version catholique, a pu jouer dans ses débuts de la construction européenne un certain rôle à travers la foi de certains de ses protagonistes : Konrad Adenauer, Robert Schuman, Alcide de Gasperi étaient comme chrétiens, convaincus à la fois de l’unité profonde de la civilisation qui était la leur, et de la malice radicale des rapports internationaux fondés sur la violence. Mais la foi chrétienne n’a pas à intervenir dans la construction européenne au sens où elle pourrait fournir des recettes permettant de résoudre de façon plus satisfaisante tel ou tel problème technique. En revanche, il se pourrait que le christianisme puisse aider à donner à la construction européenne quelque chose d’inapparent, et qui, pour cette raison n’est guère examiné. Cette chose n’est rien de moins que l’objet même de cette construction. Car sommes-nous bien sûrs que ce qui se construit est vraiment l’Europe ? Et non pas simplement une zone de libre-échange, ou un centre de force qui ne se définirait que par sa position géographique et par le nom qu’a reçu de façon accidentelle, un « petit cap du continent asiatique » (Valéry) ? Pour que l’Europe reste elle-même, il n’est pas nécessaire que tous ceux qui la peuplent se reconnaissent explicitement comme chrétiens, encore moins comme « militants ». Le « rêve de Compostelle », celui d’une reconquête – effectuée avec quels moyens – ne semble plus exister que dans la tête de ceux qui le dénoncent. Il reste toutefois à se demander si l’Europe peut se passer des éléments dégagés plus haut, sans se dénaturer. L’Europe doit rester, ou redevenir, le lieu de la séparation du temporel et su spirituel, bien plus, de la paix entre eux – chacun reconnaissant à l’autre sa légitimité dans son domaine propre. Elle doit rester, ou redevenir, le lieu où l’on reconnaît une liaison intime de l’homme avec l’Absolu (religion), une alliance qui va jusqu’aux dimensions les plus charnelles de l’humanité, qui doivent être l’objet d’un respect sans faille. Elle doit rester, ou redevenir, le lieu où l’unité entre les hommes ne peut se faire autour d’une idéologie, mais dans les rapports entre des personnes et des principes concrets. Si tous ces éléments devaient s’effacer, on aurait peut-être construit quelque chose, éventuellement quelque chose de durable. Mais serait-ce encore l’Europe ? Nul ne sait si l’Europe a un avenir. On peut en revanche savoir comment elle pourrait s’interdire d’en avoir un : une Europe qui se mettrait à croire que ce dont elle est porteuse ne vaut que pour elle, une Europe qui chercherait son identité dans le repli sur ce qu’elle a de particulier (par exemple dans un « indo-européen » de pacotille) cesserait de mériter d’avoir un avenir. La tâche culturelle qui attend l’Europe aujourd’hui pourrait donc consister, au sens qui vient d’être dit, à redevenir « romaine ». Si l’Europe doit reprendre conscience d’elle-même, elle devra faire preuve à la fois – de Selbstbewuβtsein et de selfconsciousness. Ces deux synonymes désignent en fait deux contraires. En les appliquant à l’Europe, ils signifient qu’elle devra être consciente à la fois de sa valeur et de son indignité. De sa valeur face à la barbarie interne et externe dont il lui faut se rendre maîtresse ; de son indignité par rapport à ce dont elle n’est que la messagère et la servante.
