Parcours
Parcours lévinassien
Parcours axiologique
Parcours cartésien
Parcours hellénique
Parcours ricordien
Parcours spinoziste
Parcours habermassien
Parcours deleuzien
Parcours bergsonien
Parcours augustinien Parcours braguien
Glossématique
Synthèses
Ouvrages publiés Suivi des progrès aux USA
Parcours psychophysique
L'art et la science
Parcours nietzschéen
Philosophies médiévales Autres perspectives
Archéologie Economie
Sciences politiques
Sociologie
Poésie
Théologie 1
Théologie 2
Théologie 3
Psychanalyse générale
Points dhistoire revisités
Edification morale par les fables
Histoire
Phénoménologie
Philosophie et science
Mises à jour du site
03/07//2016 ajout :
16/06//2016 ajout :
01/06//2016 ajout :
15/05//2016 ajout :
01/05//2016 ajout :
10/04//2016 ajout :
02/04//2016 ajout :
24/03//2016 ajout :
05/03/2016 nouvelle perspective :
09/02/2016 ajout :
09/02/2016 ajout :
24/01//2015 ajout :
03/01/2016 ajout :
26/12//2015 ajout :
Phénoménologie
05/12//2015 ajout : Liens Wikipédia
Visites
visiteurs visiteurs en ligne |
Sciences politiques - Idéologie et terreur
lire ce texte au format pdf IDÉOLOGIE ET TERREUR [Extrait de « Les origines du totalitarisme » de Hannah Arendt, Paris 2002] Ce quest réellement une idéologie : la logique dune idée Les idéologies ces « ismes » qui, à la grande satisfaction de leurs partisans, peuvent tout expliquer jusquau moindre évènement en le déduisant dune seule prémisse sont un phénomène tout à fait récent, qui, durant des décennies, a joué un rôle négligeable dans la vie politique. Seule la sagesse du regard a posteriori nous permet de découvrir en elles certains éléments qui contribuèrent à les rendre si fâcheusement utiles à la domination totalitaire. Il fallut attendre Hitler et Staline pour découvrir combien grandes étaient les potentialités des idéologies en matière politique. Les idéologies sont connues pour leur caractère scientifique : elles allient approches scientifiques et résultats dordre philosophique, et ont la prétention de constituer une philosophie scientifique. Le mot « idéologie » semble impliquer quune idée peut devenir lobjet dune science au même titre que les animaux sont lobjet de la zoologie : le suffixe logie, comme dans zoologie, ne désignerait rien dautre que les logoï, les discours scientifiques tenus à son propos. Sil en était vraiment ainsi, une idéologie ne serait quune pseudo-science et une pseudo-philosophie, transgressant à la fois les limites de la science et celles de la philosophie. Les idées qui sont au centre des doctrines en « isme » la race dans le racisme, Dieu dans le déisme, etc. ne constituent jamais lobjet des idéologies, et le suffixe logie ne désigne jamais seulement un ensemble de propositions « scientifiques ». Une idéologie est très spécialement ce que son nom indique : elle est la logique dune idée. Son objet est lhistoire, à quoi « lidée » est appliquée ; le résultat de cette application nest pas un ensemble dénoncés sur quelque chose qui est, mais le déploiement dun processus perpétuellement changeant. Les idéologies ne sintéressent jamais au miracle de lêtre. Elles sont historiques, concernées par le devenir et le disparaître, lascension et la chute des cultures, même si elles essaient dexpliquer lhistoire par « quelque loi naturelle ». Le mot « race » dans le racisme ne signifie aucunement une curiosité authentique au sujet des races humaines en tant que domaine dexploration scientifique : il est une « idée » qui permet dexpliquer le mouvement de lhistoire comme un processus unique et cohérent. Ce quest l« idée » dune idéologie L« idée » dune idéologie nest ni lessence éternelle de Platon, saisie par les yeux de lesprit, ni le principe régulateur de la raison selon Kant : elle est devenue un instrument dexplication. Pour une idéologie, lhistoire napparaît pas dans la lumière dune idée (cela supposerait en effet que lhistoire soit une sub specie de quelque idée éternelle qui serait elle-même au-delà de lidée historique) mais comme quelque chose qui peut, grâce à elle faire lobjet dun calcul. Ce qui habilite « lidée » à tenir ce nouveau rôle, cest sa « logique » propre, à savoir un mouvement qui est la conséquence de « lidée » elle-même et qui ne requiert aucun facteur extérieur pour la mettre en mouvement. Le racisme est la croyance quil existe un mouvement inhérent à lidée même de race, tout come le déisme est la croyance quun mouvement est inhérent à la notion même de Dieu. Les idéologies admettent toujours le postulat quune seule idée suffit à tout expliquer Le mouvement de lhistoire et le processus logique de cette notion sont censés se correspondre point par point, de telle sorte que tout ce qui arrive, arrive conformément à la logique dune seule « idée ». Cependant, le seul mouvement possible dans le domaine de la logique est celui de la déduction à partir dune prémisse. La logique dialectique avec son cheminement de la thèse à lantithèse puis à la synthèse, laquelle devient à son tour