DIALOGUE INTERRELIGIEUX AU MOYEN ÂGE (« Au moyen du Moyen Âge » 343-361) Ce dialogue a-t-il existé ? En réponse à cette question, sans vouloir fournir un panorama exhaustif, Rémi Brague se propose de : présenter le contexte densemble, décrire lespace et les orientations dun dialogue éventuel, souligner enfin les contraintes qui lont empêché de se déployer. A. Le cadre historique Des débuts de lislam, nous ne savons à peu près rien, ce qui sappelle savoir. Les plus anciennes uvres historiques écrites par des musulmans ne furent composées quau IXesiècle, cest-à-dire deux siècles après les événements quils sont censés rapporter. Les témoignages proches ne sont pas moins orientés que les historiens musulmans, ils sont de plus maigres et incomplets, et ils nous donnent une toute autre image de « ce qui sest vraiment passé ». On a essayé décrire lhistoire de lislam primitif en décidant d'ignorer systématiquement, par souci de méthode, tout ce que lon ne peut pas dater. On a aussi réuni les témoignages des chroniqueurs, etc.non musulmans, de toute langue, pour les traduire en anglais et les soumettre à un examen critique. Sans parler de tentatives quelque peu risquées, mais passionnantes, pour donner des événements du VIIesiècle une vision renouvelée et fort différente de celle que donne lhistoire traditionnelle . Le plus ancien événement pour lequel on puisse indiquer une date certaine est la conquête arabe. Ce fait historique installe la scène sur laquelle la rencontre de lislam et du christianisme a eu lieu. Notre plus ancien document est un papyrus, un reçu qui fut établi en 643 par un fonctionnaire arabe pour un paysan égyptien à qui lon donnait quittance de limpôt foncier versé aux conquérants. Cette guerre de conquête semble sêtre déroulée comme toute autre guerre. Les Arabes nont été ni plus doux ni plus sanguinaires que les conquérants antérieurs, des Assyriens à Alexandre le Grand. La conquête concerne le Moyen-Orient et lEgypte, qui se trouvaient sous domination romaine nous dirions « byzantine » , la Perse qui avait sa dynastie nationale, les rives méridionales du bassin méditerranéen, et lEspagne qui était dominée par les Wisigoths. Hormis la Perse, qui avait sa religion nationale, celle de Zoroastre, la majorité de la population - nous ne pouvons guère nous faire une idée précise de son nombre était de religion chrétienne. Les conquérants arabes ne pouvaient ni massacrer ces gens ni les convertir en masse et dun coup. Ils navaient dailleurs lintention de faire aucune des deux choses. Cette cruauté aurait tué la poule aux ufs dor. Selon une formule attribuée à Ali, les protégés sont « la matière des musulmans ». De même, le calife Omar aurait écrit à Abu Obeyda : « Si nous prenions ceux qui y sont assujettis et que nous nous les partagions, que resterait-il aux musulmans qui viendront après nous ? Ils ne trouveraient, pardieu, plus personne à qui parler ni du travail de qui profiter ! » Cest ainsi que naquit une situation qui contribua de façon essentielle à déterminer la possibilité et le déroulement dun dialogue entre religions. Elle est caractérisée par une asymétrie. Il y a dans lespace musulman des chrétiens. Ils possèdent dans la cité islamique une place définie par le droit. En revanche, il ny a en terre de chrétienté, en théorie du moins, que des chrétiens et des Juifs. Pour le monde islamique, les chrétiens sont donc aussi bien « dedans » que « dehors ». Pour le monde chrétien, à lopposé, les musulmans ne sont que « dehors ». Ce nest que de façon exceptionnelle et provisoire que des musulmans vivent en terre chrétienne. Cela se produit là où des armées chrétiennes occupent des régions qui étaient sous domination musulmane. Ceci ne concerne guère, cependant, que les musulmans de base, paysans ou artisans ; les « intellectuels » ne restaient généralement pas sous domination chrétienne : liés au pouvoir, ils partaient avec lui. On a quelques exemples de ce genre de situation. La frontière entre lIslam et lEmpire romain dOrient nest pas stable. Dans la guerre entre celui-ci et les califes, la ligne de front se déplace en Syrie, parfois assez vite. Au Xesiècle, les byzantins