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Sociologie - Le symbole et les images




LE SYMBOLE ET LES IMAGES



Extraits de l’article de G. Durand[1] sur l’Anthropologie dans l’Encyclopaedia Universalis.


Entre la philosophie anthropologique bourrée d’éléments concrets, « diachronique[2] », dont l’œuvre de Leroi-Gourhan est le modèle, et une philosophie anthropologique du « vide[3] », structuraliste (Lévi-Strauss), se place le courant intermédiaire de l’anthropologie « symbologique », principalement inspirée par cette discipline anthropologique improprement appelée histoire des religions. Ernst Cassirer, anthropologue et philosophe, peut à juste titre passer pour le père de ce recentrement de la philosophie anthropologique sur le mythe et le phénomène humain qui le fonde : le symbole. Philosophiquement issue de la critique kantienne, la philosophie de Cassirer a d’abord eu le mérite de désaliéner celle-ci d’un certain positivisme scientiste qui ne voulait prendre en considération que la Critique de la raison pure. Non seulement Cassirer va placer au premier plan les deux autres critiques, et spécialement la Critique du jugement, mais encore il va parachever le modèle kantien de la conscience constitutive d’univers de connaissance et d’action. Il consacre une partie de ses travaux à la magie, à la religion, au langage, au mythe, domaines qu’avait négligés le kantisme, mais domaines de prédilection de la réflexion romantique. Pour Cassirer, il ne s’agit nullement d’interpréter, c’est-à-dire de réduire explicativement un mythe, un symbole, mais de comprendre la physionomie individuée du mythe, du symbole, du langage examiné. Toute la pensée humaine bien loin d’être passive devant l’objet, a pour fonction de produire de l’objet (d’objectifier), c’est à dire de donner aux choses un sens. C’est ce que Cassirer (1874-1945) appelle la « prégnance symbolique » et c’est ce qu’il découvre être le propre de l’homme véritable animal symbolicum. Cette résurgence de l’imagination symbolique au centre de la philosophie anthropologique allait être renforcée encore dans les pays de langue anglaise et allemande (l’œuvre intégrale de l’auteur n’existant que dans ces deux langues) par l’anthropologie du psychanalyste zurichois C. G. Jung (1875-1961). Non seulement l’illustre psychanalyste apporta par son art de thérapeute une confirmation éclatante de cette théorie d’un « imaginaire transcendantal » constitué par les archétypes, mais encore ses connaissances très étendues en histoire des religions et ses réflexions sur le terrain ethnographique (Afrique du Nord, Indiens Pueblos, Afrique noire orientale, Inde) autorisent à parler d’anthropologie à propos du réformateur de la psychanalyse. Chez Jung, la libido n’est plus la pulsion infra-humaine qu’elle était chez Freud, elle devient « inconscient collectif », énorme réservoir archétypique où s’abreuve tout l’imaginaire humain, délires, rêves, rêveries[4], littératures, mythes, religions. C’est sur la lancée de Jung qu’une véritable école ou plus exactement une réunion permanente d’anthropologues éminents dans tous les domaines, se réunit chaque année au cercle Eranos sur les bords suisses du lac Majeur. Le cercle Eranos, avec trente-cinq volumes de son Jahrbuch, constitue depuis trente ans une véritable plaque tournante de l’anthropologie mondiale et spécialement de l’anthropologie religieuse. Dans ce cercle nous pouvons plus spécialement relever le nom de Mircea Eliade, professeur des religions à l’Université de Chicago, dont le Traité d’histoire des religions (1949) est l’œuvre principale ; ses autre ouvrages constituent un très vaste répertoire comparatif des principaux mythes recensés par tous les ethnographes. De ce travail très érudit d’anthropologie culturelle s’élève une philosophie du mythe et du symbole qui confirme en bien ces points le projet de Cassirer et qui consolide en grande partie ce que pouvaient avoir encore d’« arbitraires » (J. Stoetzel) les conclusions anthropologiques de Jung.

Mythes et symboles se situent au centre de la réflexion anthropologique : ils révèlent une logique générale qui dépasse de beaucoup les logiques ethnocentriques induites des langues indo-européennes. Mais surtout la pensée symbolique « rend possible à l’homme la libre circulation à tous les niveaux du réel ». ¨Par là, l’homme – et c’est ce qui fait sa sapience – « ne se sent plus un fragment imperméable, mais un cosmos vivant relié à tous les autres cosmos vivants qui l’entourent ». « Les expériences macrocosmiques ne sont plus pour lui extérieures et en fin de compte extérieures ou objectives elles ne l’aliènent pas de lui-même, lui révèlent sa propre existence et son propre destin ».

