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Parcours ricordien - La Personne

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LA PERSONNE

I/ MEURT LE PERSONNALISME (1983)

1) La mort du personnalisme


Selon Paul Ricoeur[1], le personnalisme n’était pas assez compétitif pour gagner la bataille du concept contre l’existentialisme de Sartre, la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, ou le marxisme. Ce qui peut paraître ici un reproche prendra un sens nouveau quand il essaiera plus loin de qualifier la personne comme le rapport d’une attitude, d’une perspective, d’une aspiration, comme d’ailleurs Mounier n’a cessé de dire ; cette façon de voir, selon Ricoeur, aurait dû le dispenser de confiner la personne sous un –isme comme il a été fait pour le matérialisme, le spiritualisme, le collectivisme qui représentent autant de nébuleuses de pensées et de pensées vagues.

Second argument : la constellation des –ismes a été emportée, dans les années 60, par l’autre vague qu’est le structuralisme ; ce que celui-ci apportait, c’était une manière de penser selon l’idée de système et non plus celle d’histoire : avec l’établissement d’ensembles de différences articulées et surtout une pensée opératoire qui prétendait ne requérir aucun sujet (individu) pour conférer du sens à quoi que ce soit.

Là-dessus a déferlé une vague nietzschéenne dans son fond ; le personnalisme s’est trouvé déraciné de son sol délibérément chrétien (ne pas oublier l’importance culturelle immense de la pensée trinitaire dans la constitution de la notion occidentale de la personne). La transcendance verticale que Mounier s’efforça toujours de maintenir dans l’indécision pour ne pas contraindre les personnalités à trancher entre la pensée chrétienne et la pensée agnostique, se trouva attaquée dans ses deux versions par la pensée nietzschéenne du nihilisme[2].

Ricoeur termine cette revue des raisons de la mort du personnalisme par la constatation que Mounier lui-même a été tout à fait conscient de la vulnérabilité du terme.


2) La personne toujours bien vivante dans la philosophie

Sans même s’arrêter à la « défense des droits de l’homme », qui nécessite d’argumenter en référence à la personne, Ricoeur se concentre sur l’argument philosophique : « Si la personne est toujours là, c’est qu’elle est le meilleur candidat pour soutenir les combats, juridiques, politiques, économiques et sociaux ; il veut dire un candidat meilleur que toutes les autres entités qui ont été emportées par les tourmentes culturelles indiquées ci-avant. Par rapport à « conscience » – « sujet » – « moi », la personne apparaît comme un concept ‘survivant’ ou ‘ressuscité’ [« Conscience », morte après Freud et la psychanalyse – « Sujet », mort à la suite de la critique des idéologies de l’Ecole de Francfort – « Moi » mort, s’il ne part pas comme l’a fait Lévinas du visage de l’autre].


a) Quel statut épistémologique donner à la personne ?

Ricoeur, à la suite d’Eric Weil, propose celui d’« attitude » : « toutes les catégories nouvelles naissent d’attitudes qui sont prises dans la vie et qui, par la sorte de pré-compréhension qui les accompagne, orientent la recherche de nouveaux concepts qui soient leurs catégories appropriées (exemple : la « monstration » chez Landsberg) ».

Pour sortir des abstractions, Ricoeur propose de repérer l’« attitude-personne ».


a1 / Est personne cette entité pour laquelle la notion de « crise » est le repère essentiel de sa situation. Percevoir une situation comme « crise », c’est ne plus savoir quelle est ma place dans l’univers[3]. S’apercevoir comme personne déplacée est le premier moment constitutif de l’attitude-personne.

A quoi on peut ajouter : je ne sais plus quelle hiérarchie simple de valeurs peut guider mes préférences (le ciel des étoiles fixes se brouille !)

Et encore ceci : je ne distingue pas clairement mes amis de mes adversaires.

Autant de traits qui attestent que la notion de « crise », pour caractériser l’attitude-personne déborde le champ économique, social et culturel. Elle fait tout ce qui pourrait être appelée une critériologie de l’attitude-personne.

Un dernier trait peut être encore ajouté : il y a pour moi de l’intolérance. Dans la « crise », j’éprouve les limites de ma tolérance.


a2/Face aux critères de la« crise », Ricoeur énonce le critère de l’« engagement».