ont à nouveau le vent en poupe. Des villes comme Alep passent tour à tour sous domination chrétienne et musulmane. En Europe, on peut citer certaines régions dEspagne, après la conquête, ce quon appelle la reconquistadu Sud islamique par les royaumes chrétiens du Nord. Cest le cas de Tolède sous le règne dAlphonse le Sage. Même cas de figure en Sicile à partir de la seconde moitié du XIesiècle, moment où les Normands prennent dabord Messine (1061) et un peu plus tard Palerme (1072). Les Croisades, à partir de 1096, nont éveillé dans le monde musulman quun écho faible et tardif. Ainsi, le plus grand intellectuel de lislam médiéval, et peut-être de lislam tout court, Ghazali (t 1111), qui vivait pourtant dans la région, ny fait nulle part allusion et semble ne pas les avoir remarquées. Ce nest que bien plus tard, pas avant le XIXesiècle, quelles furent montées en épingle comme symbole de la rencontre manquée entre Orient et Occident. B. Le contexte social À lintérieur des deux domaines, le contexte des rencontres entre religions est lui aussi asymétrique. Dans chacun deux, une religion déterminée est la religion dominante, celle que lon pourrait appeler, non sans anachronisme, la religion de « lEtat ». Les gouvernants se réclament de cette religion comme à un des principes de leur légitimation. Il ne peut donc être question de permettre ce que nous appelons la « liberté de penser ». En chercher léquivalent au Moyen Âge serait parfaitement anachronique. La seule exception, celle qui confirme la règle, le seul cas de neutralité de la puissance politique vis-à-vis des religions, est présentée par la situation qui sétait créée dans une partie du monde musulman, entre 1258 et 1290. La première date est celle de la prise de Bagdad par les Mongols. Les vainqueurs étaient bigarrés en matière de religion : il y avait parmi eux des musulmans, mais aussi des chrétiens dobédience nestorienne, des bouddhistes, des chamanistes. Les khans navaient pas de religion déterminée à imposer aux vaincus, et nen imposèrent donc aucune non plus. Une telle atmosphère permit notamment luvre du médecin juif Ibn Kammuna : il mena entre les trois religions une comparaison qui, pour lépoque, faisait preuve dune grande objectivité. Cela dura jusquen 1290, lorsque le Grand Khan de lépoque décida dadopter la religion qui était déjà devenue celle de la majorité de ses nouveaux sujets, cest- à-dire lislam. Le système islamique de la dhimma consiste à tolérer des communautés non musulmanes, pourvu quelles possèdent un livre saint. Les « païens », en revanche, nont en principe que le choix entre la conversion ou la mort. Juifs et chrétiens sont soumis à diverses mesures explicitement destinées à leur faire comprendre, en les humiliant, lintérêt quils auraient à adopter lislam. Cest ainsi quils doivent payer un impôt spécial, se vêtir de couleurs spécifiques bleu pour les chrétiens, jaune pour les Juifs , monter des ânes et non des chevaux, pour les chrétiens : ne pas construire de nouvelles églises, éviter de faire sonner leurs cloches ou de chanter lhymne trop fort, etc. Quant à ses conséquences sociales, ce système fonctionne un peu comme une nasse où lentrée est libre et la sortie interdite. On est en droit dadopter la religion des souverains, voire, on y est encouragé. Il est en revanche strictement défendu, en principe sous peine de mort, de la quitter en faveur dune autre. Le christianisme médiéval appliquait dailleurs des règles analogues aux Juifs, les unes dès avant lislam, certaines inspirées de lui, comme la rouelle de couleur jaune. Au Moyen Âge, sauf rares exceptions, la conversion vient den haut. Les chefs prennent des décisions en matière de religion, cest-à-dire aussi en matière de politique ; le peuple suit en bloc la classe dirigeante. Cest de cette façon que les tribus dites « barbares » se laissaient baptiser comme un seul homme, une fois que leur chef sétait déclaré prêt à adopter le christianisme. Cela se passa ainsi pour Clovis, et plus tard dans lEst et le Nord de lEurope, jusquau dernier peuple à accepter le baptême, aussi tard quen 1386, les Lituaniens. Des phénomènes analogues se produisirent