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Philosophies médiévales - Les non-dits sur le moyen âge (1)




LES NON-DITS SUR LE MOYEN ÂGE (1)
 
 
SOMMAIRE
 
D’ APRÈS «  AU MOYEN DU MOYEN ÂGE » DE RÉMI BRAGUE
 
 
Le concept de Moyen Âge
 
Le rôle de la philosophie en chrétienté, judaïsme et islam
 
L’islam ne va pas sans une détermination religieuse dans sa philosophie
 
L'intérêt direct de la physique
 
 
LE CONCEPT DE MOYEN ÂGE
 
Le terme apparaît au XVe siècle, probablement en 1464, en latin media tempestas, sous la plume de l’humaniste italien Giovanni Andrea , dans une lettre figurant dans l’édition d’Apulée. Il y esdt question de Nicolas de Cuse, expert aussi bien dans la littérature de l’Antiquité que des Temps Modernes et de la « moyenne période »Plus de ceux siècles par la suite, en 1685, c’est un certain Christian Keller (Cellarius) qui emploie le schéma tripartite pour classer les époques de l’histoire du monde. Selon lui, le Moyen Âge commence d’ailleurs à Constantin 1er qui a régné de 272 à337.
Ce concept a été forgé en vue d’une certaine vision de l’histoire intellectuelle de l’Europe, et d’elle seule. Son usage non-critique suffit à fomenter un certain « eurocentrisme ». Ce qui est d’autant plus irritant que l’époque que l’on nomme ainsi en est exempte, voire, qu’elle est celle pendant laquelle l’Europe se considère comme un bout du monde, loin des centres. Ce n’est que depuis les grandes découvertes que l’Europe peut se croire au centre du monde.
Le schéma ne s’applique en tout cas pas aux mondes culturels non européens.
        Ni à Byzance[1], qui se pense en termes de dynastie.
        Ni à l’Islam qui se pense et se date à partir de l’Hégire (622), des schismes, des dynasties omeyyade (661), puis abbaside (750), et dont l’apogée, du IXe au XIe siècles est un âge obscur pour l’Europe.
        Ni l’histoire juive qui se pense par rapport à la destruction du second temple (70), à la rédaction du Talmud (c. 500), etc.
Ce n’est guère qu’à partir de l’ère moderne, que les articulations qu’elle ressent comme forces, coïncident, – pour son malheur – avec celles de l’histoire non juive :
        1492, l’expulsion des musulmans d’Espagne[2], date retenue comme le début des Temps Modernes ;
        1648 , la paix de Westphalie, et les massacres en Ukraine, alors polonaise ;
        1789, la Révolution française ;
        1942-1945, la Seconde Guerre mondiale et la Shoah.
Le schéma est ternaire : un creux entre deux sommets. Un temps de latence, peut-être fantasmé sur le modèle de celui que connaissent les analystes, comme chez Michelet[3]. Il est peut-être issu d’une sécularisation de l’idée des trois âges chez Joachim de Flore[4]. Il n’est en tout cas pas « médiéval », puisque le Moyen Âge périodise plutôt l’histoire selon les règnes.      
 
 
 
 
RÔLE DE LA PHILOSOPHIE EN CHRÉTIENTÉ, JUDAÏSME ET ISLAM
 
La thèse d’ensemble de Rémi Brague est la suivante : pour comprendre le rôle de la philosophie dans la chrétienté, le judaïsme et l’islam médiévaux, il ne suffit pas d’en étudier le sens, il faut encore en considérer la valeur. Il faudrait aussi, dans l’idéal, considérer l’édifice entier du savoir dans une culture donnée – ce que l’on pourrait appeler son epistèmè[5] –, et voir quelle place la philosophie y occupe par rapport à des disciplines voisines. On peut citer ainsi : le savoir de la nature, la théologie, le droit, l’éthique, l’expérience mystique, etc. On verrait ainsi se dessiner des configurations globales dans lesquelles la philosophie, tout en gardant le même « sens », prendrait une « valeur » différente.
Dans le cadre de la présente contribution, Rémi Brague commence par des remarques portant sur le sens. Puis, dans l’optique de la « valeur », il présentera trois thèses sur la nature des trois epistèmai médiévales dans lesquelles la philosophie s’est développée. Enfin, il en tirera deux thèses, l’une sur le sens, l’autre sur la valeur de la philosophie dans les cultures médiévales.
 
A/ SENS
 
Le sens même du mot « philosophie » [Les « Philosophes » dans la philosophie chrétienne médiévale » (in Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 26)] a été publié en 1937, par Marie-Dominique Chenu. On peut distinguer un point sur lequel tous les mondes culturels médiévaux ont, en gros, la même attitude , et un autre sur lequel le monde islamique présente une divergence intéressante.
 
1. Un mot étranger
 
Ce qui est commun est le fait que le mot grec est perçu comme tel, donc comme d’origine étrangère. Cela vaut pour tous les mondes médiévaux, à l’exception, bien entendu, de Byzance qui, de langue grecque dès le début, a prolongé l’usage antique.
La chrétienté latine connaît l’étymologie grecque du mot latin qu’elle n’a fait que transcrire.
En Islam, falsafa est perçue d’emblée comme un mot grec, et continue à l’être. Le mot est décomposé et expliqué par Kindi, qui en propose ensuite plusieurs définitions, parallèles à celles que l’on rencontre chez les commentateurs d’Aristote Par ailleurs, il défend le droit d’emprunter le savoir à une source non musulmane[6].Mais il semble que ce soit Farabi qui, dans le traité qu’i a consacré au nom de la philosophie, insiste sur le fait que le nom de philosophie est grec :
 
Le nom de philosophie est grec et d’origine étrangère (dahil) en arabe. Selon la façon de procéder de leur langue, c’est filsofa, et son sens (îtâr) est « prédilection pour la sagesse ». Dans leur langue il est composé de fila et de sofia ; fila est la prédilection et sofia la sagesse. Faylasuf est dérivé de falsafa. Selon la façon de procéder de leur langue, c’est filsofos. Cette mutation phonétique est fréquente dans leurs dérivations. Son sens est « celui qui a une prédilection pour la sagesse ». Celui qui a une prédilection pour la sagesse, selon eux, est celui qui fait de la sagesse son pôle (wakd) de sa vie et le but de son existence[7].  
Il est suivi plusieurs siècles après par Shahrastani au début de sa présentation de la philosophie[8].
Il en est de même chez Ibn Khaldûn dans la « Réfutation de la philosophie » qui figure dans sa Muqaddima. Et aussi chez d’autres auteurs postérieurs comme encore, au XVIe siècle, chez al-Amiri. De plus, l’origine étrangère du mot reflète le statut imposé de la chose qu’il désigne : la philosophie est venue au monde arabe à partir de la Grèce.
On retrouve sous la plume des auteurs juifs, qui connaissent l’existence de la philosophie tout aussi bien que les musulmans et que les chrétiens, des idées tout à fait semblables. . Ainsi Moïse b. Ezra déclare que « « la totalité de la philosophie est devenue un des noms de la Grèce ». De même, la conscience de l’origine grecque de la philosophie restera vive. Elle sert parfois d’argument pour contester l’originalité de son étude ou simplement pour en relativiser l’autorité. C’est ainsi que le rabbin mis en scène par Jehuda Halévi déclare :
    
Les philosophes sont excusables, car ces gens n’ont reçu en héritage ni science ni loi révélée. En effet, ce sont des Grecs, et Java est un des descendants de Japhet, qui habitent le Nord. Or la science reçue en héritage d’Adam et confortée par la divinité ne se trouve que dans la descendance de Shem, qui est l’élu des enfants de Noé[9].  
 
Ainsi, dans les autres langues que le grec, le mot « philosophie » reste transcrit plutôt que traduit ou remplacé par un autre. On peut d’ailleurs remarquer que cela reste le cas dans les langues de l’Europe moderne. À une exception près, celle du néerlandais. Et, au début du XIXe siècle, Fichte fait encore remarquer que le mot continue à être ressenti comme un mot étranger, aucune véritable traduction allemande n’ayant réussi à s’imposer[10].   
 
2. Variété sémantique
 
Le point sur lequel il semble à Rémi Brague que le monde islamique fait exception est la variété sémantique du mot. À la fin de l’Antiquité, « philosophe » et « philosophie » ont des sens divers. En particulier philosophia désigne la vie monastique[11]. Ce sens est dans la droite ligne, non tant d’une acception que d’une pratique païenne, celle de la philosophie comme « exercice spirituel », pou reprendre l’expression de Pierre Hadot, qui a très bien mis en lumière cet aspect de la philosophie antique[12].
        a) Byzance
C’est, semble-t-il, dans le christianisme byzantin que le mot à la plus large variété de sens. Là aussi, le mot désigne bien sûr la philosophie au sens technique, telle qu’elle est exprimée dans des définitions qui reprennent celles des commentateurs néoplatoniciens d’Aristote. Mais le mot philosophos désigne également comme en Occident, le moine. En grec, il semble que l’éventail des significations soit encore plus largement ouvert. Michel Psellos[13] appelle philosophes… « ceux qui méprisent le monde et vivent ensuite avec les choses d’au-delà du monde ». Le mot philosophos en vient à se fondre avec sophos pour désigner quiconque possède une compétence, dans quelque domaine que ce soit. Il s’étend jusqu’à désigner un homme cultivé en général. Mais philosophos a une connotation sociale d’appartenance à la classe dominante des fonctionnaires ayant fait des études, évidemment mal vues par les petites gens. Dans la poésie populaire, est philosophos celui qui se croit très malin, sans l’être, bien entendu. Dans l’épopée animale, c’est le personnage le moins sympathique, le renard, qui est philosophos, l’accent ne portant pas sur sa ruse comme ne Occident, mais sur la vanité avec laquelle il fait étalage de son savoir.
 
         b) L’Occident latin
Dans le christianisme latin, l’usage survit à la période patristique et se rencontre jusqu’au XIIe siècle. C’est le cas d’une des rares occurrences du syntagme philosophia christiana. Elle se retrouve sous la plume de Bernard de Clairvaux qui écrit : « bien qu’il soit clair dans la.(christiana […] philosophia) que rien n’est convenable si ce n’est ce qui est permis, et que rien n’est expédient si ce n’est ce qui est convenable et permis, il ne s’ensuit pas que tout ce qui est permis soit automatiquement (continuo) convenable ou expédient[14] ».
Il s’agit, comme on le voit, d’une sorte de logique de l’existence chrétienne. Bernard réfléchit à partir de la phrase de saint Paul citée dans la Vulgate que lisait l’abbé de Clairvaux : « Omnia mihi licent, sed non omnia expediunt »  (1 Corinthiens 6, 12 et 10,23). Il n’est nullement question de la « philosophie chrétienne » tant débattue dans la France du début des années 1930, mais bien des principes les plus hauts de la morale, tels que la vie monastique en présente la forme la plus pure. Il semble cependant que Bernard se soit amusé à mettre ces principes en forme logique, et qu’il l’ait souligné en utilisant des termes techniques (continuo, consequens). On a ainsi un syllogisme en Barbara : tout ce qui est expédient est convenable ; or, tout ce qui est convenable est permis ; donc, tout ce qui est expédient est aussi permis. Puis un syllogisme en Baroco : tout ce qui est expédient est convenable ; or, tout ce qui est permis n’est pas convenable (quelque permis n’est pas convenable) ; donc tout ce qui est permis n’est pas expédient (quelque permis n’est pas expédient).
 
        c) Le judaïsme : les silences de Samuel Ibn Tibbon
Le sens large du mot « philosophie » n’est pas une exclusivité du christianisme. Il existe à ce sujet un passage fort intéressant de Samuel Ibn Tibbon, le traducteur hébraïque du Guide des égarés de Maïmonide. Il ajoute à sa traduction un glossaire des mots étrangers, dans lequel il fait figurer une notice sur le mot pilosofia :
 
Pilosofia. Mot grec. Son sens est : amour de la sagesse. C’est de lui que dérive pilosof.
On trouve aussi dans le Talmud : pilosof. Put-être le mot était-il courant dans leur vocabulaire. Les traducteurs et les auteurs (mehabberim) parmi les fils de notre nation l’ont transporté de sa langue d’origine dans nos livres. Les philosophes ont bâti à partir de lui dans la langue arabe, des formes verbales, et nous autres également.
 