la thèse du prochain mouvement dialectique, nest pas différente dans le principe, une fois quune idéologie a jeté sur elle son dévolu ; la première thèse devient la prémisse et lavantage de ce procédé dialectique pour lexplication idéologique est quil permet de rendre compte des contradictions entre les faits comme de moments dun déroulement unique , identique et cohérent. Dès que la logique, en tant que mouvement de la pensée et non pas en tant que régulation nécessaire du penser est appliquée à une idée, cette idée se transforme en prémisse. Les explications idéologiques du monde ont procédé à cette opération bien avant de devenir si éminemment fructueuses pour le raisonnement totalitaire. La contrainte purement négative de la logique, linterdiction des contradictions, devint « productive » en sorte quune ligne de pensée pouvait, dun bout à lautre, être instituée et imposée à lesprit, en tirant des conclusions à la manière de la simple argumentation. Ce processus dargumentation ne pouvait être interrompu, ni par une idée nouvelle (qui aurait constitué une autre prémisse avec un jeu différent de conséquences) ni par une expérience nouvelle. Les idéologies admettent toujours le postulat quune seule idée suffit à tout expliquer Dans le développement à partir de la prémisse, et quaucune expérience ne peut enseigner quoi que ce soit parce que tout est compris dans cette progression cohérente de la déduction logique. Le danger déchanger la nécessaire insécurité, où se tient la pensée philosophique, pour lexplication totale que propose une idéologie et sa Weltanschauuung [vision du monde] nest pas tant le risque de se laisser prendre à quelque postulat généralement vulgaire et toujours précritique, que déchanger la liberté inhérente à la faculté humaine de penser pour la camisole de la logique, avec laquelle lhomme peut se contraindre lui-même presque aussi violemment quil est contraint par une force extérieure à lui. Les trois éléments spécifiquement totalitaires propres à toute pensée idéologique Les Weltanschauuungen et les idéologies du XIXe siècle ne sont pas en elles-mêmes totalitaires et, bien que le racisme et le communisme soient devenus les idéologies décisives du XXe siècle, ils nétaient pas en principe, « plus totalitaires » que les autres ; ceci advint parce que les principes sur lesquels reposait à lorigine leur expérience la lutte des races pour la domination du monde, la lutte des classes pour la prise du pouvoir politique dans les différents pays savérèrent plus importants politiquement parlant que ceux des autres idéologies. En ce sens, la victoire idéologique du racisme et du communisme sur les autres « ismes » était acquise avant que les mouvements totalitaires naient précisément jeté leur dévolu sur ces idéologies. Par ailleurs, toutes les idéologies contiennent des éléments totalitaires, mais qui ne sont pleinement développés que par les mouvements totalitaires : cela crée limpression trompeuse que seuls le racisme et le communisme ont un caractère totalitaire. En vérité, cest plutôt la nature réelle de toutes les idéologies qui sest révélée seulement dans le rôle que lidéologie joue dans lappareil de domination totalitaire. Sous cet angle, il apparaît quil existe trois éléments spécifiquement totalitaires, propres à toute pensée idéologique. Premièrement, dans leur prétention à tout expliquer, les idéologies ont tendance à ne pas rendre compte de ce qui est, mais de ce qui devient, de ce qui naît et meurt. Dans tous les cas, elles soccupent exclusivement de lélément du mouvement, autrement dit de lhistoire au sens courant du terme. Les idéologies sont toujours orientées vers lhistoire, même lorsquelles emblent, comme dans le cas du racisme, choisir la nature pour prémisse dont elles procèdent ; ici, la nature ne sert quà expliquer les questions historiques en les réduisant à des questions naturelles. La prétention de tout expliquer promet dexpliquer tous les évènements historiques, promet lexplication totale du passé, la connaissance totale du présent, et la prévision certaine de lavenir. En deuxième lieu, dans ce pouvoir de tout expliquer, la pensée idéologique saffranchit de toute expérience, dont elle ne peut rien apprendre de nouveau, même sil sagit de quelque chose qui vient de se produire. Dès lors, la pensée idéologique sémancipe de la réalité que nous percevons au moyen de nos cinq sens, et affirme lexistence dune réalité « plus vraie » qui se dissimule derrière toutes les choses que lon perçoit et règne sur elle depuis cette cachette ; elle requiert, pour que nous puissions nous en apercevoir la possession dun sixième sens. Ce sixième sens est justement fourni par lidéologie, à savoir cet endoctrinement idéologique spécial auquel on se livre dans les établissements déducation, exclusivement créés à cet effet, afin dentraîner « les combattants politiques » dans les Ordensburgen des nazis, ou dans les écoles du Komintern et du Kominform. La