plus tard quand par exemple lIndonésie adopta lislam : le rajah local se faisait musulman, son peuple suivait en masse. La conscience dune valeur indépendante de lindividu était à lépoque plutôt une exception quune règle. On a un exemple dune telle exception dans un récit sur la conquête arabe : un général musulman, passant en revue une tribu victorieuse, constata quelle était chrétienne. Il exigea quelle passât à lislam, qui devait être lunique religion des Arabes. Tous acceptèrent, sauf un certain Layth, qui subit le martyre. Sans cet acte de courage, nous ignorerions tout des faits. C. Le contexte intellectuel Entre la situation de la chrétienté et celle du monde islamique, on observe une différence capitale. Dans le premier cas, chaque communauté religieuse possède sa langue de culture, qui est selon les régions le grec ou le latin. Dans le second, même si les communautés chrétiennes gardent longtemps une langue liturgique bien à elles, comme le copte ou le syriaque, il se met en place assez rapidement une langue de culture commune, qui est larabe. Celui-ci est la langue de ladministration depuis 685. Quant à la possibilité dun dialogue entre religions, le fait entraîne des conséquences positives et négatives. Dans le monde islamique, la présence dune langue commune permet, cest laspect positif, une intercommunication très facile. En revanche, les non musulmans peuvent être compris sans trop de difficulté de leurs souverains musulmans et doivent donc prendre leurs précautions. Lusage dun alphabet différent ne suffit que jusquà un certain point. Une attaque frontale contre la religion dominante est à peu près impensable. On voit bien les conséquences quand on compare la situation des Juifs en chrétienté et en terre dislam. En terre chrétienne, les Juifs emploient, dans la vie quotidienne, la même langue que les chrétiens, à savoir le vernaculaire local. Mais si lon se place au niveau du savoir religieux et, socialement, dans le milieu des clercs de chaque religion, les conditions du dialogue intérieur avec le judaïsme deviennent analogues à celles qui déterminent le dialogue extérieur entre Islam et chrétienté. Les rabbins et les clercs chrétiens nécrivent pas la même langue, mais, respectivement, lhébreu et le latin ou le grec. Les ulémas écrivent larabe, alors que leurs adversaires chrétiens sexpriment en grec ou en latin. Doù un dialogue de sourds. Par ailleurs, écrire sa propre langue offre une protection qui permet aux hétérodoxes de dire ce quils ont sur le cur. Les Juifs peuvent par exemple mettre en circulation les Toledot Yeshu, qui offrent une version antichrétienne de lhistoire du Christ. Les choses ne senvenimèrent que lorsque des transfuges mirent en garde leurs nouveaux coreligionnaires contre le contenu des livres de la religion de leurs pères. À lintérieur même de la chrétienté, il y a des différences entre lOrient et lOccident. Byzance connaît lislam relativement bien, et relativement tôt, avant même que la dogmatique islamique ne se cristallise. Ainsi, la polémique de saint Jean Damascène, peu avant le milieu du VIIIe siècle, nous présente un état des questions disputées dans lislam de lépoque1. Le Coran est traduit en grec dès le IXe siècle, dailleurs pour pouvoir être réfuté plus efficacement. En revanche, les Européens connaissent lislam assez mal. Pour eux, les musulmans sont simplement des païens. Cette façon de voir a aussi des raisons concrètes. Le premier contact avec des musulmans ouvrit en effet un second front au Sud, alors que lEurope était déjà assiégée au Nord par les Normands. Comme lEurope croyait elle-même représenter la chrétienté, elle considéra ses ennemis comme étant, globalement, des païens. Dans une situation durgence, des nuances plus subtiles navaient guère leur place. Doù la caricature que lon trouve encore dans la Chanson de Roland : le « sarrasin » est un idolâtre, qui adore trois divinités, parmi lesquelles figure aussi Mahomet. Ce nest quà partir du XIIe siècle que le portrait-charge naïf le céda à une vision plus nuancée de ladversaire. Pierre le Vénérable, abbé de Cluny (t 1156), fît traduire en latin le Coran ainsi que dautres