Ce texte d’apparence simple est déjà intéressant en ce qu’il reconstitue, certes de façon schématique, l’histoire du mot jusqu’à son emploi par Samuel lui-même. Il devient passionnant par ses silences. Sur l’origine grecque du mot, Samuel tire probablement son savoir d’une source arabe, qui était sans doute Farabi, on l’a vu. Mais sa remarque sur la présence du mot dans le Talmud semble très révélatrice à Rémi Brague. Il doit la signaler, car sa stratégie, comme celle de son maître Maïmonide, est de supposer que les rédacteurs du Talmud [à partir de 500] disposaient d’un savoir philosophique très profond[15]. Par ailleurs, il avoue la rupture avec la tradition, point sur lequel il suit aussi les traces de Maïmonide. C’est à la suite de cette rupture que l’on doit se contenter de supputer l’usage des Sages, faute d’en avoir une connaissance certaine. Enfin, Samuel Ibn Tibbon se garde bien de dire en quel sens le mot de « philosophe » est employé dans le Talmud. En effet une surprise nous attend : il désigne plutôt des esprits forts, qui posent aux Sages des questions censées les désarçonner, comme, par exemple celle de la matière première de la création[16]. Ces gens peuvent même être des non-juifs. Samuel Ibn Tibbon mentionne ensuite les traducteurs et auteurs juifs, puis les philosophes. Cet ordre, selon Rémi Brague, est quelque peu surprenant : on ne sait guère, en effet où les situer dans le temps les uns par rapport aux autres. Quant aux philosophes, il semble aller de soi qu’ils sont arabophones : ils intègrent le mot grec à la langue arabe, non seulement comme un emprunt mais le digérant totalement. Ils en ont tiré une racine verbale à quatre consonnes (F-L-S-F), sur laquelle on peut en effet construire des verbes : falsafa, tafalsafa. Si les traducteurs et auteurs sont antérieurs aux philosophes, comme le suggère l’ordre dans lequel ils sont mentionnés, on ne voit pas très bien de qui il pourrait s’agir. Enfin, Samuel Ibn Tibbon semble se placer parmi les « nous » qui ont fait de même. Mais il ne précise pas ce qu’il entend par « nous ». S’agit-il des Juifs en général ? Ou des Juifs provençaux, qui ont l’hébreu comme langue de culture ? Ou encore des philosophes en général ? Ou enfin « des traducteurs et auteurs » juifs parmi lesquels Samuel Ibn Tibbon pourrait très bien se placer ?...Grâce à tout ce flou, il récupère la légitimité talmudique du terme, et la légitimité juive de l’activité qu’il exprime, tout en les remplissant d’un sens nouveau proprement « philosophique ».
 
        d) L’Islam
En terre d’islam, en revanche, il semble que le mot faylasuf, qui lui aussi transcrit le grec, y ait eu d’emblée le sens que nous connaissons. Certes, les adjectifs arabes désignant la sagesse et le savoir ne s’appliquent pas qu’au seul philosophe, et peuvent qualifier ceux que nous préférerions appeler des « mystiques ». Il en est ainsi de hakim (« sage ») de ’arîf (« gnostique », « initié »), etc. Mais le mot « philosophe » lui-même n’y désigne que ceux que nous appellerions encore de ce terme. Ainsi, lorsqu’un mystique comme Dhu Nun l’Égyptien († 953) est qualifié de « philosophe », le mot [selon Rémi brague] ne veut pas dire « ascète » ; son usage représente une accusation, celle de n’être que l’adepte d’une science étrangère.
Les deux faits sont sans doute liés : la distance par rapport à la langue-mère est en raison inverse de la bigarrure sémantique ; c’est parce que le mot philosophos est grec qu’il reste soumis à l’évolution naturelle de la langue, avec le processus de diversification et de spécialisation sémantique qu’elle entraîne.
Cela dit, il convient de s’interroger sur la référence du mot « philosophie ». Rémi Brague se propose de ne poser que la question de savoir ce qui, dans une culture donnée est philosophie et ce qui ne l’est pas. Il lui faut avoir résolu cette question pour se demander, dans un second temps, comment découper correctement le champ d’une epistèmè médiévale. Le problème est particulièrement brûlant quant à la philosophie islamique. L’habitude a été prise de faire commencer celle-ci avec Kindi, soit vers le IXe siècle, et de la faire se terminer avec Averroès, soit la fin du XIIe siècle. Or, [l’orientaliste français du XXe siècle] Henry Corbin a contesté cette limitation, dans les deux directions. Il nous faut donc interroger son œuvre[17].
Pour Corbin, nous n’avons pas le droit de séparer celle-ci du soufisme, shi’isme, etc., bref tout ce qui combat pour l’« islam spirituel » (57). L’élargissement sémantique entraîne un élargissement chronologique. Vers l’amont, il inclut dans la philosophie ce qu’il appelle la « philosophie prophétique » du shi’isme, dont il rappelle à plusieurs reprises que les questions qu’elle pose sont d’origine non grecque (51, 55, 121). Mais c’est vers l’aval que l’apport de Corbin est le plus important. Il se propose en effet de montrer que même si l’on admet l’idée d’un arrêt de la philosophie avec Averroès, cet arrêt ne concerne qu’un petit canton du monde islamisé, lequel a continué de penser jusqu’à nos jours, ailleurs, et avant tout dans le monde iranien. Celui-ci se place dans le sillage d’Avicenne, puis de Sohravardi et d’Ibn Arabi. Il reste cependant à savoir si cette pensée doit être qualifiée du nom de philosophie. Care enfin, il y a dans l’histoire de l’humanité des œuvres fort respectables, que l’on ne songerait jamais à qualifier de philosophiques, mais pour lesquelles des noms plus vagues, comme « sagesse » ou « pensée », conviendraient mieux. Ainsi Heidegger, que Corbin a été d’ailleurs l’un des premiers, si ce n’est le premier, à introduire en France, n’hésite pas à placer la pensée plus haut que la philosophie. Corbin lui-même est tout à fait conscient du problème, et se propose de « couper court à toute équivoque sur le mot ‘philosophie’ » (492).Il l’évite par plusieurs stratégies, la principale étant peut-être de distinguer philosophie et métaphysique (391, 418).
Mais l’argument fondamental de Corbin, selon Rémi Brague, se situe dans la mouvance de toute une sensibilité critique à l’égard de l’« eurocentrisme ». Il faut sans doute mettre certains aspects de son œuvre, en série avec l’atmosphère tiers-mondiste des années 1960. Toujours est-il que Corbin récuse le droit d’appliquer notre définition de la philosophie à ce qui s’écrit en Islam, et de découper ainsi un domaine en fonction de critères externes[18]. De la sorte, la falsafa ne serait que l’ombre portée sur la pensée islamique de la philosophie occidentale, rationaliste. 
  
B. VALEUR
 
1 .La restructuration religieuse du champ de l’epistèmè médiévale      
 
La « valeur » de la philosophie ne devient compréhensible, a-t-il été posé, que sur le fond de l’ensemble d’une epîstèmè (édifice entier du savoir d’une culture donnée). Or le champ entier de l’epistèmè médiévale comporte un phénomène qui était absent de l’epistèmè antique, c’est-à-dire l’émergence des religions révélées. La présence à l’intérieur des trois champs culturels médiévaux de religions reposant sur des textes pourvus d’autorité leur a imposé une restructuration d’ensemble. Certains médiévaux ont tenté de distinguer chez un même penseur ses acquis philosophiques et sa religion, qui peut être fausse ; c’est ce que fait Duns Scot avec Avicenne à qui il a tant emprunté[19]. Certains autres ont suggéré une comparaison avec la situation de la philosophie dans le monde antique. C’est le cas de Maïmonide dans passage célèbre où il ajoute aux trois sources d’erreur mentionnées par Alexandre d’Aphrodise une quatrième, qui est l’opinion faisant autorité des livres révélés[20]. Bien avant lui, son maître Farabi avait vu le phénomène, même s’il s’exprime là-dessus avec discrétion : les «opinions généralement admises » (mashhûrât, endoxa) dans une communauté donnée constituent pour toute philosophie le fond sur lequel il lui faut s’enlever. Or, ces opinions sont historiquement conditionnées, et viennent en dernière analyse du Législateur de celle-ci.
Cette présence est pour les philosophes du Moyen Âge une pression. Dans un texte célèbre et souvent commenté, Thomas d’Aquin parle de l’angustia des génies philosophiques grecs devant la question de la béatitude finale[21]. Mais, à l’inverse, pour certains philosophes juifs, la même image sert à exprimer le poids de La Torah. Ainsi Gersonide écrit à propos de la doctrine de Maïmonide sur la connaissance de Dieu : « Nous disons qu’il semble que l’opinion que Maïmonide a au sujet de la connaissance de Dieu ne lui vient pas de la spéculation, car la spéculation rend cette opinion improbable, comme je le montrerai ; mais il semble que la Torah a exercé sur lui, sur ce sujet, une grande pression ». L’expression est très forte : le verbe dont Gersonide se sert est celui par lequel la Bible désigne l’oppression que les Égyptiens faisaient peser sur les fils d’Israël (Exode 3,9).
Le phénomène est commun à tous les mondes philosophiques médiévaux, mais il convient de le moduler d’après la façon dont se présente dans les différentes religions la révélation et l’accueil de celle-ci par l’homme. Les révélations musulmane et juive, qui se présente comme des lois, ne posent pas les mêmes problèmes que la révélation chrétienne. Celle-ci étant la révélation d’une personne, donc de « mystères », se comprend avant tout comme demandant la foi. Concilier religion et philosophie est en chrétienté un problème épistémologique, voire psychologique ; en islam et dans le judaïsme, c’est avant tout un problème politique. Par ailleurs, le philosophe qui vit selon une de ces religions a une responsabilité de nature politique. Pour citer une formule brève, mais brillante de Warren Z. Harvey : « Socrate a été jugé ; Averroès et Maïmonide étaient juges ».
 
2. Institutionnalisation de la philosophie
 
Le champ de chacune des trois epistèmai médiévales n’est pas non plus, en son intérieur, structuré de la même manière. À la différence des champs islamique et juif, le champ chrétien est marqué par la présence d’une instance chargée du discernement des esprits et donc dotée d’autorité dans le domaine intellectuel, le magistère de l’Église. Il est un phénomène massif que les spécialistes de la pensée médiévale occidentale semblent, selon Rémi Brague, avoir une certaine tendance à considérer comme allant de soi, et c’est l’institutionnalisation de la philosophie. Celle-ci s’est effectuée, justement, sous la tutelle de l’Église. Certes, le fait de l’université médiévale est largement étudié, mais ce qui est important est qu’il est exclusivement européen. Il existe bien quelque chose comme un enseignement supérieur dans les trois mondes médiévaux. Mais l’enseignement universitaire de la philosophie n’existe ni dans le monde musulman, ni dans les communautés juives. La philosophie juive et la philosophie musulmane sont des activités privées qui concernent des individus. La plupart du temps, on compare les « grands » philosophes de chaque tradition, par exemple Averroès, Maïmonide ou Thomas d’Aquin. Attitude fort justifiée. Mais elle masque le fait que les philosophes qui passent pour importants, en chrétienté, se détachent sur une masse de personnages de seconde, voire de troisième importance, tous engagés dans une activité intellectuelle. Ceux-ci sont les obscurs et les sans-grade.
Leo Strauss a réfléchi sur les conséquences de a présence ou de l’absence d’une telle institutionnalisation. Selon lui, il y a une différence fondamentale entre le statut de la philosophie en chrétienté d’une part, et en Islam et judaïsme d’autre part. Pour lui, l’ institutionnalisation de la philosophie est une arme à double tranchant :
 
Le statut de la philosophie était, en principe, beaucoup plus précaire dans le judaïsme et dans l’islam que dans le christianisme : dans le christianisme, la philosophie devint partie intégrante de la formation officiellement reconnue, et même exigée de quiconque étudie la doctrine sacrée. Cette différence explique en partie l’écroulement final de la recherche philosophique dans les mondes islamique et juif, écroulement qui n’a pas de parallèle dans le monde chrétien occidental (…)
Le statut précaire de la philosophie dans le judaïsme comme dans l’Islam n’a pas été sous tous rapports une malchance pour la philosophie. La reconnaissance officielle de la philosophie dans le monde chrétien a fait que celle-ci fut soumise à la surveillance de l’Église. La position précaire de la philosophie dans le monde judéo-islamique en a garanti le caractère privé et du coup la liberté intérieure qu’elle conservait par rapport à toute surveillance.
 
