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L'art et la science - Analyse structurale de l'oeuvre créatrice 2



 
LE TRAVAIL CRÉATEUR NOUS RAMÈNE TOUJOURS À FOUILLER LES NIVEAUX LES PLUS PROFONDS DE L’IMAGERIE MENTALE
 
Première phase de la créativité
Là, se défait la situation œdipienne triangulaire du père, de la mère et de l'enfant qui joue pendant la petite enfance. La figure du père s'efface derrière la mère, qui, comme la Déesse Blanche, réunit dans son image indifférenciée les deux pouvoirs mâle et femelle, l'amour et la haine, la vie et la mort. Comme l'a dit Ehrenzweig, c'est cette indifféren­ciation structurale seule qui compte comme catalyseur créateur. Elle joue le rôle poémagogiquc de la désintégration du moi au cours de la créativité. Il montrera que la fragmentation partielle du moi durant la première phase de la créativité peut être vécue inconsciemment comme une attaque orale du surmoi contre le moi. Le surmoi s'extériorise en image de la mère « dévorante, ardente ». C'est à ce stade que l'artiste ressent des angoisses de persécution, lorsqu'il doit affronter la fragmentation de ses premières projections. La question du rapport entre l'oralité et le dieu brûlé, dévoré, fera l'objet d'un chapitre ultérieur. Ce n'est pas sans raison que son ima­gerie semble jouer un rôle plus important dans la créati­vité scientifique que dans l'art.
         Le savant projette l’agression et la compulsion orales du surmoi (la culpabilité qui ronge) en événements incohérents dans une réalité extérieure fragmentée et les y perçoit comme la loi contraignante de causalité qui assure la marche du monde. Le voyeurisme et la curiosité orale du savant s'avéreront étroitement liés à un stade phallique (presque œdipien) relativement tardif, où la différenciation des sexes s'est déjà effectuée sous une forme primitive; la mère est fan­tasmée comme un mâle châtré.
         L'art, lui, a davantage à faire avec un niveau plus profond de l'imagerie qui ignore encore la différence des sexes et fantasme la mère comme la femme phallique, pourvue des attributs des deux sexes. Son agression prend son caractère anal.
 
Deuxième phase de la créativité
Le dieu brûlé devient le dieu disséminé, rassemblé et enseveli. Son image reflète cette phase de la créativité où l'œuvre fonctionne comme l'utérus qui rassemble et ensevelit les projections disséminées de l'artiste. Grâce à la dédifférenciation, la créativité réussit à réunir le maté­riel fragmenté et à le rendre susceptible d'une réintro­jection ultérieure. Le dieu déchiré dont les membres fragmentés sont rassemblés et ensevelis par la mère pour en assurer la renaissance, reflète la seconde phase de la créativité. Dans le matériel de Frazer, il prend la figure de l'esprit du blé des rites agricoles néolithiques. Les victimes humaines ou demi-divines sont déchirées membre à membre et disséminées dans les champs comme les grains de blé, comme la semence disséminée qui repose ensevelie (captive) dans l'utérus de la terre pour reprendre vie au printemps suivant. Osiris et Dionysos sont ainsi des esprits du blé, et Osiris est, lui aussi, déchiré membre à membre. Selon la version la plus fréquente du mythe, c'est son mauvais frère, Set, qui est responsable de son meurtre; si l'on en croit Robert Graves, il pourrait s'agir ici d'une réélaboration plus tardive, œdipienne, du mythe : la figure mâle doit encore assumer les aspects agressifs de la figure maternelle; Isis n'apparaît pas comme la mère qui déchire et dissémine, mais seulement sous sa forme aimante et intégrante, puisqu'elle rassemble et ensevelit le corps déchiré d'Osiris pour assurer sa renaissance dans le monde d'en bas. La mère qui déchire apparaît au contraire dans le mythe de Dionysos avec Agavé, la mère folle de Penthée, qui déchire son propre fils vivant; une fois revenue de sa folie, elle prend le rôle de la mère qui ensevelit, et rassemble amoureusement le corps brisé de son fils pour lui donner une vraie sépulture. De même les prêtresses de Dionysos, les Ménades en délire, déchirent vivant le taureau du sacrifice en l'honneur du dieu.
 