uvres donnant une idée plus juste et plus précise de lislam. Ce dossier produit par des érudits réunis à Tolède forme ce que lon appelle la collectio toletana. Mais le manuscrit qui le contient na à peu près pas circulé, et son contenu ne fut imprimé quau XVIe siècle. Au XIIIe siècle, le besoin se fît sentir dune meilleure connaissance de lislam. Le franciscain Roger Bacon (t1292) fit figurer parmi lambitieux programme de réformes quil soumit au pape la fondation décoles de langues qui devraient enseigner entre autres larabe. Raymond Martin, un dominicain catalan, se familiarisa suffisamment avec larabe et lhébreu pour pouvoir écrire son célèbre Pugio fidei advenus mauros et judaeos (1278), dont le titre indique bien lintention polémique. Raymond Lulle (1233-1315), Catalan originaire de Majorque qui avait été reconquise peu avant sa naissance, se donna la peine dapprendre larabe pour composer en cette langue des présentations du christianisme à lusage des arabophones, lesquelles semblent malheureusement avoir été toutes perdues. D. Le contexte affectif La connaissance de chacune des deux religions par lautre est souvent assez mauvaise. Mais ce nest pas pour les mêmes raisons. Il importe de se rendre compte des obstacles. Ils sont symétriques, mais inversés. Pour le dire en une formule évidemment sommaire : les chrétiens savent quils ne connaissent pas lislam ; les musulmans croient quils connaissent le christianisme. Pour le christianisme, lislam est quelque chose qui naurait pas dû exister. Lislam est un imprévu, quelque chose de nouveau et dinattendu, et donc de paradoxal. Les chrétiens en tant que tels savent, ou croient savoir, ce que cest que le judaïsme et ce que cest que le paganisme. Or, les musulmans ne se laissent pas classer dans une catégorie préexistante : lislam nest pas païen en tout cas il est monothéiste ; il nest pas non plus juif ; il est encore moins chrétien. Cest ce qui explique une surprise quon na pas de mal à sentir chez les Pères de lÉglise qui ont eu à faire avec lislam. Ainsi Jean Damascène, déjà cité, considère lislam comme une hérésie chrétienne2. Rien de tel pour lislam. Pour lui, le christianisme est quelque chose de bien connu, une vieille histoire. Le Coran contient des renseignements sur les chrétiens : ils adorent à côté du Dieu unique dautres entités, comme Jésus et sa mère. Le christianisme est quelque chose de dépassé. Les chrétiens se sont refusés à reconnaître le prophète définitif qui devait parachever leur religion. Ils ont manqué le coche. De plus, ceux des chrétiens concrets qui sont présents sous domination musulmane, divisés en sectes qui sanathématisent réciproquement, et maintenus dans une humiliation commune, ne semblent pas avoir grand-chose dintéressant à enseigner. De telles façons de voir ont des conséquences quant aux affects fondamentaux de chaque religion envers les autres. Nous néprouvons pas face à linconnu les mêmes affects quenvers ce qui nous est familier. Quand les choses se passent bien entre les deux religions, lislam est aux yeux des chrétiens un objet de curiosité qui peut fasciner, une sorte denfant terrible que lon regarde avec une tendresse indulgente ; quand au contraire les choses vont mal, il devient un objet de haine et de crainte. Réciproquement, quand les choses vont bien, le christianisme est pour lislam un objet de sympathie, cette sympathie condescendante que lon a envers un vieil oncle un peu gâteux et qui rabâche toujours les mêmes histoires. Mais il nest en aucun cas un objet de curiosité. La curiosité envers lautre est dailleurs une attitude typiquement européenne, rare hors dEurope, et exceptionnelle en Islam. Quand les choses vont mal, lislam éprouve envers le christianisme beaucoup moins de la haine que du mépris. En dernière instance, cette attitude dépend directement de la place que les deux religions occupent dans lhistoire. Très platement : lune vient avant lautre. Mais cet ordre nest pas que chronologique. Il a été lobjet dune réflexion. Très tôt, à vrai dire dès quil sest constitué comme une dogmatique indépendante, lislam sest compris comme un postchristianisme : les plus anciens textes