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Sociologie - Le sujet personne menacé






LE SUJET PERSONNE MENACÉ
 

Éléments développés par Chantal Delsol dans « Éloge de la singularité »

 

Le mariage de groupe et la propriété collective comme postulats de départ 

 

Les temps anciens se caractérisent à la fois par le mariage de groupe et la propriété collective. Le mariage apparaît avec la propriété privée et correspond à une expression de la domination masculine. C’est ce qu’Engels, en s’appuyant sur les travaux de l'ethnologue Morgan,  atteste dans son ouvrage L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884) ; il y souligne que les plus anciennes formes de familles sont polygames et polyandres, et que le mariage conjugal est apparu récemment dans l'histoire.

Engels, et le marxisme à sa suite, a justifié l’abolition de la famille bourgeoise par son caractère aliénant, mais il est allé plus loin en montrant que cette abolition survenait historiquement à la suite d’autres formes de famille qui pourraient bien réapparaître.

 

Les débats actuels sur les formes de la famille posent en fait le problème du type de société dans lequel nous voulons vivre

 

Ces débats s’établissent sur les mêmes postulats. L’ouvrage de l’ethnologue Cai Hua sur les Na de Chine (a) décrit une société matriarcale vivant aujourd'hui dans la province du Yunnan, et dans laquelle prévaut le « système de visite », système sexuel à la fois polygame et polyandre. La conclusion de l’auteur est éloquente : « Le mariage n’apparaît plus comme le seul mode de vie sexuelle institutionnalisé possible. Sans mariage, une société peut parfaitement se maintenir et fonctionner aussi bien que les autres(b)»,« le cas Na témoigne du fait que le mariage et la famillenepeuventplus être considérés comme universels, ni logiquement ni historiquement (c) ».

La similitude de raisonnement, à un siècle et demi de distance, traduit bien la continuité des espoirs modernes : pour démontrer la possibilité de transformation radicale des structures sociales et comportementales, sont mis en avant des modes d’existence éloignés dans le temps ou l’espace. Si le mariage par groupe ou la polygamie/polyandrie ont existé avant ou existent ailleurs, cela démontre que l’institution de la famille européenne classique n’a qu’un intérêt relatif et pourrait fort bien être abandonnée. Elle ne représente pas un constituant humain fondamental, ne fait pas partie d'une «nature humaine», pas plus d'ailleurs que la propriété privée, si l’on considère l'institution avérée de la collectivité des biens dans nombre de sociétés anciennes.

A la question proprement anthropologique posée par la récusation de la détermination sexuelle (traduite par les discours sur l’homosexualité et le droit à l’enfant pour les couples homosexuels)  

– l'homme peut-il faire évoluer sa nature sexuée ? – s’ajoute  une question d'anthropologie culturelle. Celle véritablement posée par la modernité n'est pas – l’homme peut-il vivre sans mariage ni famille à l'européenne ? ou bien : l’homme peut-il vivre sans propriété privée ? – puisqu’à l’évidence il le peut ; confirmation en est donnée historiquement et géographiquement. Le problème n’est donc pas là, mais bien : souhaitons-nous opérer la rupture vers ce type de société ? Quelles en seraient les conséquences ? Et plus profondément : ce type de société entretiendrait-il encore les référents culturels qui sont défendus par ailleurs ?

 

Les impedimenta aveugles d’un nouveau matriarcat

 

En 1999, lors d’un colloque sur la notion de maternité, l’une des intervenantes s'est félicitée de ce progrès nouveau : pour la première fois dans l’histoire, disait-elle, les femmes maîtrisent la procréation et le destin de l’embryon qu’elles portent, hors les contraintes sociales et la domination masculine. Or, ce cri de joie ignorait tout de l'histoire : dans bien des sociétés indo-européennes anciennes, sans parler des autres civilisations, les structures familiales sont matrilinéaires ou matriarcales ou les deux à la fois, et la femme détient le pouvoir sur la procréation et l'interruption de grossesse, par la connaissance des plantes transmise de mère en fille. Le cas des Na actuels, où l’homme n'est qu’un « arroseur », selon le terme utilisé, et où la paternité n’existe pas, se retrouve fréquemment dans les sociétés primitives. Les principales caractéristiques du modèle matriarcal sont l’absence de mariage, la maîtrise de la fécondité par la mère, l’éviction du père et la sacralisation du plaisir (d). Une observation objective de nos sociétés montre à l’évidence que nous sommes en train de passer d’un modèle à l’autre.