Troisième phase de la créativité
C’est alors que surgit une complication qui renvoie à un niveau encore plus profond et presque océanique d'indifférencia­tion. Le taureau signifie Dionysos lui-même. Dionysos, semble-t-il, sacrifie « lui-même à lui-même ». A ce niveau, la mère se retire et l'enfant reste seul, tout à la fois sujet et objet de l'autodestruction[1].
Le travail créateur extériorise immédiatement ce processus et remplace la mère par le produit extérieur du travail créateur (l'œuvre d'art, etc.). Ehrenzweig n'a cessé d'insister sur l’‘mpossi­bilité de séparer les processus internes et externes de la créativité. Le réceptacle (ensevelissant) d'un « utérus » est préparé simultanément, à l'intérieur par le refoule­ment, et à l'extérieur dans l'œuvre créatrice. Le refou­lement interne par la dissémination et l'ensevelissement de parties du soi est redoublé, pas à pas, par les deux premières phases du travail créateur (projection et dédiffé­renciation). Le même processus structurel de dédifférenciation façonne la vaste substructure enfouie de l'œuvre d'art, tout en enrichissant, au même moment, et en ordonnant la vie fantasmatique (refoulée) inconsciente de l'artiste.
La capacité de retenue (ensevelissante), opposée à la libre dissémination, est reliée à l'apprentissage que fait l'enfant de la propreté et du dégoût, par un effet encore inexpliqué, et peut-être biologique, de la matu­ration. Lors du premier stade anal, l'enfant dissémine librement ses excréments et attend de son entourage qu'il les recueille (retienne) comme des dons précieux. Le second stade voit apparaître le dégoût qui inhibe leur libre expulsion. L'enfant apprend à les retenir pendant un certain temps et leur expulsion éventuelle n'est plus libre, mais dirigée vers un retenant. Il s'établit un rythme précis de rétention (retenue) et d'expulsion dirigée, qui est étroitement lié au rythme métabolique de base de la vie même. Dans la créativité et le refoulement interne, le rythme métabolique est renversé; l'expulsion dirigée précède, au lieu de les suivre, la rétention et la retenue, d'un mouvement analogue à celui du sperme mâle, d'abord éjecté et ensuite retenu dans l'œuf.
La méconnaissance qui a jusqu'ici affecté l'aspect anal de l'agression du surmoi contre le moi n'est proba­blement pas étrangère à la mode scientifique. On néglige aujourd'hui le matériel anal en faveur du matériel oral. Celui-ci est considéré comme plus fondamental et primitif parce qu’il se façonne au cours d’une phase plus ancienne du développement de l’enfant. Ainsi s’explique peut-être que l’aspect anal du surmoi en soit toujours à attendre plus amples éclaircissements.
Le niveau anal de l’imagerie poémagogique recouvre le niveau océanique plus profond encore ; or, il se trouve que celui-ci est plus accessible. Seule la place dans la théorie psychanalytique est restée très incertaine. Il semble bien que dans la phase maniaque finale de la créativité, le moi finisse par se libérer brutalement des attaques acharnées du surmoi, qu’il se fasse alors une brèche dans la frontière qui sépare le monde intérieur du monde extérieur : le soi de l’enfant fusionne avec sa mère et incorpore ses pouvoirs générateurs. La figure de la mère disparaît donc comme entité individuelle, absorbée par l’enfant autocréateur et autodisséminant qui reste seul avec l’utérus qui le porte. Ce fantasme poémagogique met en scène l’importante évolution qui, par l’apprentissage du refoulement, rend l’enfant indépendant d’une figure maternelle bienveillante, jouant le rôle d’un réceptacle (utérus) pour les parties projetées du soi de l’enfant. L’enfant incorpore l’utérus de la mère. Cette forme océanique des fantasmes utérins est très négligée dans la littérature psychanalyrique, mais elle est largement mise en évidence par l’imagerie poémagogique de l’art. On pense à la divinité autocréatrice de Michel Ange au plafond de la Sixtine. On retrouve ce fantasme chez Goethe, avec sa figure du petit homme, créé par l’homme, de l’homunculus, qui n’est pas encore né, et qu’il porte enchâssé dans son utérus de verre. Celui-ci se délivre de son propre utérus en disséminant sa substance aux pieds de la déesse de la mer : naissance, amour et mort sont ainsi réunis dans une action unique.
Dans la mythologie, c’est la figure du dieu Dionysos, autodisséminant et autocréateur, qui représente l’autodestruction et la renaissance de l’esprit créateur sous sa forme la plus poignante.
 
Résumé de la tentative de descente progressive dans les profondeurs océaniques
Telle qu’Ehrenzweig l’a décrite : au sommet, le niveau œdipien est totalement différencié et offre la confrontation triangulaire père-mère-enfant.
Avec le retrait de la figure paternelle, [autour de la cinquième année], l’enfant doit affronter la mère dans ses aspects agressifs de plus en plus terrifiants :
        Au niveau phallique-oral, elle apparaît comme la mère dévorante qui brûle et qui – comme on le verra – inflige la castration orale, tout en étant encore ressentie elle-même comme un mâle châtré par un reste de différenciation sexuelle décroissante.
        En-dessous, au niveau anal, la Déesse Blanche assume les pleins pouvoirs des deux parents. Son agression s’accroît aussi et la menace de castration fait place à la menace de mort : être déchiré ou brûlé vivant.
En dernier lieu, l’enfant divin absorbe lui-même les pouvoirs créateurs de ses deux parents. Il incorpore l’utérus de la mère ; il se porte, s’expulse et s’ensevelit lui-même dans un acte unique, image océanique-maniaque que son extrême indifférenciation rend à peine visualisable.
 