de style coranique que lon puisse dater sont les inscriptions du Dôme du Rocher, à Jérusalem (691), qui attaquent la Trinité. Lislam se voit comme la dernière religion, la religion définitive, celle qui relève le judaïsme comme le christianisme, au sens de la « relève » telle que le concevait Hegel (Aufhebung), laquelle tout à la fois abolit et assume ce qui la précède et la prépare. E. Esquisse de la littérature apologétique Je ne puis ici risquer quun coup dil rapide et pour lessentiel de seconde main sur la littérature polémique et apologétique. Elle sadresse avant tout à ceux qui partagent la religion de leur auteur. Elle est à usage interne. Il ne sagit pas de convaincre lautre de se convertir en montrant les beautés de sa propre religion. Il sagit bien plutôt de décourager ses coreligionnaires dabandonner leur foi en faveur dune autre religion, dont on devra donc faire ressortir les absurdités. Cela nencourage guère lobjectivité, encore moins leffort pour comprendre avec sympathie la position de lautre. La situation nest pas la même pour le christianisme et pour lislam. Le christianisme a dû se séparer du judaïsme, du paganisme, de la gnose, de ses propres hérésies ; en revanche, il na bien évidemment pas eu à se définir en se distinguant de lislam qui nexistait pas encore. Alors que celui-ci entre en scène, la dogmatique chrétienne est en place depuis des siècles. En revanche, lislam a dû se définir contre un christianisme qui était déjà là. La polémique contre le christianisme (et déjà contre le judaïsme) nest pas pour lislam secondaire, elle est constitutive. Le premier livre de polémique antichrétienne de lislam nest autre que son tout premier livre en général, cest le Coran. Plus tard, la polémique fut rendue nécessaire non pas malgré les conversions à lislam, mais, paradoxalement, par le mouvement même de ces conversions. Se faire musulman est très facile. Il suffit de prononcer devant témoins une courte formule de confession de foi (sha-hâdd). Le catéchisme auquel on adhère est bref et assez plausible. Et les musulmans nont pas lhabitude de mettre à lépreuve la conviction du néophyte. Une telle attitude ne manque pas davantages évidents. Mais elle fomente un danger, celui du syncrétisme chez des gens qui ne se sont convertis que pour la forme ou sans vraiment savoir à quoi ils sengageaient, et qui cherchent à introduire dans lislam le plus possible du contenu de leur religion précédente. Lislam craint donc de se dissoudre dans une vague religiosité composite. La polémique sert à immuniser les musulmans contre le christianisme. Les contenus de cette polémique sont toujours les mêmes et roulent sur les grands thèmes de la christologie et de la Trinité, de la Bible : a-t-elle été corrompue par ses porteurs ou gardée intacte ? Mahomet y a-t-il été prédit ? De temps en temps, elle prend une allure sociale, et les musulmans se plaignent de la trop grande influence des chrétiens, médecins par exemple, dans la société. Le thème dune corruption historique du christianisme mise au débit de saint Paul napparaît quau XIIIe siècle avec Abd al-Jabbâr, qui a peut-être utilisé des textes judéo- chrétiens3 . Les arguments sont eux aussi récurrents. Ainsi ceux des chrétiens : comment une religion est-elle venue au pouvoir, pacifiquement, ou par la force des armes ? À quoi reconnaît-on lauthenticité de la mission dun prophète ? Est-elle corroborée par des miracles ? Le prophète se distingue-t-il par un mode de vie particulièrement édifiant ? Ces questions dallure purement historique sont biaisées : il sagit de faire ressortir le caractère militaire de lexpansion de lislam, labsence de miracles chez Mahomet, sa vie sexuelle agitée. Dans ce genre de littérature, tous les arguments sont bons, pourvu quils frappent ladversaire. On comprend que la lecture de ces textes ne donne pas une idée très positive de la nature humaine... Lattitude desprit que nous considérons aujourdhui comme le strict minimum pour un dialogue interreligieux consiste en une ouverture desprit, en un effort pour bien connaître la position de linterlocuteur, voire pour la comprendre de lintérieur, éventuellement pour se « mettre à sa place » en essayant de regarder sa propre tradition dorigine avec les yeux de lautre. Une telle attitude est excessivement rare au Moyen Âge. Parmi le peu dexemples que je connaisse, il y a celui de Pierre Abélard, dans son Dialogue entre un philosophe, un Juif et un chrétien (c. 1140). Dans une réplique, le Juif se plaint de la situation dhumiliation dans laquelle vit son peuple sous la domination des chrétiens4. Ce qui est remarquable nest pas le contenu de cette tirade, mais bien le fait quelle fut écrite par un chrétien. On peut citer également une uvre dHonoré Bouvet, dans laquelle lauteur, un moine de la fin du XIVesiècle, place dans la bouche dun Juif et dun musulman une satire cruelle des murs des chrétiens de son temps5. F. Dialogues ? En fait de dialogues, nous possédons avant tout des uvres littéraires qui se présentent comme si elles reproduisaient des discussions réelles entre les représentants de diverses religions. Mais il sagit de fictions. Cest le cas du dialogue dAbélard, que je viens de citer, et dans lequel le philosophe est un musulman, peu orthodoxe il est vrai, puisquil se contente de la loi naturelle6. Cest aussi le cas du Livre du gentil et des trois sages de Raymond Lulle (c. 1276)7. Il en est de même de La Paix de la foi écrit par le cardinal Nicolas de Cuse au lendemain de la prise de Constantinople (1453), et où interviennent une multitude non seulement de religions, mais aussi de nations8. Cest enfin le cas du Colloquium Heptaplomeres que le juriste français Jean Bodin écrivit probablement vers 1593 et qui, comme son titre lindique, met en scène sept personnages9. De véritables dialogues entre des personnages réels où chacun exprimerait dans son vocabulaire à lui ses convictions authentiques, restent une exception. On cite partout une disputation de ce genre, censée avoir eu lieu à Bagdad au IXesiècle. Les représentants de chaque opinion, même les moins admises, y auraient pu sexprimer librement, tous se seraient mis daccord pour sabstenir dargumenter sur la base dun texte scripturaire, etc.10 II nen faut pas plus pour enflammer limagination « multiculti » de nos belles âmes. Lanecdote provient en fait dun orthodoxe des plus étroits, qui ne la rapporte que pour dire son scandale devant un laxisme aussi abominable. Naurait-il pas, sinon tout inventé, du moins considérablement forcé le trait ? La plupart du temps, le contexte des dialogues est polémique. On peut signaler la disputatio tenue le 30 mai 1254 à Karakorum, en présence du khan des Mongols Môngke. Chez les Mongols, on la dit, plusieurs religions Coexistaient. Prirent part aux débats le franciscain flamand Guillaume de Ruysbroek (Rubruquis), envoyé de Louis IX et du pape, des chrétiens nestoriens, des bouddhistes et des musulmans. Mais notre seule source est le franciscain lui-même, qui sest sans doute, et bien naturellement, donné le beau rôle11. Entre Juifs et chrétiens, les disputations (wikkuah) sont institutionnalisées. La plus connue est la grande disputation de Tortosa (1414-1416). Dans ces joutes, les Juifs sont contraints à disputer, la plupart du temps pour répondre aux accusations dun de leurs coreligionnaires passé au christianisme. Cela ne se fait pas sans une certaine équité. Ainsi, le roi de Catalogne, pourtant chrétien, déclara vainqueur le rabbin de Gérone Nahmanide dans la polémique qui, à Barcelone, en 1263, lopposait au converti Pablo Cristiani, et lui décerna même une récompense en argent12. Reste que latmosphère de tels débats est dans lensemble fort désagréable, la pression sociale sexerçant en sens unique. Elle ira dailleurs en saccentuant et prendra la forme démeutes, jusquà lexpulsion finale de 1492. Entre chrétiens et musulmans, les disputes publiques nont pas de caractère institutionnel et sont plus rares. Les légendes ne manquent pas, par exemple à propos de saint François. Le « petit pauvre » dAssise aurait rencontré en 1219, pendant la cinquième Croisade, le sultan dEgypte al-Malik al-Kamil. Lévénement a été en Occident lobjet de nombreuses interprétations quun gros livre a récemment recensées. Mais les sources arabes nen disent rien. Raymond Lulle fit