Ainsi, selon Léo Strauss, les relations tendues entre falsafa et Kalâm ont au moins évité à la philosophie en terre d’islam et dans les communautés juives à subir le même sort que dans l’Occident chrétien, à savoir de recevoir un rôle ancillaire par rapport à la théologie.
 
3. Modes d’appropriation
 
Les philosophies médiévales, le fait est bien connu, se nourrissent de sources antiques : pour l’essentiel Aristote, et à un moindre degré le néoplatonisme, avec quelques traces d’influences venues des autres écoles grecques.
Nus avons tendance à confondre la réception d’une œuvre philosophique avec le fait de la lire et de la commenter. Qui plus est, nous identifions spontanément le commentaire avec l’une de ses deux espèces : celui qui reproduit les lemmes à expliquer et celui qui les intègre en les paraphrasant. Rémi Brague propose de les appeler respec   tivement l’inclusion et la digestion. Il appelle « inclusion » l’appropriation dans laquelle le corps étranger est maintenu dans son altérité et entouré par le processus d’appropriation dont la présence même fait ressortir son altérité ; il appelle en revanche « digestion » l’appropriation dans laquelle le corps étranger est à ce point assimilé qu’il en perd son indépendance.
Si l’on regarde les différentes façons dont on commente les textes philosophiques antérieurs – dans la plupart des cas il s’agit d’Aristote –, en les localisant par cultures et en les replaçant dans le temps, on constate les faits suivants : les anciens commentateurs grecs pratiquent aussi bien le commentaire (Simplicius pour le néoplatonisme) que la paraphrase (Thémistius). 
 En Islam, nous possédons de Farabi aussi bien des commentaires (Traité de l’interprétation) que des textes plus brefs qui reprennent en l’adaptant le contenu de certains traités de l’Organon, dont ils adoptent jusqu’au titre.
 Avicenne, quant à lui, représente une étape importante : à la différence des aristotélisants chrétiens de Bagdad, ce musulman est le premier à préférer réécrire entièrement le corpus aristotélicien. Il le fait dans sa grande encyclopédie que, en bon médecin il intitule Livre de la Guérison, alors qu’il s contente d’annoter certains textes d’Aristote ou prétendus tels (De l’âme, Métaphysique et la « Théologie d’Aristote »). Il a absorbé l’aristotélisme à tel point que, après lui « falsafa » voudra dire beaucoup moins « aristotélisme » qu’« avicennisme ».
 Averroès, dans une sorte de retour à la méthode Farabi, procède de deux façons, selon le commentaire qu’il écrit. Il procède par digestion dans ses épitomés (jawami) et ses commentaires « moyens » (sharh), par inclusion dans ses «grands » commentaires (tafsîrs). 
 En chrétienté, Albert de Grand procède comme Avicenne. Thomas d’Aquin n’a pas écrit d’épitomé, mais des grands commentaires, qui reprennent tous la méthode de ceux d’Averroès.
 On observe une très intéressante inversion à propos des œuvres exégétiques d’Averroès entre philosophes juifs et chrétiens : les Juifs utilisent les épitomés, non les grands commentaires. En revanche, les chrétiens utilisent d’emblée les grands commentaires et ne connaissent à peu près pas les épitomés avant la Renaissance. Et c’est dans le sillage de la scolastique chrétienne que les Juifs en vinrent à s’intéresser aux grands commentaires d’Averroès, et partant, au texte même d’Aristote.
 La place d’Averroès est ici décisive. Avec lui, une époque est bien censée s’achever, même si cette fin n’est pas la fin de tout. Averroès est en tout cas le dernier auteur musulman à avoir écrit des commentaires sur Aristote. Corbin signale chez les auteurs qu’il a redécouverts toutes sortes de choses, mais pas un seul commentaire aux œuvres d’Aristote. L’unique exception est celle de Qadi Sa‘id de Qumm, un iranien du XVIIe siècle qui a d’ailleurs commenté – ou si l’on peut dire, « contre-commenté » en réponse à Avicenne – une œuvre qui n’est d’Aristote que par pseudépigraphie (faux nom d’auteur ou faux titre), la fameuse « Théologie d’Aristote ».
 Il se pourrait qu’il y ait là une ligne de partage des eaux. La présence d’Aristote, là où il n’est pas connu simplement comme un nom, aisément transformable en figure tutélaire, mais là où le texte même de son œuvre est conservé et commenté, empêche la digestion totale de la philosophie grecque.
 
C. CONTRE LES DÉNOMINATIONS INVOLONTAIRES
  
Rémi Brague tire deux remarques de ce qui précède, l’une porte sur le nom de la philosophie, l’autre sur son statut médiéval :
– 1) Quantà la question de savoir ce qui est philosophique dans la culture islamique, Rémi Brague estime (comme Corbin lui-même) qu’il est difficile de tracer les limites exactes entre l’emploi du terme « falsafa » et celui du terme hikma ilahiyya (theosophia). Mais il semble que depuis [le jeune théosophe perse (1155-1191)] Sohravardi, on préfère de plus en plus ce dernier terme pour désigner la doctrine du sage complet, à la fois philosophe et mystique[22]
Ce qui est pensé depuis Sohravardi s’appelle donc de moins en moins falsafa mais de plus en plus d’un autre nom, pour lequel Corbin n’a pas de mot français, ce qui l’oblige à forger le terme latin de theosophia. Il semble à Rémi Brague qu’il y a là plus qu’une question de simple terminologie. En effet, le refus de partager la même dénomination indique une volonté de prendre ses distances. Par ailleurs falsafa est un mot grec transcrit et perçu comme étranger ; à l’inverse hikma est un mot bien arabe, issu d’une racine du vieux fond sémitique. Ce glissement d’un mot à l’autre est le signe de l’intégration d’une discipline d’abord perçue comme d’origine étrangère à l’édifice de l’epistèmè islamique.
– 2) Quant au statut de la philosophie, et aux conséquences contradictoires de son institutionnalisation dans la chrétienté latine, il faut entrer en débat avec la pensée de Léo Strauss. Pour le dire en un mot, dans ses propres concepts, il semble à Rémi Brague que Strauss n’a pas assez distingué inclusion et digestion, d’où sa thèse personnelle : en chrétienté, la philosophie a été incluse plus que digérée.
L’institutionnalisation de la philosophie est un fait social. Mais elle est parallèle à un fait épistémologique, à savoir son installation à l’intérieur du savoir par rapport à d’autres disciplines La philosophie s’y définit avant tout par rapport à la théologie. Les conflits sont des conflits de frontières.
En Islam, en revanche, la falsafa, le Kalâm, le soufisme, voire la « philosophie prophétique » shi’ite luttent moins pour une place au soleil que pour une réorganisation totale du champ du savoir, à leur profit. La tentative de Farabi, qui a d’ailleurs échoué, consistait sans doute à reformuler tout le savoir islamique autour de la falsafa ; l’opération de « reviviscence des sciences religieuses » lancée par Ghazali opération qui a assez bien réussi, était d’opérer une telle réorganisation autour du soufisme.
Dans le judaïsme, on pourrait peut-être dire que Maïmonide avait un projet parallèle à celui de Farabi, alors que les auteurs de la Kabbale avaient le même objectif que Ghazali.
En un mot : en chrétienté, il s’agit de se situer par rapport à une autorité existante, celle de l’Église ; en Islam et dans le judaïsme, il s’agit de devenir l’autorité. C’est ce qui explique un fait que Leo Strauss a eu le mérite de mettre en lumière : la philosophie, c’est-à-dire la falsafa, dans le domaine islamique et, dans le domaine juif tant que celui-ci a été dans l’orbite de l’Islam, a dû devenir, de façon essentielle, philosophie politique. 
En fait, l’institutionnalisation de la philosophie en chrétienté est le  contraire d’une digestion : s’il est arrivé qu’une philosophie soit absorbée dans l’édifice entier d’une culture, digérée, c’est plutôt en terre d’islam que le phénomène s’est produit. Il serait faux de dire que la greffe de la philosophie sur la culture musulmane a échoué. On pourrait même dire ironiquement qu’elle a plutôt trop bien réussi. . La philosophie a été moins expulsée que phagocytée. On a remarqué un fait analogue dans un autre domaine, celui des sciences de la nature : celles-ci auraient été trop facilement instrumentalisées par la culture musulmane. En Europe latine, que la place de la philosophie ait été ou non subordonnée – « ancillaire » comme on aime à le dire –, elle a pu garder une relative autonomie. Un des signes et des garants de cette autonomie est la présence continuée, dans le monde intellectuel chrétien, du texte, de la lettre, des philosophes païens. Une fois de plus, on ne peut pas comprendre la philosophie médiévale latine et, peut-être la philosophie européenne moderne qui lui succède, uniquement à partir de son contenu. Il faut aussi tenir compte de ce que Rémi Brague a appelé sa « valeur », du fait qu’elle coure en parallèle avec un autre domaine du savoir, le rapport d’affrontement à la lettre des textes philosophiques – qu’on appelle celui-ci philologie, histoire, ou comme on voudra.
 
D. CONCLUSION 
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En conclusion, Rémi Brague propose quelques remarques qui relèvent du diachronique. Les champs culturels qu’il a appelés epistèmai ne sont pas des réalités immuables. Ils comportent des nœuds, des moments de rupture et de redistribution. La fin du XIIe siècle est un moment de ce genre. C’est là une évidence qui a déjà été remarquée, le plus souvent en ce qui concerne la philosophie latine. Quant au monde islamisé, Henry Corbin lui aussi voyait dans la quasi-simultanéité des morts d’Averroès (1198) et de Sohravardi (1191), et du départ d’Ibn Arabi pour l’Orient (1201), un signe capital. Rémi Brague souhaite ajouter quelques faits plus prosaïques, qui apparaissent dans une optique comparative.
Quant à l’évolution des sens du mot « philosophie », on constate un curieux chassé-croisé. Si le mot philosophus a pris en latin le sens qu’il a aujourd’hui, c’est sous l’influence du modèle du philosophe venu du monde islamique. Par suite, la définition de la philosophie que l’on reproche aux orientalistes de plaquer sur la pensée islamique n’est en fait nullement occidentale ; bien au contraire, elle est même venue de l’Islam. Rémi Brague attache la plus grande importance à un fait qui a été mis en lumière par Jean Jolivet : le « philosophe » (philosophus)qui, dans le dialogue d’Abélard, discute avec un Juif et un chrétien, est un musulman. Ce personnage, circoncis, et qui se prétend de la descendance d’Ismaël, tente de mettre sur pied une éthique indépendante de la Révélation. Il se peut que son portrait s’inspire d’un personnage réel, même si c’est seulement des ragots colportés sur quelqu’un comme Ibn Bâjja[23]. L’important est que ce type humain, tentant pour les uns, à exorciser pour les autres, ne cessera de hanter la chrétienté latine. Or, ce modèle était lui-même propre à l’Andalousie, qui faisait exception par rapport à l’Orient islamique ; voire, même dans son pays d’origine, il était déjà à bout de souffle.
De la sorte, c’est précisément à l’époque où le latin philosophus, quand il ne désigne pas Aristote en vient à signifier faylasuf que, dans le monde islamique, l’usage du mot arabe faylasuf recule devant d’autres. On peut donner à ce qui s’est poursuivi en Orient le nom que l’on voudra. Reste que, en Orient, le mot de « philosophie » s’est effacé devant d’autres. Parallèlement, c’est à la même époque que le rapport au Philosophe par excellence, Aristote, a cessé d’y avoir une dimension textuelle. Le XIIe siècle est l’époque où la pensée islamique a pleinement digéré la philosophie grecque, cette philosophie grecque que l’Europe devait, peut-être jusqu’à nos jours, garder sur l’estomac.
 