Il s’agit bien d’un critère pour la personne et non pas une propriété de celle-ci. Je n’ai pas d’autre solution que de m’identifier à une cause qui me dépasse. Ici se découvre un rapport circulaire entre l’historicité de l’engagement et l’activité hiérarchisante qui révèle le caractère de « dette » de l’engagement lui-même. Ce rapport circulaire constitue ce qu’on peut appeler une « conviction » ; dans la « conviction », je me risque et je me soumets.

La « conviction » est la réplique de la « crise » : une place m’est assignée, la hiérarchisation des préférences m’oblige, l’intolérable me transforme, de spectateur désintéressé ou de fuyard, en homme de conviction qui découvre en créant et crée en découvrant.


b) Les trois corollaires de l’« attitude-personne » qui sont ajoutés par Ricoeur


b1/ Dans l’attitude-personne, le critère de l’engagement m’autorise à voir un certain comportement à l’égard du « temps » : l’engagement n’est pas la vertu de l’instant (comme le serait la conversion), c’est la vertu de la durée. Le fil conducteur est dans la fidélité à une direction choisie. Le bilan de mes fidélités me rassemble et me confère une identité.


b2/ L’identité, aussitôt évoquée, amène à parler de son complément dialectique, la différence (il n’y a de l ‘autre que s’il y a du même et vice-versa). Ce faisant, il montre ainsi sa préférence, en tirant la différence du rapport de base crise/engagement (b1). Il ne peut faire autrement qu’un partage entre amis et ennemis naisse du dévouement.

A contrario, le non-dévouement signifie adversité, affrontement, conflit (Homo hominem lupus[4] : l’homme est un loup pout l’homme). Le conflit, précise Ricoeur, « n’est sans doute pas ‘le père de toutes choses’ comme le pensait Héraclite, mais l’envers de nuit qui double la clarté de la conviction, telle que les Saints l’ont éprouvée dans l’éblouissement du Feu ». Reconnaître la différence instaurée par le dévouement (bienveillance, condescendance), c’est vouloir donner aux conflits les moyens de s’exprimer et de créer les procédures capables de rendre les conflits négociables. C’est de cette façon, précise Ricoeur, « que Weber avait reconnu dans le conflit une structure de base de toute relation sociale ».

Il va de soi que ces deux premiers corollaires sont difficiles à accorder.


b3/ La durée, rassemblée dans une intériorité au sein du couple crise/engagement (b1), constitue le troisième corollaire : la reconnaissance et l’amour des différences requièrent l’horizon d’une vision historique globale. Ce qui implique un formidable pari. Le pari que le meilleur de toutes les différences converge. Le pari que toutes les avancées du bien s’accumulent, mais que les interruptions du mal ne font pas système. Cela, je ne puis le vérifier donc le prouver ; je ne puis l’attester que si la crise de l’histoire est devenue non intolérable et si la paix – tranquillité de l’ordre – est devenue une conviction.

Tout cela n’est pas sans nous révéler qu’ « il y a loin de la coupe aux lèvres », que beaucoup de problèmes restent à résoudre concernant le langage, la parole, l’écriture et la lecture, l’éthique et la politique. Et surtout, il reste tant à penser pour riposter à celui que Valadier appelle l’« athée de rigueur », Nietzsche.

La chose la plus importante pour aujourd’hui, dit encore Ricoeur, « est de discerner d’un ton juste l’intolérable et de reconnaître une dette à l’égard des causes plus importantes que moi-même qui me réquisitionnent ».



II/ REVIENT LA PERSONNE (1990)
CONSTITUTION D’UNE ÉTHIQUE DE LA PERSONNE


Après sa première étude de 1983, Paul Ricoeur voudrait maintenant mobiliser les recherches contemporaines sur le langage, sur l’action, sur le récit, qui peuvent donner à la constitution éthique de la personne un [socle] comparable à celui que E. Mounier a exploré dans le Traité du caractère.

Quatre strates viennent ainsi d’être distinguées, le langage, l’action, le récit, et la vie éthique, mieux exprimées par l’homme parlant, l’homme agissant (en ajoutant l’homme souffrant), l’homme narrateur et personnage de son récit de vie, enfin l’homme responsable.

En préalable à l’étude de ces diverses strates de la constitution éthique de la personne, Ricoeur se porte directement au dernier stade de son enquête pour lui emprunter la structure ternaire qu’il verra ensuite s’esquisser dans les couches antérieures de cette constitution.