une tentative de ce genre à Bougie, et y fut lapidé. On a peut-être un cas, mais notre seule source à ce sujet est un poème espagnol, La Disputa que fue fecha en la çibdad de Feç delante del Rey e de sus sabios, supposé écrit à Nicosie (Chypre) en 1469, et rapportant une dispute tenue à Fez en 1394. Elle se serait terminée par la conversion du principal docteur de la Loi musulmane (faqih) de Fez. On peut y voir, pour dire le moins, une certaine stylisation... Il est en tout 0cas intéressant que la dispute pût sêtre déroulée à propos dun livre sur la Trinité et lIncarnation, écrit en arabe, intitulé Condus (peut-être Quddûs, « très saint »), et uvre de Raymond Lulle. Par ailleurs, le climat global de tolérance semble correspondre assez bien à la réalité de lépoque. Enfin, on peut signaler ce qui est peut-être le seul cas dune uvre littéraire qui reflète un dialogue ayant réellement eu lieu. Il sagit de Y Entretien avec un musulman de lEmpereur byzantin Manuel II Paléologue. Un livre parmi les vingt-six que compte cette uvre volumineuse a été édité. Il a récemment attiré la plus vive attention, puisque cest une phrase de celui-ci, citée par la Pape Benoît XVI dans son discours de Ratisbonne (12 septembre 2006), qui a provoqué de violentes réactions dans certains pays musulmans. A lépoque de la rédaction du dialogue, à la fin du XIVesiècle, les conditions initiales nétaient pas des plus favorables, puisque lEmpereur était retenu comme otage par celui qui devint son partenaire. Il semble cependant que les deux points de vue aient pu sexprimer assez franchement ; et les minutes de lentretien, que nous ne possédons que dans la version de linterlocuteur chrétien, sont en tout cas écrites sur un ton paisible, lune des rares exceptions étant le passage que le Pape a cité. Conclusion : « Prêcher à des convertis » Ainsi, au Moyen Âge, les véritables dialogues entre islam et christianisme sont des plus rares, et, si lon entend par là des dialogues tels que ceux qui nous semblent souhaitables, simplement inexistants. La littérature polémique sadresse à des gens déjà convaincus. Le dialogue est plutôt un genre littéraire quune réalité. Les essais de traiter lautre avec équité, et, déjà, de bien le comprendre, restent une exception. On a certes le droit de rêver à de tels dialogues entre religions pour lavenir. Mais rien ne nous autorise à projeter ce rêve dans le passé médiéval. Notre entreprise est peut-être noble, mais elle ne doit pas sa noblesse à de quelconques ancêtres.
1Jean Damascène, Controverse entre un musulman et un chrétien, dans Ecrits sur lislam, éd. R. Le Coz, Paris, Cerf, 1992, p. 228-251. 2Jean Damascène, dans Ecrits sur lislam, , p. 210-227. 3Voir les articles deR. Pinès recueillis dans CW, t.4, p. 21-286. 4Abélard, DPJC, 254-294, p. 58-62. 5Voir Brague, EE, p. 256-258. 6Abélard, DPJC, 81, p. 4; voir Jolivet, APM, p. 53-61. 7Raymond Lulle, Le Livre du gentil et des trois sages, traduction du catalan, introduction et notes par A. Llinarès, Paris, Cerf, 1993. 8Nicolas de Cuse, De pace fidei, dans Philosophisch-theologische Schrifien, éd. L. Gabriel, trad. D. et W. Dupré, Vienne, Herder, 1967, t. 3, p. 705-797. 9Jean Bodin, Colloquium heptaplomeres de rerum sublimium arca- nis abditis, éd. L. Noack, Stuttgart, Frommann, 1966 (= Schwerin, 1857). 10Abu Umar ibn Sadî, dans le dictionnaire biographique dal- Jumaydî, Le Caire, 1953 (non vidî) ; encore cité récemment dans L. E. Goodman, Jewish and Islamic Philosophy. Crosspollinations in the Classic Age, New Brunswick, Rutgers University Press, 1999, p. VII. 11Guillaume de Rubrouck, Voyage dans lempire mongol, 1253- 1255, trad. C.-C. et R. Kappler, Paris, 1993, chap. XXXIII, p. 182-186. 12Voir « Wikkuah Ha-RaMBaN », dans Kol Kitvey RaMBaN, éd. D. Chavel, Jérusalem, Mosad Rav Kook, 1963, t. 1, p. 302-320 sur le don du roi, voir p. 320 ; Nahmanide, La Dispute de Barcelone, trad. E. Smilevitch, Lagrasse, Verdier, 2000 (4e éd.), p. 62. Voir E I. Baer, « Contribution à létude critique des disputations de R. Yehiel de Paris et de R. Moïse Nahmanide» [hébreu], Tarbiz, II, 2, 1931, p. 10.
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