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Sciences politiques - Idéologie et terreur
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IDÉOLOGIE ET TERREUR



[Extrait de « Les origines du totalitarisme » de Hannah Arendt, Paris 2002]


Ce qu’est réellement une idéologie : la logique d’une idée


Les idéologies – ces « ismes » qui, à la grande satisfaction de leurs partisans, peuvent tout expliquer jusqu’au moindre évènement en le déduisant d’une seule prémisse – sont un phénomène tout à fait récent, qui, durant des décennies, a joué un rôle négligeable dans la vie politique. Seule la sagesse du regard a posteriori nous permet de découvrir en elles certains éléments qui contribuèrent à les rendre si fâcheusement utiles à la domination totalitaire. Il fallut attendre Hitler et Staline pour découvrir combien grandes étaient les potentialités des idéologies en matière politique.

Les idéologies sont connues pour leur caractère scientifique : elles allient approches scientifiques et résultats d’ordre philosophique, et ont la prétention de constituer une philosophie scientifique. Le mot « idéologie » semble impliquer qu’une idée peut devenir l’objet d’une science au même titre que les animaux sont l’objet de la zoologie : le suffixe logie, comme dans zoologie, ne désignerait rien d’autre que les logoï, les discours scientifiques tenus à son propos. S’il en était vraiment ainsi, une idéologie ne serait qu’une pseudo-science et une pseudo-philosophie, transgressant à la fois les limites de la science et celles de la philosophie. Les idées qui sont au centre des doctrines en « isme » – la race dans le racisme, Dieu dans le déisme, etc. – ne constituent jamais l’objet des idéologies, et le suffixe logie ne désigne jamais seulement un ensemble de propositions « scientifiques ».

Une idéologie est très spécialement ce que son nom indique : elle est la logique d’une idée. Son objet est l’histoire, à quoi « l’idée » est appliquée ; le résultat de cette application n’est pas un ensemble d’énoncés sur quelque chose qui est, mais le déploiement d’un processus perpétuellement changeant.

Les idéologies ne s’intéressent jamais au miracle de l’être. Elles sont historiques, concernées par le devenir et le disparaître, l’ascension et la chute des cultures, même si elles essaient d’expliquer l’histoire par « quelque loi naturelle ». Le mot « race » dans le racisme ne signifie aucunement une curiosité authentique au sujet des races humaines en tant que domaine d’exploration scientifique : il est une « idée » qui permet d’expliquer le mouvement de l’histoire comme un processus unique et cohérent.


Ce qu’est l’« idée » d’une idéologie


L’« idée » d’une idéologie n’est ni l’essence éternelle de Platon, saisie par les yeux de l’esprit, ni le principe régulateur de la raison selon Kant : elle est devenue un instrument d’explication. Pour une idéologie, l’histoire n’apparaît pas dans la lumière d’une idée (cela supposerait en effet que l’histoire soit une sub specie de quelque idée éternelle qui serait elle-même au-delà de l’idée historique) mais comme quelque chose qui peut, grâce à elle faire l’objet d’un calcul. Ce qui habilite « l’idée » à tenir ce nouveau rôle, c’est sa « logique » propre, à savoir un mouvement qui est la conséquence de « l’idée » elle-même et qui ne requiert aucun facteur extérieur pour la mettre en mouvement. Le racisme est la croyance qu’il existe un mouvement inhérent à l’idée même de race, tout come le déisme est la croyance qu’un mouvement est inhérent à la notion même de Dieu.


Les idéologies admettent toujours le postulat qu’une seule idée suffit à tout expliquer


Le mouvement de l’histoire et le processus logique de cette notion sont censés se correspondre point par point, de telle sorte que tout ce qui arrive, arrive conformément à la logique d’une seule « idée ». Cependant, le seul mouvement possible dans le domaine de la logique est celui de la déduction à partir d’une prémisse. La logique dialectique avec son cheminement de la thèse à l’antithèse puis à la synthèse, laquelle devient à son tour la thèse du prochain mouvement dialectique, n’est pas différente dans le principe, une fois qu’une idéologie a jeté sur elle son dévolu ; la première thèse devient la prémisse et l’avantage de ce procédé dialectique pour l’explication idéologique est qu’il permet de rendre compte des contradictions entre les faits comme de moments d’un déroulement unique , identique et cohérent.