 
L’ISLAM NE VA PAS SANS UNE DÉTERMINATION RELIGIEUSE
DANS SA PHILOSOPHIE
 
A. DES NOMS
 
On entend souvent parler de « philosophie arabe ». Cela suppose que l’o renonce à l’aspect ethnique pour se concentrer sur la langue. Car quant à l’origine ethnique, le seul arabe à avoir fait de la philosophie, c’est Kindi, « le phiosophe des Arabes ».
On trouve aussi « philosophie islamique » : l’expression suppose à son tour que l’on distingue entre l’islam comme religion et l’Islam comme espace culturel. Car les Juifs, les chrétiens et même les libres-penseurs, appartiennent eux aussi au monde culturel islamique. Certains savants ont forgé des néologismes destinés à montrer que, par « islamique » ou des expressions de ce genre, on ne doit prêter attention qu’à la seule civilisation.
Le plus drôle est peut-être la formule selon laquelle le poste de Rémi Brague avait été officiellement mis au concours : philosophie de langue arabe. Il est vrai que les auteurs dont il s’occupe, ont écrit leurs œuvres en langue arabe. Reste que certains auteurs sui écrivaient en arabe ont aussi oublié en persan, comme Avicenne, Ghazali et Sohravardi. En outre, l’idée ne viendrait à personne de parler de « philosophie de langue grecque » ou de « philosophie de langue allemande ». On préfère parler plus simplement de « philosophie grecque » ou de « philosophie allemande », même si la langue ne coïncide pas avec l’origine ethnique, et encore moins avec la notion moderne de nationalité.
 
1. Peut-on nommer une philosophie d’après une religion ? 
 
Il s’agit ici de l’expression « philosophie islamique ». Désigner une philosophie sur la base d’une confession religieuse est une entreprise peut-être encore plus risquée que de la désigner par une langue. Le plus étonnant est que nous ne nous en étonnions plus : : une branche déterminée de l’arbre généalogique de la philosophie passe pour être la « philosophie islamique » comme si c’était là la chose la plus naturelle du monde…
Dans des ouvrages qui lui sont consacrés, on trouve des chapitres sur Razi, libre-penseur, et critique impitoyable de l’idée de prophétie, ainsi que sur des penseurs juifs et chrétiens. On y trouve même de façon plus suspecte, des mystiques ou des juristes qui n’ont jamais prétendu être philosophes, voire qui accusaient les philosophes d’être des hérétiques. Rémi Brague quant à lui penche vers une définition plus étroite de la philosophie. Il voudrait ici examiner dans l’expression « philosophie islamique » non plus le substantif, mais bien l’adjectif.
Rémi Brague note au passage qu’une clarification de ce genre serait la bienvenue dans le cas de l’expression « philosophie juive », sans parler de « pensée juive ». Shlomo Pinès, grand connaisseur de cette discipline qu’il enseigna à l’Université hébraïque de Jérusalem, niait l’existence d’une philosophie spécifiquement juive : les Juifs, faisait-il valoir, se sont bien occupés de philosophie, ils ont même fait avancer celle-ci, mais ils n’ont pas nécessairement pratiqué une philosophie juive
 
2. DÉBAT
 
Dans la France des années 1930, une longue polémique s’est déchaînée autour de l’expression « philosophie chrétienne ». Ce qui était au centre n’était pas la valeur ou le manque de valeur de telle position philosophique, mais son caractère chrétien et la possibilité de s’associer en tant que philosophe à une position religieuse ou, à l’inverse, de philosopher en tant que chrétien croyant. Aucun débat de ce genre ne s’est livré autour de la justesse de l’expression « philosophie islamique ». Pourquoi n’a-t-il pas eu lieu ? Un certain nombre de raisons peuvent être avancées bien qu’elles soient de pures hypothèses :
a)      Quand on discutait du caractère chrétien d’une certaine philosophie l’appartenance au domaine chrétien (à la chrétienté) était une évidence, alors que dans le cas de l’islam, on est obligé de recourir à la minuscule (comme attitude religieuse) ou à la majuscule  
(comme civilisation).
b)      En outre, l’islam met l’accent sur le concept de foi moins que ne le fait le christianisme où il représente l’attitude fondamentale en matière de religion. Dans l’islam, l’existence de Dieu est presque une évidence ; ce qu’il s’agit de croire est plutôt l’unicité de Dieu. L’ennemi n’est pas tant l’athéisme ce qu’on appelle shirk, qui associe au Dieu d’autres entités. Par suite, l’adhésion à une foi et l’appartenance à une culture est moins nette dans l’islam que dans le christianisme.
c)      Enfin, il ne s’est formé dans l’islam aucune théologie dont le programme aurait été la connaissance des choses divines, comme à partir de saint Anselme, mais seulement le Kalâm, pure apologétique. Dans le monde chrétien, on peut tracer une frontière entre philosophie et théologie. La première a pour unique instrument la raison naturelle, alors que la seconde requiert la Révélation. Ainsi, dans la Summa contra Gentiles de Thomas d’Aquin, les trois premières parties portent sur des problèmes philosophiques, alors qu’avec la quatrième cesse la possibilité d’un dialogue avec les philosophes païens, les problèmes qu’elle traite étant fondés sur le donné révélé. Il arrive toutefois que des philosophes de la chrétienté examinent aussi des questions théologiques. Ainsi Descartes a tenté une explication physique de l’eucharistie dans sa correspondance avec le P. Mesland, s.j. Reste qu’en gros, le christianisme distingue plus nettement entre une science spécifiquement chrétienne, la théologie, et une philosophie qui est, en principe, neutre par rapport à la foi. L’islam doit en revanche introduire une détermination religieuse jusque dans la philosophie.
 
B. LA PERTINENCE DE LA RELIGION
 
Il convient de poser d'abord la question générale de la pertinence de l'appartenance religieuse pour les philosophes du Moyen Âge. Rémi Brague considère cette question comme un programme pour des recherches postérieures qu’il lègue à des collègues plus compétents que lui. Il commence néanmoins par s’interroger : les philosophes d'une religion considéraient-ils l'affiliation religieuse de leurs collègues d'une autre religion comme un critère important ? Très concrètement : arrive-t-il qu'un philosophe médiéval mentionne la religion d'un collègue, lorsque celle-ci n'est pas la sienne propre ? Si cela ne se produit que rarement, on pourrait penser que s'il se tait, c'est que l'appartenance religieuse représente quelque chose d'évident, qu'indique le nom même d'un penseur. Si cela se produit malgré tout, on peut se demander si les penseurs du Moyen Age mettaient en rapport les thèses philosophiques avec la croyance religieuse de ceux qui les soutiennent.
Essaient-ils par exemple de montrer que l’orientation philosophique de l'adversaire provient de son appartenance religieuse ? Lit-on des phrases comme : « X soutient la thèse philosophique T ; rien d'étonnant, puisqu'il appartient à la religion R » ? Ce genre de déclarations pourrait d'ailleurs s'interpréter de deux façons : (1) d'après une version faible, cela signifierait qu'une certaine vision du monde (le mot étant pris ici en un sens très large) pourrait s'exprimer dans le registre religieux aussi bien que dans le registre philosophique ; (2) une version forte annoncerait la critique des idéologies » contemporaine : un philosophe s'écarterait de ses véritables convictions philosophiques pour assurer un avantage à sa religion, auquel cas sa confession de foi ne serait que celle des lèvres. Ce qui suit ne constitue guère plus que quelques exemples.
 
Ad extra : 1. Vu de l'Islam
 
L'appropriation de l'héritage intellectuel des Grecs par l'élite islamique a eu pour conséquence une représentation selon laquelle l'Islam serait l'unique héritier légitime de la culture grecque, alors que les chrétiens, et avant tout les ennemis politiques des califes, les gens de l’Empire byzantin ne seraient que d’indignes décadents. Dans un tel cadre, on peut s'attendre à une attaque des philosophes de l'Islam contre les chrétiens.
Farabi raconte ses années de formation philosophique. Il cherche par là à se présenter comme le dernier descendant d'une certaine tradition d'aristotélisme strict. II mentionne ses maîtres et ses camarades d'étude dans l'enseignement philosophique. De ses condisciples chrétiens, Farabi dit qu'ils se sont éloignés du métier de philosophe parce qu’ils se sont occupés des choses de leur religion – en clair : ils sont devenus évêques. On ne peut pas ne pas percevoir la nuance péjorative. On est cependant en droit de demander dans quelle mesure ce qui est visé est une certaine religion, en l'occurrence le christianisme, ou une manifestation de la religion en général. Il semble à Rémi Brague que ce qui est ici sur la sellette est plutôt le Kalâm en général, l'ennemi juré de Farabi, discipline dont il existe des versions aussi bien chrétiennes et juives qu'islamiques.
Dans son « Livre du jugement équitable », dont nous ne possédons plus que des fragments, Avicenne attaquait les aristotéliciens de Bagdad et faisait valoir contre eux sa propre « philosophie orientale ». Ces gens étaient chrétiens. Dans sa lettre à son disciple Kiyâ, le philosophe de Boukhara parle de « ces nigauds de chrétiens de Bagdad (al-bulhu al-nasârâ min ahl Madinati s-Salâm)[24]. Mais tient-il compte du fait qu'ils étaient chrétiens ? Ses adversaires étaient-ils, pour lui, bêtes en tant que chrétiens ou en tant que philosophes incompétents ?
Les philosophes issus de la civilisation islamique étaient conscients de la possibilité selon laquelle certains philosophes chrétiens auraient soutenu certaines thèses justement parce qu'ils étaient chrétiens. Jean Philopon aurait ainsi défendu la création du monde pour échapper à la persécution ; il n'aurait pas oublié le destin de Socrate. C'est en tout cas un soupçon de ce genre que soulèvent Farabi et Avicenne[25]. Maïmonide formule un soupçon analogue : le véritable ancêtre des gens du Kalâm serait Philopon, qui aurait tenté de soutenir par des preuves philosophiques une conviction issue d'ailleurs que de la philosophie.
 
Ad extra : 2. Vu du judaïsme
 
Maïmonide termine une réponse à une lettre disparue de son traducteur Samuel Ibn Tibbon par des déclarations sur la valeur ou le peu de valeur de certains philosophes, probablement en commentant une liste d'œuvres philosophiques à lui soumise par Ibn Tibbon 2. Dans ce texte, il ne mentionne guère que des Anciens et des musulmans. La place d'honneur après Aristote, le saint patron de la corporation philosophique, revient au musulman Farabi. Avicenne, musulman lui aussi, ne vient qu'au second rang. Maïmonide mentionne brièvement les commentaires à Aristote de trois chrétiens de Bagdad, al-Tayyib, Yahya Ibn ’Adi et al-Bitriq ; il prononce à leur sujet un jugement très sévère : les lire serait perdre son temps. Sur ses propres coreligionnaires Maïmonide n'est guère bavard ; il ne leur consacre que quelques mots, qui témoignent d'un mépris visible : les écrits d'Isaac Israeli n'ont aucune valeur, celui-ci n'ayant été qu'un médecin, sans plus – formule que Maïmonide utilise aussi a propos de Razi ; Joseph ha-Saddiq était certes un savant, mais il était de la tendance des « Frères sincères de Basra », ce qui suffit à le discréditer.
Mais jamais Maïmonide ne mentionne explicitement la religion des penseurs. Nous savons que les trois cornmentateurs dont il rejette brutalement les travaux étaient chrétiens. Mais Ibn Tibbon le savait-il ? Si oui, le renseignement ne venait pas de Maïmonide.
 