1) Structure ternaire de l’éthique

Conformément à ses travaux, il propose pour l’ethos, la définition suivante : souhait d’une vie accomplie – avec et pour l’autre – dans des institutions justes, trois termes qui paraissent également importants.


a) souhait d’une vie accomplie

La formule complète serait : Ah ! puissai-je vivre bien, dans l’horizon d’une vie accomplie et, en ce sens, heureuse ! L’élément éthique de ce vœu paraît être exprimé par la notion d’estime de soi.

L’estime de soi n’est pas une forme raffinée d’égoïsme ou de solipsisme. Elle est le terme réfléchi de toutes les personnes grammaticales.

Même la deuxième personne ne serait pas une personne si je ne pouvais soupçonner qu’en s’adressant à moi elle ne serait pas capable de se désigner soi-même comme celle qui s’adresse à moi et ainsi s’avère capable de l’estime de soi définie par l’intentionnalité et l’initiative.

Il en est de même à la troisième personne, qui n’est pas seulement la personne dont je parle, mais la personne susceptible de devenir un modèle narratif ou un modèle moral. J’en parle à la troisième personne comme foyer de la même estime de soi, celle que j’assume en parlant à la première personne, me désignant moi-même comme l’auteur de mes intentions et de mes initiatives dans le monde.


b) avec et pour l’autre

Ricoeur suggère d’appeler sollicitude ce mouvement de soi vers l’autre, qui répond à l’interpellation de soi par l’autre, dont il a l’intention de marquer ultérieurement les aspects linguistiques, pratiques et narratifs. Tout en souscrivant aux analyses de Lévinas sur le visage, l’extériorité, l’altérité, voire le primat de l’appel venu de l’autre sur la reconnaissance de soi par soi ; il lui semble que la requête éthique la plus profonde est celle de la réciprocité qui institue l’autre comme mon semblable et moi-même comme le semblable de l’autre. Sans réciprocité, pour employer un concept cher à Hegel, sans reconnaissance, l’altérité ne serait pas celle d’un autre que soi-même, mais l’expression d’une distance indiscernable de l’absence. Autre mon semblable, tel est le vœu de l’éthique à l’égard du rapport de soi et la sollicitude. En ce sens, Ricoeur ne conçoit pas la relation de soi à son autre que comme la recherche par les voies diverses de la reconnaissance. La réciprocité visible dans l’amitié est le ressort caché des formes inégales de la sollicitude (celles qui existent, par exemple, dans les deux insubstituables que sont le maître et l’esclave).


c) dans des institutions justes (souhait d’une vie accomplie dans des institutions justes)

Ricoeur met ainsi ce dernier souhait sur le même plan que l’estime de soi et la

sollicitude. En introduisant le concept d’institutions, il introduit une relation à l’autre qui ne se laisse pas reconstruire sur le modèle de l’amitié. L’autre, dans ce cas, est le vis-à-vis sans visage, le chacun d’une distribution juste. Le chacun est une personne distincte mais je ne la rejoins pas par les canaux de l’institution. Il n’est pas illégitime de concevoir toute institution comme un schème de distribution, dont les parts à distribuer sont non seulement des biens et des marchandises, mais des droits et des devoirs , des obligations et des charges, des avantages et des désavantages, des responsabilités et des honneurs. C’est à ce problème de la justice dans un partage inégal que s’applique très exactement l’idée de justice distributive[5]. Mais, dans un système de distribution, il ne faut pas attendre de la relation de justice, la sorte d’intimité que visent les relations interpersonnelles scellées dans l’amitié. C’est ce qui précisément du chacun une catégorie irréductible à l’autrui de la relation amicale ou amoureuse. Cette incapacité de chacun à s’égaler à l’ami ne marque aucune infériorité éthique : la grandeur éthique du chacun est indiscernable de la grandeur éthique de la justice, selon la formule romaine bien connue : attribuer à chacun son dû. En distinguant nettement entre relations interpersonnelles et relations institutionnelles, on rend pleine justice à la dimension politique de l’ethos. depuis Aristote



2) Les philosophies du langage

A. Au plan de la sémantique (la personne parlant)

Si tout n’est pas langage, tout, dans l’expérience, n’accède au sens que sous la condition d’être porté au langage. L’expression « porter au langage » invite à tenir l’homme parlant, sinon pour équivalant à l’homme tout court, du moins pour la condition première de l’être–homme.