Dès que la logique, en tant que mouvement de la pensée – et non pas en tant que régulation nécessaire du penser – est appliquée à une idée, cette idée se transforme en prémisse. Les explications idéologiques du monde ont procédé à cette opération bien avant de devenir si éminemment fructueuses pour le raisonnement totalitaire. La contrainte purement négative de la logique, l’interdiction des contradictions, devint « productive » en sorte qu’une ligne de pensée pouvait, d’un bout à l’autre, être instituée et imposée à l’esprit, en tirant des conclusions à la manière de la simple argumentation. Ce processus d’argumentation ne pouvait être interrompu, ni par une idée nouvelle (qui aurait constitué une autre prémisse avec un jeu différent de conséquences) ni par une expérience nouvelle. Les idéologies admettent toujours le postulat qu’une seule idée suffit à tout expliquer

Dans le développement à partir de la prémisse, et qu’aucune expérience ne peut enseigner quoi que ce soit parce que tout est compris dans cette progression cohérente de la déduction logique. Le danger d’échanger la nécessaire insécurité, où se tient la pensée philosophique, pour l’explication totale que propose une idéologie et sa Weltanschauuung [vision du monde] n’est pas tant le risque de se laisser prendre à quelque postulat généralement vulgaire et toujours précritique, que d’échanger la liberté inhérente à la faculté humaine de penser pour la camisole de la logique, avec laquelle l’homme peut se contraindre lui-même presque aussi violemment qu’il est contraint par une force extérieure à lui.


Les trois éléments spécifiquement totalitaires propres à toute pensée idéologique


Les Weltanschauuungen et les idéologies du XIXe siècle ne sont pas en elles-mêmes totalitaires et, bien que le racisme et le communisme soient devenus les idéologies décisives du XXe siècle, ils n’étaient pas en principe, « plus totalitaires » que les autres ; ceci advint parce que les principes sur lesquels reposait à l’origine leur expérience – la lutte des races pour la domination du monde, la lutte des classes pour la prise du pouvoir politique dans les différents pays – s’avérèrent plus importants politiquement parlant que ceux des autres idéologies. En ce sens, la victoire idéologique du racisme et du communisme sur les autres « ismes » était acquise avant que les mouvements totalitaires n’aient précisément jeté leur dévolu sur ces idéologies. Par ailleurs, toutes les idéologies contiennent des éléments totalitaires, mais qui ne sont pleinement développés que par les mouvements totalitaires : cela crée l’impression trompeuse que seuls le racisme et le communisme ont un caractère totalitaire. En vérité, c’est plutôt la nature réelle de toutes les idéologies qui s’est révélée seulement dans le rôle que l’idéologie joue dans l’appareil de domination totalitaire. Sous cet angle, il apparaît qu’il existe trois éléments spécifiquement totalitaires, propres à toute pensée idéologique.

– Premièrement, dans leur prétention à tout expliquer, les idéologies ont tendance à ne pas rendre compte de ce qui est, mais de ce qui devient, de ce qui naît et meurt. Dans tous les cas, elles s’occupent exclusivement de l’élément du mouvement, autrement dit de l’histoire au sens courant du terme. Les idéologies sont toujours orientées vers l’histoire, même lorsqu’elles emblent, comme dans le cas du racisme, choisir la nature pour prémisse dont elles procèdent ; ici, la nature ne sert qu’à expliquer les questions historiques en les réduisant à des questions naturelles. La prétention de tout expliquer promet d’expliquer tous les évènements historiques, promet l’explication totale du passé, la connaissance totale du présent, et la prévision certaine de l’avenir.

– En deuxième lieu, dans ce pouvoir de tout expliquer, la pensée idéologique s’affranchit de toute expérience, dont elle ne peut rien apprendre de nouveau, même s’il s’agit de quelque chose qui vient de se produire. Dès lors, la pensée idéologique s’émancipe de la réalité que nous percevons au moyen de nos cinq sens, et affirme l’existence d’une réalité « plus vraie » qui se dissimule derrière toutes les choses que l’on perçoit et règne sur elle depuis cette cachette ; elle requiert, pour que nous puissions nous en apercevoir la possession d’un sixième sens. Ce sixième sens est justement fourni par l’idéologie, à savoir cet endoctrinement idéologique spécial auquel on se livre dans les établissements d’éducation, exclusivement créés à cet effet, afin d’entraîner « les combattants politiques » dans les Ordensburgen des nazis, ou dans les écoles du Komintern et du Kominform. La propagande du mouvement totalitaire sert aussi à émanciper la pensée de l’expérience et de la réalité ; elle s’efforce toujours d’injecter une signification secrète à tout évènement public et tangible, et de faire soupçonner une intention secrète derrière tout acte politique public. Une fois au pouvoir, les mouvements entreprennent de changer la réalité conformément à leurs prétentions idéologiques. Le concept d’hostilité est remplacé par celui de conspiration, et ceci crée un état d’esprit où la réalité – l’hostilité réelle ou l’amitié réelle – n’est plus vécue et comprise en ses termes propres mais est automatiquement censée renvoyer à une signification autre.