propagande du mouvement totalitaire sert aussi à émanciper la pensée de lexpérience et de la réalité ; elle sefforce toujours dinjecter une signification secrète à tout évènement public et tangible, et de faire soupçonner une intention secrète derrière tout acte politique public. Une fois au pouvoir, les mouvements entreprennent de changer la réalité conformément à leurs prétentions idéologiques. Le concept dhostilité est remplacé par celui de conspiration, et ceci crée un état desprit où la réalité lhostilité réelle ou lamitié réelle nest plus vécue et comprise en ses termes propres mais est automatiquement censée renvoyer à une signification autre. En troisième lieu, puisque les idéologies nont pas le pouvoir de transformer la réalité, elles accomplissent cette émancipation de la pensée à légard de lexpérience au moyen de certaines méthodes de démonstration. Le penser idéologique ordonne les faits en une procédure absolument logique, qui part dune prémisse tenue pour axiome, et en déduit tout le reste ; autrement dit, elle procède avec une cohérence qui nexiste nulle part dans le domaine de la réalité. La déduction peut procéder logiquement ou dialectiquement ; dans les ceux cas, celle-ci implique un processus cohérent de largumentation qui, parce quelle pense en termes de processus, est supposée capable de comprendre le mouvement des processus surhumains, naturels ou historiques. Lesprit parvient à la compréhension en imitant, soit logiquement, soit dialectiquement, les lois du mouvement « scientifiquement » établis auxquels, au cours du processus dimitation, il sintègre progressivement. Largumentation idéologique, qui est toujours un genre de déduction logique, répond aux deux composantes des idéologies précédemment mentionnées celle du mouvement et celle de lémancipation à légard de la réalité et de lexpérience , premièrement parce que son mouvement de pensée ne naît pas de lexpérience mais sautogénère, et, en second lieu parce quelle transforme le seul élément tiré et admis de la réalité expérimentée en une prémisse à valeur daxiome et, dès lors, sen remet au déroulement de largumentation subséquente que nulle expérience ultérieure ne vient troubler. Une fois les prémisses établies, le point de départ donné, les expériences ne peuvent plus venir contrarier le mode de penser idéologique, pas plus que celui-ci ne peut tirer denseignement de la réalité. Lintérêt porté par les idéologues que furent Hitler et Staline, résidait non pas dans « lidée » idéologique (lutte des races, lutte des classes) mais dans le processus logique qui pourrait se développer à partir delle Le procédé dont usèrent les deux dirigeants totalitaires, afin de transformer leurs idéologies respectives en en armes grâce auxquelles chacun de leurs sujets pouvait de lui-même se contraindre à se mettre au rythme du mouvement de la terreur, était dune simplicité trompeuse et invisible ; ils prenaient les idéologies mortellement au sérieux, ils tiraient vanité, lun de son don suprême pour « le raisonnement froid comme la glace » (Hitler), lautre du « caractère impitoyable de sa dialectique », et se mettaient en devoir de déployer les implications idéologiques jusquà lextrême dune cohérence logique qui semblait déraisonnablement « primitive » et absurde au spectateur : une classe « moribonde » était une classe de gens condamnés à mort ; les races qui sont « inaptes à vivre » doivent être exterminées. Quiconque concédait quil existe des choses telles que des « classes moribondes » et nen déduisait pas quil fallait en tuer les membres, quiconque accordait que le droit de vivre nétait pas sans rapport avec la race et nen déduisait pas quil fallait tuer les « races inaptes », était purement et simplement, soit un idiot, soit un lâche. La logique astreignante qui tient lieu de principe daction imprègne la structure tout entière des mouvements et des régimes totalitaires. Telle est luvre exclusive de Hitler et de Staline ; pour cette seule raison, et bien quils naient pas ajouté la moindre pensée nouvelle aux idées et aux slogans propagandistes de leurs mouvements, on doit les considérer comme des idéologues de la plus grande importance. Ces nouveaux idéologues totalitaires se distinguaient de leurs prédécesseurs en ceci que « lidée » idéologique la lutte des races et la préservation des peuples germaniques, la lutte des classes et lexploitation des travailleurs nétait plus en premier lieu ce qui les séduisait : ce qui les attirait, cétait le processus logique qui pourrait se développer à partir delle. Selon Staline, ce nétait ni lidée ni le talent oratoire mais « la puissance irrésistible de la logique qui subjuguait lauditoire [de Lénine] ». Du pouvoir, dont Marx pensait quil naissait quand lidée sempare des masses, on découvrit quil résidait non pas dans lidée elle-même, mais dans son développement logique qui, « tel un tentacule puisant vous saisit de toutes parts comme un étau et à létreinte duquel vous êtes