Qu’est-ce que les philosophies du langage apportent à notre investigation sur la personne ? On peut répartir sur deux plans ces contributions des philosophies du langage à une philosophie de la personne.


a) Le premier plan, celui de la sémantique, donne l’occasion d’une première esquisse de la personne en tant que singularité

Les personnes sont des individus d’une certaine sorte. Mais c’est à la singularité des personnes que nous sommes particulièrement intéressés. Or, le langage nous permet une telle visée individualisante à la faveur de ces opérateurs permettant de désigner une personne et une seule, et la distinguer de toutes les autres. C’et là une partie de ce qu’on appelle identification.


b) Le deuxième plan dérive du fait qu’en vertu de la contrainte développée par Peter Strawson[6], il est impossible d’identifier un particulier sans le classer, soit

parmi les corps, soit parmi les personnes

La personne apparaît comme un particulier de base, c’est-à-dire l’un de ces particuliers auquel on doit se référer lorsqu’on parle comme on le fait au sujet des composantes du monde.

Trois contraintes sont liées au statut de la personne comme particulier de base :


ba) Les personnes doivent être des corps en vue d’être des personnes.


bb) Les particularités psychiques qui distinguent les personnes des corps sont attribués à la même entité que les prédicats communs aux personnes et aux corps, soit les prédicats physiques.


bc) Les prédicats psychiques sont tels qu’ils conservent la même signification, qu’ils soient appliqués à soi-même ou un autre (ainsi le mot peur ou le mot désir indépendamment à soi-même ou à un autre). Cet accomplissement du langage est important dans la mesure où, en référant aux personnes comme particuliers de base, on assigne un statut logique élémentaire à la troisième personne grammaticale – lui, elle – même si c’est seulement au niveau pragmatique que la personne est plus qu’une personne grammaticale, à savoir précisément un soi. Ce plein droit de la troisième personne dans notre discours sur la personne est confirmé par la place que la littérature assigne aux protagonistes de la plupart de nos récits (en « il » ou « elle »).


B. Au plan de la pragmatique (la personne discourant)

C’est sur ce plan, plutôt que sur le plan de la sémantique que l’apport de la linguistique à une philosophie de la personne est le plus décisif. Ricoeur entend par pragmatique l’étude du langage dans les situations de discours où la signification d’une proposition dépend du contexte d’interlocution.

C’est à ce stade que le « je » et le « tu », impliqués dans le processus d’interlocution, peuvent être thématisés pour la première fois. La meilleure façon d’illustrer ce point est de se placer dans le cadre de la théorie des actes de discours (speech acts) et de prendre appui sur la distinction entre acte locutoire[7] et acte illocutoire[8]. Dans ce dernier cas, lorsque je dis : « Je promets de vous rendre le livre que vous m’avez prêté », je fais quelque chose. La simple énonciation, « je promets » fait que je suis effectivement engagé. C’est la force illocutoire des actes de discours qui exprime l’engagement du locuteur dans son discours.

Cela dit : qu’en est-il de la structure triadique reconnue au niveau de la constitution de la personne ?

La thèse de Ricoeur est qu’il est possible de reformuler la théorie des actes de discours, et, à travers elle, toute la pragmatique sur la base de la triade de l’analyse de l’ethos moral.


a) L’équivalent de l’estime de soi,sur le plan de la pragmatique, est constitué par le « je parle » impliqué dans chacune des configurations d’actes de discours, qui peuvent tous être récrits de la façon suivante : « je déclare », « je promets », « j’avertis », etc. Au niveau de la pragmatique, la personne est immédiatement désignée comme soi. C’est comme locuteur capable de se désigner soi-même, que l’estime de soi est anticipée dans sa signification pré-morale.


b) Quant à la relation à l’autre, elle est bien évidemment mise en jeu dans le conteste de l’interlocution que la pragmatique prend en compte dès lors qu’elle se distingue de la sémantique. On pourrait ainsi définir le discours : quelqu’un dit quelque chose sur quelque chose à quelqu’un d’autre. A vrai dire, l’expression s’adresser à l’autre exige le renversement : quelqu’un d’autre s’adresse à moi et je réponds. Je ne serais pas celui à qui la parole est adressée si je n’étais pas en même temps capable de me désigner moi-même comme celui à qui la parole est adressée. En ce sens, autodésignation et allocution sont aussi réciproques que l’étaient plus haut l’estime de soi et la sollicitude.


c) Dans le processus d’interlocution, ce ne sont pas seulement le « je » et le « tu »

qui sont ainsi portés au premier plan, mais le langage lui-même comme institution.