MESURE DU DEGRÉ DE DÉDIFFÉRENTIATION DU THÈME DU « DIEU MOURANT »  
Avant de développer cette mesure, Ehrenzweig a tenu à faire le point sur la position de Freud sur ce thème.
Il s’en est occupé dans l’unique recherche qu’il a consacrée exclusivement à la mythologie, c’est-à-dire son article sur « Le thème des trois coffrets ». Freud admirait Frazer et son œuvre, mais il n’essaya pas d’évaluer le thème du « dieu mourant » dans sa signification universelle, sans doute parce qu’il croyait lui-même que le complexe d’Œdipe offrait les racines universelles de la civilisation humaine. Il n’eut cependant aucun mal à percer intuitivement les nombreux travestissements de la déesse de la mort. Il reconnut comme Graves, qu’il s’agit d’une déesse triple, dont la meilleure représentation est trois femmes : Cendrillon et ses deux sœurs, Psyché et ses deux sœurs, les Trois Grâces, les Parques, ou peut-être les Filles du Rhin de Wagner, – toujours ces figures triples cachent, sous leur apparence inoffensive, le triple aspect de la Grande Déesse, comme celle qui dispense la vie, l’amour et la mort.
Par ailleurs, du fait de son interprétation rationalisante, Freud a vu dans la prompte soumission du « dieu mourant » à la déesse de la mort, l’acceptation philosophique de la mortalité de l’homme, sans guère améliorer le rationalisation qu’avait donnée Frazer de ce thème. Mais il ne se laissa pas tromper par l’indifférenciation presque océanique de la représentation qu’en donnent certains matériels. Ce qui lui permit de reconnaître la déesse de la mort dans une situation complètement inversée. À ses yeux, la scène très émouvante de King Lear où l’on voit le roi brisé porter dans ses bras sa fille Cordelia morte, tire son immense pouvoir émotionnel de l’inversion inconsciente de la situation et de l’image éternelle de la Pietà : la déesse de la mort pleurant son fils mort, Aphrodite pleurant Adonis, et Isis pleurant Osiris.
 
Ehrenzweig, quant à lui, considère qu’il est important de mesurer ce degré de dédifférenciation tel qu’il est atteint dans chaque version particulière du thème. Il existe en effet beaucoup d’étapes transitionnelles, qui appartiennent encore à un niveau plus superficiel, tout en comportant certains traits caractéristiques d’une plus grande profondeur.
 
Mesure du degré de dédifférenciation à l’approche de la phase maniaque de la créativité     
 À mesure qu’on approche de cette phase, l’image de la Déesse Blanche s'efface, et avec elle les terreurs qu'inspire un surmoi féroce. Le sursaut du moi est alors imminent. C'est à ce moment également que, pour reprendre les termes de Marion Milner, la colo­ration sado-masochiste du thème du dieu mourant dispa­raît pour faire place au calme et à la sérénité. L'essentiel semble que la mort doive être d'abord affrontée et l'épreuve de la mort imposée jusqu'au bout, avant qu'on puisse atteindre fructueusement le niveau océanique-maniaque de la libération et de la renaissance. Selon la créativité de l’esprit, deux cas se présentent :
         L'esprit non créateur, stérile, bronche devant le fait de la mortalité humaine. C'est pourquoi il ne peut supporter l'authentique épreuve émotionnelle de l'autodestruction qui accompagne le rythme créateur du moi dans son oscillation vers les profondeurs, et s'accroche désespérément à ses fonctions de surface. Le rythme du moi est toujours présent, mais sous une forme superficielle. L'épreuve virtuelle d'autodestruction qu'il recèle reste pratiquement insoupçonnée tant que la pulsion de mort est « muette »; la phase autodestructrice de dédifférenciation s'intègre alors sans heurts dans une oscilla­tion souple du moi entre différents niveaux.
          Le rythme du moi de la créativité, au contraire, met sévèrement à l'épreuve la souplesse du moi. Qu'un tant soit peu de rigidité du moi ait dissocié les fonctions du moi et empêché les dérives plus profondes de la conscience dans le travail créateur, alors la fragmentation forcenée de l'imagerie de surface qui précède la dédifférenciation est ressentie
 
Mesure du degré de dédifférenciation lors de l’affrontement des angoisses et des peurs de l’autodestructiion
Dans la mesure où nous souffrons tous, pour une part, d'une dissociation schizoïde, cet affrontement est inévitable. Marion Milner soutient que cet affrontement permet aussi d'éprouver si l'accep­tation de la mort comme faisant partie de la réalité est totale, émotionnelle (et pas seulement intellectuelle). Elle rappelle que, dans les corridas espagnoles, la mise à mort du taureau est appelée « moment de vérité ». Le rituel de la corrida est en fait d'une grande indifféren­ciation émotionnelle. Le taureau est-il l'agresseur, ou un animal qui représente le dieu mourant, un symbole de nos fantasmes d'autodestruction ? Dans le Guernica de Picasso, le premier projet faisait du taureau la victime, mais la version finale en fit l'agresseur impitoyable, avec le cheval mourant dans le rôle de la victime.
La confusion des rôles doit entrer pour une part dans l'exci­tation émotionnelle qu'on ressent dans ces combats. Le moment de vérité dans la mort définit enfin la victime. Ainsi l'imagerie poémagogique du dieu mourant aide certainement à confirmer la réalité psychique de la mort. Il ne peut y avoir en effet aucune tricherie émotionnelle dans le rituel de deuil du dieu mort. Car sa résurrection n'est jamais entièrement assurée. Ehrenzweig dit avoir été élevé dans une région catholique et il se rappelle le caractère radical de ce deuil du Vendredi-Saint qu'aucun espoir de résur­rection ne venait adoucir. Et pourtant, ce Vendredi de désespoir était « Saint », et la mort émotionnellement acceptée comme faisant partie de la réalité.
Il peut paraître paradoxal que nous devions faire capituler nos fonctions de surface, le siège même de notre rationalité, pour approfondir notre sens de la réalité et de la vérité. Ne prétend-on pas que seul notre esprit rationnel, et pas notre inconscient, reconnaît la mort et la mortalité ? Mais, en fait, le seul à ignorer la mort et le temps est le ça inconscient.
 