incapables de vous attacher ; vous devez ou bien vous rendre, ou bien vous préparer à une défaite totale ». Cest seulement quand la réalisation des buts idéologiques la société sans classes ou la race des seigneurs fut à lordre du jour, que cette puissance put apparaître. Tout au long du processus de réalisation, la substance originelle que les idéologies se sont elles-mêmes donnée pour fondement aussi longtemps quelles eurent à séduire les masses lexploitation des travailleurs, ou les aspirations nationales de lAllemagne se perd peu à peu, dévorée quelle est pour ainsi dire par le processus lui-même ; en parfaite harmonie avec « le raisonnement froid comme la glace » et « la force irrésistible de la logique », les travailleurs perdent sous le pouvoir bolchévique jusquaux droits qui leur avaient été octroyés sous loppression tsariste, et le peuple allemand subit une sorte de guerre qui ne tient aucunement compte du minimum requis pour que survive la nation allemande. Il est dans la nature même des politiques idéologiques et ce nest pas une simple trahison commise pour satisfaire lintérêt personnel ou lappétit du pouvoir que le contenu réel de lidéologie (la classe bourgeoise ou les peuples germaniques), qui fut à lorigine de « lidée » (la lutte des classes comme loi de lhistoire ou la lutte des races comme loi de la nature), soit dévoré par la logique avec laquelle « lidée » est mise à exécution. Sur quoi tablent les dirigeants totalitaires La préparation des victimes et des exécutants que requiert le totalitarisme à la place du principe daction de Montesquieu[1], nest pas lidéologie elle-même le racisme ou le matérialisme dialectique mais sa logique inhérente. Largument le plus convaincant à cet égard, un argument que Hitler comme Staline affectionnent particulièrement est celui-ci : vous ne pouvez poser A sans poser B et C et ainsi de suite jusquà la fin de lalphabet du meurtre. Cest ici que la force contraignante de la logique semble avoir sa source ; elle naît de notre peur de nous contredire nous-mêmes. Dans la mesure où la purge bolchevique réussit à faire que ses victimes avouent des crimes quelles nont jamais commis, elle compte au premier chef sur cette peur viscérale et argumente comme suit : nous sommes tous daccord sur la prémisse que lhistoire est une lutte des classes et sur le rôle du parti dans la conduite de celle-ci. Vous savez donc quhistoriquement parlant, le parti a toujours raison (dans les termes de Trotski : « Nous ne pouvons avoir raison quavec et par le parti, car lhistoire na pas fourni dautres moyens dêtre dans le vrai »). A ce moment historique, cest-à-dire conformément à la loi de lhistoire, certains crimes ont dû être commis que le parti, connaissant la loi de lhistoire, doit punir. Pour ces crimes, le parti a besoin de criminels ; il se peut que le parti bien quil connaisse les crimes, ne connaisse pas du tout les criminels ; plus importante que la certitude sur la personne des criminels, est la punition des crimes, car sans cette punition on naura pas fait avancer lHistoire et il se peut même que son cours sen trouve gêné. En conséquence, ou bien vous avez commis les crimes ou bien vous avez été appelé par le parti à jouer le rôle du criminel dans les deux cas vous êtes objectivement devenu un ennemi du parti. Si vous navouez pas, vous cessez de servir lHistoire par lintermédiaire du parti et vous êtes devenu un ennemi réel. La force contraignante de largument est celle-ci : si vous refusez, vous vous mettez en contradiction avec vous-même et, par cette contradiction, vous retirez tout sens à toute votre vie : le A que vous posiez domine toute votre vie à travers les conséquences B et C quil engendre logiquement. Les dirigeants totalitaires tablent sur la contrainte que nous pouvons nous imposer à nous-mêmes pour mobiliser en partie les gens dont ils ont encore besoin ; cette contrainte intérieure est la tyrannie du système logique auquel rien ne résiste, sinon la grande aptitude de lhomme à commencer quelque chose de nouveau. La tyrannie du système logique commence avec la soumission de lesprit à la logique comme processus sans fin, sur lequel lhomme compte pour engendrer ses pensées. Par cette soumission, il renonce à sa liberté de mouvement lorsquil sincline devant une tyrannie extérieure à lui. La liberté, en tant que capacité intérieure de lhomme, est identique à la capacité de commencer, de même que la liberté en tant que réalité politique, est identique à un espace entre les hommes où ceux-ci puissent se mouvoir. Sur le commencement, aucune logique, aucune déduction incontestable ne peut avoir aucun pouvoir, car son enchaînement présuppose, sous la forme dune prémisse, le commencement. De même que le besoin de la terreur naît de la peur quavec la naissance de chaque être humain un nouveau commencement nélève sa voix dans le monde et la fasse entendre, de même la mobilisation de la force autocontraignante du système logique a pour origine