De même que le passage de la propriété individuelle à la propriété collective sous le communisme, l’effacement actuel de la paternité pour laisser place à une forme moderne de matriarcat s’effectue au nom du progrès. La législation française qui institue en 1999 un couple doté des avantages financiers et fiscaux du mariage, mais sans responsabilité dans la durée, garantit par là même le rôle prédominant de la mère, seul ancrage certain de filiation si la loi n'affirme pas le père dans son rôle. Cette réforme, qui confère une liberté supplémentaire aux adultes — dédouanés de responsabilité vis-à-vis des enfants et vis-à-vis de l’autre conjoint – se donne ainsi pour une avancée nouvelle dans la marche au progrès (dans la discussion sur le Pacs à l’Assemblée nationale, séances des 12 et 13 octobre 1999, l’argument des défenseurs du texte est celui du progrès – « progrès de civilisation», «dynamique de progrès», «avancée», «du côté du progrès », etc., ses adversaires étant donnés pour «rétrogrades»). Pourtant, l’ensemble de cette évolution constitue plutôt un retour à des formes anciennes d’avant l’apparition du modèle patrilinéaire et patriarcal, de même que la collectivisation communiste opérait une révolution vers des formes économiques et sociales primitives bien connues, avant ou ailleurs (qu’on songe à la société inca).

Le moment historique d’apparition ou de déploiement de ces formes sociales, importe peu, mais le plus important est de savoir ce qu’induit ce retour en arrière en termes culturels. La collectivisation des moyens de production et d’échange, au XXesiècle, est apparue pour finir comme une formidable régression vers un stade de civilisation où l’autonomie personnelle et la liberté individuelle d’agir et de pensée n’existaient pas encore. Lorsque Marx eut connaissance du modèle politique ancien dit du « despotisme asiatique », il comprit que, dans le passé, des sociétés avaient vécu dans lesquelles ni la propriété privée ni les classes sociales n’existaient véritablement, et toujours elles étaient dotées d’un État despotique. A son époque, Bakounine et Proudhon prophétisaient qu’une société communiste deviendrait immanquablement une forme moderne de ces autocraties anciennes.Cequiarrivatrèsviteaprès1917,etLénine lui-même en fit l’aveu à la fin de sa vie (e).

 

Devons-nous considérer comme un progrès une évolution qui nous rapproche peu à peu des matriarcats anciens?

 

C'est à partir du critère des référents auxquels nous tenons que nous pouvons évaluer ce qui est «progrès » et ce qui est « régression ».

Dans le cadre français, l’évolution vers le matriarcat concerne non seulement la sphère familiale, mais également la sphère politique. La République joue le rôle d’une mère, comme dispensatrice de biens selon le critère de l’égalité. Le citoyen de l’État-providence républicain se situe dans la symbolique du désir tout-puissant, dont l’Etat est l’intercesseur monopolistique. De même, l’enfant passe par la mère pour obtenir tout objet de son désir : si elle ne cède pas, il trépigne et emprunte la posture de la victime ; si un malheur lui advient, il la considère responsable et fautive. Alors que le père est une parole et une loi, la mère est un lieu, un pays qui occupe l'espace et fait écran entre le sujet et le monde extérieur. Il en va ainsi de l’État-providence républicain, dont le citoyen exige tout, sans autre limite que la loi du désir; et dont il exige une part égale, comme l’enfant exige une part égale d’amour sous le règne de la mère. Sous le totalitarisme, l’État est une marâtre, figure terrible de la mère, mais figure maternelle encore. La république française, dont certains aspects rappellent le soviétisme  – voir l’Éducation nationale  –, infantilise ses sujets avec douceur.

A cet égard, notre démocratie se trouve en un moment de choix décisif où il lui faut savoir si elle développera un État-providence et des matriarcats, privilégiant l’individu, ou si elle sauvera la figure de la personne à travers une économie plus libérale et des institutions familiales intégrant la responsabilité du sujet. Un clivage s’établit, quoique flottant, entre les sociétés anglo-saxonnes et des pays comme la France ou la Suède. C’est bien ici le destin de la culture d'autonomie personnelle qui est en jeu.