Le mythe, l’usage du symbole sont des herméneutiques anthropologiques, elles révèlent l’homme à lui-même, lui font connaître sa condition et son destin[5]. Ce que découvre Eliade[6] (1907- ) dans le mythe, c’est ce que le philosophe Berdiaeff découvrait dans la religion : le mythe est expression existentielle de l’homme, sapience par-delà le savoir, objectivant du quotidien et de la technique ; « grâce au symbole, l’existence authentique de l’homme archaïque n’est pas réduite à l’existence fragmentée et aliénée de l’homme de notre temps ».

Le symbole et le processus mythique qui en découle, grâce à son impérialisme qui le porte à déborder le « sens propre » pour émarger à un sens figuré de plus en plus courant est un processus typiquement anthropologique […]transforme les objets en autre chose […] annulant leurs limites concrètes ».

Tandis que Cassirer classait encore le mythe – aux côtés de la science – comme une activité « objectifiante », l’anthropologie mythologique contemporaine, à la suite d’Eliade et conformément au programme fixé par le philosophe Dilthey, a tendance à séparer savoir objectifiant et connaissance subjective. Avec la réflexion d’Eliade et du cercle Eranos en général – plus spécialement celle de l’islamiste Henry Corbin – l’anthropologie, en ouvrant à la réflexion des sphères que la philosophie occidentale s’étaient refusées, constitue les assises d’une philosophie nouvelle. Avec tout le courant de la revalorisation de la pensée symbolique qui part de Cassirer pour déboucher sur Eliade et Corbin ou G.Durand, le philosophe qui émerge de l’anthropologie mythologique se situe comme un prolongement métaphysique et quelquefois théophysique de la critique existentialiste contemporaine. Les anthropologues de cette école mythographique, faisant porter l’accent bien plus sur la pérennité humaine que sur l’évolution, s’aperçoivent qu’une fois levée l’hypothèque de l’animal rationale, cher à la philosophie classique, on ne se trouve pas en présence d’une liberté désespérée, impuissante et anarchique, jetée dans un monde absurde et hostile (Dasein) : ce que révèle l’analyse de tout le contenu de l’imagination humaine, c’est au contraire un ordre cohérent de liaisons et de valeurs, réellement métaphysique, constitutif de ce qu’il y a de plus profond et d’éternel dans l’espèce humaine. L’Homo sapiens se définit donc comme Homo symbolicus. La sagesse caractéristique de l’espèce n’est ni une raison qui s’applique aux objets de l’univers, ni une liberté totalement errante, mais un « ordre archétypique » qui leste toujours de son sens, objets, actions ou devenir humain.


Extraits de de l’article de B-D. Dupuy sur l’Herméneutique dans l’Encyclopaedia Universalis.


Pensée moderne et langage des mythes

Mythe et vérité

La pensée moderne ne cherche pas d’abord dans un texte une idée essentielle, ni une affirmation de caractère universel et de portée métaphysique. Elle se veut fidèle au concret, elle cherche à comprendre les situations originaires et elle fait un retour aux mythes. Il y a des expressions de l’homme dans son monde ; il y a des mythes prégnants de vérité. Le problème philosophique majeur est dès lors celui de la vérité des mythes.

Cependant le mythe apparaît d’emblée comme ambigu : est-il fable ou vérité ? Il faudrait, pour en décider, pouvoir remonter à l’expérience vive du mythe, qui est aujourd’hui perdue. Le mythe étant recueilli dans son état dernier, dans sa forme écrite et déjà organisée, comme dégradé.


1) Première conception du mythe

Les ethnologues du passé, collecteurs de légendes, l’ont d’abord considéré comme un récit étiologique, comme une fiction qui réduit le cœur et l’esprit et qui s’est transmise après la fin de l’époque mythopoiétique : « produit de la pensée que la pensée a dépassé, récit en opposition avec la vérité, qui réunit tout ce qui ne se laisse pas intégrer dans la réalité ! »

La fonction mythique apparaît imaginaire, créatrice de symboles, elle plonge dans l’inconscient ; la fonction logique (deuxième pôle de la vie de l’esprit) apparaît intentionnelle, conceptuelle, elle distingue et unit dans le champ du conscient. Mais la fonction mythique est la seule par laquelle l’homme tente de se forger son monde, de rendre intelligible pour soi-même l’univers extérieur et intérieur. La fonction logique n’en fait que rendre compte en soi, dans l’absolu.


2) Seconde conception du mythe

Cette seconde conception est plus élaborée et plus ancienne que celle des ethnologues, et c’est elle qui le reçoit comme une allégorie ; elle a été popularisée par le romantisme. Comptine en sa surface, dépourvue de sens, en profondeur c’est une histoire sérieuse et grave qui apporte des révélations tout à fait imprévues sur la vie des hommes et qu’il faut savoir écouter et déchiffrer.

« Le mythe est un mode de pensée selon lequel ce qui n’est pas du monde apparaît comme étant du monde, comme un au-delà d’un ici-bas » (R. Bultmann).