DE LA DÉDIFFÉRENTIATION À L’INDIFFÉRENCIATION
 
Dans son rythme fondamental de dédifférenciation, la part inconsciente du moi fait, elle, l'expérience constante de sa destruction ; elle le fait ne serait-ce que dans l'alternance lente qui règle la veille et le sommeil, ou dans le rythme plus accusé du travail créateur. Selon toute vraisemblance, c'est ce rythme intérieur au moi qui donne le sens du temps aussi bien que de la mort. Nous pouvons confirmer par là l'hypothèse de Freud, selon laquelle le temps était peut-être le mode de fonctionnement du moi. L'êtrenoncréateuraplatitou contrecarre le rythme du moi, par crainte de la dédifférenciation ; il nie du même coup le cours du temps et l'existence de la mort en tant que fait émotionnel. (Ehrenzweig a montré plus haut comme la vivacité de notre expérience consciente dépend d'une vaste sub­structure inconsciente.)
 
Le second trait de la dédifférenciation semble contredire sa valeur en tant qu'expérience de la réalité. Il s'agit de sa qualité maniaque distinctive. Lors de la mise à mort du taureau, du sacrifice du dieu mourant, est perdu le sentiment vraiment dépressif qui les accompagne la mort, une fois acceptée, devient une fête de félicité cosmique, une libération de la servitude humaine. La Passion selon saint Matthieu de Bach, par exemple, est peut-être la déploration la plus déchirante qu'ait suscitée l'agonie du Christ dans notre art. Rien ne vient suggérer la résurrection prochaine, ni faire espérer une renaissance ;la mort y est acceptée émotionnellement, pleinement. Et pourtant, une fois offert le sacrifice suprême, une paix profonde, inexplicable, tarit toutes les lamentations.Une mélodie sereine dit la fraîcheur du soir, une fois tout consommé. Le travail de deuil s'est assurément accompli comme jamais auparavant.
 
L'expérience maniaque ultime de la mort rejoint alors l'indifférenciation extrême qui confond le sens de la mort et de la vie, de l'amour et de la haine. Cette fusion (qui fait partie du scanning inconscient) permet la mise en scène de la réinté­gration du soi et sa renaissance ultérieure. La littérature psychanalytique n'a pas encore assuré une place à cet important rôle constructeur de la fusion maniaque dans le travail créateur, encore qu'elle semble aujourd'hui plus proche de le faire.
 