Car nul n’invente le langage, il le met seulement en œuvre au moment où il prend la parole. Mais prendre la parole, c’est assumer la totalité du langage comme institution me précédant et m’autorisant en quelque sorte à parler. Par langue, il faut entendre ici non seulement les règles qui président à la constitution des systèmes phonologiques, lexicaux, syntaxiques, stylistiques, etc., mais aussi l’accumulation des « choses dites » avant nous. Naître, c’est apparaître dans un milieu où il a déjà été parlé avant nous.

La triade langagière – locution, interlocution, langage comme institution – est ainsi strictement homologue à la triade de l’éthos – estime de soi, sollicitude, institutions justes. Cette homologie devient une véritable implication mutuelle dans le cas de certains actes de discours comme la promesse. Celle-ci va depuis l’acte de discours parmi d’autres jusqu’à l’obligation de tenir sa promesse, qui équivaut à l’obligation de préserver l’institution du langage, dans la mesure où celle-ci, par sa structure fiduciaire, repose sur la confiance de chacun dans la parole de chacun ; à cet égard, le langage apparaît non seulement comme une institution mais comme une institution de distribution : de distribution de la parole si l’on ose dire. Dans la promesse, la structure triadique du discours et la structure triadique de l’éthos se recouvrent mutuellement.


C. Au plan de l’action (la personne agissant et souffrant)

1) C’est en tant qu’agent que nous nous exprimons à titre primaire

Ici la théorie de la personne reçoit un renfort considérable de ce qu’on appelle aujourd’hui théorie de l’action. Cette théorie, très prisée par les anglo-saxons, repose sur une analyse linguistique des phrases d’action du type : A fait X dans les circonstances (le contexte) Y. Il apparaît que la logique de ses phrases d’action est irréductible à celle de la proposition suivante : S est P. Ce problème est très embarrassant pour la théorie de l’action. En effet, celle-ci s’est concentrée sur le rapport entre deux questions posées par l’action humaine. Dans la première déclaration qui se rapporte à des actions humaines, dans le premier champ d’investigation, on pourrait dire que l’action se rapporte à la question quoi ? Le second champ d’investigation a été celui de la motivation de l’action et de toute la problématique tournant autour de la question pourquoi ? Ainsi, on a pu dire qu’une action est intentionnelle dans la mesure où la question pourquoi appelle une réponse, non pas pour une cause physique, mais un motif psychologique, plis précisément une raison pour laquelle l’action est faite. Reste la question qui ? autour de laquelle gravitent toutes les difficultés les plus redoutables. On peut cependant dire, en gros, que la problématique de la personne s’identifie dans le champ de l’action à la problématique du qui ? (qui a fait quoi ?, pourquoi ?). De l’attribution de l’action à un agent s’avère être une attribution irréductible à celle d’un prédicat à un sujet logique ; c’est pourquoi, dans la théorie de l’action on a souvent réservé un terme technique, ayant valeur de néologisme, pour dire cette attribution sui generis : c’est ainsi qu’on parle d’ascription pour distinguer le rapport de l’action à son agent de l’attribution d’un prédicat à un sujet logique. Si l’ascription a une parenté certaine avec l’imputation, il faut cependant bien voir que l’imputation a une coloration morale (agent coupable ou non) que n’a pas l’ascription. Celle-ci vise simplement un segment de changement dans le monde à quelqu’un qui est dit en être l’agent.

Pour le langage ordinaire, c’est un trait spécifique de l’action qu’elle puisse être rapportée à quelqu’un qui est dit capable de faire : mais ce pouvoir d’agir de l’agent s’exprime seulement au travers de métaphores, telles que paternité, domination, propriété (cette dernière étant incorporée à la grammaire des adjectifs et pronoms possessifs).

Il n’est pas d’agent qui ne puisse se désigner lui-même comme étant l’auteur responsable de ses actes. En ce sens, nous retrouvons les deux composantes de l’estime de soi : la capacité d’agir selon des intentions et celle de produire par notre initiative des changements efficaces dans le cours des choses ; c’est en tant qu’agent que nous nous estimons à titre primaire.