La conception allégorique reconnaît ainsi la structure ambivalente du mythe. Elle perçoit que le mythe par son équivocité même, traduit mieux la richesse du réel que le discours et donne par conséquent une idée plus exacte de la fécondité inépuisable de l’existence. Elle lui accorde donc une part de vérité. Mais elle ne l’apprécie que pour mieux aussitôt s’écarter de lui et le dépasser, parce qu’elle le juge obscur. Elle l’utilise plutôt qu’elle ne l’interprète. Aussi l’allégorie débouche-t-elle le plus souvent dans la gnose . Dans ce climat de pensée ce n’est pas tant le mythe qui est estimé vrai que la signification qu’on lui attribue. L’allégorie se livre sans cesse à une fuite du symbole donné vers un prétendu sens à découvrir.


Du mythe au symbole

Pour éviter cette rupture de l’image et du sens, il faut parvenir à une approche encore plus concrète et plus originaire du mythe. La définition symbolique du mythe y tend : « Le mythe est l’expérience complète et variée que l’homme peut faire de lui-même et des réalités mystérieuses avec lesquelles il est en relation » (Eliade). Ou mieux encore : « Le mythe est un récit traditionnel qui rapporte des évènements arrivés à l’origine des temps et qui est destiné à fonder l’action rituelle des hommes d’aujourd’hui et, de manière générale, à instituer toutes les formes d’action et de pensée par lesquelles l’homme se situe dans son monde. Fixant les actions rituelles significatives, il fait connaître quand disparaît sa signification étiologique[7], sa portée exploratoire et apparaît dans sa fonction symbolique , c’est-à-dire dans le pouvoir qu’il a de dévoiler le lien de l’homme à son sacré » (Ricoeur). Cette définition rapproche le mythe du rite, et elle lie le mythe à l’histoire au lieu de l’en dissuader comme le fait l’allégorie. La mythologie n’est pas liée au monde du primitif ; mythe et histoire se pénètrent et se confondent jusqu’à l’éclosion de la raison, jusqu’à l’avènement de l’univers de la science, ce dernier inclus. A l’âge de la science et de la technique, le mythe, au premier abord, ne paraît être qu’une tentative inadéquate d’expliquer l’origine des choses, une donnée qui doit être éliminée, « démythologisée ». Mais le mythe en réalité est indéracinable, car il est constitutif de la pensée même qui le nie. La science ne peut exclure que son intention étiologique, sa prétention d’expliquer l’origine et la fin de l’humanité. Mais dans ce processus de remontée de la fonction causale, qui a forgé la fiction, et de la fonction suggestive qui donne prise à l’allégorie, au symbolisme primitif, le mythe révèle sa fonction exploratoire. Il restitue l’homme dans la « forêt des symboles » qu’il a jadis créés. Il dévoile le lien de l’homme à son sacré, au divin et, dans le cas de la Bible, à Celui qu’il a un jour appris à nommer de son vrai Nom, au reste imprononçable (Exode, III, 15).

Le symbole se distingue de l’allégorie en ce qu’il ne cherche pas un sens du mythe autre que le mythe et qui serait exprimable dans un autre langage ; il renvoie à ce sens latent du mythe qui n’est connaissable que grâce à lui et qui permet de retrouver et d’appréhender sa portée symbolique profonde.


Le symbole donne à penser

Le retour au symbole a pour but de rejoindre la signification propre du langage primitif. Il fait ressaisir l’expérience qui a donné naissance au mythe. En nouant origine et fin, archéologie et eschatologie, le mythe appréhendait l’existence humaine comme une totalité à partir de laquelle la vie de l’homme trouvait son orientation et prenait son sens. Une expérience primitive est ainsi inscrite dans la trame des mythes ; elle peut être retrouvée au moyen de la réminiscence qu’ils provoquent ; et l’avenir est offert en eux dans une expectative qu’ils suscitent et qui assure leur actualité.

Pour retrouver le sens des mythes, il faut donc remonter au-delà de l’étape de fixation et de conceptualisation du récit mythique, effet d’une réflexion rationalisante ; puis, au-delà de la fiction allégorique, première tentative d’explication et de domestication du mythe ; et enfin retrouver l’expérience vive, collective et magique, qui s’est donnée son premier langage, celui des symboles, dont le mythe est comme la transcription chiffrée et l’aveu.

En se débarrassant de sa gangue mythologique, le symbole délivre son langage originel et livre son message. La charge du langage était assurée par une « répétition en sympathie », la pensée inhérente aux monde des mythes n’est pas évacuée mais au contraire émane de ce plein : le symbole donne à penser. On n’est pas ramené une fois de plus au logos classique, car tout reste dit en énigme ; c’est l’énigme même qui enseigne. Il faut admettre que la pensée est au niveau même des symboles et jaillit à partir d’eux. Il faut laisser mourir l’exigence impérative de la rationalité, accepter la dissolution de l’explication étiologique, pour sauver le mythe. Le mythe pourra alors être retrouvé de nouveau et interprété par l’homme moderne critique,qui n’est plus l’homme naïf primitif, premier créateur des mythes.

