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Sociologie - Le bien fondé des idéaltypes de Weber

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IDÉAL-TYPES DE WEBER : LEUR BIEN-FONDÉ


ETUDE CRITIQUE DE LA MÉTHODOLOGIE DE WEBER


Pour mener à bien cette étude critique, nous aurons recours à deux auteurs :

– Raymond Boudon dans ses « Etudes sur les sociologies classiques » vol. II (2000).

– Monique Hirschhorn dans « Max Weber et la sociologie française » (1997).


Le premier met en relief la « rationalité axiologique ». Selon R. Boudon, « il est intéressant d’évoquer cette notion aujourd’hui pour trois raisons : elle est souvent mal comprise ; elle est fondamentale pour expliquer les croyances collectives normatives et, au-delà, elle ébauche une théorie générale des croyances normatives, qui est peut-être la seule à pouvoir prétendre à la généralité ; elle fournit une clé aux discussions très vives sur le sujet de l’explication des croyances normatives auxquelles on assiste aujourd’hui entre philosophes, sociologues et anthropologues, en Europe comme aux Etats-Unis (201)».

Le second rend compte de l’œuvre de Weber dans son ensemble et dès la Préface, Julien Freund explique les raisons des réticences émises à son égard : « sa conception du rapport aux valeurs, associée à l’exigence de la neutralité axiologique, ainsi que sa théorie de la possibilité objective, ont été autant de brèches dans l’épistémologie positiviste, alors prédominante dans l’Université française.

Certes, on a essayé de contourner la critique wébérienne, mais jusqu’à présent en pure perte. Sa doctrine de la culture et de la civilisation, qui met l’accent sur la relativité [ses idéal-types sont classés selon une rationalité décroissante] pour mieux refuser le relativisme culturel, continue de dérouter les interprétations unilatérales venues depuis en vogue (10) ».


Max Weber : La « rationalité axiologique »

et la rationalisation de la vie morale

Extrait d’« Etudes sur les sociologues classiques » II, de Raymond Boudon


La rationalité axiologique : une notion essentielle pour l’analyse des phénomènes normatifs, Sociologie et société, vol. XXXI, n° 1, printemps 1999.

(14) La rationalité axiologique constitue le cinquième texte de R. Boudon « dans lequel il tente de dégager l’importance de deux idées de Max Weber : celle selon laquelle l’évolution morale serait soumise à un processus de « rationalisation diffuse » et sa célèbre distinction entre rationalité instrumentale et rationalité axiologique. Cette dernière forme de rationalité étant non instrumentale, est non conséquentialiste. C’est le jeu de ces deux formes de la rationalité qui entraîne une rationalisation diffuse de la vie morale : il gouverne le processus de sélection des idées morales. Mais l’évolutionnisme de Weber est complexe ; plus complexe que celui d’un Spencer bien sûr, mais aussi d’un Hayek. Il est aussi plus efficace. Il ne paraît guère possible, comme je le suggère dans ce texte, de comprendre l’évolution historique de la sensibilité morale, les phénomènes d’irréversibilité qui apparaissent en matière de valeurs et qui, en notre temps expliquent, par exemple, que l’apparition d’un « droit d’ingérence » ou l’institution d’un tribunal pénal international aient été possibles, sans s’appuyer sur ce couple de concepts, lesquels ont une portée subversive par rapport à bien des courants de pensée influents aujourd’hui ».


(17) L’ensemble des idées force présentées dans ce volume suffit sans doute à illustrer l’importance et le caractère hautement scientifique de la sociologie classique. Surtout, renonçant par principe à traiter de « la sociologie de …X, Y, Z » pour mettre en relief des questions, des notions et des théories essentielles proposées par les sociologues classiques, ce volume permet de saisir la convergence de leurs projets et de leurs analyses, là où l’on a couramment tendance à voir plutôt des divergences ou des dispositions personnelles (idiosyncrasies).

Cette convergence est remarquable s’agissant notamment des phénomènes relevant de la sociologie de la connaissance et des valeurs. Tocqueville, Simmel, Weber, Durkheim ou Scheler refusent de voir dans les idées le pur effet des facteurs sociaux. Certaines variables sociales peuvent inspirer au novateur telle idée prescriptive ou descriptive. D’autres variables sociales peuvent contribuer à expliquer que l’idée en question se diffuse ou non.

Mais une idée dépourvue de validité intrinsèque ne saurait prospérer sur le long terme. Sur ces sujets, les sociologues classiques ont produit des théories convergentes et fortes.

Mon objectif ayant été, dans tous ces textes, moins de restituer les idées force proposées par les sociologues classiques telles qu’elles ont été réellement conçues par leurs auteurs, que de mettre leur fécondité en évidence, je n’ai pas hésité à les systématiser, et à les développer, allant dans plusieurs cas bien au-delà de la lettre des textes où elles sont présentées. J’ai cherché par exemple, non pas à déterminer ce que Weber a réellement voulu dire lorsqu’il distingue « rationalité instrumentale » et « rationalité axiologique », mais à souligner que cette distinction, proprement développée, permet de faire considérablement progresser notre compréhension de phénomènes importants, comme les irréversibilités qui apparaissent en matière de sensibilité morale.

Bref, les études qui suivent relèvent d’un double genre : celui de l’« explication de texte » et celui des « variations sur un thème ». Elles ont surtout pour fonction de rappeler que la sociologie est, comme n’importe quelle discipline scientifique, capable d’expliquer des phénomènes opaques à l’aide de théories fortes et que cela est peut-être davantage sa vocation que d’accompagner, de pronostiquer, de légitimer – ou de combattre – l’évolution des mœurs ou les effets de la mondialisation.


MAX WEBER : La rationalité axiologique et la rationalisation de la vie morale

(201) La notion de « rationalité axiologique » apparaît notamment dans les premières pages d’Economie et société de Max Weber, dans la célèbre typologie qui distingue les actions inspirées respectivement par la rationalité instrumentale, par la rationalité axiologique, par la tradition et par l’affectivité.

Il est intéressant d’évoquer cette notion aujourd’hui pour trois raisons : elle est souvent mal comprise ; elle est fondamentale pour expliquer les croyances collectives normatives[1] et, au-delà, elle ébauche une théorie générale des croyances normatives, qui est peut-être la seule à pouvoir prétendre à la généralité ; elle fournit une clé aux discussions très vives sur le sujet de l’explication des croyances normatives auxquelles on assiste aujourd’hui entre philosophes, sociologues et anthropologues, en Europe comme aux Etats-Unis.


UNE NOTION MAL COMPRISE ET IMPORTANTE


(202) On se contente souvent de lire dans la notion de rationalité axiologique l’idée d’une conformité par rapport à des valeurs : une action serait axiologiquement rationnelle si elle apparaît comme conforme aux valeurs du sujet. Quant aux valeurs elles-mêmes, les sujets sociaux y adhéreraient de façon littéralement inexplicable[2].

Cette interprétation se rencontre de façon régulière chez les commentateurs de Weber. Elle s’appuie notamment sur les pages de la conférence de 1919 sur Le savant et la politique où, à travers les métaphores de la « guerre des dieux » et du « polythéisme des valeurs » Weber paraît défendre une théorie décisionniste des valeurs, selon laquelle l’adhésion aux valeurs serait par nature dépourvue de raisons. C’est malencontreusement ou par inadvertance que Weber aurait – de façon pourtant répétitive – qualifié de « rationnelle » la simple adéquation entre valeurs et actions.

On peut adresser à cette interprétation plusieurs objections. Tout d’abord, Weber

ne parle pas de « conformité » mais bien de « rationalité ». Ensuite, il met sur un pied d’égalité la rationalité axiologique (Wertrationalität) et la rationalité instrumentale (Zwekrationalität), en lesquelles il voit deux formes complémentaires et essentielles de la rationalité. Enfin, sa théorie de la compréhension veut que les actions, les attitudes, les comportements et les croyances des sujets sociaux soient par principe compréhensibles, c’est-à-dire que leur sens pour l’acteur – en d’autres termes la raison que l’acteur a de les endosser – en soit la cause.

On ne voit donc pas comment la théorie wébérienne de la compréhension pourrait être compatible avec une théorie de caractère décisionniste des valeurs, qui ferait de l’adhésion aux valeurs une décision « absurde » au sens de Sartre, c’est-à-dire dépourvue de tout fondement.

(203) Des exemples, qu’il serait facile de multiplier, montrent d’autre part que, fidèle à sa théorie de la compréhension, Weber part toujours, dans ses analyses concrètes du principe que les croyances, non seulement descriptives mais prescriptives des sujets sociaux s’expliquent par des raisons qui en sont la cause. Cela est vrai, non seulement des croyances philosophiques ou scientifiques, mais des croyances morales et même religieuses des sujets sociaux. Elles sont toujours analysées par lui comme installées sous l’effet de raisons. [Boudon cite deux exemples empruntés aux croyances religieuses, nous ne retiendrons ici que le second].