LE PROPRE DE LA CRÉATIVITÉ EST LA FACULTÉ DE RÉUSSIR DES FORMATIONS SYMBOLIQUES
 
 Marion Milner s'est engagée dans la discussion générale sur les conditions psychologiques propices à une formation de symboles effective, en affirmant que la fusion océanique et la dédifférenciation en sont des conditions préalables. Elle cite le cas d'un enfant qui reproduisait dans son jeu l'ancien rituel du dieu mourant. Elle observa l'enfant en train de brûler solennellement l'effigie d'un soldat de plomb. Il y avait là un sens profond du mystère et de l'implication de soi dans le sacrifice. Le sacrifice signifiait à ses yeux la reddition créatrice du moi (superficiel) du sens commun qui veille sur les frontières qui séparent les choses entre elles, et le monde extérieur du monde inté­rieur. Ce qui est tout l'opposé d'une dénégation patholo­gique de la réalité. Il s'agit ici de mettre en scène une communion entre le moi superficiel et sa matrice indiffé­renciée dans l'inconscient, d'où doivent sortir toute idée et tout symbole nouveaux.
Mélanie Klein a beaucoup insisté sur l'aspect dépressif de la créativité. L'enfant se rend compte du mal qu'ont fait ses agressions et sent le besoin d'une réparation. Des angoisses dépressives entrent certainement pour une part dans la créativité. J'ai suggéré que la première phase de projection et de fragmentation libres est assaillie d'angoisses de persécution schizoïdes-paranoïdes. Le savant, en particulier, recherche des parties de la réalité physique qui apparaissent encore incohérentes et fragmentées, et provoque presque les angoisses schizoïdes en contem­plant cette fragmentation. C'est pourquoi, aux yeux d’Ehrenzweig, l'image du dieu brûlé et dévoré est caractéristique du travail scientifique. Dans la seconde phase de la créativité, le créateur prépare, en quelque sorte, dans son œuvre, un « utérus » réceptif, l'image d'une figure maternelle bienveillante, pour retenir et intégrer le matériel fragmenté. Dans la mesure où l'intégration réussit, les angois­ses de persécution font place à des angoisses dépressives. La progression qui fait passer de la projection schizoïde à l'enfermement dépressif répète la crise déterminante que j'ai mentionnée dans le dévelôppement de l'enfant. Tout d'abord,' les angoisses paranoïdes-schizoïdes entraînent un éclatement excessif du soi et des projections massives et non dirigées (identifications projectives) dans le vide. Cette dilapidation de la substance du moi peut entraîner son appauvrissement permanent. Plus tard, l'enfant apprend à traiter différemment ses angoisses. J'ai suggéré qu au lieu de projeter dans un vide les parties du soi perdues par clivage, il prépare dans son inconscient un « utérus » où il refoule ce matériel clivé. Une fois dûment transformé en représentation symbolique, le matériel refoulé peut reconquérir son accès au moi superficiel.
Comme Ehrenzweig l’a précisé, l'œuvre créatrice dans le monde extérieur enferme et intègre les projections, tandis qu'au même moment se prépare un autre utérus dans la matrice indifférenciée de l'inconscient pour poursuivre le travail d'intégration à l'intérieur du moi. A ce stade secret, se produisent des dédifférenciations et des fusions océaniques fructueuses qui sont essentiellement maniaques de carac­tère. Une intégration parfaite est possible grâce à l'inter­pénétration mutuelle et sans limites de l'imagerie océani­que tous les opposés se fondent, la mort et la naissance ne font plus qu'un, la différence des sexes et la différenciation parent /enfant disparaissent. Tout clivage est provisoi­rement annulé.
La troisième phase de la créativité donne alors lieu à une réintrojection partielle de l'imagerie océanique dans la conscience. Son caractère partiel contraint le reste au refoulement, formant ainsi la substructure inconsciente de l'art. On sait aussi, comme nous l'avons vu, que sa rentrée dans le moi superficiel implique une élaboration secondaire. La perception superficielle, étroitement foca­lisée, ne peut embrasser le champ plus large de l'imagerie indifférenciée. C'est pourquoi le résultat final du travail créateur ne peut jamais parvenir à l'intégration totale qui est possible dans la seconde phase océanique-maniaque de la créativité. L'angoisse dépressive en est l'inévitable conséquence. L'esprit créateur doit être capable de suppor­ter l'imperfection. Le créateur se réveille en effet de son expérience océanique pour découvrir que le résultat de son travail ne correspond pas à son inspiration initiale. Des liens inconscients, établis au niveau maniaque-océa­nique, n'ont pas été intégralement transférés jusqu'à la cohérence de surface. Mais l'incohérence ne provoque pas nécessairement d'angoisse de .persécution, parce que les liens inconscients persistent encore dans la matrice indifférenciée (substructure) de son œuvre. Les angoisses dépressives peuvent parfois entraîner une nouvelle immer­sion du résultat dans la matrice inconsciente pour créer de nouveaux liens. Ainsi, le rythme qui fait osciller le moi de la dédifférenciation à la redifférenciation périodique s'accompagnera de sentiments alternativement maniaques et dépressifs. Si parfaits que soient les liens inconscients, leur réintrojection dans la conscience entraînera toujours une angoisse dépressive.
Ehrenzweig a connu un artiste qui plaçait son tableau, une fois fini, près de son lit, pour pouvoir le voir le matin, à son réveil. Il se peut que dans l'état crépusculaire qui partage le som­meil de la veille, ses facultés autocritiques, encore faibles, lui permettent plus aisément d'introjecter ce qu’il a fait la veille dans une demi-cécité et en toute spontanéité. Mais la lumière grise du matin n'est pas toujours aussi indulgente.
 L'entraînement que nous pouvons donner à un jeune artiste consiste pour une part à durcir sa résistance contre une impulsion anale à rejeter les résultats impar­faits de la veille, pour recommencer à nouveau avec une feuille blanche. Il faut pouvoir supporter la fragmentation partielle. Je montrerai dans un prochain chapitre que les grands maîtres du passé ont appris dans leur maturité à ignorer la fragmentation de l'apparence superficielle et à maintenir leur confiance dans la logique inconsciente de la spontanéité. On peut penser qu'il faut la persistance d'un élément maniaque, appartenant à des niveaux plus profonds et presque océaniques de la dédifférenciation (où se poursuit le scanning inconscient), pour soutenir l'artiste face à la dépression qui l'assaille à la vue de la fragmentation tenace de la surface.
 
Le processus de la formation symbolique (créatrice) suit le même rythme.
Pour pouvoir symboliser un autre objet, l'image symbolique doit se compénétrer avec lui dans la matrice indifférenciée de la production d'images. A leur réintrojection dans la conscience, les liens indifférenciés se resserreront. Seule l'image symbolique se prête au foyer étroit de l'élaboration, si bien que l'autre objet symbolisé demeure refoulé. Mais tant que persiste le lien inconscient, l'image qui symbolise ne sera pas dissociée, et restera imprégnée de signification et de référence inconscientes. Son pouvoir symbolique disparaît au contraire dès que se dissout son réseau inconscient, ce qu'entraînent inévita­blement les processus secondaires qui tendent à dissocier l'imagerie de surface de sa matière indifférenciée. Ernest Jones, dans son article désormais classique sur la formation du symbole, excluait non sans raison de son discours les artefacts séculaires de la civilisation. Nous usons d'une charrue, d'un couteau ou d'une maison sans nécessaire­ment réagir à leurs puissants symbolismes phalliques ou utérins. Contrairement à ce qu'on affirme souvent, cette dissociation ne sert pas l' « autonomie » du moi de surface. C'est une perte sans retour. Notre vie quoti­dienne a ainsi perdu de son intensité, puisque celle-ci dépend du contact qu'elle entretient avec la matrice inconsciente de la production d'images, où l'ancien sym­bolisme est encore en activité. La fonction sociale essentielle de l'artiste peut parfaitement consister à regagner pour nous l'intensité perdue de nos expériences, en réactivant leurs réseaux symboliques profonds, seuls capables de leur donner une vie plastique.
 