la peur que quelquun se mette à penser activité qui, en tant que la plus libre et la plus pure des activités humaines , est justement tout lopposé du processus contraignant de la déduction. Le régime totalitaire ne peut tenir que dans la mesure où il est capable de mobiliser la propre volonté de puissance de lhomme pour le forcer à entrer dans ce gigantesque mouvement de lhistoire ou de la Nature auquel le genre humain est censé servir de matériau et ne connaît ni naissance ni mort. Dun côté, la contrainte de la terreur totale qui, en son cercle de fer, comprime les masses dhommes isolés et les maintient dans un monde qui est devenu pour eux un désert ; de lautre, la force autocontraignante de la déduction logique, qui prépare chaque individu dans son isolement désolé contre tous les autres : toutes deux se correspondent et ont besoin lune de lautre afin de mettre en marche le mouvement régi par la terreur, et de le maintenir en marche. De même que la terreur, y compris dans sa forme pré-totale, simplement tyrannique, ruine toute relation entre les hommes, de même lautocontrainte de la pensée idéologique ruine toute relation avec la réalité. La préparation est couronnée de succès lorsque les gens ont perdu tout contact avec leurs semblables aussi bien quavec la réalité qui les entoure ; car, en même temps que ces contacts, les hommes perdent à la fois la faculté dexpérimenter et celle de penser. Le sujet idéal de la domination totalitaire nest ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais les gens pour qui la distinction entre fait et fiction (cest-à-dire la réalité de lexpérience) et la distinction entre vrai et faux (cest-à-dire les normes de la pensée) nexistent plus. Lisolement et limpuissance comme éléments déclencheurs de la terreur La question que nous soulevions au début de ces considérations et à laquelle nous revenons maintenant, est celle-ci : quel genre dexpérience fondamentale de la communauté humaine imprègne une forme de régime dont lessence est la terreur et le principe daction la dimension de système logique de la pensée idéologique ? Quune telle combinaison nait jamais été réalisée auparavant dans les diverses formes de domination politique, cela est évident. Pourtant, lexpérience fondamentale sur laquelle elle repose doit être humaine et connue des hommes, dans la mesure où le plus « original » de tous les corps politiques a été inventé par des hommes et répond dune certaine manière à leurs besoins. On a souvent fait observer que la terreur ne peut régner absolument que sur des hommes qui sont isolés les uns des autres, et quen conséquence lun des premiers soucis de tout régime tyrannique est de provoquer cet isolement. Lisolement peut être le début de la terreur ; il est certainement son terrain le plus fertile ; il est toujours son résultat. Lisolement est, pour ainsi dire, prétotalitaire ; il est marqué au coin de limpuissance dans la mesure où le pouvoir provient toujours dhommes qui agissent ensemble, qui « agissent de concert » (Burke) ; les hommes isolés sont par définition sans pouvoir. Lisolement et limpuissance, cest-à-dire lincapacité fondamentale et absolue dagir, ont toujours été caractéristiques des tyrannies. Dans un régime tyrannique les contacts politiques entre les hommes sont rompus et les aptitudes humaines pour laction et le pouvoir sont contrecarrées. Mais ce ne sont pas tous les contacts entre les hommes qui sont brisés, ce ne sont pas toutes les aptitudes humaines qui sont détruites. Toute la sphère de la vie privée, avec ses possibilités dexpérience, dinvention et de pensée est laissée intacte. Nous savons que le cercle de fer de la terreur totale ne laisse pas despace à une telle vie privée et que lautocontrainte de la logique totalitaire détruit chez lhomme la faculté dexpérimenter et de penser aussi certainement que celle dagir. Ce que nous appelons isolement dans la sphère politique sappelle désolation[2] dans la sphère des relations humaines. Isolement et désolation ne sont pas identiques. Je peux être isolé cest-à-dire dans une situation où je ne peux agir parce quil nest personne pour agir avec moi sans être « désolé » ; et je peux être désolé cest-à-dire dans une situation où en tant que personne, je me sens à lécart de toute compagnie humaine sans être isolé. Lisolement est cette impasse où sont conduits les hommes lorsque la sphère politique de leurs vies, où ils agissent ensemble dans la poursuite dune entreprise commune, est détruite. Pourtant lisolement, bien que destructeur du pouvoir et de la faculté dagir, non seulement laisse intactes mais est même nécessaire aux activités dites productives des hommes. Lhomme, dans la mesure où il est homo faber, a tendance à sisoler lui-même dans son travail, autrement dit à quitter temporairement le m domaine de la politique. La fabrication (poiesis, la production de choses), en tant quelle se distingue de laction (praxis) dune part et du travail pur dautre part, est