L’herméneutique contemporaine se veut ainsi fidèle au propos primitif du mythe : elle veut entendre, comprendre, retrouver le moment d’émerveillement, l’intelligibilité première. Tel est le but même de la démarche qu’elle inaugure : l’homme moderne entendra de nouveau le langage du mythe et, de nouveau, se posera des questions. Le cycle de la pensée sera alors en quelque sorte accompli. Une première naïveté humaine a été perdue, mais l’homme critique aspire à une naïveté seconde. Toute compréhension doit aboutir à la question. L’herméneutique assure l’adéquation et la parenté de la pensée avec ce dont il est question.


Les attitudes qui peuvent être adoptées dans une recherche d’interprétation


Dans une recherche d’interprétation, trois attitudes paraissent pouvoir être adoptées : elles constituent autant de dimensions de l’herméneutique.

– Dans la première qu’on peut appeler archaïque, l’attention est portée surtout au symbole naturel primaire. On s’attache à ce qu’il y a de plus originaire dans le dire poétique ou mythique. On fait retour essentiellement à la source du langage. Ce propos est marqué par un souci de la structure des expressions. On constitue une archéologie de la mémoire et du savoir.

Ainsi le thème biblique de la chute et de l’exil sera saisi grâce à la puissance évocatrice des mots qui le traduisent à chaque époque de l’histoire : souillure corporelle, humiliation, guerre et conflit, culpabilité, péché originel. Les symboles envisagés, reçus dans leur sens littéral, sont acceptés dans leur opacité, révélant et cachant aussi bien le sens latent du texte.

– Dans la seconde, il y a comme une compréhension et une intelligence seconde du récit qui suit la flèche des symboles en se fondant sur la récurrence et la constitution des types. Le langage est la « lumière de l’émotion ». Il est la clef qui permet de redécouvrir le monde des symboles lui-même. Toutes les littératures témoignent d’une évolution linguistique qui permet de jalonner les éruptions de la geste symbolique qu’elles reflètent.

Ainsi peut-on retrouver dans la Bible, toujours à propos du thème de l’exil, les différentes formes d’expression de l’expérience primitive. On peut suivre la conscience collective de la faute éprouvée par tout le peuple. Celle-ci a trouvé en définitive son « type » dans la chute d’Adam. Toutefois, le symbole adamique tient peu de place dans la Bible. Les personnages de l’histoire, Noé, Abraham, Moïse, qui en ont beaucoup plus, constituent les moments historiques de répétition du thème de la faute. Le type d’Adam est néanmoins revêtu d’un sens universel.

– La troisième attitude qui est de caractère existentiel, s’attache à saisir l’expérience initiale elle-même. Elle cherche pour cela à retrouver comment le mythe nous atteint dans notre situation présente et rejoint notre propre expérience malgré l’écart de notre propre précompréhension (cf. R. Bultmann, « Nouveau Testament et mythologie » dans L’Interprétation du Nouveau Testament). Ici le thème biblique de l’exil s’offre directement comme symbole de l’aliénation humaine ; c’est bien un thème universel. Mais c’est dans l’exil d’Egypte qu’un peuple en a fait pour la première fois l’aveu, par le truchement de ses rites et de son sacré. C’est dans l’événement libérateur qu’il a reconnu la main de Celui qui se rendait présent à lui, se révélait. L’événement particulier intéresse dès lors toute l’histoire et prend valeur universelle. Il concerne l’existence de tous les hommes.


Georges Dumézil, préfacier d’« Images et symboles » d’Eliade.


L’analyse structurale
P. SMITH, CNRS

Les mythes étudiés en eux-mêmes (Encyclopaedia universalis, Mythe, 528a)


Bien qu’il se situe en dehors du domaine strict de l’ethnologie, G. Dumézil doit être considéré comme le précurseur de l’analyse structurale des mythes. Dans ses travaux sur les mythes et l’idéologie des peuples indo-européens de l’Antiquité, il découvre comment la confrontation de plusieurs mythes permet de dégager des structures qui leur sont communes. Elles consistent en certains agencements de catégories sociologiques dans la cas du corpus qu’étudie Dumézil – catégories qui suggèrent un système de castes –, mais contre son hypothèse de départ, il doit reconnaître que ces catégories ne reflètent pas nécessairement celles de la société qui produit les mythes en question : elles ne reflètent rien d’autre que l’activité de l’esprit, ne sont rien d’autre que des outils de l’intelligence.