LE RYTHME FONDAMENTAL DE LA VIE
 
Karl ABRAHAM[2]faisait justement remarquer que le rythme anal qui fait alterner la rétention provisoire et l’expulsion est extrêmement primitif. On le trouve philogénétiquement chez l’animal dépourvu de toute différenciation interne, doté d’une unique cavité et d’un unique orifice corporel, qui devaient servir à toutes les principales fonctions biologiques – nourriture, excrétion et reproduction. La cavité et l’orifice uniques opéreraient donc le rythme fondamental de la vie – rythme or-anal – qui règle l’intériorisation et l’extériorisation, l’alimentation et l’excrétion. Dans la vie psychique – la vie mentale ne ferait pas défaut à un organisme primitif de ce type – ce rythme ferait alterner les expériences or-anales de rétention et d’expulsion, d’introjection et de projection, de différenciation et de dédifférenciation.
L’interaction qui existe entre les deux pôles de ce rythme peut se comprendre d’une façon particulièrement intéressante si on la rapporte, en dernier ressort, à l’interaction analogue qui existe entre les deux pulsions vitales. Dans ses premiers écrits, Ehrenzweig estimait, avec le physicien Schrödinger[3] que la vie (Éros) tend vers une différenciation interne qui ne cesse de l’enrichir, par l’alimentation (intériorisation, rétention), tandis que la mort (Thanatos) tend vers l’entropie, vers un nivellement de la différence entre l’intérieur et l’extérieur, et un affaiblissement de la tension intérieure par l’extériorisation (excrétion, expulsion). Freud, lui aussi, identifiait la pulsion de mort avec le principe nirvanique de l’entropie, c’est-à-dire avec uns décharge complète de la tension intérieure à l’organisme psychique. On l’a critiqué en faisant valoir que les expériences faites récemment sur les états d’ennui montrent au contraire que l’organisme vivant tend vers un certain optimum de stimulation plutôt que vers un nirvana de néant. Ce truisme n’invalide certes pas la conception de Thanatos comme entropie, mais il nous oblige à reformuler l’opposition qui existe entre les deux pulsions et à recourir à la notion d’un seuil optimal pour les gains ultérieurs en différenciation. La vie ne peut en effet prospérer que par un équilibre entre la différenciation et la dédifférenciation.
 
L’ANTÉCÉDENT DE LA PROCÉDURE SCIENTIFIQUE MODERNE
 
On est saisi de stupeurlorsqu’on est amené à reconnaître dans le jugement d’une sorcière l’antécédent véritable de la procédure scientifique moderne, telle qu’elle règne dans le laboratoire. Mais il n’est pas certain que le savant moderne, s’il était soumis à une tension émotionnelle comparable à celle qui présidait forcément aux jugements de sorcières, serait capable du même détachement et d’une observation aussi scrupuleuse. Dans un tel contexte d’expérimentation préscientifique, il est exclu qu’on ait pu accepter sans critique, comme preuve à conviction, les marques produites par le vampirisme du diable sans obéir à une motivation inconsciente particulièrement forte. On peut penser que la recherche approfondie et souvent indécente de ces marques cachées satisfait un voyeurisme primitif, effectivement dévorant, qui cherchait à obtenir les résultats d’une agression orale et d’une autodestruction. Ce genre de voyeurisme préscientifique aboutissait, en effet, à projeter directement dans le monde extérieur l’agression orale du surmoi. À la différence de Freud, qui liait la formation du surmoi à l’intériorisation du père œdipien castrateur, Mélanie Klein fait remonter les tout débuts du surmoi primitif aux fantasmes oraux de la petite enfance. L’origine du surmoi reste en fait, aujourd’hui encore, assez obscure. C’est ce que confirment aussi les recherches d’Ehrenzweig qui tendent à lier les origines du refoulement du moi à la dissémination « anale » du moi par le surmoi. Il a suggéré dans un article antérieur que le surmoi neutralise nos véritables fantasmes autodestructeurs. Le moi, en effet, au lieu de rechercher ou d’accepter la destruction physique, se laisse mordre et ronger par le surmoi à coups de sentiments cruels de culpabilité et de remords. Mais les anciens fantasmes de destruction physique continuent à hanter l’imagerie poémagogique de la curiosité scientifique.
Les sentiments de culpabilité sont à ce point liés aux sentiments de honte qu’il est souvent difficile de les en distinguer clairement. La légende du Paradis relie l’apprentissage de la honte à la première culpabilité. Freud, faisant des conjectures sur l’apprentissage de la honte, se demandait si elle avait été imposée au sexe mâle pour qu’il puisse protéger ses organes génitaux, une fois qu’ils eurent été exposés par l’adoption de la posture debout. On peut penser d’ailleurs que le danger qui les menaçait n’était pas tant le fait d’un ennemi extérieur que le désir coupable d’une castration orale, venu de l’intérieur. Dans la légende biblique, la honte résultait aussi du crime de dévoration, qui représente dans l’interprétation d’Ehrenzweig, la castration orale. La honte se trouve donc ainsi opposée à l’exhibitionnisme ? Le langage révèle d’ailleurs que la coloration orale de l’exhibitionnisme n’est autre qu’un fantasme ou un désir d’être dévoré.
 