Dans Essais sur la sociologie de la religion, les paysans adhèrent souvent à la magie, nous dit Weber (1988) parce que les incertitudes caractéristiques des phénomènes naturels leur suggèrent que ces derniers sont gouvernés par des volontés capricieuses ; en revanche, ils ont beaucoup de mal à admettre que l’ordre des choses puisse être soumis à une volonté unique, celle-ci impliquant un minimum de cohérence et de prévisibilité. C’est pourquoi le mot paganus qui signifie à l’origine « paysan » fut utilisé pour désigner les « païens ». Comme « protestant » plus tard, ou comme « hobereau », il fut d’abord une injure, avant de devenir une notion neutre. Cum grano salis, (avec un grain de sel[3]) on pourrait dire que les paysans vus par Weber sont popperiens. Ils tendent vers le polythéisme ou vers l’animisme plutôt que vers le monothéisme parce que ces théories leur paraissent davantage congruentes avec le caractère aléatoire des phénomènes naturels tels qu’ils les perçoivent. Ils ne croient pas à ces théories parce que celles-ci comporteraient des conséquences utiles pour eux, parce qu’elles seraient fonctionnelles eu égard à leurs intérêts, mais parce qu’elles font sens pour eux. On peut prolonger l’analyse de Weber : supposant une cohérence de la volonté divine, une religion monothéiste pose de difficiles problèmes de conciliation entre le désordre des phénomènes et cette cohérence supposée. Elle implique donc que se développe une théologie. Mais une telle différenciation n’est plausible que dans une société complexe.

Ainsi, la théorie de la « compréhension » (qu’on peut résumer : les causes des actions, des attitudes ou des croyances d’un ensemble d’individus résident dans leur sens pour chacun d’entre eux pris individuellement), loin de demeurer spéculative, apparaît au contraire comme systématiquement mise en application par Weber dans ses analyses concrètes.

Sans doute Weber n’ignore-t-il pas que l’action individuelle peut être inspirée, non seulement par des raisons, relevant de la « rationalité instrumentale » et de la « rationalité axiologique » mais aussi par l’attachement aux traditions et par des motivations d’ordre affectif. Il faut donc admettre que, si le sens pour l’acteur de ses actions en est pour Weber en toute généralité la cause, ce sens ne se réduit pas toujours à des raisons. Mais, d’un autre côté, ce n’est pas sans intention que, dans la célèbre classification de Economie et société, il place les catégories de l’action « traditionnelle » et de l’action « affective » après les deux autres catégories, celle del’action« instrumentalement »rationnelleetcelledel’action« axiologiquement » rationnelle, mais plutôt parce qu’elles paraissent d’une importance moins grande, non pas en elles-mêmes, mais du point de vue de l’analyse sociologique. On mesure cette différence d’importance dans les analyses concrètes de Weber. Il est exceptionnel qu’il se contente de faire appel à l’attachement aux traditions ou à des facteurs affectifs pour rendre compte notamment de la diffusion des croyances religieuses.

Ainsi, pour Weber, croyances religieuses, croyances morales, croyances descriptives et prescriptives s’expliquent fondamentalement de la même façon : étant fondées dans l’esprit du sujet social sur des raisons, elles font sens pour lui[4].

Le modèle que les analyses de Weber ont inspiré à Boudon peut se résumer par les propositions suivantes :

1/ L’adhésion aux croyances normatives est le résultat de processus analogues à ceux par lesquels on adhère à des croyances descriptives.

2/ On croit que X est vrai si l’on a de fortes raisons d’y croire.

3/ De même ; on croit que X est bon, juste, etc., si l’on a des raisons fortes d’en juger ainsi.

4/ Ces raisons fortes doivent être perçues par le sujet comme ayant une valeur objective.

Le sociologue se contente simplement de noter que cette interprétation réconcilie les notions de « rationalité axiologique » et de « compréhension », dont on conviendra qu’elles tiennent l’une et l’autre, une place essentielle dans l’œuvre de Weber. Dans la même veine, Boudon propose de reconnaître que, par sa distinction entre « rationalité instrumentale » et « rationalité axiologique », Weber exprime une intuition fondamentale, à savoir que la rationalité ne revêt pas uniquement une forme « instrumentale » , et que les sciences sociales doivent en tenir compte, dès lors qu’elles se proposent d’expliquer les croyances et les sentiments des sujets sociaux en matière de valeurs.

Il est essentiel de remarquer que cette théorie implique des enjeux théoriques et empiriques considérables. Elle compose en effet un contraste saisissant avec bien des théories explicatives des croyances normatives en vigueur. Elle peut d’autre part expliquer maints phénomènes que ces théories ont beaucoup de mal à expliquer. Elle peut donc revendiquer un domaine de validité plus large.


Résumé des théories du normatif en vigueur


(207) Si l’on dresse un inventaire sommaire des théories du normatif en vigueur, on trouve d’abord des théories irrationnelles, qui voient les causes de l’adhésion à des croyances normatives, non dans des raisons, mais dans des forces sociales ou psychologiques de nature diverse. Ce genre comporte deux espèces : les théories culturalistes et les théories naturalistes.


Théories irrationnelles culturalistes

Les théories « culturalistes » très fréquentes en anthropologie et aussi dans la tradition sociologique abusivement qualifiée de durkheimienne, veulent que, puisque chaque culture a ses croyances normatives, celles-ci ne sauraient avoir de fondement objectif. Elles relèveraient de ce qu’on a pu appeler l’« arbitraire culturel » ; elles seraient des conventions tacites reconduites par la socialisation. Cette théorie est brillamment défendue par l’anthropologue Geertz (1984) dans son article « anti-antirelativism ». Les théories culturalistes sont très influentes depuis une trentaine d’années.


Théories irrationnelles naturalistes

(208) Les théories naturalistes veulent que les croyances normatives soient l’effet de causes qui ne sont pas des raisons. En ce sens, elles sont bien irrationnelles. Mais elles proposent de rechercher ces causes du côté de la nature humaine. Comme elles tentent aujourd’hui de réapparaître dans des formes inédites, après avoir connu une longue période de défaveur, il peut être intéressant de s’y arrêter un instant.

Pour illustrer ce type de théorie, on peut considérer l’ouvrage brillant de J. Wilson (1993), The Moral sense, dont la thèse générale peut être résumée par la formule : « Le cœur de notre moi n’est pas entièrement le produit de la culture ».


A la recherche du sens moral

Wilson propose de revenir à la vénérable notion de la nature humaine, et de reconnaître, avec Aristote à qui il se réfère abondamment, que le sens moral en est un argument crucial. Il faut immédiatement ajouter que ce retour à Aristote n’a rien chez lui d’un exercice scolaire. La version wilsonienne de la tradition aristotélicienne est au contraire très originale dans la mesure où elle cherche à s’appuyer de façon méthodique sur une foule de résultats tirés de la psychologie, de la sociologie, et de la psychologie sociale modernes.

Selon Wilson, la réalité de ce sens moral peut être détectée à l’existence de quatre traits principaux : instinct de sympathie, sens de l’équité, besoin de contrôle de soi et sens du devoir. Des variantes culturelles viennent se greffer sur ces traits fondamentaux de la nature humaine, mais en tant que tels, ils sont universels.

Une seconde illustration de ce retour du naturalisme réside dans l’ouvrage dû au Canadien Ruse (1993), où l’auteur s’efforce de montrer que les sentiments moraux doivent être analysés en des termes non culturalistes, mais naturalistes. Selon Ruse, ce serait désormais la sociobiologie, et non plus l’anthropologie qui serait appelée à diriger le chœur des sciences humaines, celle qui nous permettrait d’expliquer les valeurs morales et l’origine même des sentiments moraux. Comment ? La théorie de Ruse propose d’appliquer à l’homme et à la morale des principes de la théorie néo-darwinienne de l’évolution.

Cette théorie peut être résumée ainsi : par essence, nous dit-elle, le vivant est organisé de manière à se reproduire. Une espèce qui ne se reproduirait pas ou qui se reproduirait mal est vouée à l’extinction. Ce qui est vrai du vivant en général est vrai de l’être humain en particulier, nous dit Ruse. Or, la survie de l’espèce humaine supposant l’organisation sociale, celle-ci doit être analysée comme étant d’origine biologique, plus précisément comme ayant pour fonction d’assurer la reproduction de l’espèce.