2) L’action humaine ne se conçoit que comme interaction


a) Au plan pratique ou praxis

L’interaction s’opère sous des formes innombrables allant de la coopération, à la compétition et au conflit. Ce qu’on appelle praxis depuis Aristote implique pluralité d’agents s’influençant mutuellement dans la mesure où ils ont prise ensemble sur l’ordre des choses[9]. C’est alors que la troisième composante de l’éthos intervient ; il n’est pas d’action qui ne se réfère à ce qu’on a appelé en théorie de l’action, des étalons d’excellence. C’est le cas des métiers, des jeux, des arts, des techniques, impossibles à définir sans faire référence à des préceptes (techniques, esthétiques, juridiques, moraux, etc.), qui définissent le niveau de réussite ou d’échec d’une action donnée. Or, ces préceptes viennent de plus loin que chacun des sujets agissants pris un à un ou même en relation d’interaction. Ce sont des traditions, révisables certes par l’usage, mais qui insèrent l’action de chacun dans un complexe signifiant et normé en vertu duquel il est possible de dire qu’un pianiste est un bon pianiste, un médecin un bon médecin. En ce sens, les structures évaluatives et normatives impliquées dans les étalons d’excellence sont des institutions.

Dans ce contexte, le terme institution ne doit pas être pris en un sens politique, ni même juridique ou moral, mais au sens d’une téléologie régulatrice d’une action dont le meilleur exemple est celui des règles constitutives d’un jeu tel que le jeu d’échecs.

La partie est l’équivalent de l’échange de paroles dans la situation d’interlocution. Nul ne peut savoir ce que sera la conversation : accord ou altercation. De même, dans le jeu d’échecs, chaque partie est aléatoire alors que les règles sont fixes. On peut donc conclure qu’il faut donner à la notion d’institution un sens pré-moral ou mieux pré-éthique, à la dimension même de la praxis humaine.


b) Le passage du plan pratique – ou praxis – au plan éthique

Ce passage est aussi facile à voir que le passage du plan linguistique au plan éthique dans le cas de la promesse. Ce qui fait que la praxis se prête à des considérations éthiques, résulte d’un aspect fondamental de l’interaction humaine, à savoir qu’agir, pour un agent, c’est exercer un pouvoir sur un autre agent ; plus exactement cette relation exprimée par le terme pouvoir sur met en présence un agent et un patient : il est essentiel à la théorie de l’action de compléter l’analyse de l’agir par celle du pâtir ; m’action est subie par quelqu’un d’autre. Sur cette dissymétrie fondamentale de l’action se greffent toutes les perversions de l’agir qui culminent dans le processus de victimisation : depuis le mensonge et la ruse jusqu’à la violence physique. La violence s’instaure entre les hommes comme le mal fondamental inscrit fans la relation dissymétrique entre l’agent et son patient. C’est ici que l’éthique de l’interaction se définit par son rapport à la violence et par-delà la violence, par rapport ç la possibilité de victimisation inscrite dans le rapport agir-subir. La règle éthique s’annonce alors dans les termes de la Règle d’or : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te soit fait ».

Si la théorie de la praxis débouche spontanément d ans une théorie morale et politique de la distribution juste, ce sont inversement les structures fondamentales de l’action, sous le couvert des questions qui ? quoi ? pourquoi ? qui donnent une assise ontologique à l’éthique. Il n’y a d’éthique que pour un être capable non seulement de s’autodésigner en tant que locuteur, mais encore de s’autodésigner comme auteur de son action. C’est de cette façon que se rejoignent la triade éthique : souci de soi, souci de l’autre, souci de l’institution – et la triade praxique : ascription de l’action à son agent, interaction survenant entre agents et patients, étalons d’excellence définissant les degrés de réussite et d’accomplissement des agents et des patients dans les métiers, les jeux et les arts.


D. Au plan de la médiation narrative (la personne de sa naissance à sa mort
)

Ricoeur suggère que ce passage par le narratif vienne s’intercaler dans le passage de la praxis à l’éthique qui vient d’être évoqué. Il en voit la nécessité du fait que le temps ne peut pas être mis à l’écart dans la constitution de la personne. Ce qui fait problème, en effet, c’est le simple fait que la personne n’existe que sous le régime d’une vie qui se déroule de la naissance à la mort. Qu’est-ce qui constitue ce qu’on peut appeler l’enchaînement d’une vie ? Qu’est-ce qui demeure identique dans le déroulement d’une vie humaine ? Il est clair que c’est le sujet de l’action qui est mis en cause. Il s’agit bien d’un problème d’identité, la réponse à la question qui ? Or, une analyse rapide du concept d’identité révèle son équivoque fondamentale. Par identité, on peut entendre deux choses différentes : la permanence d’une substance immuable que le temps n’affecte pas et que Ricoeur choisit d’appeler mêmeté. Mais un autre modèle de l’identité existe, celui de la promesse. Celui-ci ne présuppose aucune immutabilité. Le problème de la promesse c’est précisément du maintien d’un soi, en dépit de ce que Proust appelait les vicissitudes du cœur.