toujours menéeàbien dans un certain isolement par rapport aux préoccupations communes, Que le résultat soit une uvre dartisanat ou dart. Dans lisolement lhomme reste en contact avec le monde en tant quuvre humaine ; cest seulement lorsque la forme la plus élémentaire de la créativité humaine cest-à-dire le pouvoir djouter quelque chose de soi au monde commun est détruite, que lisolement devient absolument insupportable. Cest ce qui peut se produire dans un monde où les valeurs majeures sont dictées par le travail, autrement dit où toutes les activités humaines ont été transformées en travail. Dans de telles conditions, seule demeure le pur effort du travail, autrement dit leffort pour se maintenir en vie, et le rapport au monde comme création humaine est brisé. Lhomme isolé qui a perdu sa place dans le domaine politique de laction est tout autant exclu du monde des choses, sil nest plus reconnu comme homo faber, mais traité come un animal laborans, dont le nécessaire « métabolisme naturel » nest un sujet de préoccupation pour personne. Alors lisolement devient désolation. Une tyrannie fondée sur lisolement laisse généralement intactes les capacités productives de lhomme ; une tyrannie sur les « travailleurs », comme par exemple le pouvoir sur les esclaves dans lAntiquité, serait, dès lors, automatiquement un pouvoir sur des hommes désolés et non simplement isolés, et tendrait à être totalitaire. Tandis que lisolement intéresse uniquement le domaine politique de la vie, la désolation intéresse la vie humaine dans sa totalité. Le régime totalitaire comme toutes les tyrannies ne pourrait certainement pas exister sans détruire le domaine public de la vie, cest-à-dire sans détruire, en isolant les hommes, leurs capacités politiques. Mais la domination totalitaire, comme forme de gouvernement, est nouvelle en ce quelle ne se contente pas de cet isolement et détruit également la vie privée. Elle se fonde sur la désolation, sur lexpérience dabsolue non-espérance au monde, qui est lune des expériences les plus radicales et les plus désespérées de lhomme. La désolation et la superfluité comme expérience de la non-appartenance au monde La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaire, et, pour lidéologie et le système logique, préparation des exécutants et des victimes, est étroitement liée au déracinement et à la superfluité qui ont constitué la malédiction des masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui sont devenus critiques avec la montée de limpérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales à notre époque. Etre déraciné, cela veut dire navoir plus de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres ; être superflu, cela veut dire navoir aucune appartenance au monde. Le déracinement peut être la condition préliminaire de la superfluité de même que lisolement peut (mais ne doit pas) être la condition préliminaire de la désolation. Prise en elle-même, abstraction faite de ses causes historiques récentes et de son nouveau rôle dans la politique, la désolation va à lencontre des exigences fondamentales de la condition humaine et constitue en même temps lune des expériences essentielles de chaque vie humaine. Même lexpérience du donné matériel et sensible dépend de mon être en rapport avec dautres hommes, de notre sens commun qui règle et régit tous les autres sens, et sans lequel chacun de nous serait enfermé dans la particularité de ses propres données sensibles, en elles-mêmes incertaines et trompeuses. Cest seulement parce que nous possédons un sens commun, cest seulement parce que ce nest pas un homme mais les hommes au pluriel qui habitent la terre, que nous pouvons nous fier à limmédiateté de notre expérience sensible. Pourtant, il nous suffit de nous rappeler quun jour il nous faudra quitter ce monde commun, qui continuera après nous comme avant, et à la continuité duquel nous sommes superflus, pour prendre conscience de notre désolation, pour faire lexpérience dêtre abandonnés par tout et par tous. La désolation nest pas la solitude où lindividu est seul avec lui-même mais lorsquil est privé de contact avec les autres, ou à lhostilité desquels il est exposé La solitude requiert que lon soit seul, alors que la désolation napparaît jamais mieux quen la compagnie dautrui. Hormis quelques remarques éparses généralement présentées de manière paradoxale comme le mot de Caron (rapporté par Cicéron), « il nétait jamais moins seul que lorsquil était seul » ou plutôt, « il ne se sentait jamais moins seul que lorsquil était dans la solitude » il semble quEpictète, lesclave affranchi, philosophe dorigine grecque, fut le premier à distinguer entre désolation et solitude. Sa découverte, en un sens, accidentelle, sa préoccupation majeure nétant ni la solitude ni la désolation, mais lêtre seul (monos) au sens dune absolue indépendance. Comme Epictète le fait remarquer lhomme désolé (eremos) se trouve entouré dautres hommes avec lesquels il