Théories rationnelles conséquentialistes

(213) A côté des théories irrationnelles, les sciences sociales ont aussi développé des théories rationnelles des sentiments moraux et généralement des croyances normatives au sens large du terme. Bien que moins populaires que les théories irrationelles, elles existent. Le fonctionnalisme en est un exemple à côté de la théorie de léchange, ou encore de la théorie du choix rationnel (dite encore théorie de l’utilité espérée). Elles sont importantes : elles expliquent de façon satisfaisante bien des phénomènes axiologiques.

Ainsi, selon la théorie de l’utilité espérée (rational choice theory) , le sujet croît que « X est bon » si X sert ses intérêts. Les feux rouges sont une bonne chose parce qu’ils facilitent la circulation. Cette idée simple a été indéfiniment développée, de Bentham à des auteurs contemporains comme K. D. Opp ((1983, 1999) ou J. Coleman (1990). Elle permet d’expliquer bien des données relatives aux croyances collectives normatives. Il faut ajouter que cette tradition utilitariste comporte plusieurs variantes. En dehors de la variante benthamienne (j’endosse telle croyance normative parce que celle-ci sert mes intérêts), elle a donné naissance à deux variantes importantes : une variante nietzschéenne (j’endosse telle croyance normative parce que celle-ci sert mes intérêts psychiques) et une variante marxiste (j’endosse telle croyance normative parce que celle-ci sert mes intérêts de classe).

Le fonctionnalisme, aujourd’hui injustement discrédité, a proposé de son côté des pistes fort utiles d’explication des croyances normatives. On peut illustrer les principes de base de l’explication fonctionnaliste des normes par l’exemple du jeu de billes cher à Piaget. Les enfants désapprouvent la tricherie au jeu de billes, nous dit Piaget, parce que la tricherie détruit l’intérêt d’un jeu auquel ils prennent plaisir. Ici, la valeur négative attribuée à la tricherie est analysée comme résultant de ses effets négatifs sur le système social élémentaire que forment les joueurs de billes. Dans son principe, le fonctionnalisme pose donc en résumé qu’une disposition institutionnelle (l’interdiction de la tricherie par exemple) est considérée comme bonne par les individus lorsqu’elle facilite le fonctionnement d’un système auquel ils sont attachés. Ainsi, les membres d’un club admettront qu’on en contrôle [l’accession], cette disposition étant indispensable sui l’on veut écarter les candidats peu motivés ou incapables de contribuer au bon fonctionnement du club. C’est pourquoi les académies ou les clubs sportifs sélectionnent leurs membres[5].

Comme le montrent ces exemples élémentaires, le fonctionnalisme représente incontestablement une théorie très utile, s’agissant de l’explication des phénomènes[6] normatifs.

Mais le même exemple des clubs révèle aussi les limites du schéma explicatif fonctionnaliste. En effet, s’il explique qu’on considère comme légitime que soient sélectionnés les candidats à l’entrée d’un club, il ne permet pas de comprendre pourquoi on admet difficilement que soit contrôlée la sortie d’un club. Comme on le voit à l’exemple des sectes (une espèce particulière de genre sociologique que représentent les « clubs » au sens large), interdire la sortie d’un club est jugé non seulement inopportun mais moralement choquant. En restreignant la sortie, on risque certes de retenir des membres qui n’éprouvent plus d’intérêt pour les activités du club et, par là, de nuire à son fonctionnement. Mais ce n’est certainement pas par souci du bon fonctionnement des sectes que l’on réprouve qu’elles retiennent leurs membres. La réaction morale est ici le produit de raisons fortes, mais ne relevant pas du schéma explicatif que propose le fonctionnalisme.

On pourrait faire des remarques analogues à propos des autres théories rationnelles des valeurs et des normes couramment proposées par la sociologie, et notamment des théories d’inspiration utilitariste, comme la théorie du choix rationnel. Elles tirent leur force de ce qu’elles supposent que les croyances normatives sont produites par des raisons solides. Elles expliquent efficacement bien des données relatives aux sentiments moraux. Mais il existe une multitude d’observations relatives aux sentiments moraux qu’elles sont incapables d’expliquer. Cette faiblesse provient de ce que toutes ces théories supposent que les raisons sous-jacentes aux sentiments moraux sont toujours relatives aux conséquences provoquées par telle action ou par tel état de choses. Il est vrai que, dans bien des cas, nous croyons effectivement que telle institution, tel comportement, telle décision sont bons ou mauvais parce qu’ils entraînent des conséquences que tous s’accorderaient à trouver bonnes ou mauvaises. Mais cela n’est pas toujours vrai. Les théories d’inspiration fonctionnaliste partagent en d’autres termes avec les théories d’inspiration utilisatrice le caractère et le défaut communs d’être conséquentialistes. S’interdisant par là de rendre compte de façon satisfaisante d’une multitude de sentiments moraux, elles laissent le champ libre aux théories irrationalistes.


LA DIMENSION NON CONSÉQUENTIALISTE DE L’AXIOLOGIE


(215) La rationalité sous-jacente aux sentiments moraux est en effet loin d’être

toujours de type conséquentialiste. Plus précisément, même si on ne peut jamais être totalement indifférent aux conséquences d’une action, il est des cas où les raisons conséquentialistes qu’on peut avoir de faire X doivent être subordonnées aux raisons non conséquentialistes qu’on a de faire non-X. C’est la raison fondamentale pour laquelle Max Weber distingue rationalité « axiologique » et rationalité « instrumentale ». Si les raisons fondant les jugements de valeur étaient toujours de type conséquentialiste, la première se réduirait à la seconde et la distinction serait dépourvue de fondement.

(216) On pourrait ici développer un argument théorique que je me contente d’évoquer de façon schématique : dans bien des cas, une disposition intentionnelle engendre un faisceau de conséquences dont certaines sont positives d’un certain point de vue et d’autres négatives d’un autre point de vue. Ainsi contrôler la sortie de ses membres est une bonne chose du point de vue du club et une mauvaise du point de vue des candidats à la sortie. La certitude que ledit contrôle est en lui-même une mauvaise chose implique donc que l’on considère les deux points de vue ordonnés de façon lexicographique. Or cet ordre ne peut dériver que d’une théorie et non d’une comparaison empirique de l’intensité de ces conséquences, dont on ne voit pas comment elle serait contraignante.

Il est intéressant d’étayer cette critique du conséquentialisme en évoquant des cas concrets. Ils suffiront, je pense, à montrer qu’il existe des ensembles considérables de comportements normatifs qui ne peuvent en aucune façon être expliqués par des théories rationnelles de type conséquentialiste.


Exemples traités[7] :

Le paradoxe du vote : « Si on prend le conséquentialiste au sérieux ; nous dit ce « paradoxe », on ne comprend pas pourquoi les gens votent : puisque mon vote n’a qu’une chance pratiquement nulle d’influencer le résultat d’une consultation populaire… »

La corruption et le trafic d’influence : « La corruption et le trafic d’influence ne nuisent guère au public, pourtant ils sont jugés normalement jugés graves par lui… »

Le plagiaire, l’imposteur et le resquilleur : « La répulsion qu’ils inspirent provient plutôt de ce qu’ils tournent en dérision des activités collectives perçues comme positives. Ce faisant, ils en nient le sens même ».

Exemples politiques (se reporter au document).

Remarquons au passage que ces exemples illustrent ce que l’on entend par « jugement de valeur » ;ilnes’agitrien d’autre que d’une immixion d’irrationalité dans la rationalité.


L’ÉVOLUTIONNISME WÉBÉRIEN


La notion de rationalité « axiologique » doit être couplée, on l’a dit avec la notion de « compréhension »[8]. Expliquer une croyance ou une action c’est en retrouver le sens pour l’acteur, c’est, en d’autres termes « comprendre » les raisons et les motivations qui les inspirent. Toute interprétation qui néglige ce couplage est difficilement acceptable. Mais la même notion de « compréhension » est également associée à l’idée qui réapparaît régulièrement chez Weber, quoique sous des formes variables de la « rationalisation diffuse » (Durchrarionalisierung) de la vie morale et politique. Elle est l’image en miroir du « désenchantement ». Ces deux notions complémentaires « rationalisation diffuse » et « désenchantement », occupent, elles aussi, une position centrale dans son œuvre. Elles suffisent à elle seules, à indiquer que la pensée de Weber comporte une dimension évolutionniste, bien que son évolutionnisme se distingue profondément de l’évolutionnisme classique.


La « rationalisation diffuse » de la vie politique et morale et le « désenchantement »


Le processus de « rationalisation diffuse » n’est pas facile à définir en une formule simple. Mais on peut identifier sans trop de difficultés certaines de ses manifestations. Ainsi, il s’exprime par le fait que certains interdits tendent, soit à être perçus comme des tabous injustifiables et à être éliminés, soit à passer du statut de tabous à celui de règles justifiées par des valeurs dominantes.