– En troisième lieu, puisque les idéologies n’ont pas le pouvoir de transformer la réalité, elles accomplissent cette émancipation de la pensée à l’égard de l’expérience au moyen de certaines méthodes de démonstration. Le penser idéologique ordonne les faits en une procédure absolument logique, qui part d’une prémisse tenue pour axiome, et en déduit tout le reste ; autrement dit, elle procède avec une cohérence qui n’existe nulle part dans le domaine de la réalité. La déduction peut procéder logiquement ou dialectiquement ; dans les ceux cas, celle-ci implique un processus cohérent de l’argumentation qui, parce qu’elle pense en termes de processus, est supposée capable de comprendre le mouvement des processus surhumains, naturels ou historiques. L’esprit parvient à la compréhension en imitant, soit logiquement, soit dialectiquement, les lois du mouvement « scientifiquement » établis auxquels, au cours du processus d’imitation, il s’intègre progressivement. L’argumentation idéologique, qui est toujours un genre de déduction logique, répond aux deux composantes des idéologies précédemment mentionnées – celle du mouvement et celle de l’émancipation à l’égard de la réalité et de l’expérience –, premièrement parce que son mouvement de pensée ne naît pas de l’expérience mais s’autogénère, et, en second lieu parce qu’elle transforme le seul élément tiré et admis de la réalité expérimentée en une prémisse à valeur d’axiome et, dès lors, s’en remet au déroulement de l’argumentation subséquente que nulle expérience ultérieure ne vient troubler. Une fois les prémisses établies, le point de départ donné, les expériences ne peuvent plus venir contrarier le mode de penser idéologique, pas plus que celui-ci ne peut tirer d’enseignement de la réalité.


L’intérêt porté par les idéologues que furent Hitler et Staline, résidait non pas dans « l’idée » idéologique (lutte des races, lutte des classes) mais dans le processus logique qui pourrait se développer à partir d’elle


Le procédé dont usèrent les deux dirigeants totalitaires, afin de transformer leurs idéologies respectives en en armes grâce auxquelles chacun de leurs sujets pouvait de lui-même se contraindre à se mettre au rythme du mouvement de la terreur, était d’une simplicité trompeuse et invisible ; ils prenaient les idéologies mortellement au sérieux, ils tiraient vanité, l’un de son don suprême pour « le raisonnement froid comme la glace » (Hitler), l’autre du « caractère impitoyable de sa dialectique », et se mettaient en devoir de déployer les implications idéologiques jusqu’à l’extrême d’une cohérence logique qui semblait déraisonnablement « primitive » et absurde au spectateur : une classe « moribonde » était une classe de gens condamnés à mort ; les races qui sont « inaptes à vivre » doivent être exterminées. Quiconque concédait qu’il existe des choses telles que des « classes moribondes » et n’en déduisait pas qu’il fallait en tuer les membres, quiconque accordait que le droit de vivre n’était pas sans rapport avec la race et n’en déduisait pas qu’il fallait tuer les « races inaptes », était purement et simplement, soit un idiot, soit un lâche. La logique astreignante qui tient lieu de principe d’action imprègne la structure tout entière des mouvements et des régimes totalitaires. Telle est l’œuvre exclusive de Hitler et de Staline ; pour cette seule raison, et bien qu’ils n’aient pas ajouté la moindre pensée nouvelle aux idées et aux slogans propagandistes de leurs mouvements, on doit les considérer comme des idéologues de la plus grande importance.

Ces nouveaux idéologues totalitaires se distinguaient de leurs prédécesseurs en ceci que « l’idée » idéologique – la lutte des races et la préservation des peuples germaniques, la lutte des classes et l’exploitation des travailleurs – n’était plus en premier lieu ce qui les séduisait : ce qui les attirait, c’était le processus logique qui pourrait se développer à partir d’elle. Selon Staline, ce n’était ni l’idée ni le talent oratoire mais « la puissance irrésistible de la logique qui subjuguait l’auditoire [de Lénine] ». Du pouvoir, dont Marx pensait qu’il naissait quand l’idée s’empare des masses, on découvrit qu’il résidait non pas dans l’idée elle-même, mais dans son développement logique qui, « tel un tentacule puisant vous saisit de toutes parts comme un étau et à l’étreinte duquel vous êtes incapables de vous attacher ; vous devez ou bien vous rendre, ou bien vous préparer à une défaite totale ». C’est seulement quand la réalisation des buts idéologiques – la société sans classes ou la race des seigneurs – fut à l’ordre du jour, que cette puissance put apparaître. Tout au long du processus de réalisation, la substance originelle que les idéologies se sont elles-mêmes donnée pour fondement aussi longtemps qu’elles eurent à séduire les masses – l’exploitation des travailleurs, ou les aspirations nationales de l’Allemagne – se perd peu à peu, dévorée qu’elle est pour ainsi dire par le processus lui-même ; en parfaite harmonie avec « le raisonnement froid comme la glace » et « la force irrésistible de la logique », les travailleurs perdent sous le pouvoir bolchévique jusqu’aux droits qui leur avaient été octroyés sous l’oppression tsariste, et le peuple allemand subit une sorte de guerre qui ne tient aucunement compte du minimum requis pour que survive la nation allemande. Il est dans la nature même des politiques idéologiques – et ce n’est pas une simple trahison commise pour satisfaire l’intérêt personnel ou l’appétit du pouvoir – que le contenu réel de l’idéologie (la classe bourgeoise ou les peuples germaniques), qui fut à l’origine de « l’idée » (la lutte des classes comme loi de l’histoire ou la lutte des races comme loi de la nature), soit dévoré par la logique avec laquelle « l’idée » est mise à exécution.