Ad extra : 3. Vu du christianisme
 
Les scolastiques chrétiens savaient très bien qu'Avicenne, et d'autres, étaient musulmans. Quand ils les désignent, ils le font en utilisant les termes qui étaient alors en usage, comme Arabi, Mauri, Saraceni, lesquels renvoient d'ailleurs plutôt à la langue ou à l'origine ethnique[26]. Mais la différence de religion était claire. Il était également clair pour eux que Maïmonide était juif : il s'agissait même d'un rabbin, Rabbi Moses. De temps à autre, Thomas d'Aquin l'appelle explicitement Moses judaeus. Comme on le sait, les scolastiques n'étaient en revanche pas au clair sur l’affiliation religieuse d'Avicebron, comme le furent les savants postérieurs jusqu'a ce que Salomon Munk reconnaisse en lui, aussi tard qu'en 1846, le poète Ibn Gabirol, célèbre par ailleurs chez les Juifs. Les scolastiques alternèrent envers ces penseurs la louange et la critique. Ils étaient par ailleurs, comme tous les chrétiens, très critiques envers l'islam comme religion[27]. Mais accordaient-ils une importance à l'appartenancereligieusedesphilosophesentantque celle-ci pouvait affecter leur philosophie ? Leur éventuelle attitude critique envers la position philosophique d'un de ceux-ci formait-elle un tout avec leur refus de l'islam ? La question de Rémi Brague ne porte pas sur la présence des deux éléments, mais uniquement sur le rapport de causalité qui pourrait les lier.
Voici donc quelques exemples, dans l'ordre chronologique :
Le philosophe qu'Abélard fait parler est sans aucun doute un musulman : il est circoncis, et descendant d'Ismaël. Mais jamais Abélard ne prétend que la position philosophique de son interlocuteur aurait quoi que ce soit a voir avec l'islam. Ce philosophe n'est d'ailleurs pas un musulman très orthodoxe, puisqu'il défend la possibilité d'une éthique purement philosophique. Il est d'ailleurs possible qu'il représente une attitude analogue à celle d’Ibn Bâjja.
Albert le Grand dit qu'en matière de doctrine de l'intellect, il préfère les philosophes arabes aux chrétiens, dont il méprise les vues[28].
Quand Thomas d'Aquin attaque les loquentes in lege Maurorum, comme par exemple dans la Summa contra Gentiles, il le fait dans le sillage de son unique garant Maimonide[29] 1. Il est probable que les Mutakallimûn tentaient avec leur atomisme de donner une transposition doctrinale de la vision du monde du Coran. Mais de tout cela, Thomas ne savait rien. Quoi qu'il en soit, il ne souligne pas l'appartenance religieuse de ceux qu’il attaque ainsi.
Maitre Eckhart [dans Sermon] utilise souvent l'expression « un maitre païen » quand il cite Aristote, Seneque, Macrobe, ou d'autres. Themistius est pour lui « un maitre grec ». De la même façon, l'auteur du Liber de causis est pour lui un paien. Mais c'est aussi le musulman Avicenne qu'Eckhart considère comme « un maitre païen », et encore le juif Maïmonide ou, erreur encore plus flagrante, un chrétien comme Boèce. Mais la valeur de leurs déclarations ne dépend pas de leur religion.
Dans le Prologue de son Ordinatio, Duns Scot distingue chez Avicenne ce que celui-ci enseigne comme philosophe et ce qu'il était obligé de dire comme musulman : « II mélangea en effet sa religion (secta), qui était celle de Mahomet avec des éléments philosophiques (philosophica), et il a dit certaines choses comme philosophiques et prouvées par la raison, d'autres comme en accord avec sa religion ». Selon Rémi Brague, ce passage est plutôt une exception qu'une règle. De façon piquante, Duns Scot reprend d'ailleurs ici un soupçon qui avait déjà été evoqué à l'intérieur même de l'islam, par Averroès : à en croire ce dernier, Avicenne aurait mis dans le vin de la philosophie l'eau du Kalâm, pour se faire bien voir des gens influents du pays et de l'époque où il vivait[30].
 
Ad intra : L'image de soi de l'Islam
 
L'appartenance à l'islam était-elle un point important pour l'image de soi qu'avaient les philosophes de l'Islam ? En d'autres termes : était-il intéressant de faire remarquer qu'un collègue déterminé était musulman ou ne l’était pas ?
Farabi reconstruit la naissance de la philosophie chez les peuples qui l'ont héritée d'un peuple antérieur. On n'a pas de mal a tirer de ses déclarations qu'il pense avant tout à la façon dont la philosophie grecque a été revue par les peuples de culture arabe. Farabi parle souvent des Arabes, de leur langue, etc. Il rappelle aussi que les transmetteurs aussi bien que les récepteurs possédaient une religion, mais il évite de désigner nommément celle-ci. Averroès mentionne parfois des penseurs qu’il caractérise comme des « philosophes de l'islam ». Il entend par là Farabi et Avicenne. Il les appelle « les modernes parmi les philosophes (falâsifa) » – ou « parmi les sages (hukamâ) » – de l'Islam. Ou plus simplement « les modernes ». Il remarque en outre qu'une certaine théorie, en l'occurrence celle selon laquelle les formes proviendraient d'un dator formarum (wâhib as-suwar), ne se rencontre pas chez les Anciens, mais seulement chez certains philosophes de l'Islam – auquel cas il renvoie explicitement à Avicenne. Averroès se représente l'histoire de la philosophie comme constituée de deux parties : après les Anciens sont venus les musulmans. Parmi les Anciens, il y a avant tout Aristote et son maitre Platon ; il connait aussi l'existence de penseurs antérieurs, ceux que nous avons pris l'habitude de nommer « Présocratiques ». Mais il préfère les appeler « ceux qui sont venus avant Platon » ou « avant Aristote » ou encore «  les premiers des Anciens (man salafa min al-qudamâ) ». Selon Rémi Brague, il n'emploie jamais l'expression par laquelle l'islam désigne souvent la période qui l'a précédé : l'« ignorance » (jâbiliyya). Il n'était guère pensable d'accuser d'ignorance quelqu'un comme Aristote, « le sage » (al-Hakîm) par excellence ! II semble donc que, pour Averroès, « Islam » ait avant tout une signification chronologique. Le mot désigne la seconde apogée de la philosophie, après les Grecs. Quant à la possibilité qu'il ait rêvé que la philosophie prenne aussi chez des chrétiens ou des Juifs, elle n'est guère vraisemblable.
Dans sa réfutation de Ghazali, Averroès parle d'Avicenne et des autres parmi ceux qui se rattachent à l’islam », encore une fois pour les distinguer des doctrines véritables des Anciens. Son adversaire Ghazali s'est, selon lui, acquis une grande réputation « dans la nation de l’islam ».
Dans un passage très instructif de son Épitomé de la Physique, Averroès signale l'affiliation religieuse de certains penseurs. Il y parle en effet des « Mutakallimûn parmi les gens de notre communauté religieuse (milla) et parmi la communauté religieuse des chrétiens » ; plus loin, il mentionne « ceux qui philosophent (mutafalsifûn) parmi les gens de notre communauté religieuse », expression dans laquelle le participe mutafalsif possède, comme c'est souvent le cas, une nuance péjorative, comme « amateur de philosophie », voire «philosophe amateur ». Le mot milla, à la différence du mot « Islam », nom d'une période historique, désigne une communauté religieuse par là où elle est religieuse. On a l'impression que ce sont uniquement, soit les ennemis jurés de la philosophie, soit des philosophes incompétents et bricoleurs qui se laissent désigner par leur appartenance religieuse.
Rémi Brague dit n’avoir trouvé qu'un seul texte dans lequel la confession de foi islamique d'un philosophe se trouve explicitement mise en relief, et dans une œuvre relativement tardive. Dans son traite d'éthique, Nasîr-u Dîn Tûsî († 1274) cite plusieurs philosophes. Parmi les Anciens, on trouve bien entendu Aristote, mais aussi Platon, bien que les déclarations qui leur sont attribuées n'ont souvent pas grand-chose à voir avec les œuvres qui ont été conservées de ces penseurs. Pour sa partie sur l'économie (gouvernement du ménage), Tûsî utilise de larges fragments de l’œuvre de celui que nous connaissons sous le nom de « Bryson». Parmi les modernes, il s'approprie les idées de Farabi et de Miskawayh. Ce qui frappe ici est qu'il cite également Kindi, qui, comme on sait, n'est pas mentionné une seule fois par la corporation des falâsifa de stricte observance aristotélicienne – Farabi, Avicenne, Ibn Bâjja, Ibn Tufayl, Averroès. Tûsî utilise son œuvrette sur les moyens de chasser la tristesse.
Il le désigne ainsi : Yûsuf Al-Kindi, qui était un des philosophes de l'islam (az hukamâ-yi islâm) ». Cette formule a attire l'attention du traducteur. Dans son annotation, celui-ci écrit : « L’:appellation que lui donne Tûsî soulève toutes sortes de problèmes qui tournent autour de (a) l'ambiguïté du mot arabe pour "homme sage", "philosophe" et (b) la question de savoir si "de l'islam" signifie : "écrivant pendant l’ère islamique, qui s'oppose aux temps anciens" ou "en tant que musulman soucieux de concilier la philosophie avec la foi islamique" ». Or, l'expression ne se rencontre pas lorsque Tûsî nomme d'autres philosophes du monde islamique, comme Farabi et Avicenne, qui ne sont d'ailleurs nommés qu'une seule fois. Cela vaut aussi de sa source principale, l'auteur du plus célèbre des traités sur le raffinement des mœurs, dont le nom apparait même plus tôt que celui de Kindi, soit comme Miskawayh, ou comme sa kunya de Abû Alî.
 
C. LES CONTENUS
 
Les thèmes principaux des philosophes islamiques sont-ils étroitement lies avec la religion de l'islam ? On trouve une liste fort juste de ces thèmes principaux dans une récente introduction à la philosophie islamique, celle de très bonne qualité, de Massimo Campanini. Le savant italien en énumère cinq : le tawhid, la structure du cosmos, l'intellect humain, la nécessité ou la liberté dans les actions de Dieu (ce qui revient en fait a la question de l'éternité ou de l'adventicité du monde), l'éthique et la politique 2. Ces thèmes sont de toute évidence partout présents dans la pensée islamique. Mais est-on en droit de négliger la question de savoir dans quelle mesure ils ont été penses de façon islamique ?
Il serait opportun de pratiquer ici une distinction. Il ya des idées que l'on trouve certes dans l'islam, mais qui appartiennent au trésor commun des religions révélées, comme par exemple l'unicité de Dieu (monothéisme), la création du monde, la survie des âmes après la mort, associée à la récompense ou à la punition éternelles au paradis ou en enfer. Elles correspondent en gros à la première moitié de la confession de foi musulmane («  Il n'est d'autre Dieu qu'Allah »). D'autres ne se trouvent que dans l'islam, dont elles constituent les critères distinctifs. Elles correspondent à la seconde moitié de la confession de foi, c'est-à-dire à la mission de Mahomet et ce qui en dépend. Avec la reconnaissance de cette mission, et donc du caractère authentique du Coran, certains détails viennent s'ajouter au monothéisme commun, comme par exemple la négation des dogmes chrétiens de la Trinité et de l'Incarnation, une présentation plus détaillée du processus de la création du monde, une description plus colorée des voluptés du paradis et des tourments de l'enfer, sans parler des dispositions de la Loi islamique.
Concrètement, Rémi Brague proposera de caractériser la première série d'articles de foi,       au-delà des frontières entre les confessions, comme « monothéistes » plutôt que comme         « islamiques ». S'il en est ainsi, dans quelle mesure est-il légitime de parler d'un contenu spécifiquement islamique de la philosophie ? Pour répondre a cette question, il faut à Rémi Brague brièvement passer en revue les cinq domaines que distingue Campanini.
 
1. Le Tawhîd
 
L'usage du terme tawhid fait que le concept d'unicité rend un son islamique et lui confère une sorte de couleur locale. Mais ce que l'on entend par là, c'est la réception de l'héritage intellectuel du néoplatonisme Cette réception est un fait massif. Mais a-t-elle quelque chose à voir avec le tawhid coranique ? Tout aussi évidente que le fait de la réception est la simplification qu'elle a fait subir au néoplatonisme. Plotin avait en effet défendu une stricte distinction entre l'Un et l'Intellect. Dans le néoplatonisme arabe, on y renonça, peut-être dans le sillage du néoplatonisme grec tardif, qui était moins rigoureux là-dessus que Plotin. En confondant l'Un et l'Intellect, on obtenait en effet une entité qui était unique, qui connaissait tout et avait tout créé. Cela donnait un équivalent philosophiquement acceptable du Dieu des monothéismes, et entre autres de l'Allah du Coran.
Mais qu'est-ce que l'Un du néoplatonisme a à voir avec Allah ? Dans le Coran, le polythéisme est constamment brocardé : il n'y a qu'un seul Dieu. Cela se passe en particulier dans la Surate dite du « Culte pur » (al-Ikhlâs), souvent citée, laquelle utilise d'ailleurs une formule qui sonne néoplatonicien : « Dieu n'engendre pas et n'est pas engendré[31] ». Mettre en rapport de telles déclarations avec l'héritage néoplatonicien repose toutefois sur une réinterprétation du concept d'« un ». Le Coran défend en effet l’unicité de Dieu. La question à laquelle il répond est celle du nombre des êtres divins. C'est ce que l'on peut par exemple tirer de la façon dont il réfute une certaine conception de la Trinite : Dieu n'est pas « le troisième de trois » (V, 73). Le néoplatonisme met au contraire l'accent sur l’unité du principe suprême. Il le fait d'ailleurs en situant le principe suprême au-delà de la distinction du sujet et de l'objet, distinction que chaque acte de connaissance entraîne avec soi. Cela vaut avant tout dans le cas de la connaissance de soi du Dieu aristotélicien au livre Lambda de la Métaphysique, conception contre laquelle Plotin polémique ouvertement[32]. Cette insistance sur la stricte unité de l'Un exclut à plus forte raison toute possibilité de lui attribuer la connaissance de ce qui est situe en dessous de lui.
Les philosophes parlent du « Premier » (al-Awwal). Coïncide-t-il avec le Allah de l'islam ? Pas vraiment. Dans son œuvre sur les opinions des habitants de la cité vertueuse, Farabi, par exemple, commence par une description détaillée du Premier, dans laquelle le nom propre d'Allah ne se rencontre pas. Ce nom apparait pour la première fois tard dans le texte, dans le cadre d'une doctrine de la prophétie comme mise en œuvre de l'imagination. Parmi les objets de cette faculté, il y a entre autres Allah et les anges[33].
 