L’IDENTIFICATION DU SAVANT À LA MÈRE DÉVORANTE
 
Le savant se fait en réalité le complice inconscient de sa castration par sa mère dévorante, qui représente le surmoi rongeant extériorisé. La mythologie nous offre une suite sans fin de voyants aveuglés ou boiteux. Tirésias, le plus grand d’entre eux a été « puni » de cécité par Athéna, Héphaïstos, qui a, parmi les dieux de l’Olympe, le don de prophétie est boiteux. Odin, le père nordique des dieux, parvient à la sagesse en sacrifiant volontairement un de ses yeux.
Une fois acceptée sa castration orale, le voyant ou le savant peut s’identifier à la mère dévorante. Celle-ci équivaut inconsciemment pour lui à un homme châtré comme lui, et il en assimile le sadisme oral et la curiosité insatiable. C’est cette identification qui en fait précisément un voyant et un savant. Le premier objet de sa curiosité est d’ailleurs la mère dévorante elle-même, la sphinge souriante dont il ne peut démêler le secret. Son sourire qui menace et promet la mutilation devient le mystère qu’il ne se lasse jamais d’explorer. On peut penser que la séduction du sourire de Mona Lisa repose sur la même promesse et sur la même menace. Freud y voit le sourire extatique de l’enfant élevé au sein, et la rapporte à
analysestruct2fig1.jpgun fantasme d’enfance raconté par Léonard de Vinci : un vautour descendait sur la bouche du petit enfant et le frappait de ses serres. (vautour représenté ici en bleu, identifié par Freud sur la toile de Léonard consacré à la Vierge, à l’enfant Jésus et à sainte Anne). Freud ignorait manifestement une partie des faits historiques dont nous disposons aujourd’hui, mais il ne s’est pas trompé en interprétant le fantasme du vautour qui attaque comme un fantasme de castration. Il est peut-être légitime aussi d’imaginer que la mère de Léonard avait accablé son fils d’un amour excessif, intensifiant ainsi ses désirs et ses craintes orales ; la comparaison qu’on fait du sourire de Mona Lisa avec celui de la sphinge représente, ainsi que l’a dit Ehrenzweig, le symbole suprême de l’agression et de la curiosité orales de la mère.
On pense aussi à la figure de Turandot, autre incarnation de la femme questionnante, orale, sadique, qui semble avoir exercé une séduction profonde sur Puccini. Il fut impossible à celui-ci d’achever son opéra, par incapacité, sans doute, à résoudre le conflit de l’amour et de l’autodestruction. La soumission ultime de Turandot à son prétendant est absurde. Lohengrin, lui, est obligé de quitter Elsa, sa femme « pure », une fois qu’elle a cédé à sa curiosité questionnante, et il retourne se mettre à l’abri de cette société secrète, exclusivement mâle, qu’est le Saint Graal.
 
COMPAGNON DE LA SORCIÈRE, LA FIGURE DU DIABLE [DIEU DU FEU] FAIT APPARAÎTRE PLUSIEURS NIVEAUX D’IMAGERIE POÉMAGOGIQUE
 
Sa révolte contre la figure paternelle de Dieu est probablement œdipienne.
         Au niveau oral, il a été décrit comme le serpent diabolique qui pousse Ève à commettre son crime de castration orale.
         Mais à un niveau anal, plus profond, il est aussi le dieu exilé, disséminé. Il a été en effet exilé du ciel et rejeté dans l'abîme de l'enfer en punition de sa révolte. Il y demeure enchaîné pour l'éter­nité, captif.
Avec plusieurs autres dieux du feu, comme Loge et Héphaïstos, le diable partage un certain nombre de ces traits oraux et anaux.
        Héphaïstos, comme le diable et Loge, a été exilé du ciel;
        Loge demeure enchaîné en enfer, comme le diable ;
        Héphaïstos, comme le diable encore, est boiteux.
Ces dieux du feu ont aussi en commun une curieuse contradiction dans leur constitution :
        ils sont terrifiants, malins, disposent d'un savoir magique,
        cependant mala­droits, ridicules et parfois mutilés.
La raison de ces contra­dictions est chaque fois la même : leur castration.
Ainsi le diable, redoutable d'intelligence, est aussi le pauvre diable imbécile qui se laisse capturer dans toutes sortes de sym­boles de castration, par exemple des sacs ou des arbres fendus. Dans les contes de fées, c'est invariablement la Sainte Vierge qui sait le mieux s'y prendre avec lui.
Héphaïstos, le dieu grec du feu, est tout à la fois terrible, malveil­lant et ridicule, impuissant. Il a des épaules imposantes, mais des jambes atrophiées. Ses statues le montrent invariablement revêtu d'une sorte de pagne, avec une expres­sion de honte qui est inhabituelle aux divinités grecques. Mais il est aussi malin et malveillant, enclin à capturer les autres par esprit de vengeance. Il capture ainsi sa propre mère, Héra, sur un trône magique, et le couple adultère d'Aphrodite et d'Arès dans un filet de chasse. Son cocufiagen'en est pas moins ridicule pour autant et les dieux rient de sa déconfiture : se faire railler ne signifie-t-il pas se faire oralement châtrer.
Cette signification ressort plus ouvertement d'une légende qui concerne son homologue, le dieu nordique du feu, Loge. Quand Loge essaie de faire rire une fille, il y réussit par une ruse étrangement autodes­tructrice, il attache ses testicules à un bouc de telle sorte que le bouc, en cherchant à se libérer, lui inflige de violentes douleurs. Ses contorsions font rire la fille. On sait que le bouc est par prédilection l'animal du diable. Il acomme lui, deux cornes puissantes, mais des jambes grêles. On ne peut infirmer l'image du diable châtré en invoquant ses nombreux attributs phalliques, ses cornes, sa queue et sa langue saillante : les Érinyes et les Gorgones castratrices, qui sont les symboles reconnus de la castra­tion, portent bien, elles aussi, des serpents dans leurs che­veux. Puisque la castration signifie l'agression contre le phallus, il est logique qu'un symbolisme de castration complet condense à la fois le pouvoir phallique et sa perte. Cette combinaison des attributs phalliques avec la cas­tration est caractéristique du symbolisme du feu lui-même, cet élément dangereux auquel sont associés tous ces dieux.
 