Sur quoi tablent les dirigeants totalitaires


La préparation des victimes et des exécutants que requiert le totalitarisme à la place du principe d’action de Montesquieu[1], n’est pas l’idéologie elle-même – le racisme ou le matérialisme dialectique – mais sa logique inhérente. L’argument le plus convaincant à cet égard, un argument que Hitler comme Staline affectionnent particulièrement est celui-ci : vous ne pouvez poser A sans poser B et C et ainsi de suite jusqu’à la fin de l’alphabet du meurtre. C’est ici que la force contraignante de la logique semble avoir sa source ; elle naît de notre peur de nous contredire nous-mêmes. Dans la mesure où la purge bolchevique réussit à faire que ses victimes avouent des crimes qu’elles n’ont jamais commis, elle compte au premier chef sur cette peur viscérale et argumente comme suit : nous sommes tous d’accord sur la prémisse que l’histoire est une lutte des classes et sur le rôle du parti dans la conduite de celle-ci. Vous savez donc qu’historiquement parlant, le parti a toujours raison (dans les termes de Trotski : « Nous ne pouvons avoir raison qu’avec et par le parti, car l’histoire n’a pas fourni d’autres moyens d’être dans le vrai »). A ce moment historique, c’est-à-dire conformément à la loi de l’histoire, certains crimes ont dû être commis que le parti, connaissant la loi de l’histoire, doit punir. Pour ces crimes, le parti a besoin de criminels ; il se peut que le parti bien qu’il connaisse les crimes, ne connaisse pas du tout les criminels ; plus importante que la certitude sur la personne des criminels, est la punition des crimes, car sans cette punition on n’aura pas fait avancer l’Histoire et il se peut même que son cours s’en trouve gêné. En conséquence, ou bien vous avez commis les crimes ou bien vous avez été appelé par le parti à jouer le rôle du criminel – dans les deux cas vous êtes objectivement devenu un ennemi du parti. Si vous n’avouez pas, vous cessez de servir l’Histoire par l’intermédiaire du parti et vous êtes devenu un ennemi réel. La force contraignante de l’argument est celle-ci : si vous refusez, vous vous mettez en contradiction avec vous-même et, par cette contradiction, vous retirez tout sens à toute votre vie : le A que vous posiez domine toute votre vie à travers les conséquences B et C qu’il engendre logiquement.

Les dirigeants totalitaires tablent sur la contrainte que nous pouvons nous imposer à nous-mêmes pour mobiliser en partie les gens dont ils ont encore besoin ; cette contrainte intérieure est la tyrannie du système logique auquel rien ne résiste, sinon la grande aptitude de l’homme à commencer quelque chose de nouveau. La tyrannie du système logique commence avec la soumission de l’esprit à la logique comme processus sans fin, sur lequel l’homme compte pour engendrer ses pensées. Par cette soumission, il renonce à sa liberté de mouvement lorsqu’il s’incline devant une tyrannie extérieure à lui. La liberté, en tant que capacité intérieure de l’homme, est identique à la capacité de commencer, de même que la liberté en tant que réalité politique, est identique à un espace entre les hommes où ceux-ci puissent se mouvoir. Sur le commencement, aucune logique, aucune déduction incontestable ne peut avoir aucun pouvoir, car son enchaînement présuppose, sous la forme d’une prémisse, le commencement. De même que le besoin de la terreur naît de la peur qu’avec la naissance de chaque être humain un nouveau commencement n’élève sa voix dans le monde et la fasse entendre, de même la mobilisation de la force autocontraignante du système logique a pour origine la peur que quelqu’un se mette à penser – activité qui, en tant que la plus libre et la plus pure des activités humaines , est justement tout l’opposé du processus contraignant de la déduction. Le régime totalitaire ne peut tenir que dans la mesure où il est capable de mobiliser la propre volonté de puissance de l’homme pour le forcer à entrer dans ce gigantesque mouvement de l’histoire ou de la Nature auquel le genre humain est censé servir de matériau et ne connaît ni naissance ni mort.