2. La structure de l'univers
 
Quand les philosophes décrivent la structure du monde, ils laissent discrètement de côté les données du Coran. Dans l'emboîtement en oignon des sphères célestes, ils donnent comme nombre de celles-ci, avec l'astronomie scientifique de leur temps, neuf, au lieu des sept cieux du Coran (Coran II, 29 et al.).
Dans le Discours décisif; Averroès tente de justifier la philosophie en se fondant sur certains passages du Coran qui recommandent de réfléchir sur la création. La méditation sur la création, dans l'intention de prouver l'existence de Dieu, serait justement le sens de l'entreprise philosophique[34]. On peut laisser ici de côté la rigueur de ces arguments, et de même la valeur de la définition de la philosophie que fournit Averroès. Elle fut en effet forgée ad hoc, et ne coïncide avec aucune des cinq ou six définitions classiquement reconnues de cette discipline.
Quant à l'usage du Coran par Averroès, il repose sur un déplacement d'accent. Le Coran ne vise pas à prouver l'existence et l'identité du Créateur. Les deux étaient déjà admises par ceux à qui il s'adressait (voir XXIX, 6 ; XXXI, 2 ; XLIII, 87). Ce qu'il s'agit de démontrer, c'est la toute- puissance de Dieu, plus précisément la possibilité d'une intervention de sa part dans la       « nature ». Dans les processus « naturels » de développement, comme dans la génération des animaux ou la croissance des plantes, le Coran s'intéresse à ce qui est brusque, comme la germination de l'herbe (VI, 95) ou la naissance de l'animal. Il s'agit en effet de rendre plus plausible l'évènement soudain de la résurrection des morts et du jugement dernier qui doit la suivre.
Il en va tout autrement chez les philosophes. Ceux-ci prennent ce qu’i y a d'évènementiel dans les processus naturels comme exemple pour le caractère régulier des faits naturels. L’évènement devient un cas qui se répète toujours à nouveau. De ce fait, la dimension proprement historique des faits est laissée de côté.
 
3. L'intellect humain
 
Toute la discussion que mènent les philosophes sur l’âme et l'intellect, qu'il s'agisse de ceux de Dieu, des sphères célestes, ou de l'homme, s'enracine dans la noétique d'Aristote et des commentateurs grecs au Maitre de l’âme de celui-ci, Alexandre d'Aphrodise, Themistius, d'autres encore. Le seul point de contact est une interprétation du célèbre « verset de la lumière » (Coran XXIV, 35), que l'on a commente dans tous les sens[35]. Il saute aux yeux, quant aux philosophes, que les formules coraniques ne sont citées qu'à titre d'illustrations, pour appuyer une doctrine qui a déjà été démontrée sur la base d'arguments purement philosophiques.
 
4. Éternité ou adventicité du monde
 
II est intéressant de remarquer que Campanini intègre le débat sur l'éternité ou la création du monde sous la rubrique « Necessità o libertà nell'agire divino »[36]. Mais cette question est-elle au centre de la discussion, par exemple dans la polémique qui oppose Ghazali et Averroès ? Le mot «  liberté » manque dans l'index de la traduction du Tahafût par Van den Bergh[37] . En utilisant ce terme, on renvoie au problème de la prédestination, qui a effectivement préoccupé les Gens du Kalâm. Mais ce qui était au centre pour les Mutakallimûn, c'était le problème de l’action et de la liberté humaines, et non celui de l’action du Dieu créateur.
En fait, le débat sur l'éternité ou la création du monde est au moins aussi ancien que celui qui opposa Jean Philopon et Simplicius. De la façon la plus consciente, les penseurs de l'Islam le reprirent au point exact où l'avaient laissé les Grecs. C'est dejà le cas de Farabi, qui a rouvert le débat dans le monde islamique[38].
 
5. Éthique et politique
 
La distinction entre éthique et politique nous est devenue banale. On n'a peut-être pas le droit d'y voir une évidence. On a essayé de montrer, et avec de bons arguments, qu'Aristote ne connaissait pas une telle distinction ; d'après Aristote lui-même, son traité d'éthique était une partie de ses recherches politiques[39] . On a par ailleurs mis en cause l'existence d'une éthique indépendante dans l'univers de la pensée islamique[40]. D'un autre côté, une certaine conception de la guidance politique (Imamat) est essentielle à l'islam médiéval.
Farabi et Avicenne se gardent bien d'identifier trop vite leur cité exemplaire, la « cité vertueuse » du premier et la « cité juste » du second, avec la cité islamique. Dans son commentaire à la République de Platon, Averroès est encore plus hardi, quand il laisse ouverte la question de savoir s'il faut vraiment que le fondateur de la cité idéale soit un prophète[41]. Certes, les philosophes ne cessent de flirter avec des termes techniques de la doctrine politique de l'islam, comme par exemple «  Imam ». Mais ils évitent de leur donner une interprétation trop nettement islamique. De plus, ils mélangent des éléments tirés de la Loi islamique (sharia) avec d'autres éléments qui trahissent une origine grecque, par exemple platonicienne. C'est ainsi qu'Avicenne fait comme s'il déduisait certaines règles de comportement typiquement islamiques – et jusqu'au voile des femmes ! – d'une manière purement philosophique, et à côté de cela divise la Cité en trois classes qui correspondent aux trois castes, tout a fait platoniciennes celles-ci, des gardiens, des soldats et des travailleurs[42].
 
D. CONCLUSION
 
Comme résultat de la recherche qui précède, laquelle, Rémi Brague y insiste encore, n'est rien de plus qu'un programme, voulant soumettre une thèse provisoire au jugement de ses collègues : il n'y a pas de « philosophie islamique », pas plus qu’il y a ou a eu une                    « philosophie juive » ou une « philosophie chrétienne ». Ce que, sans conteste, il y a eu, c'est un usage de pensées philosophiques de la part de musulmans, de chrétiens et de Juifs. La philosophie a été pratiquée de façon très compétente et novatrice par des gens qui adhéraient aux trois religions, et par des penseurs dont nous n'avons nul besoin de mettre en doute la sincérité de leur sentiment d'appartenance. Ce qui, de plus, a existé, est un passage de la philosophie par des domaines culturels qui étaient marqués par ces trois religions. Il est donc acceptable de parler d'une « philosophie islamique » a condition d'entendre par «  islam » non pas une religion, mais uniquement une civilisation.
 
 
L'INTÉRÊT DIRECT DE LA PHYSIQUE
 
S’ENTENDRE SUR LES MOTS
 
Le mot de « physique »
Rémi Brague le prend dans son sens le plus large, qui englobe l’étude des réalités naturelles dans toute son ampleur. Ce n’est pas exactement la physique telle que la concevait le monde antique et médiéval. Selon Aristote et les philosophes médiévaux, qui se rattachent à la tradition, c’est-à-dire la plupart, la physique, ou la « philosophie naturelle » (physikè philosophia), est l’une des sciences qui ne font rien dans la cité, à la différence des savoirs « pratiques » qui ne fabriquent aucun objet non plus, ce qui les distinguent des arts « poïétiques » comme l’art du forgeron ou du potier. Elle fait partie des sciences dites « théoriques », qui se contentent de regarder les choses et de noter comment elles sont. Parmi ces sciences théoriques, la physique occupe souvent la deuxième place après les mathématiques et avant la philosophie première qui est également appelée « science divine » ou « métaphysique ». La physique s’occupe uniquement du monde inférieur de la génération et de la corruption. L’astronomie, pour les penseurs du Moyen Âge [notamment pour Farabi], ne fait pas partie de la physique mais des mathématiques, en même temps que d’autres disciplines qui seraient placées, elles aussi, parmi les branches de la physique comme l’optique ou la statique. Le cas de l’astronomie est d’ailleurs particulièrement intéressant, parce que sa place parmi les sciences mathématiques est une conséquence de son caractère purement hypothétique. Elle exprime cette sorte de schizophrénie qui dura pendant toute la période de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge, Rémi Brague voulant dire l’impossibilité de réconcilier les modèles mathématiques des mouvements célestes, qui permettent de « sauver les phénomènes » d’une part, et les principes de la science de la nature qui permettent de rendre compte de leur mouvement, d’autre part. Brague inclura donc dans la « physique » l’ensemble de l’étude de la nature, comme dans l’allemand Naturwissenschaft.
 
Le mot d’ « intérêt » selon trois sens
D’abord l’intérêt égoïste, voire mercenaire. C’est l’intérêt par lequel nous sommes « intéressés », au sens où de participe est le contraire de « désintéressé », comme on dit que l’on est intéressé aux bénéfices d’une société commerciale. Pour désigner ce à quoi nous avons un intérêt de ce genre, de ce qui « paye », Rémi Brague se servira de l’adjectif « gratifiant ». Le bénéfice impliqué ne se limite pas à l’argent ou à l’ascension sociale. Notre survie même, notre santé peuvent être impliquées elles aussi.
Ensuite sur l’intérêt intellectuel, sur l’intérêt de la connaissance en tant que telle. Or, n’importe quelle sorte de connaissance peut être qualifiée d’« intéressante » dans la mesure où elle nous dévoile quelque chose de beau, et nous savons que la nature est riche de telles réalités. Cela peut aller de la délicate structure d’une fleur à la majesté du ciel constellé d’étoiles. Une connaissance de ce genre peut nous procurer un plaisir qui ressemble beaucoup à celui que nous apporte une œuvre d’art – la comparaison est banale. Le plaisir esthétique est tel qu’il nous absorbe. Nous nous oublions nous-mêmes quand nous nous perdons dans la contemplation du beau. Il y a quelque chose de charmant, quelque chose qui nous captive dans cette expérience. C’est pourquoi le langage a emprunté un mot au vocabulaire de la magie et appelle l’objet d’une telle expérience « fascinant »
Enfin, Rémi Brague considère l’intérêt au sens propre, une fois de plus pour rester fidèle à l’étymologie latine, ce qui fait une différence pour nous, ce qui compte. Plus précisément, ce qui est « intéressant » est ce qui se trouve entre nous et nous-mêmes, ce qui inter-est, de telle sorte qu’il nous faut passer à travers pour parvenir à nous-mêmes. L’intéressant est en ce sens une étape nécessaire dans le processus par lequel nous en venons à nous connaître nous-mêmes. Il nous contraint en effet à réfléchir sur l’expérience que nous faisons de lui, parce que la référence en retour à nous-mêmes est déjà contenue dans l’objet auquel nous nous intéressons. En français, la forme réfléchie du verbe « s’intéresser à quelque chose » peut déjà indiquer la structure réflexive de l’intérêt.
 
RETOUR AU SUJET
 
En conséquence, Rémi Brague va affiner sa question initiale et se demander dans quelle mesure la science de la nature était pour le monde antique finissant et médiéval quelque chose d’intéressant. Il s’abstiendra de s’interroger sur les facteurs sociaux ou intellectuels qui ont pu inhiber ou au contraire encourager le développement de la physique – sur laquelle on possède déjà de bons travaux [43] – pour se concentrer plutôt sur l’aspect intellectuel des choses.
Il ne nous est fourni aucune légitimation directe de l’étude de la nature. Cette étude est intéressante, non en elle-même, mais parce qu'elle nous achemine à ce qui est intéressant en soi, à savoir Dieu. On pourrait appeler ce modèle le modèle instrumental : l'étude de la nature est un moyen en vue d'une fin. La fin réelle est de connaître Dieu, le Créateur, à travers Sa création. Dans une certaine mesure, les extrêmes se touchent : les façons les plus viles et les façons les plus nobles de légitimer la recherche de la connaissance physique ont en commun que toutes deux subordonnent l'étude de la nature à quelque chose d'autre qu'elle-même, l'avantage pratique dans le premier cas, la connaissance d'un objet plus élevé dans le second.
Or donc, pouvons-nous trouver des arguments dans lesquels on montre que l'étude de la nature est intéressante de façon directe ? Rémi Brague a pu trouver trois exemples de ce genre d'argumentation. Le premier coïncide avec la troisième réponse fournie par Simplicius, c'est-à-dire la pertinence morale de la physique. Mais les deux autres, selon lui, sont nouveaux.
 