De quoi est fait le maintien impliqué dans la tenue d’une promesse ? Ricoeur propose de distinguer ici entre l’identité idem qu’il vient d’appeler mêmeté et l’identité ipse, à quoi correspond le concept d’ipséité. En un sens ces deux identités sont liées, car je ne peux pas me poser la question Qui suis-je ? sans m’interroger sur ce que je suis ? La dialectique de la mêmeté et de l’ipséité est ainsi interne à la constitution ontologique de la personne. C’est précisément ici que Ricoeur fait intervenir la dimension narrative ; c’est en effet dans le déroulement de l’histoire racontée que se joue la dialectique de la mêmeté et de l’ipséité. L’instrument de cette dialectique, c’est la mise en intrigue qui, d’une poussière d’évènements et d’incidents, tire l’unité d’une histoire. Or, ce n’est pas seulement l’action qui est ainsi mise en intrigue, mais les personnages eux-mêmes de l’histoire racontée, dont on peut dire qu’ils sont mis en intrigue au même titre et en même temps que l’action racontée. C’est à partir de là qu’on peut rendre compte de la dialectique de l’identité personnelle.

On peut en rendre compte par ses deux extrémités :

– d’un côté le recouvrement peut être presque complet entre la cohérence du personnage de l’histoire et la fixité d’un caractère qui permet de l’identifier comme même d’un bout à l’autre de l’histoire. C’est à peu près ce qui se passe dans les contes de fées ou les récits folkloriques, voire le roman classique à ses débuts ;

– à l’autre extrémité, on est confronté à des cas troublants où l’identité du personnage paraît se dissoudre entièrement comme dans les romans de Kafka , de Joyce, et, en général le roman post-classique. Est-ce à dire que toute identité a disparu. Non point. Car, nous intéresserions-nous encore au drame de la décomposition de l’identité-mêmeté si ce drame ne mettait en relief le caractère poignant de la question qui ? Qui suis-je ? On pourrait dire que dans ce cas extrême la question qui suis-je ? est privée du support de la question queipséité est en quelque sorte dissociée de la mêmeté. suis-je ? L’

Si tel est bien le sens de ces expériences de pensée qui abondent dans la littérature

contemporaine, on peut dire que la vie ordinaire se meut entre ces deux pôles et de leur dissociation presque complète.

Reste à aborder la question de savoir si la médiation narrative peut nous permettre de retrouver et éventuellement d’enrichir le fameux ternaire qui constitue la cellule mélodique de toute cette étude, en évitant tout parallélisme rigide.

Ricoeur l’effectue en trois séquences :


1) Il estime qu’au premier terme de son ternaire de l’éthos personnel, l’estime de soi, correspond l’identité narrative par lequel il définit la cohésion d’une personne dans l’enchaînement d’une vie humaine. La personne se désigne elle-même dans le temps comme l’unité narrative d’une vie. Celle-ci reflète la dialectique de la cohérence et la dispersion que l’intrigue médiatise. Ainsi, la philosophie de la personne pourrait être libérée des faux problèmes issus du substantialisme grec. L’identité narrative échappe à l’alternative du substantialisme : ou bien l’immuabilité d’un noyau intemporel, ou bien la dispersion dans des impressions comme on le voit chez Hume et chez Nietzsche.


2) L’élément d’altérité qui figure dans le ternaire initial comme le second moment sous le titre de la sollicitude a son équivalent narratif dans la constitution même de l’identité narrative, et cela de trois façons différentes :

– en premier lieu, l’identité narrative d’une vie intègre la dispersion, l’altérité marquée par la notion d’évènement avec son caractère contingent et aléatoire.

– en second lieu, et ceci est peut-être plus important encore, chaque histoire de vie, loin de se clore sur elle-même, se trouve enchevêtrée dans toutes les histoires de vie auxquelles chacune est mêlée ; à commencer par celle de mes géniteurs, en continuant par celle de mes amis et pourquoi pas de mes adversaires.