La « structure » dans le discours philosophique français

(Encyclopaedia universalis, Philosophie, vol. 18, pp 429-431)

E. MERMILLIOD, professeur certifié de philosophie


Notion de code dans le structuralisme

Une structure, ou un code, consiste tout d’abord dans un ensemble de relations formelles qui définissent tous les énoncés possibles ayant un sens équivalent, c’est-à-dire ayant la même dénotation. Une structure comporte aussi un code secondaire , qui fait que certains énoncés sont privilégiés par rapport aux autres possibilités, et cela en fonction de la connotation. Enfin, une structure se manifeste dans le fait que tel ou tel contenu peut servir de modèle : la structure consiste dans ce qui se conserve lorsqu’on passe d’un système d ‘énoncés à un autre.


Les noms attachés au structuralisme français

Le structuralisme français doit surtout son succès à Roland Barthes, Georges Dumézil, Michel Serres, Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan.

Pour Barthes, l’étude des systèmes de connotation permet de donner un contenu précis à la notion d’« idéologie dominante ».


L’apport de Georges Dumézil

Avec lui s’ouvre une période de recherches sémiologiques prenant pour objet « le discours de la mode », « le discours de l’information à la T.V. », etc. Dumézil fait porter son travail sur la structure de la tradition indo-européenne[8]. Au lieu de dégager le sens contenu dans les mythes de cette tradition, il compare la totalité des relations constituant un panthéon avec la totalité des relations constituant un autre panthéon. Il montre ainsi la présence, à travers ces traductions globales, d’un modèle invariant : la structure des trois fonctions (le sage, le guerrier, le cultivateur).


L’apport de Michel Serres

Serres introduit une évolution analogue à celle de Dumézil dans le domaine des sciences. Au lieu de séparer les sciences les unes des autres, il montre que tous les savoirs scientifiques d’une époque sont isomorphes entre eux. Il en tire la conséquence que la séparation entre les sciences n’a pas de fondement et que n’en a pas plus la séparation entre science et fiction (il détruisait ainsi la notion bachelardienne de « coupure épistémologique » au moment même où elle avait un regain d’actualité dans les travaux d’Althusser). Il y a des genres de discours, mais traduisibles les uns dans les autres. Par là disparaît tout méta-discours qui ferait la synthèse encyclopédique des vérités présentes dans chaque genre particulier de discours. Et disparaît de même la coupure entre le logique et le mythologique : ce que le logique perçoit comme ordre rationnel, le mythologique le perçoit comme apparition miraculeuse d’un ordre à partir d’un désordre originaire.


A quels noms le structuralisme français est-il surtout associé ?

Le structuralisme français est surtout associé aux noms de Lévi-Strauss et de Lacan.

– L’intervention essentielle de Lévi-Strauss dans son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » Sociologie et anthropologie, consiste dans le passage de la notion de « sacré » telle qu’elle avait été abordée par toute la sociologie française depuis Emile Durkheim, à la notion de « structure symbolique ». Toue la vie sociale se trouve ainsi assimilée à l’échange de messages. Toutes les structures sociales sont symboliques et donc traduisibles dans celles du langage. La société est structurée comme un langage et le langage est conçu selon la théorie de la communication, c’est-à-dire comme un code.

– Lacan poursuivra le même chemin en posant que l’« inconscient est structuré comme un langage ». Mais, alors que pour Lévi-Strauss il y a encore une pluralité de structures symboliques, avec Lacan ce jeu possible entre structures symboliques se trouve réduit à néant par la notion d’« ordre symbolique ». Et c’est cette obligation de se soumettre à la loi de l’Autre qui est constitutive du désir comme manque. Le prétendant à l’humanité, en effet, ne peut devenir sujet qu’en s’assujettissant au code, et cela au prix d’une séparation d’avec l’objet de son désir, qui ne peut être énoncé dans le code. Il y a donc clivage du sujet par le code qui sépare le dicible de l’indicible.


C’est contre l’« anthropologie structurale » que toute la génération suivante va se définir

Le structuralisme en réduisant ainsi le sacré à l’ordre symbolique, éliminait complètement le rôle du désordre, de la fête sacrée comme instauration de l’ordre, ainsi qu’a voulu le montrer René Girard en se référant à la tradition de la sociologie française.

La rupture avec la phénoménologie, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la conscience du sujet est l’origine du sens, va se faire au prix d’une théorie de l’assujettissement à un ordre constituant unique. A la place de la description par le sujet humain du sens de son expérience vécue, on passe à la science des structures d’énoncés. Le vécu devient mythique, imaginaire, idéologique. Il y a primat du code sur le sujet : c’est le code qui décide de ce qui peut être dit et qui permet de savoir si j’ai vraiment dit quelque chose. On reconnaît ici le fameux thème de la « mort de l’homme ». Ce n’est pas le sujet qui parle, c’est le code. On ne saurait exprimer le sens de son expérience dans le code, car une expérience est toujours singulière, alors que le code est toujours universel. Le langage n’est pas le geste d’expression d’un sens. L’histoire n’est pas le progrès de l’accumulation de ces sens.