[1] J. Derrida, L’écriture et la différence, Seuil, Paris, 1987, p. 272. [2] Cf. Hölderlin, lettre du 4 décembre 1801 à Böhlendorf ; GSA VI-1, p. 425 sq. [3] S. Leys, Ombres chinoises, UGE, Paris, 1974, p. 267. [4] Hergé, Le lotus bleu, Casterman, p. 7. [5] Cf. Cicéron, Tusculanes, II, 5, 13. [6] Hegel, Jenenser Realphilosophie, éd. Hoffmeister , Meiner, Hambourg, 1967, p. 202, note 3. [7] Montaigne, Essais, I, 31. Des Cannibales est une comparaison entre le monde européen et le nouveau monde c’est à dire les indiens (par rapport aux Portugais). Cette situation racontée à partir d’une véritable rencontre de Montaigne à Rouen. La première étape met en scène les indiens dans leurs rites et leurs habitudes, le sort qu’ils réservent à leurs ennemis pendant la guerre : ils rapportent des trophées, traitent bien le prisonnier de son vivant puis ils le tuent pour le partager et le manger entre amis. C’est une pratique sociale justifiée par une extrême vengeance . Dans la deuxième étape, Montaigne adopte le point de vue des Indiens face aux Portugais et leurs adversaires. Les Indiens voient les Portugais comme « ces gens de l’autre monde », ils décrivent les exactions portugaises à l’infinitif (enterrer, tirer, pendre) et pensent que « cette sorte de vengeance devait être plus aigre que la leur ». Ce que font les européens est plus raffiné en matière de cruauté. Les Indiens ont établi un jugement de valeur dans les tortures. Les Portugais sont décrits comme « les beaucoup plus grands maîtres, en malice, beaucoup de vices…» ce qui pose la question : Qui est le barbare ? La troisième partie voit l’apparition du « je », Montaigne intervient. Le « nous » renvoie aux européens et aux lecteurs. Il dit que l’on n’est pas ou que l’on ne veut pas être capable de reconnaître notre propre barbarie. Il met en évidence le fait que les Indiens vont tuer puis manger leurs ennemis tandis que les Européens vont les torturer avant de les tuer. La parenthèse fait appel aux guerres de religions (chose très rare dans Les Essais). [8] Les Lettres édifiantes et curieuses forment une collection de 34 volumes de lettres envoyées en Europe par des jésuites missionnaires en Chine, au Levant, en Inde, en Amérique, et ailleurs. Publiée entre 1702 et1776, cette collection fit beaucoup pour ouvrir l’Europe, et surtout la France, aux cultures non européennes. [9] Cf. toute la 3e section « Eschatologie » de C. Dagens, Grégoire le Grand. Culture et expérience chrétienne, Etudes augustiniennes, Paris, 1977. [10] Hérodote, Enquête, III, 38, 3. Rémi Brague s’inspire ici de S. Bernadete, Herodotean Inquiries, Nijhoff, La Haye, 1969, p. 80 sq. [11] Rémi Brague dit penser surtout à Joachim Ritter, dans des réflexions qui portent avant tout sur la Turquie,. Cf. « Europäisierung als europäishes Problem (1956) dans Metaphysik und Politik.Studien zu Aristoteles und Hegel, Suhrkamp, Francfort, 1998. [12] F. Schlegel, « Kritische Fragmente », § 116 ; KA, t.2, p. 161. [13] On peut penser ici à Dostoïevski et au récit inquisiteur dans Les frères Karamazov. [14] Rémi Brague note que ce vieil argumrnt de saint Augustin est encore chez Dante, Banquet, IV, 5, 4. [15] Nietzsche, à partir de Humain , trop humain, I (1848), 8, § 475 ; KSA, t. 2, p. 309, Husserl op. cit., p. 319,347, 320, 338 sq. [16] Aristote, Métaphysique, A, 9. [17] Epicure, Lettre à Hérodote, § 76 sq. [18] Platon, Banquet, 207 ab. [19] N.D. Fustel de Coulanges, La cité antique (1864). [20] Le texte le plus fort là-dessus est sans doute Ibn Khaldun, Muquaddima, III , 31 (Q, t.1 ; p.415, 3-18 ; R, t.1 ;, p. 473.) [21] Voir l’article de Rémi Brague « Judaïsme (période classique et