D’un côté, la contrainte de la terreur totale qui, en son cercle de fer, comprime les masses d’hommes isolés et les maintient dans un monde qui est devenu pour eux un désert ; de l’autre, la force autocontraignante de la déduction logique, qui prépare chaque individu dans son isolement désolé contre tous les autres : toutes deux se correspondent et ont besoin l’une de l’autre afin de mettre en marche le mouvement régi par la terreur, et de le maintenir en marche. De même que la terreur, y compris dans sa forme pré-totale, simplement tyrannique, ruine toute relation entre les hommes, de même l’autocontrainte de la pensée idéologique ruine toute relation avec la réalité.

La préparation est couronnée de succès lorsque les gens ont perdu tout contact avec leurs semblables aussi bien qu’avec la réalité qui les entoure ; car, en même temps que ces contacts, les hommes perdent à la fois la faculté d’expérimenter et celle de penser. Le sujet idéal de la domination totalitaire n’est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais les gens pour qui la distinction entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et la distinction entre vrai et faux (c’est-à-dire les normes de la pensée) n’existent plus.


L’isolement et l’impuissance comme éléments déclencheurs de la terreur


La question que nous soulevions au début de ces considérations et à laquelle nous revenons maintenant, est celle-ci : quel genre d’expérience fondamentale de la communauté humaine imprègne une forme de régime dont l’essence est la terreur et le principe d’action la dimension de système logique de la pensée idéologique ? Qu’une telle combinaison n’ait jamais été réalisée auparavant dans les diverses formes de domination politique, cela est évident. Pourtant, l’expérience fondamentale sur laquelle elle repose doit être humaine et connue des hommes, dans la mesure où le plus « original » de tous les corps politiques a été inventé par des hommes et répond d’une certaine manière à leurs besoins.

On a souvent fait observer que la terreur ne peut régner absolument que sur des hommes qui sont isolés les uns des autres, et qu’en conséquence l’un des premiers soucis de tout régime tyrannique est de provoquer cet isolement. L’isolement peut être le début de la terreur ; il est certainement son terrain le plus fertile ; il est toujours son résultat. L’isolement est, pour ainsi dire, prétotalitaire ; il est marqué au coin de l’impuissance dans la mesure où le pouvoir provient toujours d’hommes qui agissent ensemble, qui « agissent de concert » (Burke) ; les hommes isolés sont par définition sans pouvoir.

L’isolement et l’impuissance, c’est-à-dire l’incapacité fondamentale et absolue d’agir, ont toujours été caractéristiques des tyrannies. Dans un régime tyrannique les contacts politiques entre les hommes sont rompus et les aptitudes humaines pour l’action et le pouvoir sont contrecarrées. Mais ce ne sont pas tous les contacts entre les hommes qui sont brisés, ce ne sont pas toutes les aptitudes humaines qui sont détruites. Toute la sphère de la vie privée, avec ses possibilités d’expérience, d’invention et de pensée est laissée intacte. Nous savons que le cercle de fer de la terreur totale ne laisse pas d’espace à une telle vie privée et que l’autocontrainte de la logique totalitaire détruit chez l’homme la faculté d’expérimenter et de penser aussi certainement que celle d’agir.

Ce que nous appelons isolement dans la sphère politique s’appelle désolation[2] dans la sphère des relations humaines. Isolement et désolation ne sont pas identiques. Je peux être isolé – c’est-à-dire dans une situation où je ne peux agir parce qu’il n’est personne pour agir avec moi – sans être « désolé » ; et je peux être désolé – c’est-à-dire dans une situation où en tant que personne, je me sens à l’écart de toute compagnie humaine – sans être isolé. L’isolement est cette impasse où sont conduits les hommes lorsque la sphère politique de leurs vies, où ils agissent ensemble dans la poursuite d’une entreprise commune, est détruite. Pourtant l’isolement, bien que destructeur du pouvoir et de la faculté d’agir, non seulement laisse intactes mais est même nécessaire aux activités dites productives des hommes. L’homme, dans la mesure où il est homo faber, a tendance à s’isoler lui-même dans son travail, autrement dit à quitter temporairement le m domaine de la politique. La fabrication (poiesis, la production de choses), en tant qu’elle se distingue de l’action (praxis) d’une part et du travail pur d’autre part, est toujours menéeàbien dans un certain isolement par rapport aux préoccupations communes,