LE FEU COMME SYMBOLE CONDENSÉ DE L’AUTO-CASTRATION ORALE
 
Ehrenweiga beaucoup regretté que sa signification orale ait été ignorée, au profit de sa signification phallique. De façon superficielle, la forme oblongue d'une flamme cons­tante peut suggérer une forme phallique, mais elle suggère bien davantage une langue qui lèche. Le feu indompté est peut-être la manifestation naturelle la plus forte d'une agression orale débridée. Avec ses myriades de langues qui lèchent avidement, le feu dévore l'homme et tous ses biens. On ne saurait trouver de symbole plus apte à représenter à la fois le pouvoir du phallus et la menace que constitue pour ce pouvoir la castration orale. Les dieux du feu ne pouvaient qu'être complices de leur émasculation puisqu'ils n'étaient que trop associés aux flammes phalliques auto-consumantes.
En même temps,la flamme domestiquée et constante est devenue le symbole universel de la curiosité scientifique, et de sa quête des lumières et de la vérité. La domestication du feu nous ramène à l'aube même de l'humanité. Dans les fouilles archéologiques, on tire de la découverte d'un foyer la meilleure preuve que certaines pierres du voisinage ne


doivent pas leur tranchant et leur pointe à un caprice de la nature, mais bien plutôt à une sélection et à une préparation délibérée qui porte la marque de 1’homo faber, de l'homme fabricateur d'outils. On serait tenté de penser que la domestication du feu, comme toutes les inventions fondamentales, n'est pas tant le fait de la raison humaine que le fait d'un acte compulsif, répondant à des besoins. Lafantasmatique inconsciente n'aurait pas fait la différence entre les tourments brûlants qu'inflige à l'intérieur le surmoi, et le feu qui fait rage à l'extérieur. La domestication du feu autoconsumateur avait aussi bien pour fonction d'apaiser les fantasmes d'autodestruction orale et la peur d'avoir à subir l'agression rongeante du surmoi. Il est ainsi probable que l'usage cérémoniel du feu n'obéissait pas du tout à un dessein rationnel, mais qu'il purifiait l'homme de ses fantasmes autodestructeurs et de la menace d'annihila­tion qu'ils faisaient peser sur le moi. C'est pourquoi l'homme devait purifier sa nourriture par la cuisson, avant de pouvoir satisfaire sa propre agression orale[4]. Et c'est aussi pourquoi, beaucoup plus tard, lorsqu'au moment des persécutions préscientifiques des sorcières et des hérétiques, on vit resur­gir les anciennes craintes, on fit brûler hardiment les feux sur les bûchers pour purifier les victimes de leur savoir magique et interdit. Or, il est pratiquement certain que les hérétiques du Moyen Age ne faisaient que revendiquer, par rapport à l'orthodoxie, ce scepticisme qui est l'acte de naissance de notre science moderne. On peut donc dire qu’en ce sens aussi, ils furent les véritables précurseurs du savant moderne.
 
 

[1]Si étonnant que ce soit, l'expression la plus nette de ce niveau très profond d'indif­férenciation se trouve dans l'imagerie poémagogique et tout particulièrement dans les œuvres  d'art qui traitent de la créativité humaine (le plafond de la Sixtine par Michel-Ange, et le Faust de Goethe).
[2]K. Abraham (1877-1925), développant des thèmes freudiens, définit le caractère comme « la somme des réactions instinctives d'une personne à l'égard de son environnement social ». Ainsi, le caractère oral s'exprime par la faim, dont les représentants peuvent être le goût de l'interrogation, la recherche de succès, la curiosité intellectuelle. Le caractère anal implique le goût de la propreté et de l’argent etc.
[3] Qu'est-ce que la vie ? Schrödinger (Nobel 1933), même s'il avoue lui-même n'avoir pas complètement tranché le sujet apporte son point de vue de physicien. Cela ne va pas sans rappeler (sansêtre cependant la même chose) La volonté de puissance de toute chose énoncée par Nietzsche,mais cette lutte contre l'entropie (mesure du désordre) maximale, c'est vraiment très parlant.Schrödinger en traite dans le chapitre 6 de son livre où il énonce que la vie, à l'inverse de l'Univers est le seul générateur d'entropie négative. Le chapitre 7, quant à lui, se pose la question de savoir si la vie se base sur les lois de la physique. Schrodinger désire montrer, dans sa conclusion, qu'il existe d'autres lois que celles de la physique, qui tendent vers une génération d'ordre. Il termine son ouvrage avec une phrase remarquable, qui rappelle l'argument from design : et deuxièmement, le fait que la roue dentée en question (le monde de la vie) n'est pas de grossière fabrication humaine, mais constitue le chef d'œuvre le plus délicat jamais fabriqué suivant les principes de la mécanique quantique du Seigneur_.
 
[4] Agression orale, dont les représentants peuvent être le goût de l'interrogation, la recherche de succès, la curiosité intellectuelle (Karl Abraham).






Date de création : 27/01/2014 @ 08:33
Dernière modification : 27/01/2014 @ 08:43
Catégorie : L'art et la science
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