1. Le Timée et sa postérité : les vertus de la nature
 
La première réponse trouve son origine dans le Timée. Dans ce dialogue, Platon n'exclut pas de façon explicite que nous soyons capables de remonter par le raisonnement de l'univers visible à Celui qui l'a fabriqué. Plus simplement, il se contente de passer cette possibilité sous silence. Il souligne même, dans un passage souvent cité, combien il est difficile de connaître le Père et le Fabricant et, si nous le connaissions, combien il serait difficile de le révéler à toute l'humanité. Malgré cela, l'étude de la nature est utile pour une autre raison. Celle-ci est la raison principale, ou, plus précisément, la raison la plus féconde, celle qui a dominé des siècles d'histoire de la pensée. Nous lisons donc dans le Timée, à la fin de la première partie, un éloge des yeux et du sens de la vue :
 
le dieu nous a découvert et donné la vue, afin que, ayant observé dans le ciel les révolutions de l'intellect, nous les utilisions, en les rapportant aux révolutions en nous de l'intellect ; ces révolutions sont apparentées, même si les nôtres sont troublées alors que les autres sont exemptes de trouble. Ce n'est qu'après avoir étudié à fond les mouvements célestes, après avoir acquis le pouvoir de les calculer correctement en conformité avec ce qui se passe dans la nature et après avoir imité les mouvements du dieu, mouvements qui n'errent absolument pas, que nous pourrons stabiliser les mouvements qui en nous ne cessent de vagabonder.
 
En un mot : nous devons imiter la nature, plus précisément ce qui est au plus haut point digne de notre imitation, c'est-à-dire l'ordre majestueux de l'armée des cieux, afin de mettre de l'ordre dans nos vies. Les corps célestes sont comme nos frères aînés. Leur matière est plus pure que celle dont nous avons été faits. De plus, ils ont été faits par le divin Démiurge en personne, alors que nos corps ont été façonnés par des divinités de second rang, ses subalternes. Rien d'étonnant, donc, à ce que les corps célestes se déplacent avec un ordre parfait et obéissent à des lois qui n'admettent aucune exception. Notre âme, dont la structure circulaire est analogue à celle de l'Âme du Monde, doit s'efforcer de se mouvoir avec le même
ordre. Notre perfection doit refléter celle du monde. Cette idée eut une immense réception d'un bout à l'autre du Moyen Âge, dans les trois mondes culturels 1.
En imitant l'ordre et la beauté de la nature, nous ennoblissons nos âmes et devenons plus dignes de notre propre humanité. La physique est une médiation pour l'anthropologie. Cela implique que les vertus morales, par lesquelles l'homme devient ce qu'il a à être, sont présentes dans l'univers physique. La justice n'est pas l'apanage de l'homme ; elle est présente dans la structure interne de la réalité objective. Bernard de Chartres (t 1126), par exemple, dit que le sujet du Timée de Platon n'est autre que la justice naturelle (naturalis justifia) :
 
Puisque Platon voulait traiter à fond de la justice naturelle, il commença par la naissance du monde sensible ; dans sa création, dans le juste ordonnancement de ses parties, dans la distinction entre choses célestes et non célestes, il enseigna le pouvoir de la justice naturelle dont le Créateur a fait preuve envers le créé, en ce que, par pur amour, Il a attribué à chaque être sans exception ce qui lui appartient naturellement (tribuendo cuique quod suum erat).
 
On lit une déclaration analogue chez Averroès, dans sa préface à son commentaire de la Physique. Les sages étudient la physique « parce qu'ils savent que la nature de la justice réside dans l'essence des choses (sciverint [...] naturam justitiae existentem in substantia rerum ; teva` hayôsher han-nimtsa be-etsem ha-nimtsdoth), ce pour quoi ils souhaitent imiter cette nature et acquérir cette forme ». En conséquence, la physique est intéressante pour nous, d'une façon tout à fait immédiate. En faisant de la physique, nous prenons conscience de ce que nous sommes, et même, nous devenons ce que nous sommes vraiment. Rémi Brague déclare n’avoir pu trouver de meilleure expression de la façon littérale en laquelle l'homme antique et médiéval était intéressé par la physique qu'un texte de Sénèque dans lequel le philosophe stoïcien fait l'éloge de la connaissance des phénomènes célestes : « Arrivée là- haut, elle [l'âme] s'y alimente et grandit. Il semble que, libérée de ses entraves, elle revienne à sa source. Dans le charme qu'ont pour elle les choses divines, elle trouve une preuve de sa propre divinité. Elle y prend donc l'intérêt qu'on a, non pas pour ce qui est étranger, mais pour ce qui est sien (nec ut alienis sed ut suis interest). (...) Elle sait bien que tout cela la concerne directement (scit illaad se pertinere) ».
Cette première réponse est impressionnante, mais elle a au moins un défaut : elle ne parvient à légitimer l'étude de la nature que d'une façon générale, sans plus. En effet, être convaincu de ce que le monde est bien ordonné devrait suffire pour nous inciter à nous conduire de façon ordonnée nous aussi. Mais se renseigner à fond sur les détails de cet ordre est superflu et ne peut pas ne pas apparaître comme de la pusillanimité. En outre, l'argument ne vaut que pour les choses célestes ; il est moins convaincant quant à l'étude des réalités inférieures qui nous entourent. Pourquoi devrions-nous étudier les vers et les insectes ? Et l'homme lui-même est-il si digne que cela de notre intérêt ?
 
2. Thomas d’Aquin : sauvegarder la dignité humaine
 
Le second exemple se trouve dans l'œuvre de Thomas d'Aquin. Il consacre deux chapitres de sa Summa contra Gentiles à la question de la pertinence de l'étude de la nature pour la théologie. Il le fait au commencement du second livre, écrit entre 1261 et 1264, et qui traite du monde créé. L'article 2 montre, positivement, quod consideratio creaturarum utilis est ad fidei instructionem, « que la considération des créatures est utile pour donner à la foi ce dont elle a besoin ». L'article 3 montre, négativement, quod cognoscere naturam creaturarum valet ad destruendum errores qui sunt circa Deum, « que connaître la nature des créatures est efficace pour détruire des erreurs au sujet de Dieu ». La plus grande partie des arguments de Thomas d'Aquin sont traditionnels et ressemblent fort aux arguments que nous avons trouvés chez Simplicius ou ailleurs. Et malgré tout, le dernier argument, livré dans le dernier chapitre est peut-être original :
 
 L'homme, que la foi mène vers Dieu comme sa fin ultime, parce qu'il ignore la nature des choses, et donc le rang qu'il occupe dans l'univers, pense qu'il est soumis à certaines créatures auxquelles il est en fait supérieur. On le voit bien dans le cas de ceux qui soumettent aux astres les actes humains de la volonté, contre lesquels il est dit dans Jérémie : « ne craignez pas les signes célestes, comme le font les païens » (10, 2), et de ceux qui croient que les anges sont les créateurs des âmes, que les âmes humaines sont mortelles, et les opinions de ce genre qui nuisent à la dignité humaine.
 
On peut lire le même ensemble d'idées dans une autre œuvre, un commentaire du Credo compilé à partir d'homélies prêchées en langue vernaculaire pendant le Carême de 1273, un an avant la mort de Thomas 2. Thomas y commente le premier article de foi, à savoir l'existence d'un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre. Une fois que nous croyons que tout ce qui existe dans le monde est l'œuvre de Dieu, nous sommes guéris de trois erreurs : le manichéisme, la doctrine d'un monde éternel (dans ce contexte, Thomas cite la parabole racontée par Maïmonide : un enfant qui ne peut admettre qu'il ait jamais été dans le sein de sa mère) 3, et la doctrine selon laquelle Dieu a créé le monde à partir d'une matière préexistante. De plus, la foi en la création nous confère cinq bienfaits : (i) reconnaître la majesté de Dieu ; (ii) éprouver de la reconnaissance à Son égard ; (iii) supporter le mal avec patience, dans la conscience de ce que des êtres créés ne peuvent pas être nuisibles en eux-mêmes ;
(iv) user des êtres créés correctement, c'est-à-dire à la louange de Dieu et pour notre propre usage ; (v) connaître notre dignité comme êtres humains. L'homme seul a été créé à l'image de Dieu, c'est-à-dire libre et immortel. La conscience de notre propre dignité nous encourage à nous conduire conformément à notre vocation.
Thomas finit son chapitre en dénonçant l'erreur des gens qui pensent que les opinions sur les créatures n'ont rien à voir (nihil interesse) avec la vérité de la foi. Ces gens, ajoute-t-il, sont mentionnés (narrare) par personne de moindre que saint Augustin. Bien que l'ironie ne soit pas si fréquente chez Thomas d'Aquin, je ne puis m'empêcher de trouver le passage ironique, puisqu'Augustin était très exactement le genre d'homme qui pensait cela, à savoir que seuls Dieu et l'âme, et rien d'autre, sont dignes d'intérêt, comme le montre le célèbre début des Soliloques.
Le contexte d'ensemble est la réfutation traditionnelle de l'astrologie, idée sur laquelle bien des penseurs médiévaux ne cessent de revenir. Mais il est intéressant que Thomas, parmi bien des passages de la Bible contre le culte des idoles, ait choisi une citation qui met l'accent sur le phénomène de la peur, un passage tiré du prophète Jérémie dans lequel on nous demande de ne pas nous effrayer devant les signes célestes (me otôt ha-shamayal-tehattû). L'intention de Thomas n'est pas si éloignée de celle d'Épicure. Ce dernier voulait calmer l'angoisse humaine, et parmi les angoisses les plus dangereuses se trouve l'angoisse devant les phénomènes célestes. Thomas cherche à produire quelque chose comme une version chrétienne de l'« absence de trouble » (ataraxia). Le théologien et le philosophe soignent la même maladie, mais pas de la même façon.
Thomas cherche à défendre la dignité humaine, idée qui n'est guère épicurienne. Il ne le fait pas à l'aide d'une anthropologie, mais, indirectement, de la physique. La tâche de la physique n'est pas l'imitation en style platonicien ou stoïcien, encore moins le projet moderne, cartésien, de la domination. Se conduire avec dignité et contrôler la nature ne sont pas la même chose. Il ne s'agit pas non plus ici de la distanciation épicurienne : la physique ne joue son rôle bienfaisant que si elle nous livre la vérité. Non pas seulement la vérité sur l'objet de la physique mais tout aussi bien, de façon réflexive, sur le sujet même de celle-ci.
L'argument ne manque pas d'avantages. Il explique pourquoi nous ne saurions nous contenter d'une connaissance générale (Platon) ou de n'importe quelle explication (Épicure), mais devons chercher une connaissance précise et exhaustive. De plus, bien que Thomas d'Aquin se concentre explicitement sur les réalités supérieures, comme les phénomènes célestes ou les anges, son argument se laisserait aisément adapter à l'étude de la nature terrestre. L'étude de la nature, au lieu de montrer que nous ne sommes pas les marionnettes des conjonctions astrales, recevrait aujourd'hui pour tâche de montrer, par exemple, que nous sommes plus nobles que les primates supérieurs. En revanche, le principal inconvénient de cet argument est qu'il ne peut guère justifier l'étude de tout ce qui, dans la nature, ne mène pas, directement ou non, à l'anthropologie, par exemple la chimie ou la minéralogie.
 