Que le résultat soit une œuvre d’artisanat ou d’art. Dans l’isolement l’homme reste en contact avec le monde en tant qu’œuvre humaine ; c’est seulement lorsque la forme la plus élémentaire de la créativité humaine – c’est-à-dire le pouvoir d’jouter quelque chose de soi au monde commun – est détruite, que l’isolement devient absolument insupportable. C’est ce qui peut se produire dans un monde où les valeurs majeures sont dictées par le travail, autrement dit où toutes les activités humaines ont été transformées en travail. Dans de telles conditions, seule demeure le pur effort du travail, autrement dit l’effort pour se maintenir en vie, et le rapport au monde comme création humaine est brisé. L’homme isolé qui a perdu sa place dans le domaine politique de l’action est tout autant exclu du monde des choses, s’il n’est plus reconnu comme homo faber, mais traité come un animal laborans, dont le nécessaire « métabolisme naturel » n’est un sujet de préoccupation pour personne. Alors l’isolement devient désolation. Une tyrannie fondée sur l’isolement laisse généralement intactes les capacités productives de l’homme ; une tyrannie sur les « travailleurs », comme par exemple le pouvoir sur les esclaves dans l’Antiquité, serait, dès lors, automatiquement un pouvoir sur des hommes désolés et non simplement isolés, et tendrait à être totalitaire.

Tandis que l’isolement intéresse uniquement le domaine politique de la vie, la désolation intéresse la vie humaine dans sa totalité. Le régime totalitaire comme toutes les tyrannies ne pourrait certainement pas exister sans détruire le domaine public de la vie, c’est-à-dire sans détruire, en isolant les hommes, leurs capacités politiques. Mais la domination totalitaire, comme forme de gouvernement, est nouvelle en ce qu’elle ne se contente pas de cet isolement et détruit également la vie privée. Elle se fonde sur la désolation, sur l’expérience d’absolue non-espérance au monde, qui est l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme.


La désolation et la superfluité comme expérience de la non-appartenance au monde


La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaire, et, pour l’idéologie et le système logique, préparation des exécutants et des victimes, est étroitement liée au déracinement et à la superfluité qui ont constitué la malédiction des masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui sont devenus critiques avec la montée de l’impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales à notre époque. Etre déraciné, cela veut dire n’avoir plus de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres ; être superflu, cela veut dire n’avoir aucune appartenance au monde. Le déracinement peut être la condition préliminaire de la superfluité de même que l’isolement peut (mais ne doit pas) être la condition préliminaire de la désolation. Prise en elle-même, abstraction faite de ses causes historiques récentes et de son nouveau rôle dans la politique, la désolation va à l’encontre des exigences fondamentales de la condition humaine et constitue en même temps l’une des expériences essentielles de chaque vie humaine. Même l’expérience du donné matériel et sensible dépend de mon être en rapport avec d’autres hommes, de notre sens commun qui règle et régit tous les autres sens, et sans lequel chacun de nous serait enfermé dans la particularité de ses propres données sensibles, en elles-mêmes incertaines et trompeuses. C’est seulement parce que nous possédons un sens commun, c’est seulement parce que ce n’est pas un homme mais les hommes au pluriel qui habitent la terre, que nous pouvons nous fier à l’immédiateté de notre expérience sensible. Pourtant, il nous suffit de nous rappeler qu’un jour il nous faudra quitter ce monde commun, qui continuera après nous comme avant, et à la continuité duquel nous sommes superflus, pour prendre conscience de notre désolation, pour faire l’expérience d’être abandonnés par tout et par tous.


La désolation n’est pas la solitude où l’individu est seul avec lui-même mais lorsqu’il est privé de contact avec les autres, ou à l’hostilité desquels il est exposé


La solitude requiert que l’on soit seul, alors que la désolation n’apparaît jamais mieux qu’en la compagnie d’autrui. Hormis quelques remarques éparses – généralement présentées de manière paradoxale comme le mot de Caron (rapporté par Cicéron), « il n’était jamais moins seul que lorsqu’il était seul » ou plutôt, « il ne se sentait jamais moins seul que lorsqu’il était dans la solitude » – il semble qu’Epictète, l’esclave affranchi, philosophe d’origine grecque, fut le premier à distinguer entre désolation et solitude. Sa découverte, en un sens, accidentelle, sa préoccupation majeure n’étant ni la solitude ni la désolation, mais l’être seul (monos) au sens d’une absolue indépendance. Comme Epictète le fait remarquer l’homme désolé (eremos) se trouve entouré d’autres hommes avec lesquels il ne peut établir de contact, ou à l’hostilité desquels il est exposé. L’homme solitaire, au contraire, est seul et peut par conséquent « être ensemble avec lui-même », puisque les hommes possèdent cette faculté de « se parler à eux-mêmes ». Dans la solitude, en d’autres termes, je suis « à moi-même », en compagnie de mon moi, et donc deux-en-un, tandis que dans la désolation je suis en vérité un, déserté par tous les autres. Toute pensée, à proprement parler, s’élabore dans la solitude, est un dialogue entre moi et moi-même, mais ce dialogue de deux-en-un ne perd pas le contact avec le monde de mes semblables : ceux-ci sont en effet représentés dans le moi avec lequel je mène le dialogue de la pensée. Le problème de la solitude est que ce deux-en-un a besoin des autres pour redevenir un : l’un d’un individu immuable dont l’identité ne peut jamais être confondue avec celle de quelqu’un d’autre. Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres ; et c’est la grande grâce salutaire de l’amitié pour les hommes solitaires qu’elle fait d’eux à nouveau un « tout », qu’elle les sauve du dialogue de la pensée où l’un demeure toujours équivoque, qu’elle restaure l’identité qui les fait parler avec la voix unique d’une personne irremplaçable.