ne peut établir de contact, ou à lhostilité desquels il est exposé. Lhomme solitaire, au contraire, est seul et peut par conséquent « être ensemble avec lui-même », puisque les hommes possèdent cette faculté de « se parler à eux-mêmes ». Dans la solitude, en dautres termes, je suis « à moi-même », en compagnie de mon moi, et donc deux-en-un, tandis que dans la désolation je suis en vérité un, déserté par tous les autres. Toute pensée, à proprement parler, sélabore dans la solitude, est un dialogue entre moi et moi-même, mais ce dialogue de deux-en-un ne perd pas le contact avec le monde de mes semblables : ceux-ci sont en effet représentés dans le moi avec lequel je mène le dialogue de la pensée. Le problème de la solitude est que ce deux-en-un a besoin des autres pour redevenir un : lun dun individu immuable dont lidentité ne peut jamais être confondue avec celle de quelquun dautre. Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres ; et cest la grande grâce salutaire de lamitié pour les hommes solitaires quelle fait deux à nouveau un « tout », quelle les sauve du dialogue de la pensée où lun demeure toujours équivoque, quelle restaure lidentité qui les fait parler avec la voix unique dune personne irremplaçable. Sans amitié, le solitaire verse dans la désolation La solitude peut devenir désolation ; cela se produit lorsque, tout à moi-même, mon propre moi mabandonne. Les hommes solitaires ont toujours été en danger de tomber dans la désolation, quand ils ne trouvent plus la grâce rédemptrice de lamitié pour les sauver de la dualité, de léquivoque et du doute. Historiquement, on dirait que ce danger ne devint suffisamment grand pour être remarqué par les autres hommes et relevé par lhistoire jusquau XIXe siècle. Il se montra clairement lorsque les philosophes, pour qui la solitude est à elle seule un mode de vie et une condition de travail, ne se contentèrent plus du fait que la « philosophie soir seulement pour le petit nombre » et commencèrent à soutenir que personne ne les « comprend ». Caractéristique à cet égard est lanecdote que lon rapporte à propos de Hegel sur son lit de mort et que lon aurait difficilement pu raconter à propos daucun autre grand philosophe avant lui : « Il ny en a quun qui mait compris ; et lui aussi a mal compris ». Réciproquement, il y a toujours la chance quun homme désolé se trouve lui-même et commence le dialogue pensant de la solitude. Cest ce qui, semble-t-il, est arrivé à Nietzsche à Sils Maria quand il conçut Zarathoustra. En deux poèmes (« Sils Maria » et « Aus hohen Bergen »), il parle de lespérance vide et de lattente languissante de lhomme désolé jusquà ce que soudain, « [Par un] beau midi, il ny en eut plus Un mais Deux [ ] Maintenant nous célébrons, unis, certains de la victoire, La fête des fêtes, Zarathoustra est venu, lami, lhôte des hôtes ! » Ce qui rend la désolation si intolérable, cest la perte du moi, qui, sil peut reprendre réalité dans la solitude, ne peut toutefois être confirmé dans son identité que par la compagnie confiante et digne de confiance de mes égaux. Dans cette situation lhomme perd la confiance quil a en lui-même comme partenaire de ses pensées et cette élémentaire confiance dans le monde, nécessaire à toute expérience. Le moi et le monde, la faculté de penser et de faire une expérience sont perdus en même temps. Les rapports entre le systématisme de la pensée déductive et la désolation : lhomme seul déduit toujours une chose de lautre et pense tout dans la perspective du pire La seule faculté de lesprit humain qui nait besoin ni du moi, ni dautrui, ni du monde pour fonctionner sûrement, et qui soit aussi indépendante de la pensées que de lexpérience, est laptitude au raisonnement logique dont la prémisse est lévident en soi. Les règles élémentaires de lévidence incontestable, le truisme que deux et deux font quatre, ne peuvent devenir fausses même dans létat de désolation absolue. Cest la seule « vérité » digne de foi à laquelle les êtres humains peuvent se raccrocher avec certitude, une fois quils ont perdu la mutuelle garantie, le sens commun, dont les hommes ont besoin pour faire des expériences, pour vivre et pour connaître leur chemin dans un monde commun. Mais cette « vérité » est vide, ou plutôt elle nest aucunement la vérité car elle ne révèle rien. (Définir, comme certains logiciens modernes le font, la cohérence comme vérité revient à nier lexistence de la vérité). Dans létat de désolation, lévident en soi nest donc plus un simple moyen de lintelligence et il commence à être productif, à développer ses propres actes de « pensée ». Que des processus de pensée caractérisés par la stricte « dimension de système logique » évidente en soi, à laquelle il ny a en apparence pas déchappatoire, aient quelque rapport avec la désolation, cest ce que remarqua un jour Luther (dont les expériences en matière de solitude et de désolation furent probablement sans égal, au point quil ait un jour laudace de dire ; « il doit exister un Dieu parce quil faut à lhomme un être auquel il puisse se fier »), dans une remarque peu connue sur le texte de la Bible « il nest pas bon que lhomme soit seul » ; un homme seul, dit Luther, « déduit toujours une chose dune autre et pense tout dans la perspective du pire ». Le fameux extrémisme des mouvements totalitaires, loin de participer du vrai radicalisme, consiste assurément à « tout penser dans la perspective du pire », à suivre ce processus de la déduction qui aboutit toujours aux pires conclusions possibles. La désolation comme préparation des hommes à la domination totalitaire