On peut facilement illustrer cette idée par des exemples proches de nous. Les sociétés modernes tendent visiblement – ce trait étant particulièrement visible dans les trois dernières décennies – vers une morale reposant sur une obligation (respecter la dignité humaine) et un interdit (ne pas nuire à autrui), sinon uniques, du moins dominants, tandis que des obligations et des interdits qui furent naguère très puissants prennent le statut de tabous, c’est-à-dire dans l’usage aujourd’hui courant de cette notion, d’interdits injustifiés, perçus comme reposant illégitimement sur le seul principe d’autorité. Sous l’action du filtre que représente le couple formé par de cette obligation et cet interdit dominants, les sociétés modernes s’efforcent par exemple d’imaginer des méthodes de contrôle social aussi respectueuses que possible de la dignité de l’individu, ou de neutraliser les conséquences socialement handicapantes des différences entre individus.

Weber aurait donc sans doute lu dans la liquidation des tabous moraux à laquelle nous assistons aujourd’hui une nouvelle étape du désenchantement (Entzauberung) ou, peut-on encore dire, de la rationalisation (les deux faces d’un même phénomène) qui caractérise l’évolution des sociétés modernes. Mais il aurait aussi jugé essentiel de souligner que cette liquidation ne débouche en aucune façon sur le relativisme du « tout est bon »[9]. En effet, elle s'accompagne au contraire d'une réaffirmation sourcilleuse de la valeur de la dignité de l'autre en tant que personne, indépendam­ment de ses qualités et de ses réalisations. La force de ce principe se décèle par exemple à ce que, en contradiction avec les règles de la démocratie, des partis politiques donnant l'impression de ne pas y souscrire sont considérés par une large fraction de l'opinion comme devant être normalement interdits de gouvernement, même lorsqu'un nombre non négligeable de votes se sont portés sur eux. La valeur du respect de l'autre domine les valeurs fonda­mentales de la démocratie elle-même. Un autre exemple ou le « polythéisme des valeurs » et la « guerre des dieux » évoluent vers une ordination lexicographique des principes en conflit.

Car il faut reconnaître aussi que la rationalisation diffuse de la vie morale et politique s'effectue le plus souvent dans un contexte conflictuel. D'une part, parce qu'elle menace des intérêts indivi­duels et collectifs, des traditions et des habitudes. D'autre part, parce que toute valeur est susceptible d'interprétations variables : La « dignité » de tous implique-t-elle l'égalisation des conditions de vie ? Si oui, jusqu'où cette dernière doit-elle aller ? Faut-il encore rechercher l'égalisation des conditions de vie, dès lors que celle-ci a tendance à se faire vers le bas ? L' « humanisation » des prisons ne risque-t-elle pas d'encourager la criminalité ? L'obli­gation de la « bienveillance universelle » implique-t-elle que l'on doive s'abstenir de toute critique à l'adresse des opinions les plus déraisonnables ? Que l'on considère que « tout est bon » ? Ces questions familières et les innombrables autres questions de même type qu'il serait loisible d'imaginer et dont on mesure immédiate­ment la place qu'elles occupent dans le débat public des sociétés

démocratiques modernes, suffisent à rappeler que la diversité des réponses qu'on peut leur donner a été et est toujours à l'origine de conflits sévères, y compris entre des partisans partageant les mêmes valeurs, mais s'opposant sur leur interprétation.

La « rationalisation diffuse » de la vie morale n'est donc en aucune façon incompatible avec le « polythéisme des valeurs » et la « guerre des dieux ». Il est vrai que Weber a lu Nietzsche, et qu'il a retenu certaines de ses idées. Mais il a également présenté des critiques articulées de divers aspects de sa pensée[10]. Il est en tout cas superficiel d'exagérer 1' « influence » de Nietzsche sur Weber et d'en tirer l'idée que la « guerre des dieux » aurait impliqué dans son esprit une vision relativiste de la morale et généralement des valeurs.

Weber aurait sans doute vu par exemple dans le conflit entre le principe de la souveraineté des Etats-nations et le principe du respect des droits de l'homme une illustration de la « guerre des dieux » et du « polythéisme des valeurs ». Il aurait lu dans l'ordre lexicographique qui tend à s'installer entre les deux principes et dont témoigne la naissance d'un « droit d'ingérence » un témoi­gnage de la « rationalisation diffuse » de la vie morale. Mais, ayant maintes fois souligné dans ses écrits que cette « rationalisation » est couramment contrecarrée par des « forces historiques » incontrôla­bles, il n'aurait pas été surpris par le gâchis et les effets contreproductifs de la première guerre menée au nom du « droit d'ingé­rence » : la guerre du Kosovo.

Le conflit entre le droit de grève et le droit du public à refuser d'être « pris en otage » par les grèves est une autre illustration de la « guerre des dieux » - d'un conflit entre deux principes - : il donne naissance, lui aussi, à un processus de « rationalisation diffuse », lequel prend la forme d'une recherche de nouvelles formes d'expression des revendications collectives ou d'une modération dans l'usage du droit de grève sous la pression d'une opinion publique qui accepte de plus en plus difficilement de faire les frais de revendications qui ne la concernent pas. On le mesure à ce que, en France notamment, les grèves à fonction d'intimidation - i.e. des grèves visant à se placer d'entrée de jeu en position de force en intimidant le partenaire d'une négociation, sans égard pour le coût infligé à la collectivité - sont de plus en plus traitées par les médias et par l'opinion comme illégitimes. Le droit de grève reste « sacré », comme on dit ; mais un processus de rationalisation tend à atténuer ce côté sacré et à distinguer les usages légitimes des usages illégitimes de la grève. Le droit de grève lui-même est sujet à un processus de « désenchantement ».

C'est donc normalement que, selon la version weberienne de l'évolutionnisme, les processus d'innovation et de sélection en matière de valeurs opèrent dans des conditions conflictuelles et parfois sanglantes. L'histoire est tragique. Mais la « rationalisation diffuse » de la vie morale indique qu'elle n'est pas dépourvue de sens. Un contresens courant veut que la guerre des dieux soit « inexpiable », au sens où elle opposerait des conceptions définiti­vement inconciliables. Elle l'est seulement au sens où l'on ne voit pas la fin des conflits par lesquels - notamment à travers des inno­vations institutionnelles, et des changements dans le droit et les mœurs - s'affirme et se redéfinit constamment la dignité de l'homme.


NOTE : POURQUOI LA NOTION

DE « RATIONALITÉ AXIOLOGIQUE »

EST MAL COMPRISE


La notion de rationalité axiologique de Weber apparaît comme régulièrement mal comprise : essentiellement, semble-t-il, parce que, depuis Léo Strauss, on veut voir en Weber un « décisionniste », c'est-à-dire un théoricien pour qui les valeurs seraient injus­tifiables. L'interprétation décisionniste que Léo Strauss propose de Weber s'explique surtout parce que le sociologue allemand avait avancé à juste titre que, dans certains cas, le droit naturel est évoqué stratégiquement par certaines catégories sociales pour faire évoluer les règles juridiques en leur faveur[11]. Cela a suffi à Léo Strauss, semble-t-il, pour faire de Weber le père du relativisme moral. Or Weber - un auteur qui plus que tout autre peut-être répugne aux généralisations hâtives - n'a nullement soutenu que les règles du droit soient dépourvues de fondement, mais seule­ment que, dans certaines circonstances, elles peuvent être et ont effec­tivement été utilisées à des fins stratégiques.

Sur un plan plus général, loin de défendre une théorie « déci­sionniste » en matière d'axiologie, Weber a seulement soutenu que les valeurs ultimes ne sont pas démontrables. Et elles ne sont pas démontrables parce que, si elles l'étaient, elles le seraient nécessai­rement par référence à d'autres valeurs. Elles ne seraient donc pas ultimes. Ainsi, on ne peut à proprement parler démontrer qu'il soit bon de chercher à organiser la société de manière à sauve­garder la dignité de l'homme. Mais personne n'accepterait de considérer un tel projet comme vide de sens. Les principes ne sauraient être démontrables sans cesser d'être des principes. Mais cela ne prouve pas qu'on soit condamné à les endosser sans raison. De même, une conjecture ou un postulat sont par définition non démontrés. Cela n'entraîne ni qu'on doive, sur le mode intuition-niste, leur prêter le caractère de l'évidence, ni qu'on n'ait pas de raisons de les formuler. Ce théorème élémentaire s'applique au domaine du descriptif comme à celui du prescriptif. Les théories scientifiques les plus solides reposent, elles aussi, sur des principes par nature indémontrables, un point souligné par Weber. Il n'en tire nullement la conséquence qu'il n'y a pas de vérité scientifique.