Sans amitié, le solitaire verse dans la désolation


La solitude peut devenir désolation ; cela se produit lorsque, tout à moi-même, mon propre moi m’abandonne. Les hommes solitaires ont toujours été en danger de tomber dans la désolation, quand ils ne trouvent plus la grâce rédemptrice de l’amitié pour les sauver de la dualité, de l’équivoque et du doute. Historiquement, on dirait que ce danger ne devint suffisamment grand pour être remarqué par les autres hommes et relevé par l’histoire jusqu’au XIXe siècle. Il se montra clairement lorsque les philosophes, pour qui la solitude est à elle seule un mode de vie et une condition de travail, ne se contentèrent plus du fait que la « philosophie soir seulement pour le petit nombre » et commencèrent à soutenir que personne ne les « comprend ». Caractéristique à cet égard est l’anecdote que l’on rapporte à propos de Hegel sur son lit de mort et que l’on aurait difficilement pu raconter à propos d’aucun autre grand philosophe avant lui : « Il n’y en a qu’un qui m’ait compris ; et lui aussi a mal compris ». Réciproquement, il y a toujours la chance qu’un homme désolé se trouve lui-même et commence le dialogue pensant de la solitude. C’est ce qui, semble-t-il, est arrivé à Nietzsche à Sils Maria quand il conçut Zarathoustra. En deux poèmes (« Sils Maria » et « Aus hohen Bergen »), il parle de l’espérance vide et de l’attente languissante de l’homme désolé jusqu’à ce que soudain,

« [Par un] beau midi, il n’y en eut plus Un mais Deux […]

Maintenant nous célébrons, unis, certains de la victoire,

La fête des fêtes,

Zarathoustra est venu, l’ami, l’hôte des hôtes ! »

Ce qui rend la désolation si intolérable, c’est la perte du moi, qui, s’il peut reprendre réalité dans la solitude, ne peut toutefois être confirmé dans son identité que par la compagnie confiante et digne de confiance de mes égaux. Dans cette situation l’homme perd la confiance qu’il a en lui-même comme partenaire de ses pensées et cette élémentaire confiance dans le monde, nécessaire à toute expérience. Le moi et le monde, la faculté de penser et de faire une expérience sont perdus en même temps.


Les rapports entre le systématisme de la pensée déductive et la désolation : l’homme seul déduit toujours une chose de l’autre et pense tout dans la perspective du pire


La seule faculté de l’esprit humain qui n’ait besoin ni du moi, ni d’autrui, ni du monde pour fonctionner sûrement, et qui soit aussi indépendante de la pensées que de l’expérience, est l’aptitude au raisonnement logique dont la prémisse est l’évident en soi. Les règles élémentaires de l’évidence incontestable, le truisme que deux et deux font quatre, ne peuvent devenir fausses même dans l’état de désolation absolue. C’est la seule « vérité » digne de foi à laquelle les êtres humains peuvent se raccrocher avec certitude, une fois qu’ils ont perdu la mutuelle garantie, le sens commun, dont les hommes ont besoin pour faire des expériences, pour vivre et pour connaître leur chemin dans un monde commun. Mais cette « vérité » est vide, ou plutôt elle n’est aucunement la vérité car elle ne révèle rien. (Définir, comme certains logiciens modernes le font, la cohérence comme vérité revient à nier l’existence de la vérité). Dans l’état de désolation, l’évident en soi n’est donc plus un simple moyen de l’intelligence et il commence à être productif, à développer ses propres actes de « pensée ». Que des processus de pensée caractérisés par la stricte « dimension de système logique » évidente en soi, à laquelle il n’y a en apparence pas d’échappatoire, aient quelque rapport avec la désolation, c’est ce que remarqua un jour Luther (dont les expériences en matière de solitude et de désolation furent probablement sans égal, au point qu’il ait un jour l’audace de dire ; « il doit exister un Dieu parce qu’il faut à l’homme un être auquel il puisse se fier »), dans une remarque peu connue sur le texte de la Bible « il n’est pas bon que l’homme soit seul » ; un homme seul, dit Luther, « déduit toujours une chose d’une autre et pense tout dans la perspective du pire ». Le fameux extrémisme des mouvements totalitaires, loin de participer du vrai radicalisme, consiste assurément à « tout penser dans la perspective du pire », à suivre ce processus de la déduction qui aboutit toujours aux pires conclusions possibles.