Ce qui, dans le monde non totalitaire, prépare les hommes à la domination totalitaire, cest le fait que la désolation, qui jadis constituait une expérience limite, subie dans certaines conditions sociales marginales telle que la vieillesse, est devenue lexpérience quotidienne des masses toujours croissantes de notre siècle. Limpitoyable processus où le totalitarisme engage les masses et les organise ressemble à une fuite suicidaire loin de cette réalité. « Le raisonnement froid comme la glace » et le « tentacule puissant » de la dialectique qui « vous saisit comme un étau » apparaissent comme un dernier soutien, en un monde où personne nest digne de foi et où lon ne peut compter sur rien. Cest la contrainte intérieure, dont le seul contenu est le strict refus des contradictions, qui semble confirmer une identité dhomme en dehors de toute relation à autrui. Cest elle qui lajuste au cercle de fer de la terreur, même quand il est seul dans un isolement où la domination totalitaire sefforce de ne jamais le laisser, sauf dans cette situation extrême quest lisolement du cachot. En détruisant tout espace entre les hommes, en les écrasant les uns contre les autres, elle anéantit jusquà la productivité potentielle de lisolement ; en enseignant et en glorifiant le raisonnement logique de la désolation cette désolation où lhomme sait quil se perdra définitivement si jamais il laisse tomber la première prémisse doù tout le processus est parti elle efface jusquaux plus infimes chances que la désolation se transforme en solitude et la logique en pensée. Si lon compare cette pratique à celle de la tyrannie, on dirait quun moyen a été découvert de mettre le désert lui-même en mouvement, de déchaîner une tempête de sable qui pourrait couvrir de part en part la terre habitée. Ce qui, en tout état de cause, demeure Nos conditions actuelles dexistence dans le domaine de la politique sont assurément menacées par ces tempêtes de sable dévastatrices. Le danger nest pas quelles puissent instituer un domaine permanent. La domination totalitaire, comme la tyrannie, porte les germes de sa propre destruction. De même que la peur et limpuissance qui lengendrent sont des principes antipolitiques qui précipitent les hommes dans une situation contraire à toute action politique, de même la désolation et la déduction logico-idéologique du pire quelle engendre, représentent une situation antisociale et recèlent un principe qui détruit toute communauté humaine. Néanmoins, la désolation organisée est bien plus dangereuse que limpuissance inorganisée de tous ceux qui subissent la volonté tyrannique et arbitraire dun seul homme. Son danger, nous le connaissons :elle menace de dévaster le monde un monde qui partout semble avoir atteint sa fin avant quun nouveau commencement de cette fin, nait eu le temps de simposer. Hormis ces considérations qui, de par leur caractère de prédictions, sont peu utiles et encore moins consolantes il reste que lexpérience de notre temps et son expérience centrale ont suscité lapparition dune forme de gouvernement entièrement nouvelle. Celle-ci constitue un danger toujours présent et ne promet que trop dêtre désormais notre partage, comme toutes les autres formes de gouvernement qui apparaissent à différents moments de lhistoire, sur la base dexpériences fondamentales différentes, ont été le partage de lhumanité en dépit de défaites temporaires les monarchies et les républiques, les tyrannies, les dictatures et le despotisme. Mais demeure aussi cette vérité que chaque fin dans lhistoire contient un nouveau commencement ; ce commencement est la promesse, le seul « message » que la fin puisse jamais donner. Le commencement, avant de devenir un évènement historique, est la suprême capacité de lhomme : politiquement, il est identique à la liberté de lhomme, « pour quil y eût un commencement, lhomme fut créé », a dit saint Augustin. Ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance ; il est, en vérité, chaque homme.[1] Principe de la distribution des pouvoirs : exécutif, législatif et juridique [2] Le mot désolation ne doit pas être pris au sens psychologique ; elle est la solitude de lhomme que le système totalitaire déracine, qui est privé de sol, de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres. Date de création : 03/09/2009 @ 11:20 Réactions à cet article
|