Le contresens de L. Strauss a fini par prendre le statut d'une idée établie parce qu'il a été commis par d'autres auteurs éminents, comme C. Schmitt ou E. Voegelin (1952). Ce dernier n'hésita pas à inclure Weber, à côté de Joachim de Flore et de Hegel, dans la trinité des « gnostiques » responsables, selon lui, du relativisme moderne. En France, R. Aron a contribué - sans le vouloir et poussé sans doute surtout par la déférence bien com­préhensible que lui inspirait Leo Strauss - à la diffusion de l'interprétation straussienne par sa préface ambiguë à une édition populaire de la conférence de Weber, Le savant et le politique. D'autres encore, comme A. Bloom (1987), véhiculèrent ensuite à leur tour l'image d'un « Weber : père du relativisme ».

Pourtant, comme Coser (1984) le relève justement, il avait été abondamment démontré que l'interprétation relativiste que Leo Strauss propose de Weber est inacceptable. Mais cette démonstra­tion ne devait avoir aucun effet sur les convictions de Leo Strauss et de ses disciples : « Many commentators have contended (...) that Strauss completely misunderstood Max Weber ; but this seems never to have disturbed him or his followers », écrit Coser.

L'interprétation relativiste de Weber a également été légitimée - pour des raisons strictement inverses de celles qui inspirèrent les penseurs conservateurs que furent Leo Strauss, E. Voegelin ou Cari Schmitt - par des sociologues postmodernistes, trop heureux de faire de Weber un postnietzschéen. Ainsi Bryan Turner (1992, +++7) déclare que le retour de Weber chez les intellectuels contemporains s'explique parce qu'on prend mieux la mesure de son inspiration nietzschéenne, et qu'on peut plus facilement voir en lui un relativiste et par suite un précurseur du « postmoder­nisme » : « (...) the revival of interest in Nietzsche (...) for the development of poststructuralism and postmodernism (...) has been parallel to the revival of interest in the shaping of Weberian sociology by Nietzsche. »

On a ici un bel exemple d'application de ce qu'on peut appeler la « loi d'Hamilton » (1996), selon laquelle certaines erreurs peu­vent être interminablement ressassées, même dans des commu­nautés scientifiques. Surtout, cet exemple permet d'identifier certains des mécanismes sous-jacents à cette loi.

Ici, des conservateurs et des postmodernistes de tendances diverses se sont rencontrés sur un contresens, tendant par ce consensus inattendu à lui conférer une autorité. Cet effet d'auto­rité se trouva renforcé par le fait que des commentateurs qui étaient en désaccord sur tous les sujets possibles se rejoignaient sur le « relativisme » de Weber. Le contresens fut alors indéfiniment répété, en partie sous l'action de l'effet d'autorité ainsi créé, mais aussi sous celle du conformisme : une attitude recommandée dès lors qu'un consensus s'établit sur un sujet.

Mais le mécanisme le plus important de ce point de vue est qu'une idée douteuse est très difficile à éradiquer à partir du moment où elle prend des allures d'un mythe légitimant des idées reçues. Nous sommes pour la plupart convaincus que Mozart est mort dans l'anonymat et l'indifférence, que Galilée a été jeté en prison, que Luther a affiché 25 thèses sur les portes de l'église de Wittenberg le 29 octobre 1517, poussé par sa révolte contre les indulgences, bien que les historiens aient montré depuis long­temps qu'il n'en est rien[12]. Car il faut que le génie soit inspiré, méconnu, voire persécuté. De même, il faut bien que le relati­visme moderne ait un père.


Etude annexe


Benoît Test, Gérard Gingouain et Alain Somat

LAUREPS, Université Université Rennes 2 - Haute Bretagne, Psychologie Sociale


« Processus cognitifs et normativité sociale »

En s'appuyant sur des travaux de psychologie sociale expérimentale, l'exposé interrogera sous différents angles les rapports entre processus cognitifs et normes sociales. Trois idées seront plus particulièrement développées. Une première idée concerne le fait que certaines productions cognitives relativement basiques (par exemple la production d'explications "internes") peuvent constituer des objets normatifs en soi et, donc, se voir valorisées et récompensées dans un environnement social donné. Une seconde idée a trait aux effets de la normativité sur les processus cognitifs de bas niveaux (ayant des effets sur la rapidité de traitement, la mémorisation...). Certains travaux montrent que la valeur associée à certaines productions cognitives en facilite le traitement. Enfin, une troisième idée renvoie aux normes sociales comme objet de connaissance. La connaissance des normes, ou "clairvoyance normative", se voit inégalement distribuée dans la population. L'étude de la clairvoyance normative ouvre alors vers l'étude de la métacognition sociale.


Max Weber et la sociologie française

Ouvrage de Monique Hirschhorn préfacé par Julien Freund


Dès son « Introduction », Monique Hirschhorn relève les raisons qui ont motivé les nombreux affrontements que ses écrits ont suscités :

« L’histoire de Max Weber est donc celle d’un homme qui, continuellement tenté par le politique, mais trop conscient de ce qu’aurait exigé une participation effective, préféra se réfugier dans une distance critique qui n’excluait pas un certain pessimisme [on notera l’importance du « désenchantement » dans son œuvre]. Le réalisme de son analyse, joint à une conscience aigüe de l’antagonisme des valeurs, le conduit à une lucidité impardonnable. Quel dommage pour les confesseurs marxistes et ou les bien-pensants libéraux qu’il ne puisse être pris pour un bourgeois à la conscience réifiée, ni pour un fervent démocrate ! Rien d’étonnant, alors, à ce que la révélation de la complexité de ses analyses et de l’ambiguïté plus apparente que réelle de ses positions ait pu provoquer ces affrontements.

Un autre visage de Max Weber, celui du théoricien de la rationalisation [de la « rationalisation diffuse » en particulier], polarise également les discussions d’Heidelberg. Le débat prend alors une autre dimension : l’œuvre de Max Weber ne met plus en question les intellectuels allemands dans leur relation au passé, mais les sociologues dans leur capacité à saisir l’évolution de la société occidentale. Il s’agit alors de choisir entre l’analyse marxiste sous ses différentes versions, et celle de Max Weber.

Fil conducteur de la sociologie wébérienne, la théorie de la rationalisation permet de comprendre la spécificité de notre société. Mais le terme ne doit pas faire illusion : le sens du procès de rationalisation est justement de ne pas en avoir. La raison dont parle Max Weber n’est pas celle de l’Aufklärung. Elle ne légifère pas dans l’ordre éthique où règne, au contraire, le polythéisme des valeurs [règne des jugements de valeur]. La rationalité, au sens wébérien, ne s’exprime que dans la maîtrise technique, dans la recherche – au nom du rendement – d’un ajustement toujours plus adéquat des moyens aux fins (19-20) ».


Les mises au point théoriques faites sur l’œuvre de Max Weber


Sa sociologie religieuse fait toujours l’objet d’un nombre considérable de travaux. Le point important que souligne Monique Hirschhorn, c’est que « L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme », reste « une étude prudente qui ne vise qu’à mettre en évidence, dans un insaisissable enchevêtrement d’influences, l’affinité élective ou, si l’on préfère l’homologie de structure entre une attitude religieuse et une mentalité économique (21) ». Cette sociologie n’est pas sans réserver « d’autres aventures : c’est le cas lorsque l’on privilégie l’utilisation de son apport théorique, par exemple en appliquant la typologie des sectes à la compréhension de groupes religieux contemporains (Ralston 1980). D’autres s’inscrivent à leur tour dans une optique compréhensive pour construire une problématique de la modernisation qui prenne en compte les attitudes religieuses et les mentalités dans les pays en voie de développement (Saram 1976) ; ou bien choisissent une démarche d’ordre plus réflexif comme le fait Pierre Bourdieu (1971 c) dans l’analyse de l’apport wébérien à une représentation interactionniste des relations entre agents religieux.

Sa sociologie politique semble plus propice à des mises au point théoriques à partir de la question du pouvoir et de la légitimité (Steininger 1980). L’autorité charismatique focalise l’intérêt, par référence, comme dans le passé, à des préoccupations concrètes dont témoignent aussi des études sur la théorie des partis politiques (Agodi 1980).

Son principe de rationalisation constitue un troisième thème de recherche. Ce qui valait au moment du congrès d’Heidelberg garde son actualité : ce principe fait l’unité de la sociologie de Max Weber et ne peut être laissé de côté ; mais il rencontre, en outre, une série de préoccupations qui se trouvent au centre de l’interrogation sociologique (Lenhardt, 1980). Ces travaux prennent toutefois, dans certains cas, la forme de recherches empiriques, particulièrement à propos de la bureaucratie (Reiman,1973) et ils reposent alors, dans des termes assez voisins de ceux de la sociologie religieuse, le problème de la traduction en indicateurs de l’idéaltype wébérien.