Mais la conséquence la plus importante, la seule que va retenir cette nouvelle génération, c’est que, si tout énoncé doit se plier à la loi du code pour avoir un sens, inversement, « la seule façon de faire sens est, pour le locuteur, de produire un message privé de sens, imprévu dans le code (message qu’on peut convenir de nommer « poétique »). Le non-sens est alors la réserve où l’on puise afin de produire le sens. Le sens est l’effet du non-sens » (v. Descombes, Le Même et l’Autre).

On voit ici l’origine structuraliste de tout effort de décodage, de déstructuration, de déconstruction qui caractérise cette nouvelle génération de philosophes qui nous intéresse. Alors que le structuralisme aboutissait à une pensée d’un ordre unique, confondant ainsi les lois universelles de l’énonciation avec les systèmes « symboliques » d’énoncés, toujours particuliers, la déconstruction peut être comme une réaction en sens inverse. L’ordre n’est plus qu’un cas particulier du désordre ; mais pour s’en rendre compte, il faut commencer par transgresser la loi, déconstruire le code (cette réaction antistructuraliste oublie alors l’autre règle, qui est mise en évidence par René Girard : la fête, le désordre, la transgression de la loi ne constituent pas du tout une libération, mais au contraire une obligation collective, un impératif social). Alors que pour Lacan, la liberté n’existe que par l’entrée dans la Loi, toute la génération suivante verra dans la transgression du code dominateur la condition de la liberté.



LE SYMBOLISME EN LITTÉRATURE

Avant de se manifester au grand jour en 1885, le symbolisme commence par se dissimuler pendant une vingtaine d’années et n’est remarqué que par quelques esprits capables d’y déceler une tendance nouvelle. Cette tendance se précise en s’opposant au positivisme et à la littérature qui a lié son sort à l’évolution scientifique. Le symbolisme prend le contrepied du sens commun et de l’esprit scientifique et se laisse envahir par l’expérience à la fois active et passive d’un ensemble indivisiblel’espèce. En prenant pareille attitude, il se montre plus réaliste, malgré son idéalisme de principe, que ceux qui se prétendaient réalistes. (le « moi » et le monde), dont la dimension principale devient

En effet, il se refuse à détruire la réalité complexe de la vie. Pour lui le monde est un ensemble de symboles, mais « symbole » ne signifie plus « image substituée à une idée abstraite ». Le symbole est cela même qui est vu par un homme qui se sent regardé par les choses et non pas par un homme qui se prend pour un centre. Cette extrapolation de la valeur du mot « symbole » apparaît pour la première fois en 1857 dans le poème « Correspondances » de Charles Baudelaire :

< L’homme [dans la nature] passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers.>

Songeant à cette nouvelle valeur du mot, Jean Morias en tire, 29 ans plus tard, les dérivés, symbolisme, symboliste



IMAGES ET SYMBOLES

Extraits de l’œuvre de Mircea Eliade (tel Gallimard)

Le symbole comme mode autonome de connaissance


< (14) La conversion aux divers symbolismes n’est pas une « découverte » proprement inédite, le mérite du monde moderne : celui-ci, en restaurant le symbole dans les titres d’instrument de connaissance n’a fait que reprendre une orientation générale en Europe jusqu’au XVIIIème siècle, et qui est, en outre connaturelle aux autres cultures extra-européennes, qu’elles soient historiques (par exemple celles de l’Asie et d’Amérique centrale) ou archaïques et primitives.

L’invasion de l’Europe occidentale par le symbolisme coïncide avec l’avènement de l’Asie à l’horizon de l’histoire ; avènement qui, amorcé par la révolution de Sun Yat Sen, s’est surtout affirmé au cours de ces dernières années ; synchroniquement, des groupes ethniques qui n’avaient, jusqu’à présent, participé à l’Histoire majeure qu’en éclairs et par allusions (ainsi les Océaniens, les Africains, etc.) se préparent à leur tour, à s’engager dans les grands courants de l’histoire contemporaine, et sont déjà impatients de le faire,


Les messages symboliques de la spiritualité européenne moderne

(15) Il est frappant que de toute la spiritualité européenne moderne deux messages, seulement, intéressent réellement les mondes extra-européens : le christianisme et le communisme. Tous deux, d’une manière différente, certes, et sur des plans nettement opposés, sont des doctrines du salut (des sotériologies) et, partant brassent les « symboles » et les « mythes » à une échelle qui n’a sa pareille que dans l’humanité extra-européenne. Il est évident que, toutes réserves faites sur l’élite marxiste dirigeante et son idéologie, les masses sympathisantes sont stimulées et fouettées par des slogans tels que : délivrance, liberté, paix, dépassement de conflits sociaux, abolition de l’Etat exploiteur et des classes privilégiées, etc., slogans dont la structure et la fonction mythique ne sont plus à démontrer.