– enfin, l’élément d’altérité est lié au rôle de la fiction dans la constitution de notre propre identité ; elle est un vaste champ expérimental pour le travail sans fin d’identification que nous poursuivons.


3) L’approche narrative, ici esquissée pour la personne vaut autant pour les institutions que pour les personnes prises individuellement ou en interaction. Les institutions, elles aussi, n’ont d’identité que narrative. Cela est déjà vrai pour le langage dans ses deux dimensions de tradition et d’innovation, ce l’est encore de toutes les institutions de la pratique quotidienne dont les étalons d’excellence sont aussi des produits de l’histoire en même temps que des modèles transhistoriques.

Ricoeur insiste sur ce dernier point : les institutions, au sens plus précis du terme, dont nous usons, auxquelles nous appliquons le règle de justice, et qui sont tenues pour de vastes systèmes de distribution de rôles, n’ont-elles-mêmes d’autre identité que narrative. A cet égard, bien des débats sur l’identité nationale peuvent apparaître complètement faussés par la méconnaissance de la seule identité qui convient aux personnes et aux communautés, à savoir l’identité narrative, avec sa dialectique de changement et de maintien de soi par la voie du serment et de la promesse. Ne cherchons surtout point de substance fixe derrière ces communautés ; mais ne leur refusons pas non plus la capacité de se maintenir par le moyen d’une fidélité créatrice par rapport aux évènements fondateurs qui les instaurent dans le temps.

Ainsi est-on revenu au point de départ : l’éthos de la personne rythmé par le ternaire – estime de soi, sollicitude pour autrui, souhait de vivre dans des institutions justes.



TABLEAU DE CORRESPONDANCES

ETHOS
TRIADE ÉTHIQUE

Vœu vie bonneavec et pour les autres
dans des institutions justes
Implications du vœu souci de soi
(estime de soi)
souci de l’autre
 (sollicitude)
souci de l’institution
 (chacun sa part)
IDENTIFICATION   
TRIADE LANGAGIÈRElocution  interlocutionlangage comme institution
TRIADE
PRAXIQUE
ascription interaction étalons d’excellence


 




[1] P. Ricoeur, Lectures 2, Seuil, Essais 1999.p 195-221.

[2] Ricoeur tient à souligner qu’il ne s’agit pas de l’invention du nihilisme par Nietzsche, mais la proclamation qu’il est à l’œuvre parmi nous, depuis que les valeurs supérieures ont été dévaluées, précisément par Nietzsche.

[3] L’un des derniers ouvrages de Max Scheler : « La Place (Stellung) de l’homme dans l’univers ».

[4] Parole du poète comique romain Plaute (vers 200 av. J.C.), qui sera reprise par Bacon et Hobbes.

[5] Ricoeur ne souhaite pas s’attarder à la notion d’égalité proportionnelle par laquelle Aristote définit la justice distributive. Il la prend simplement comme point de départ d’un long processus argumentatif qui se poursuit jusqu’à notre époque et dont l’œuvre de Rawls (Théorie de la justice) constitue le meilleur modèle. La justice, dans les partages inégaux, est definie par la maximisation de la part la plus faible.

[6] P. Strawson, Les Individus, Paris, Seuil, 1973.

[7] C’est la simple proposition : le papier est sur la table.

[8] La force illocutoire d’énonciation diffère selon que le discours est une simple constatation, comme dans le cas du locutoire, ou une promesse, un avertissement, une menace ; dans ce cas, on peut dire que le langagfait quelque chose.

[9] Du mot praxis on a tiré les termes de praxie qui signifie une activité corporelle déterminée et celui d’apraxie qui signifie l’incapacité d’exercer cette activité ; le terme de praxéologie, qui apparaît pour la première fois en 1882 dans un texte de Louis Bourdon, est conçue comme la science des fonctions – « groupes de faits qui se lient dans un certain ordre » –quelle que soit la nature de ces faits, somatique, psychique, individuelle ou collective. Ce même auteur a proposé, afin de comprendre avant même d’agir, une méthode dite connective qui s’ajoute aux méthodes déjà connues que sont l’observation, l’expérimentation, l’intégration et la comparaison.


Date de création : 29/09/2009 @ 09:58
Dernière modification : 29/09/2009 @ 12:26
Catégorie : Parcours ricordien
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