Ce tableau serait incomplet s’il négligeait les études comparatives qui, selon l’auteur choisi comme point de référence, privilégient tel ou tel aspect de l’œuvre.

Comparaison avec Marx

Elle est de loin la plus fréquente (Mommsen, 1974) ; elle alimente la polémique habituelle sur l’opposition réelle ou non entre Marx et Weber.

Parallèles entre Weber et Parsons

De ces parallèles il y a celui établi par (Lassman,1980). D’autres posent la question délicate de l’utilisation parsonienne de Max Weber dont il y a tout lieu de penser qu’elle a contribué à donner aux Américains une vision trompeuse, voire erronée, de Max Weber jusqu’à ce que les travaux de R. Bendix (1962) viennent apporter un heureux contrepoids.

Comparatifs entre Weber, Durkheim, Pareto (Freund, 1974)

qui sont souvent fort éclairants pour saisir la spécificité et l’originalité de Max Weber.

Mise en perspective phénoménologique de la pensée wébérienne à partir de l’œuvre de A. Schütz (Williame, 1973).


Cet ensemble témoigne de l’actualité de la sociologie de Max Weber, même si parfois l’intérêt réel qu’elle suscite, repose sur un malentendu ou une incompréhension. Mais un auteur actuel (faute d’être contemporain) est celui dont les cadres théoriques ou la méthodologie se révèlent encore utilisables, celui qui reste actuel ou risque de le devenir. Une part non négligeable du travail intellectuel consiste précisément à redécouvrir des œuvres que l’on avait cru définitivement dépassées.


Utilisation de la pensée wébérienne

Ces indications sont à rechercher dans l’ensemble du livre de Monique Hirschhorn :


(72) Comparaison de la typologie de Gurvitch avec celle de Weber

« La typologie de Gurvitch (un opposant à Weber) s’efforce, en effet, de concilier individualisation et généralisation, de construire des types qualitativement différents tout en retrouvant des cadres qui se répètent. Ce faisant, elle s’échappe d’autant de la méthode idéaltypique, qui construit le type d’une individualité historique à partir de la sélection, de l’accentuation et de la réunion de certains traits distinctifs. Reste l’élément commun : la nécessité de fonder la méthode sociologique sur la construction d’une typologie ». (voir si nécessaire l’opposition Gurvitch-Weber, dans les pages suivantes).


(116) Quel rôle joue aujourd’hui la référence wébérienne ?


1/ Malgré l’exclusion des jugements de valeur des sciences sociales, celles-ci ne sont cependant pas indifférentes aux valeurs

« La sociologie, devenue une discipline autonome (depuis 1958), s’interroge sur

les possibilités de son existence et renoue avec les débats qui avaient marqué sa naissance.

(117) C’est en suivant cette problématique que l’on a le plus de chance de retrouver Max Weber. Mais comment utilise-t-on sa pensée ? Quel rôle joue la référence wébérienne dans un contexte qui lui est infiniment plus favorable que l’après-guerre immédiat ?

D’un point de vue épistémologique et méthodologique, deux attitudes s’opposent : celle pour qui Max Weber constitue l’exemple même d’une pensée dépassée. On l’examinera cependant avec soin ne serait-de pour montrer par un effet de contraste l’intérêt et l’actualité des réponses que l’on apporte ; celle pour qui au contraire, les références wébériennes servent de soubassement pour construire solidement la méthodologie de la discipline.

D’ambition et d’ampleur tout à fait différente, les travaux de Lucien Goldmann (Sciences humaines et Philosophie, 1951) et de Jean-Marie Vincent (article sur La méthodologie de Max Weber, 1967), leurs travaux se rejoignent dans un souci commun de mettre en évidence les apports incontestable de Max Weber comme logicien et méthodologue, mais aussi ses faiblesses. Pour reprendre le titre d’un article de Vincent, il s’agit de choisir entre Weber ou Marx. Chez Goldmann, l’alternative se fait plus souple, car le détour par le structuralisme génétique contribue à nuancer sa position.

Le premier apport de Marx Weber, partagé avec Durkheim (Goldmann, 1966) réside dans sa volonté explicitement affirmée de séparer jugement de fait et jugement de valeur. Selon la formule de Poincaré, reprise par Goldmann, les prémisses à l’indicatif n’ont pas de conclusion logique à l’impératif. Pour garder aux sciences sociales leur caractère scientifique, il convient de les confiner dans un rôle purement explicatif et de leur interdire toute prescription de normes. Comme le montre Vincent, cette position manifeste en toute clarté l’adhésion de Weber aux valeurs de la connaissance scientifique, son refus radical de toute métaphysique et de toute philosophie de l’histoire. L’exclusion des jugements de valeur des sciences sociales, la Wertfreiheit constitue ainsi la condition externe de leur objectivité (Rossi, 1965).

(118) Contrairement à Léo Strauss, Goldmann n’y voit pas une difficulté majeure mais un fait acquis, à partir duquel le problème de l’objectivité se pose dans toute son ampleur. Car Weber ne se croit pas quitte avec les valeurs, pour les avoir éliminées de la démarche scientifique et de ses conclusions. L’interdiction de porter des jugements de valeur ne signifie pas que les sciences sociales soient sans rapport avec les valeurs. Plus que Durkheim, Weber est sensible à l’interdépendance entre le sujet et l’objet de la connaissance à « ce cercle qui est l’expression du fait que le chercheur lui-même fait partie de la société qu’il se propose d’étudier et qui joue un rôle prépondérant dans l’élaboration de ses catégories intellectuelles » (Goldmann, 1967). Cela détermine la structure de l’objectivité en sociologie.


2/ Comment penser le rapport inévitable des sciences sociales aux valeurs sans pour cela leur dénier tout caractère scientifique ? (l’échappatoire adoptée par Weber)

Toute l’actualité de la méthodologie wébérienne pour Goldmann comme pour Vincent, tient dans la formulation de cette question que Durkheim évite de se poser, dans la conscience de cette situation paradoxale : celle des sciences sociales aussi incapables de confirmer ou d’infirmer les valeurs que de les éliminer complètement.

On connaît l’échappatoire adoptée par Weber. C’est dans le rapport aux valeurs (Wertbeziehung) que réside la spécificité des sciences sociales. Les valeurs ont alors une fonction méthodologique clairement définie : elles constituent le critère de sélection d’une recherche, le point de vue que l’on adopte pour décider de ses orientations. Les présuppositions sont inévitablement d’ordre axiologique, mais cette reconnaissance de la subjectivité ne compromet pas l’objectivité, si l’on sait la limiter au point de départ extra-scientifique de toute recherche scientifique. La condition de toute objectivité repose sur la possibilité d’une explication causale dont la validation dans les sciences sociales s’avère, selon l’avis même de Weber, fort difficile.


Critiques de Goldmann et Vincent

Position délicate, insoutenable, dira même Goldmann (1966), car elle se situe « à mi-chemin entre la méconnaissance du déterminisme social de la pensée sociologique des durkheimiens et son acceptation intégrale par les marxistes » ; en tout cas position d’équilibre, de compromis qui n’offre pas les facilités d’un choix nettement tranché.

Par une analyse plus fine de la méthodologie wébérienne, Vincent met en évidence les conséquences de cette position dans la définition du type de connaissance auquel peuvent prétendre les sciences sociales. La partialité qu’exprime l’orientation valorisante du chercheur conduit nécessairement à « un (119) pluralisme de l’explication et même à un pluralisme méthodologique », car chaque perspective demeure partielle et peut toujours être remise en question par l’adoption d’un nouveau point de vue. On ne peut espérer éliminer la subjectivité par le recours à la causalité, car le processus explicatif est lui-même sous la dépendance du rapport aux valeurs. Ce n’est pas simplement le domaine de recherche qui est déterminé par l’adoption de tel ou tel critère de sélection, mais aussi le type de rapports étudiés. Ainsi l’explication revêt toujours une forme conditionnelle. Autre conséquence tout aussi essentielle, l’ambiguïté de l’instrument méthodologique privilégié de Weber : le type idéal réduit la sociologie à l’histoire, car les plus abstraites catégories de la sociologie restent encore dépendantes d’un point de vue culturel. Incapable de différencier le subjectif de l’objectif, la sociologie compréhensive finirait à l’insu même de Weber, par donner à la subjectivité un statut prédominant.

Chez Goldmann comme chez Vincent s’exprime donc un identique refus de cette pénombre dans laquelle se rencontrent l’objet et le sujet.


3/ Recherche des zones de convergence entre Durkheim, Weber et Marx par Bourdieu, d’une part et Boudon, d’autre part

(127) On recherchera donc moins ce qui les oppose mais, au contraire de retrouver, en utilisant les références, les zones d’accord ou de convergence.