médiévale) », dans P. Raynaud et S. Rials (éd.) Dictionnaire de philosophie politique, PUF, Paris, 1996, col. 303-306. [22] Sur cet adage, Cf. Jewish Encyclopaedia, t. 6, col. 51-55 (S. Shilo). [23] Cf. D. Daube, « Inheritance in Two Lucan Pericopes », dans Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, Romanitische Abteilung, 72 (1955), p. 326-329. [24] « The History of Freedom in Christianity » (1877), R. Fears (éd.), Selected Writings of Lord Action , I, Indianapolis, 1985, p. 33. [25] Cf. par exemple G.E. von Grünenbaum, L’identité culturelle de l’islam, Gallimard, 1973, p. 52. [26] Cf. G. Leopardi, Zibaldone di pensieri, août 1922 ; pour Nietzsche, cf. par exemple Le gai savoir, § 344. [27] La formule se trouve pour la première fois chez Grégoire de Nazianze, Sur l’épiphanie (PG 36, 313b). Sur son évolution, cf. H.U. von Balthasar, Kosmische Liturgie. Das Weltbild Maximus’ des Bekenners, Johannes, Einsiedeln, 2e édition, 1961, p. 518-520. [28] Cf. entre autres Sermon pour la vigile de la Nativité, I, 1 ; PL 183, 87b et III, 8 ; ibid. 98c : « contraxit se majestas ». [29] Jean de la Croix, Subida del monte Carmelo, I, 22, 5 ; BAC, Madrid, 1989, p. 201. [30] Rémi Brague pense ici au thème du départ des Elfes chez Tolkien, The Lord of the Rings. [31] Heidegger, Nietzsche, Neske, Pfullingen, 1961, t.2, p. 146. [32] Cf. Denys, Lettre 3 ; PG 3, 1069 b ; commentaire dans Maxime le Confesseur, Ambigua ; PG 91, 1048d-1049a ; application à l’intellect chez Jean Scot Erigène, De divizione naturae, III ; PG 122, 633c. [33] Cf. Encyclopédie de l’Islam, « Al-Kur’ân », t. V, 428b (A .T. Welch). [34] Cf. P. Wolff, Les origines linguistiques de l’Europe occidentale, Hachette, Paris, 1970, chap. IV , « La tour de Babel », surtout p. 118. [35] Stephen Dedalus, dans Joyce, Ulysse, 1. [36] Cf. G. Stroumsa, « La proximité cachée : les Pères de l’Eglise et le judaïsme » 1982, p. 170-175. [37] Cf. Alexandre de Lycopolis, Contre la doctrine de Mani, éd. A. Villey, Cerf, Paris, 1985, 364p. [38] Plotin, Ennéades,,II, 9 [33]. Cf. Endre von Iv’anka, Platochristianus . La réception critique du platonisme chez les Pères de l’Eglise, PUF, Paris, 1990, p. 115-123. [39] Plotin, Ennéades, III 6 [26], 6, 71 sq. [40] Celse dans Origène, Contre Celse, V, 14 ; SC n° 147, p. 48 ; VII, 36, 42, 45 et VIII, 49. [41] Carl Justi, Diego Velázquez und sein Jahrhundert, I (1888), p. 366. [42] Cf. par exemple, dans Œuvres en prose, la Pléïade, t. 2, « A nos amis… »p. 42 ; « Clio… », p. 249 ; « Note sur M. Bergson… » p. 1340 sq. [43] Novalis, La chrétienté ou l’Europe (1799). Pour le contexte, cf. l’esquisse de P. Klückhohn, Das Ideengut der deutschen Romantik, Niemeyer, Tübingen, 1966 (5e édition), p. 126 sq. [44] E. Voegelin, The New Science of Politics. An Introduction, University of Chicago Press, 1952, XIII-193 p., surtout le chap. IV, “Gnosticism” – The nature of Modernity”, et p. 126, “Le progrès du gnosticisme est l’essence même de la modernité ». [45] H. Blumenberg, « Theologischer Absolutismus und humane Selbstbehauptung », IIe partie de Die Legetimität der Neuzeit, dans Säkularisierung und Selbstbehauptung , Suhrkamp, Francfort, 1974, p. 143 sq. [46] Cf. M. Henry, La barbarie, Grasset, Paris, 1987. [47] Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique, Œuvres, la Pléïade, t. 1, p. 265 sq. [48] Cf. J.-M. Garrigues, Dieu sans idée du mal. La liberté de l’homme au cœur de Dieu, Desclée, Paris, 1990 (2e édition) p. 27 sq. [49] On reconnaîtra ici la thèse de P. Duhem exposée dans son œuvre monumentale, Le système du monde, et prolongée dans l’œuvre de S. Jaki.
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