3. Gersonide : former le sujet de la béatitude
 
Rémi Brague ira chercher son troisième et dernier exemple chez le philosophe juif français Gersonide[44] (t 1344). Cela s'accorde bien avec l'ordre chronologique des penseurs, mais sa place correspond aussi au développement interne des idées. En effet, aucun penseur antique et médiéval, à la connaissance de Rémi Brague, n'a jamais accordé à l'étude de la nature une importance aussi décisive. Gersonide est allé en effet aussi loin que de fonder toute sa doctrine de la fin dernière de l'homme sur une base épistémologique, doctrine qui entraînera d'ailleurs une réfutation cinglante de son successeur Hasdaï Crescas. Gersonide exclut avec soin la possibilité que l'intellect puisse avoir quoi que ce soit à voir avec la recherche d'intérêts pratiques. Il en défend la nature purement théorique contre un passage d'Averroès, qu'il a d'ailleurs probablement interprété de travers. La spéculation, écrit-il, est la plus profonde aspiration de l'humanité : « la nature nous a dotés, nous communauté des humains, du désir de la connaissance théorique plutôt que pour l'obtention de compétences pratiques ». En conséquence, l'intellect est en un certain sens désintéressé, c'est-à-dire aussi longtemps que nous identifions l'intéressant et le gratifiant.
Mais, d'un autre côté, la connaissance sert notre intérêt le plus élevé. En elle, c'est notre béatitude ultime qui est en jeu. En effet, notre perfection est la connaissance : « La béatitude humaine s'obtient lorsqu'un homme connaît autant qu'il le peut une chose parmi celles qui existent, et elle devient plus noble quand il connaît les choses supérieures que quand il ne connaît que des choses de rang et de valeur inférieurs ».
À tout le moins, si le bonheur ne se trouve pas dans la possession de la connaissance, on peut déjà le trouver dans le procès même de la recherche. C'est là une idée dont on n'a pas de mal à constater qu'elle sonne moderne. On songe au mot de Pascal : « on aime mieux la chasse que la prise » et à la célèbre parabole de Lessing : si Dieu lui donnait à choisir entre la vérité et la recherche de la vérité, il choisirait la seconde.
La connaissance atteint son sommet dans la connaissance de Dieu : « La béatitude pour l'homme consiste à saisir et à connaître Dieu dans la mesure du possible. Nous atteignons ce but par l'observation des choses, de leur ordre et de leur soumission aux lois, et de la façon dont la Sagesse divine les met en ordre » 4. Cet argument nous est déjà familier. Un élément s'ajoute cependant : pour Gersonide, qui sur ce point suit Thémistius, cet ordre est étroitement associé à Dieu, voire, jusqu'à un certain point, il est identique à Dieu.
D'un autre côté, la connaissance de la réalité physique ne mène pas seulement à l'objet le plus haut de la connaissance, c'est-à-dire Dieu, mais elle constitue également le sujet de la connaissance. En effet, la qualité même de la béatitude éternelle pour une personne dépend de la quantité de connaissances acquises. En langage plus technique, elle dépend de la quantité d'intelligibles qu'elle aura fait passer de la puissance à l'acte et emmagasinés dans l'intellect acquis. Elle dépend aussi de leur qualité : plus l'objet de notre connaissance sera sublime, plus grande sera la béatitude que nous éprouverons. Gersonide observe qu'il nous est impossible d'actualiser tous les intelligibles jusqu'au dernier, ce pourquoi l'union avec l'Intellect Agent est impossible. Notre portée est moindre, par exemple en ce qui concerne les corps célestes. Malgré tout, nous devrions tenter d'acquérir le plus possible d'intelligibles. La seule raison qui justifie le souci de prolonger la vie est que nous augmentons ainsi nos chances de multiplier les intelligibles accumulés en nous. Je pourrais résumer la doctrine de la béatitude selon Gersonide en citant une phrase de Rainer Maria Rilke, évidemment écrite dans un tout autre contexte : « Nous sommes les abeilles de l'invisible. Nous butinons éperdument le miel du visible pour l'accumuler dans la grande ruche d'or de l'Invisible ». La béatitude de Gersonide ressemble au bonheur du collectionneur qui regarde avec complaisance les achats qu'il a effectués. Il y a plus : la synthèse des intelligibles que nous réalisons n'est rien d'autre que notre personnalité même. Elle ne coïncide pas avec la totalité de ce que connaît l'Intellect Agent. Avec la mort, notre intellect acquis n'est pas absorbé dans un seul et même intellect universel, de telle sorte que notre personnalité s'évanouirait. Nous sommes notre connaissance, nous sommes le style particulier que nous avons donné à un système d'intelligibles, nous sommes le point de vue particulier à partir duquel nous considérons la structure intelligible du monde. Tant que nous vivons cette vie présente, tant que nous sommes in via, nous ne sommes pas encore véritablement nous-mêmes. Nous sommes encore en train de travailler au chantier sur lequel nous nous construisons nous-mêmes, nous tendons vers la plénitude définitive de notre propre être comme personnes jusqu'au moment où la mort nous donnera le dernier coup de pinceau. De la sorte, c'est de la façon la plus littérale que nous devenons nous-mêmes à travers notre connaissance de la nature. On dit que nous « faisons de la physique ». Plus en profondeur, c'est la physique qui nous fait.
Ce dernier argument satisfait parfaitement ce que nous attendions : il explique pourquoi la physique est intéressante au sens le plus plei1n de cet adjectif. Il explique pourquoi notre connaissance de la nature doit être aussi précise et exhaustive que possible.
 
Conclusion
 
En guise de conclusion, Rémi Brague choisit de laisser le lecteur sur une question et sur un paradoxe. La question s'adresse à la physique moderne : a-t-elle invalidé tous les arguments que les époques précédentes avaient mobilisés en sa faveur, en même temps qu'elle rejetait leur fondement dans la vision antique et médiévale du monde ? Si c'était le cas, nous serions en face d'un paradoxe : l'étude de la nature est de plus en plus fascinante à mesure que le champ qu'elle ouvre s'agrandit ; elle est de plus en plus « gratifiante » – en tout cas on peut l'espérer – à mesure que ses applications technologiques augmentent et se diversifient. Mais, si nous voulons prendre les mots au sérieux, l'étude de la nature n'est à proprement parler plus« intéressante ».
 


[1]Byzance (en latin Byzantium) est une ancienne cité grecque, capitale de la Thrace, située à l’entrée du Bosphore sur une partie de l’actuelle Istanbul. La cité sera reconstruite par Constantin et, renommée Constantinople en 330, elle deviendra la capitale de l’Empire romain,  puis de l’Empire romain d'Orient et enfin de l'Empire ottoman à partir de 1453  (date de la prise de la ville par les Turcs). La même année, elle sera de nouveau rebaptisée Istanbul.

[2]  La reconquête des royaumes musulmans de la péninsule Ibérique par les souverains chrétiens : elle commence en 718 dans les Asturies, et s'achève le 2 janvier 1492 quand Ferdinand II d'Aragon et Isabelle de Castille, les « Rois catholiques » (Los Reyes Católicos), chassent le dernier souverain musulman de la péninsule, Boabdil de Grenade, achevant l'unification de l'essentiel de l'actuelle Espagne — excepté la Navarre, incorporée en 1512.
[3] Voir A. Besançon, Histoire et expérience du moi, Paris, Flammarion, 1971, p. 190.
[4]Le moine abbé italien, Joachim de Flore (1130-1202) a élaboré une division de l’histoire de l’humanité en trois âges : après celui du Père (Ancien testament), puis celui du Fils (Nouveau testament), il annonce l’imminence de l’âge de l’esprit, qui sera comme un été de la sagesse (trois âges de mille ans chacun, qui lui vaudront le nom de « millénariste »).
 
[5] Terme emprunté à M. Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. P. 13.
[6] Kindi, Epître des définitions, n°73, éd. M.A. Abû Rida, Le Caire, 1978.
[7] Farabi dans Ibn Abî Usaybi’a ; éd. N.Rida, Beyrouth.
[8] Shahrastani, Kitâb al-Milal wa-n-Nihal, éd. W. Cureton, Leipzig, Harrasowitz, 1923, (=Londres, 1842-1846).
[9] Halévi, K, I, § 63, p. 17, 8-11 ; trad. Touati, p. 16.
[10] J. G. Fichte, Reden an die deutsche Nation, (1807/1808), 5e Discours ; Werke, éd. Fr. Medicus, Darmstadt, 1962.
[11] Voir entre autres J. Leclercq, Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, Paris, Cerf, 1957, p. 99-100.
[12] Voir P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Etudes Augustinienne, 1981, 1993 (3e éd.)
[13] Michel Psellos, Chronographie ou histoire d’un siècle de Byzance 976-1077, éd. E. Renauld, Paris, Les Belles Lettres, 1926.
[14] Bernard de Clairvaux, De considerationes, III, 4 (15) : O, t. 3, 442, 22-25 = PL, 182, p. 767 a.
[15] Voir Maïmonide, G ; I, 71, début, p. 121, 9-26 ; trad. Munk, p. 332-335.
[16] Voir ibid. II, 11, p. 192, 2 ; trad. Munk, p. 9 ; Préface, p. 297, 17-1 ; trad. Munk, p. 4.
[17] Rémi Brague s’est fondé surtout sur sa synthèse : Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, 1986 (ici=HPI). Les chiffres dans la suite renvoient à cette œuvre.
[18] Henry Corbin, La Philosophie iranienne islamique aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Buchet-Chastel, 1981, p.18.
[19] Avicenne, Ordinatio, Prologue, I, § 3.
[20] Maïmonide, G, I, 31, p. 44-45 ; trad. Munk, p. 107-108.
[21] Thomas d’Aquin, CG, III, 48, p. 279 a.
[22] Corbin, HPI, p. 219.
[23] Voir Jolivet, APM, p. 53-61.
[24] Avicenne, Lettre à Kiyâ, , dans Mubâatthât, éd. M. Bidârfar, Qum, 1993, § 1159, p. 372.
[25] Farabi, Contre Jean le Grammairien, IV, 8, dans M.Mahdi, « Al-farabi against Ohiloponus », Journal of Near Eastern Studies, 26 (1967).
[26] Plusieurs exemples chez Albert le Grand, De unitate intellectus, I.
[27] Voir par exemple Thomas d’Aquin, CG, I, 6; Duns Scot, Ordinatio, Prologue, II, § 109; trad. Sondag, p. 150.
[28] Albert le Grand, De Anima, III, 2, c. I, I, 59-60, dans Opera omnia, t. VII, I, C, éd. Stroick 1968.
[29]Thomas d’Aquin, CG, III, 65 et al.
[30] Voir Averroès, TT, IV, § 27, p. 276.
[31] Coran CXII, 3.
[32] Plotin, Ennéades, VI, 7 [38], 37, 1-16.
[33] Farabi, CV, 14, § 9, p. 222-224.
[34] Averroès, DD, § 2, p. 102.
[35] Voir par exemple Avicenne, dans H. ’Asî, Exégèse coranique et langage soufi dans la philosophie d’Avicenne [arabe], Beyrouth, MJ. 1983, p. 86-88.
[36] Campanini, IFI, p. 121-134.
[37] Voir Averroès, Tahafût al Tahafût, Londres, Luzac, 1954, t. 2, p. 212 b.
[38] Voir M. Mahdi, loc. cit.
[39] Voir R. Bodéüs, Le Philosophe et la cité. Recherches sur les rapports entre morale et politique dans la pensée d’Aristote ; Paris, Les Belles Lettres, 1982.
[40] Voir J.C. Vadet , Les Idées morales dans l’islam, Paris, PUF, 1995.
[41] Averroès, CR, II, 1, 7, p. 61.
[42] Avicenne, SM, X, 4-5.
[43] Voir par exemple L. Edelstein, « Motives and Incentives for Science in Antiquity », A. C. Crombie (éd.), Londres, Heinemann, 1963, p.15-41.
[44]Rabbi Levi ben Gershom ou Gersonide (1288, Bagnols-sur-Cèze - 20 avril1344) connu sous l'acronyme de son nom Ralbag, il est l'un des plus importants commentateurs bibliques de son temps, il était également mathématicien, astronome, philosophe et médecin. D'après Colette Sirat (in Les méthodes de travail de Gersonide et le maniement du savoir chez les scolastiques, Paris, 2003), « il est souvent considéré comme le plus grand philosophe juif après Maïmonide ». Comme philosophe, ses commentaires sur les épitomés et les commentaires moyens d'Averroès, rédigés entre 1319 et 1324, couvrent la majeure partie du corpus d'Aristote. Il est aussi l'auteur du Milhamot Hachem (Les guerres du Seigneur), construit sur le modèle du Guide des Egarés de Maïmonide. Il s'agit d'une synthèse de l'aristotélisme de Maïmonide et d'Averroès.




Date de création : 09/05/2014 @ 09:40
Dernière modification : 09/05/2014 @ 10:17
Catégorie : Philosophies médiévales
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