Ainsi P. Bourdieu rejette-t-il le stéréotype de l’irréductibilité des sciences sociales aux sciences de la nature et, R.Boudon, celui d’une spécificité de l’humain qui entraînerait l’opposition de la compréhension et de l’explication.

(128) Boudon s’efforce de montrer que la non-transparence des faits sociaux les rend justifiables des mêmes traitements que les faits naturels. Autrement dit, la compréhension n’est pas une méthode distincte qui fonderait l’indépendance radicale des sciences humaines, mais « correspond bien davantage à un moment que l’on retrouve à peu près dans toutes les recherches sociologiques, dont l’importance est variable d’une recherche à l’autre, mais qui ne suffit jamais à lui-même… » Qu’on ne puisse pas unifier artificiellement la sociologie autour d’une grande théorie explicative ne signifie pas pour Boudon que la sociologie n’existe pas. La diversité de ses méthodes ne fait qu’exprimer celle de ses objets. On peut amalgamer des travaux qui ont pour sujet « la société globale » et d’autres « le complexe formé par l’individu et le champ social dans lequel il est situé » ou encore « des unités naturelles comme les groupes, les institutions ou les communautés » (Boudon, 1980). A chacun de ces grands cadres correspondent différents types de problèmes qui entraîneront à leur tour l’utilisation de telle ou telle méthode. La pluralité de celles-ci est le signe d’une diversité, d’une éventuelle complémentarité et non d’un éclatement qui mettrait en péril la discipline.

Au plan des principes où se situe Bourdieu, la question se pose de façon quelque peu différente. La diversité ne peut signifier ici la complémentarité, mais la contradiction. Il faudra donc montrer comment, au-delà des théories diverses du système social, Weber, Marx et Durkheim se retrouvent dans « une théorie de la connaissance social comme condition de la possibilité d’une sociologie scientifique dont le point de convergence serait le principe de non conscience, reformulation dans la logique de la science sociologique du principe de déterminisme méthodologique ». Cette entreprise conduit à donner comme équivalents ces trois énoncés « les faits sociaux ont une manière d’être constante, une nature qui ne dépend pas de l’arbitraire individuel et d’où dérivent des rapports nécessaires » (Durkheim) « dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté » (Marx) et enfin l’interdiction wébérienne de réduire « le sens culturel des actions aux intentions subjectives des acteurs ». Dans cette perspective, la référence aux pères fondateurs s’éclaire. Durkheim, Marx et Weber permettent de consommer ma rupture avec la sociologie spontanée ou la philosophie première du social.

Quatre textes de Weber sont ainsi utilisés par Bourdieu. Le premier s’inscrit dans l’examen de ces techniques de rupture sans lesquelles la sociologie n’est jamais

(129) que reconduction savante et élaborée du discours du sens commun. Dans la logique de ce qui précède, Weber y côtoie Durkheim et Marx par l’heureuse rencontre de textes empruntés à des œuvres fort différentes[13]. Chez chacun transparaît le refus des explications essentialistes qui ne permettent de saisir que des ressemblances et empêchent, de ce fait, d’interpréter des différences. Autre référence à Weber : la dénonciation dans un deuxième texte[14] du prophétisme de tous ceux qui, plus intellectuels que scientifiques répondent aux exigences d’un public friand de réponses globales, d’engagement sur les valeurs ultimes, et confondent ainsi la vocation du savant et celle du politique ou encore la position du philosophe et celle du sociologue.

Plus central quant aux débats et polémiques suscités par la méthodologie wébérienne, le troisième texte extrait des Essais sur la théorie de la science s’attaque à l’illusion d’une science sans présupposés. Le rapport aux valeurs, objet privilégié des [antagonismes], exprime ici simplement l’existence de présupposés inhérents à toute recherche. Loin de jeter un doute radical sur la validité de la connaissance sociologique, il traduit simplement le fait que l’objet n’est pas donné, mais construit. La saisie des régularités s’exprime en fonction d’une « problématique qui détermine ‘l’accidentel’ et ‘l’essentiel’ relativement aux problèmes posés sans qu’on ne puisse jamais donner une définition réaliste de ces deux termes » (Bourdieu, 1968). Le sens du vecteur va su rationnel au réel et la soumission aux faits dont rêve l’empirisme naïf et dans lequel il voit la condition de l’accès à la scientificité n’est jamais que la réintroduction en contrebande de présupposés théoriques d’autant plus dangereux qu’ils sont inconscients et ne se soumettent pas de ce fait à la vérification.

On comprend alors que le type idéal n’apparaisse plus comme un instrument méthodologiquement douteux, mais comme une procédure que tout chercheur est appelé à mettre en œuvre. Il ne constitue plus « ce point de jonction aux coordonnées mal connues entre le sujet et la réalité » que critiquait Vincent, ni cette construction arbitraire trop schématisée ou trop complexe que rejetait H. Luthy, mais redevient le moyen par lequel le chercheur interroge une réalité singulière et formule des hypothèses. A condition de ne pas le transformer en un instrument de preuve qu’on substituerait à la recherche des régularités empiriques ou de l’imputation causale, il s’acquitte de sa tâche : révéler les relations cachées, comme le montre le dernier texte de Weber sur l’usage des types idéaux en sociologie.

(130) Position P. Bourdieu

Il convient, [croyons-nous], de s’entendre sur l’aspect de méthode idéaltypique que privilégie Bourdieu. Si Weber caractérise bien les concepts des sciences de la culture par leur tendance idéaltypique, il subsume sous le vocable de types idéaux des concepts qui n’ont pas le même degré d’abstraction et de généralité. On peut ainsi distinguer les types idéaux qui renvoient à un ensemble historique de ceux qui désignent des éléments abstraits de la réalité qui peuvent se retrouver dans des situations historiques différentes. Lorsqu’il s’agit de l’idéaltype d’une individualité historique, son élaboration dépend, si l’on suit Weber sur ce point, du rapport aux valeurs du chercheur, ce qui permet d’envisager une multitude d’idéaltypes[15]. Le seul critère de sélection étant leur fécondité heuristique. On aboutit à un éparpillement des types idéaux dans le champ de la connaissance dont, comme le souligne Julien Freund, Weber n’a pas véritablement tiré les conséquences.

En est-il [de même] pour les types idéaux de l’activité humaine ou pour ceux des formes de domination[16] ? Certes, comme pour les types idéaux des individualités historiques [héros, traîtres, etc.] on ne saurait y voir une copie du réel ; les activités humaines réelles sont le plus souvent un mélange selon des proportions diverses de ces types d’activité que l’esprit humain reconstruit. Mais s’il est possible de concevoir des types idéaux différents pour une même individualité historique, peut-on faire de même pour les types d’activité ? Weber n’a-t-il pas là l’ambition de jeter les bases d’une typologie de la sociologie compréhensive qui résisterait en quelque sorte à la relativité affectant tous les concepts et deviendrait l’outil privilégié de la connaissance sociologique ?

Nul doute que Bourdieu [ait été] sensible à ces ambiguïtés.


(131) Position de R. Boudon

Pour lui, la notion de type idéal, tout en mettant à juste titre l’accent sur la spécificité des concepts des sciences sociales par rapport à ceux des sciences de la nature, reste beaucoup trop imprécise quant à son mode de construction. « Le problème de la typologie a donne lieu de la part de la sociologie moderne à toutes sortes de travaux qui laissent très loin derrière eux les notions vagues de Weber » (Boudon, 1971). Il demeure cependant que l’intérêt majeur de la méthode idéaltypique, au-delà de ses ambiguïtés et flottements, est de rendre intelligibles un certain type de phénomènes sociaux complexes et uniques (naissance du capitalisme, hégémonie du roman, développement de la philosophie des lumières…) par une procédure que Weber n’explicite pas toujours clairement dans ses propres écrits méthodologiques : la recherche des homologies structurales. L’idéaltype permet alors de rompre les apparences pour dégager un système de relations intelligibles qui puisse être mis en parallèle avec un autre système, ainsi, dans l’Ethique, celui du comportement de l’entrepreneur capitaliste. De Tocqueville à Goldmann en passant par Panofsky, les exemples ne manquent pas de ceux qui ont utilisé cette méthode qui repose, comme le fait remarquer Boudon, sur l’idée assez simple d’une correspondance entre les aspects de la réalité sociale.