La prise de conscience de l’ethnologie à la fin du XXème siècle

(16) L’ethnologie de nos jours, à l’issue de trente années de progrès a saisi, en même temps que l’origine du symbolisme par la pensée archaïque, sa cohérence intrinsèque, sa validité, son audace spéculative, sa noblesse.

Mieux encore, on est en train de comprendre aujourd’hui une chose que le XIXème ne pouvait même pas pressentir, que le symbole, le mythe, l’image appartiennent à la substance de la vie spirituelle, qu’on peut les camoufler, les mutiler, les dégrader, mais qu’on ne les extirpera jamais. Il vaudrait la peine d’étudier la survivance des grands mythes tout au long du XIXème siècle. On verrait comment, humbles, amoindris, condamnés à changer sans cesse d’enseigne, ils ont résisté à cette hibernation grâce surtout à la littérature[9].


La Nature est un immense vivant, aussi rebelle aux formes fixes de la pensée aristotélicienne qu’aux lois rigoureuses et quantitatives (qui ne seront comprises sans magie qu’au XVIIème siècle). Pour Campanella, la Terre parle, éternue et pense. Pour Képler, une planète est intelligente, puisqu’elle trouve sa route dans les cieux. Selon Bruno, le monde infini est animé partout par un dieu artiste interne. Cardan affirme que les astres jouent le rôle des anges et des démons. Le romantisme, avec Novalis, ne fait que reprendre à son tour ces rêves devant « cette grande écriture chiffrée qu’on rencontre partout : sur les ailes, sur la coque des œufs, dans la neige, les cristaux, dans la forme des rocs, sur les disques de verre et de poix, dans les limailles qui entourent l’aimant[10] ».


C’est ainsi que le mythe du Paradis Terrestre a survécu jusqu’à nos jours, sous la forme adaptée du « paradis océanien » ; depuis cent cinquante ans, toutes les grandes littératures européennes ont célébré à l’envi les îles paradisiaques du Grand Océan, refuge de toutes les félicités, alors que la réalité était très différente : « paysages plats et monotones, climat insalubre, femmes laides et obèses, etc ».


Symbolisme et psychanalyse

a) Consubstantialité de la pensée symbolique à l’être humain

(18) Elle n’est donc pas le domaine exclusif de l’enfant, du poète et du déséquilibré. Elle précède le langage et la raison discursive. Le symbole révèle certains aspects de la réalité – les plus profonds – qui défient tout autre moyen de connaissance. Les images, les symboles, les mythes, ne sont pas des créations irresponsables de la psyché ; ils répondent à une nécessité et remplissent une fonction : mettre à ni les plus secrètes modalités de l’être. Par suite, leur étude nous permet de mieux connaître l’homme, l’« homme tout court », celui qui n’a pas encore composé avec les conditions de l’histoire.


b) Notre imagination baigne en plein symbolisme

On commence à voir aujourd’hui que la partie non historique de tout être humain, [le développement de la pratique des sports symboliquement médiés le montre à l’envi] ne va pas se perdre, comme on le pensait au XIXème siècle fans le règne animal et, en fin de compte dans la « Vie » mais, au contraire, bifurque et s’élève bien au-dessus d’elle ; cette partie anhistorique de l’être humain porte, telle une médaille, l’empreinte du souvenir d’une existence plus riche, plus complète, plus béatifique.

(19) Lorsqu’un être historiquement conditionné [ce que ne sont pas ses frères animaux], par exemple un occidental de nos jours, se laisse envahir par la partie non historique de lui-même (ce qui advient beaucoup plus souvent et plus radicalement qu’il ne l’imagine), ce n’est pas nécessairement pour…redescendre aux sources les plus profondes de la vie organique. En échappant à son historicité, l’homme n’abdique pas sa qualité d’être humain pour se perdre dans l’« animalité » ; il retrouve le langage et, parfois l’expérience d’un « paradis perdu ». Les rêves, les rêves éveillés, les images de ses nostalgies, de ses désirs, de ses enthousiasmes, etc., autant de forces qui projettent l’être humain historiquement conditionné dans un monde spirituel infiniment plus riche que le monde de son « moment historique ». Au dire des surréalistes, tout homme peut devenir poète : il n’est que de savoir s’abandonner à l’écriture automatique. Cette technique poétiquese justifie parfaitement en saine psychologie. L’« inconscient », comme on l’appelle est de beaucoup plus poétique – et, ajouterions-nous, plus philosophique, plus mythique, – que la vie consciente. (20) Les psychologues le savent bien, qui découvrent les plus belle mythologies dans les rêves éveillés ou les rêves de leurs patients. Car l’inconscient n’est pas hanté uniquement par des monstres : les dieux, les déesses, les héros, les fées aussi y ont leur demeure ; et, d’ailleurs, les monstres de l’inconscient sont, eux aussi, mythologiques, puisqu’ils continuent de remplir les mêmes fonctions qu’ils ont dans toutes les mythologies : en dernière analyse, aider l’homme à se délivrer, parfaire son initiation.