La désolation comme préparation des hommes à la domination totalitaire


Ce qui, dans le monde non totalitaire, prépare les hommes à la domination totalitaire, c’est le fait que la désolation, qui jadis constituait une expérience limite, subie dans certaines conditions sociales marginales telle que la vieillesse, est devenue l’expérience quotidienne des masses toujours croissantes de notre siècle. L’impitoyable processus où le totalitarisme engage les masses et les organise ressemble à une fuite suicidaire loin de cette réalité. « Le raisonnement froid comme la glace » et le « tentacule puissant » de la dialectique qui « vous saisit comme un étau » apparaissent comme un dernier soutien, en un monde où personne n’est digne de foi et où l’on ne peut compter sur rien. C’est la contrainte intérieure, dont le seul contenu est le strict refus des contradictions, qui semble confirmer une identité d’homme en dehors de toute relation à autrui. C’est elle qui l’ajuste au cercle de fer de la terreur, même quand il est seul dans un isolement où la domination totalitaire s’efforce de ne jamais le laisser, sauf dans cette situation extrême qu’est l’isolement du cachot. En détruisant tout espace entre les hommes, en les écrasant les uns contre les autres, elle anéantit jusqu’à la productivité potentielle de l’isolement ; en enseignant et en glorifiant le raisonnement logique de la désolation – cette désolation où l’homme sait qu’il se perdra définitivement si jamais il laisse tomber la première prémisse d’où tout le processus est parti – elle efface jusqu’aux plus infimes chances que la désolation se transforme en solitude et la logique en pensée. Si l’on compare cette pratique à celle de la tyrannie, on dirait qu’un moyen a été découvert de mettre le désert lui-même en mouvement, de déchaîner une tempête de sable qui pourrait couvrir de part en part la terre habitée.


Ce qui, en tout état de cause, demeure


Nos conditions actuelles d’existence dans le domaine de la politique sont assurément menacées par ces tempêtes de sable dévastatrices. Le danger n’est pas qu’elles puissent instituer un domaine permanent. La domination totalitaire, comme la tyrannie, porte les germes de sa propre destruction. De même que la peur et l’impuissance qui l’engendrent sont des principes antipolitiques qui précipitent les hommes dans une situation contraire à toute action politique, de même la désolation et la déduction logico-idéologique du pire qu’elle engendre, représentent une situation antisociale et recèlent un principe qui détruit toute communauté humaine. Néanmoins, la désolation organisée est bien plus dangereuse que l’impuissance inorganisée de tous ceux qui subissent la volonté tyrannique et arbitraire d’un seul homme. Son danger, nous le connaissons :elle menace de dévaster le monde – un monde qui partout semble avoir atteint sa fin –avant qu’un nouveau commencement de cette fin, n’ait eu le temps de s’imposer.

Hormis ces considérations – qui, de par leur caractère de prédictions, sont peu utiles et encore moins consolantes – il reste que l’expérience de notre temps et son expérience centrale ont suscité l’apparition d’une forme de gouvernement entièrement nouvelle. Celle-ci constitue un danger toujours présent et ne promet que trop d’être désormais notre partage, comme toutes les autres formes de gouvernement qui apparaissent à différents moments de l’histoire, sur la base d’expériences fondamentales différentes, ont été le partage de l’humanité en dépit de défaites temporaires – les monarchies et les républiques, les tyrannies, les dictatures et le despotisme.

Mais demeure aussi cette vérité que chaque fin dans l’histoire contient un nouveau commencement ; ce commencement est la promesse, le seul « message » que la fin puisse jamais donner. Le commencement, avant de devenir un évènement historique, est la suprême capacité de l’homme : politiquement, il est identique à la liberté de l’homme, – « pour qu’il y eût un commencement, l’homme fut créé », a dit saint Augustin. Ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance ; il est, en vérité, chaque homme.


[1] Principe de la distribution des pouvoirs : exécutif, législatif et juridique

[2] Le mot désolation ne doit pas être pris au sens psychologique ; elle est la solitude de l’homme que le système totalitaire déracine, qui est privé de sol, de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres.


Date de création : 03/09/2009 @ 11:20
Dernière modification : 04/09/2009 @ 08:22
Catégorie : Sciences politiques
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