(132) Réhabilité comme l’instrument privilégié de la construction des hypothèses ou comme la seule méthode appropriée à la saisie de phénomènes complexes, déprécié parce qu’irrémédiablement entaché de subjectivisme ou lié à une vision de l’individualité historiquement dépassée[17], l’idéaltype a toujours été l’objet de commentaires passionnés et contradictoires qui a probablement souffert de négliger les travaux anglo-saxons sur cette question et en particulier ceux de Watkins (1973) qui distingue deux catégories de types idéaux : les types idéaux « holistiques[18] » qui correspondent aux concepts dont les historiens se servent et des types idéaux « individualistiques[19] » plus spécifiques à la sociologie et plus proches également, des constructions de l’économiste. Certes cette distinction qui correspond selon Watkins à deux étapes de la pensée de Weber (il aurait renoncé aux premiers en voyant les difficultés inextricables qu’ils posaient) ne résoud pas toutes les difficultés, mais elle donne une image moins floue, moins imprécise de la méthodologie wébérienne.

La relation que met en évidence Weber « même si elle reçoit une interprétation causale, est profondément différente d’un point de vue logique des relations établies à partir de l’observation, soit de systèmes d’actions et de réactions soit de variations concomitantes » (Boudon, 1968). La méthode wébérienne est donc ici explicitement traitée comme une méthode particulière s’appliquant à une catégorie tout autant particulière de phénomènes sociaux et qui, dans ces conditions ne contrevient pas aux exigences de la méthode scientifique. Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, la méthodologique wébérienne sert donc, dans un

(133) même temps, à alimenter une critique radicale de la possibilité de la sociologie ou au contraire à conforter cette dernière dans son statut de science.

Sans, encore une fois, confondre le rationalisme appliqué de Bourdieu avec le projet d’une épistémologie positive de Boudon, on peut constater qu’ils contribuent l’un et l’autre, sous des formes différentes à l’intégration de la pensée wébérienne dans un patrimoine commun de la connaissance sociologique, fût-ce au prix d’une relative centralisation des points qui avaient alimenté les débats les plus passionnés : la théorie de la compréhension, le rapport aux valeurs ou, encore, le type idéal.

Ces utilisations de Weber témoignent bien du fait que la recherche d’un consensus sociologique l’emporte sur l’accentuation des différences.

(134) La pensée wébérienne offre certes matière à réflexion et débat épistémologique, mais elle peut également fournir aux chercheurs français un cadre de référence ou un paradigme, une problématique, des éléments de conceptualisation qui, jusqu’alors, n’ont pas été véritablement utilisés en France. A une époque où dominent des cadres de référence structuraliste ou fonctionnaliste, elle propose une sociologie compréhensive ou, si l’on préfère éviter les équivoques de ce terme, un paradigme de l’homme intentionnel. L’originalité de la démarche wébérienne réside dans ce choix de l’individu « porteur de significations » come unité de base. La sociologie se donne alors comme objet, non l’étude de la société, mais l’activité sociale, c’est-à-dire « l’activité qui d’après son sens visé par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement d’autrui par rapport auquel s’oriente son déroulement » (Weber, 1971).



[1] L’énoncé de ces croyances est du type : il est bon de…il est juste de …

On peut distinguerles « éthiques » personnelles : ex. je crois à l’amour entre les humains

les « éthiques politiques collectives » : ex. les hommes ont les mêmes droits

Les croyances normatives exercent une influence sur les croyances comportementales.

[2] Selon Scheler, les valeurs sont objectives au sens où elles existeraient indépendamment du sujet qui les appréhende ; nous aurions un sens des valeurs, comme nous avons un sens des couleurs.

[3] Touche enjouée pour amener l’allusion à Popper réputé pour refuser toute prescription de type dogmatique.

[4] A qui ne conçoit pas que des raisons puissent être fortes et fausses, il suffit de faire observer que les scientifiques ont toujours des raisons fortes d’endosser les théories auxquelles ils croient, lesquelles peuvent demain se révéler fausses, c’est-à-dire fondées sur des raisons fausses.

[5] Le cœur du fonctionnalisme est constitué par le modèle juste et utile qu’illustre le jeu de billes de Piaget. Il est aujourd’hui discrédité, en raison notamment des lectures idéologiques qui ont été faites de Parsons, mais plus encore en raison des excès de l’hyperfonctionnalisme sociologique décrit par Bourricaud (1975) selon lequel tout phénomène social, quel qu’il soit, aurait une fonction et s’expliquerait par cette fonction. Elster (1985) relève que le postulat « tout a un sens »et le postulat annexe « sens = fonction », sont à la base des pseudo-explications produites par les sciences humaines.

[6]Phénomèneest-ilsynonymedefait ?Le« Robert »l’indiquepourlesphénomènespsychologiques ou affectifs.

[7] Nous pouvons ajouter deux exemples pris dans le domaine du sport, dans le tennis en particulier :

Premier exemple : j’ai l’intention de contester systématiquement les décisions arbitrales dès que j’ai le moindre doute sur la validité de la décision. Ma contestation engendre un faisceau de conséquences : l’interruption de la partie, une rupture de ma concentration, une prise de position du public, la mise en cause de la compétence ou de l’impartialité de l’arbitre. Ce qui serait bon éventuellement vu de mon point de vue (une rectification sur un seul point), serait déjà mis en balance avec ma propre concentration, et, en tout cas, globalement mauvais vu du point de vue du tennis. D’où l’intérêt de ne pas contester les décisions arbitrales (jugement de valeur non conséquentialiste).

Deuxième exemple : j’ai l’intention de toujours respecter mon adversaire et je constate qu’il vient de réaliser un point valable alors que l’arbitre l’a jugé mauvais ; alors je lui accorde le point (jugement de valeur non conséquentialiste).

[8] Sa théorie de la compréhension veut que les actions, les attitudes, les comportements et les croyances des sujets sociaux soient par principe compréhensibles, c’est-à-dire que leur sens pour l’acteur – en d’autres termes la raison que l’acteur a de les endosser – en soit la cause.

[9] Le relativisme « postmoderniste » est caractéristique des théories idéologiques : il ne résiste pas à la critique, mais revêt une fonction sociale, en l'occurrence de légiti­mation de la critique des tabous. En développant une théorie décisionniste déniant tout fondement objectif aux valeurs, il légitime la délégitimation des interdits.

[10] Voir par exemple dans Weber (1988 [1920-1921]) la critique de la théorie nietzschéenne du ressentiment.

[11] Sukale (1995).
[12] R.-F. Hamilton (1996) ; Prause (1997).

[13] Le texte de Weber intitulé « la stérilité de l’explication des spécificités historiques par des tendances universelles » est tiré de l’Ethique…, celui de Durkheim « La nature comme invariant psychologique et le paradigme de l’inversion de l’effet et de la cause » des Règles…celui de Marx « Nature et histoire » de Misère de la philosophie.

[14] Texte intitulé «le prophétisme du professeur et de l’intellectuel »et extrait, cerre fois-ci des Essais sur la théorie de la science.

[15] Les hommes ont inventé des milliers de modèles culturels, de récits concrets avec lesquels ils ont orienté leur existence. Ces modèles culturels ont une histoire : ils apparaissent, se développent, se généralisent plus ou moins, coexistent avec d’autres, puis perdent peu à peu leur pouvoir de légitimation, s’affaiblissent, disparaissent , vont rejoindre le « terreau » culturel de la collectivité. Pour ne donner qu’un exemple, citons le modèle culturel qui a longtemps existé et qui vient de disparaître : bâti autour du principe vital « celui qui donne la mort doit être puni de mort », il a peu à peu perdu de son pouvoir de légitimation avant de disparaître (à peu près complètement).

Il est logique de supposer que les principes invoqués par les collectivités humaines pour donner du sens aux contraintes de la vie collective varient selon l’importance relative des quatre besoins vitaux que sont les intérêts, les valeurs, les affects et les normes, et qui dérivent des idéologies et des utopies, et qui orientent directement les conduites des individus dans leur vie sociale.

[16] Il s’agit des cinq formes particulières de contrainte du collectif sur les individus qui sont la puissance, le pouvoir, l’autorité, l’influence, l’hégémonie.

[17] C’est du moins l’opinion de P. Veyne : « Pour un européen d’aujourd’hui, cette théorie difficile à comprendre…Sa théorie devait avoir dans l’Allemagne de 1900, des harmoniques que nous ne percevons plus…tout un secteur de la pensée allemande, de Schleiermacher à Dilthey, Meinecke et à Léo Spitzer, a été confronté sans cesse à l’énigme de l’individualité…Au fond de la théorie de Weber, il y a l’idée de développement complet de l’individu…L’idée fondamentale de la méthode idéaltypique est donc que l’individu achevé permet seul de comprendre l’individu imparfait (1971) ».

[18] Dans les idéaltypes de Weber les types idéaux holistiques (d’explication globale) sont les affects et les normes (tradition).

[19] Dans les idéaltypes de Weber les types idéaux individualistiques correspondent à la rationalité instrumentale et à la rationalité axiologique.


Date de création : 13/09/2009 @ 14:06
Dernière modification : 13/09/2009 @ 14:21
Catégorie : Sociologie
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