Peut-il y avoir façonnement de l’autonomie personnelle dans le pays du désir ? Le sujet n’est pas une donnée de nature. La personne se construit comme sujet en reconnaissant par elle-même la dure loi de la réalité. Il lui faut pour cela intégrer, en toute conscience, la catégorie du possible. C'est seulement à partir de cette reconnaissance du possible qu’elle devient capable de faire des choix. Le sujet éduqué à l’initiative reçoit la loi du père, et des autorités de substitution, pour pouvoir ensuite se donner sa propre loi : il devient autonome. L’homme ne devient personne autonome que s’il intègre une loi, s’il accepte de penser lui-même les limites, même s’il doit tâtonner pour en chercher constamment les contours. Autrement dit, l’autonomie personnelle ne s’établit que sur la conscience et la responsabilité des limites : on ne se donne des lois propres que dans l'espoir d'apprivoiser sa propre finitude dont on ne laisse plus désormais la charge à d’autres, comme l’enfant dans le pays tout-puissant de la mère. L’être humain ne saurait devenir autonome qu’en sacrifiant le principe de plaisir pour habiter la réalité de ses propres restrictions. S’il n’accomplit pas ce mouvement de reconnaissance des limites à travers l’éducation, il ne se libérera pas pour autant de la catégorie de l’impossible, ni de ses propres limites : car cela, nul ne le peut. Il lui faudra au contraire subir la loi de la réalité qui lui viendra de l'extérieur : loi de la communauté dans les sociétés holistes. La société matriarcale – pas plus d'ailleurs que la société à propriété collective, l’une et l’autre allant souvent de pair dans l’histoire des sociétés anciennes – n’est pas capable d’abriter l’autonomie personnelle. Car elle s’inscrit dans la double logique de la protection et de la soumission, dont l’autonomie est absente.

 

Rien pourtant, malgré la béance qui résulterait de leur disparition, ne semble s’opposer au remplacement des familles traditionnelles

 

Nos contemporains se réjouissent de la solidarité qui se développe à l’intérieur des familles recomposées, et avalisent l’émergence de «tribus» qui, remplaçant les familles traditionnelles, viennent atténuer la crainte devant l’individualisme grandissant. Mais si les tribus contemporaines rétablissent bien une forme de vivre-ensemble où la solidarité prend sa part, elles ne peuvent guère jouer, sauf exception, le rôle que notre culture assigne à la famille : la formation de sujets autonomes à travers des rôles d’autorité. Les débats récents qui visent à conférer aux jeunes mineures le droit de demander l’IVG ou la pilule du lendemain apportent en effet des libertés individuelles supplémentaires, laissant l’illusion que l’individu sera ainsi plus conforme à l’image que nous nous faisons de l’homme. En réalité, c’est le contraire : car l’enfant mineur, qui n'a pas encore appris à accomplir des choix, se verra imposer des comportements réglementaires par les instances administratives. À preuve : l’argument principal des partisans de ces mesures consiste dans le rejet d’un éventuel mauvais conseil de la famille – et si le père autoritaire oblige sa fille mineure à garder son enfant ? et si les parents se révèlent trop peu attentifs pour conseiller la pilule à temps ? Ainsi, par crainte des négligences de la famille ou par crainte de son anticonformisme face aux certitudes du temps, on lui enlève le rôle éducatif pour le confier aux instances d’État. L’enfant peut avoir l'impression première qu’il devient plus libre en échappant à ses parents et en recevant la loi d’une autorité anonyme, qui dissimule son idéologie sous le manteau de la technique et de la science. En réalité, il a perdu ce qui aurait fait de lui un sujet : les instances sociales peuvent lui dicter un comportement, mais elles ne sont pas capables de lui apprendre l’autonomie. Car l’éducation à l’autonomie est une tâche de complicité, d'affection et de patience, qui s’accomplit par essais et erreurs, et accepte le risque. Seule une famille dans laquelle les rôles d’autorité sont répartis et durables peut assumer ce risque. La famille a les moyens de proposer une éducation d’initiative, essentielle à la construction du sujet. L’État ne peut assurer qu’une initiation.

Ces quelques exemples permettent de comprendre la raison de l’effacement progressif du sujet autonome dans la modernité tardive. La capacité d’initiative et de responsabilité, qui définit le sujet moderne, dépend entièrement des communautés d’apprentissage, à commencer par la famille, qui forme ainsi écran entre l’individu et les instances sociales. Or, c'est bien cet intermédiaire qui suscite la révolte : la famille s’organise autour des hiérarchies et des rôles, elle favorise des formes de domination considérées comme inacceptables au regard de l’égalité. La modernité tardive n’ignore pas que la survie du sujet autonome est étroitement liée à l’éducation par la famille.

 

Un patriarcat rétrograde vis-à-vis de l’autonomie du sujet « femme » a longtemps menacé  et menacerait encore la réalisation du « sujet » dans son ensemble

 

Cependant, la figure du père despotique, dont Kafka a tracé le portrait inoubliable, justifierait la disparition du sujet : « La crise du sujet est dans l'ensemble une désintégration bénéfique du masculinise philosophique et des fantasmes théologiques masculins pour autant qu'ils étaient enracinés dans un personnalisme paternaliste (f). »

Autrement dit, la disparition du sujet libre serait bienvenue parce que le sujet ne peut s'accomplir qu'au prix de l'oppression familiale et, en particulier, paternelle. Selon un processus assez fréquent dans l’histoire, l’organisation patriarcale européenne a cherché sa propre perte en développant des abus misérables. Le si long refus de laisser accéder les femmes, considérées comme des personnes, au statut de sujet autonome, pèse d’un poids de plomb dans la défense actuelle du matriarcat. Il se pourrait que nous assistions à un naufrage programmé de l’autonomie personnelle, comme seul moyen de noyer avec elle la domination masculine. Pourtant la disparition de l’autorité paternelle, voire du père tout court, ne fera pas disparaître l’autorité en général, et ne mettra pas l’individu à l’abri des oppressions.

 

La famille où l’État, il faut choisir

 

Car il faudra bien à l’individu une loi, et l’État la lui imposera d'en haut. Pour ne plus recevoir l'autorité parentale, il subira celle d'instances anonymes. Cette seconde autorité sera différente de la première : la loi étatique tombera directement, nantie de sa puissance officielle, sur la nuque d'un individu sans défense. Tandis que la loi parentale peut avoir quelques chances, si l’on y prend garde, de viser l’apprentissage de la liberté qui développera un sujet capable d’indépendance d’esprit face à tous les pouvoirs.

Ce chemin de crête n’a évi­demment pas de sens si, comme Nietzsche, nous croyons que le sujet n’est qu’une « routine grammaticale (g) ». Il a un sens si nous croyons que le sujet est une figure anthro­pologique par laquelle la modernité européenne peut mieux répondre au tragique de l’existence, et qui sous-tend sa certitude de la dignité humaine. Le but de la modernité tardive, si du moins elle tient à la survie du sujet, devrait être de domestiquer l’autorité parentale et de lui donner les moyens d’éduquer les enfants à l’auto­nomie ; plutôt que de rêver à l’instauration d’un individu libéré de toute contrainte. L’individu irresponsable, et vivant dans l’instant, n’est qu’un fantasme, au sens où tel quel il ne saurait durer dans l’histoire: il requiert à son insu un despote qui l’obligera à restaurer les limites qu’il n'a pas su lui-même définir.

 
(a) Une société sans père ni mari, PUF, 1997.
(b) ID., ibid., p.360.
(c) Id., ibid., p. 359.

(d) Cf. Michel Rouche, «La famille matriarcale est-elle de retour?, in La Famille, des sciences à l'éthique. Institut des sciences de la famille, Bayard, 1995, p. 84.

(e) Cf. mon ouvrage, Les Idées politiques au XXe siècle, PUF, 1991, p. 7

(f) Par-delà le bien et le mal, I, 17.

(g) Peter Sloterdijk, «Weimar et la Californie», Critique, n° 464-465, 1986, p. 114-127



Date de création : 28/01/2011 @ 07:50
Dernière modification : 28/01/2011 @ 07:54
Catégorie : Sociologie
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