(24) L’important dans ces images de la « nostalgie du paradis », est qu’elles en disent toujours plus qu’en pourrait exprimer en paroles le sujet qui les a éprouvées. La plupart des humains seraient d’ailleurs incapables de les raconter. De telles images rapprochent pourtant les hommes plus efficacement et réellement qu’un langage analytique. (25) En fait, s’il existe une solidarité totale du genre humain, elle ne peut être ressentie qu’au niveau des Images (nous ne disons pas du subconscient, car rien ne prouve qu’il n’existe pas un transconscient).

On n’a pas assez pris garde à de telles « nostalgies » ; on n’a voulu y voir que des fragments psychiques sans signification : on accordait tout au plus qu’elles pouvaient intéresser certaines enquêtes sur les formes d’évasion psychique. Or, les nostalgies sont parfois chargées de significations qui engagent la situation même de l’homme ; à ce titre, elles s’imposent aussi bien au philosophe qu’au théologien ?…La désacralisation ininterrompue de l’homme moderne a altéré le contenu de sa vie spirituelle, elle n’a pas brisé les matrices de son imagination : tout un déchet mythologique survit dans des zones mal contrôlées.(…)

(26) Qu’on ne nous dise pas que ce déchet n’intéresse plus l’homme moderne, qu’il appartient à un « passé superstitieux » heureusement liquidé par le XIXème siècle, qu’il est bon pour les poètes et les gens du métro de se rassasier d’images et de nostalgies, mais que, de grâce ! on laisse les gens continuer à penser et à « faire l’histoire » : (27) une telle séparation entre « le sérieux de la vie » et les « songes » ne correspond pas à la réalité. L’homme moderne est libre de mépriser les mythologies et les théologies, cela ne l’empêchera pas de continuer à se nourrir de mythes déchus et d’images dégradées. Les plus terribles crises du monde moderne ont suffisamment montré que l’extirpation des mythes et des symboles est illusoire. Toute cette partie essentielle et imprescriptible de l’homme qui s’appelle l’imagination baigne en plein symbolisme, et continue de vivre du mythe et des théologies archaïques. Il n’est qu’à se reporter aux riches et pénétrantes analyses de Gaston Bachelard dans ses ouvrages sur l’« imagination de la matière » dans les « Quatre éléments » pour s’en convaincre. Il se fonde surtout sur la poésie et les rêves, et subsidiairement sur le folklore ; mais on montrerait facilement comment rêves et images poétiques prolongent les symbolismes sacrés et les mythologies archaïques.

(28) Les psychologues, au premier rang desquels C.G. Jung[11] ont montré à quel point les drames du monde moderne dérivent d’un déséquilibre profond de la psyché, aussi bien individuelle que collective, provoqué en grande partie par une stérilisation croissante de l’imagination.

« Avoir de l’imagination », c’est jouir d’une richesse intérieure, d’un flux spontané

et ininterrompu d’images. Mais spontanéité ne veut pas dire invention arbitraire. Etymologiquement, « imagination » est solidaire d’image, représentation, imitation et d’imiter, reproduire. Pour une fois, l’étymologie fait écho aussi bien aux réalités psychologiques qu’à la vérité spirituelle. L’imagination imite le modèle exemplaire – les Images – les reproduit, les réactualise, les répète sans fin. Avoir de l’imagination, c’est voir le monde dans sa totalité ; car c’est le pouvoir et la mission de montrer tout ce qui demeure réfractaire au concept.

On s’explique dès lors la disgrâce et la ruine de l’homme qui « manque d’imagination » : il est coupé de la réalité profonde de la vie et de sa propre âme.


c) Les situations rencontrées par l’homme intégral

(43) Le plus noble message religieux, la plus universelle des expériences mystiques, le comportement le plus généralement humain – comme par exemple la crainte religieuse, le rite, la prière – se singularisent et se délimitent dès qu’ils se manifestent.

(44) L’homme, en tant être historique, concret, authentique – est en « situation ». Son existence authentique se réalise dans l’histoire, dans le temps, dans son temps – qui n’est pas celui de son père. Ce n’est pas non plus celui de ses contemporains d’un autre continent ou même d’un autre pays.

(45) L’homme intégral connaît d’autres situations en plus de sa condition historique ; il connaît par exemple, l’état de rêve ou de rêve éveillé, ou de mélancolie, ou de détachement, ou de béatitude esthétique, ou d’évasion, etc. – et tous ces états ne sont pas « historiques » bien qu’ils soient aussi authentiques et aussi importants pour l’existence humaine que sa situation historique[12]. L’homme connaît d’ailleurs plusieurs rythmes temporels, et non pas uniquement le temps historique, c’est-à-dire son temps à lui, la contemporanéité historique. On a trop vite conclu que l’authenticité d’une existence dépend uniquement de sa propre historicité.

(46) Cette conscience historique joue un rôle assez modeste dans la conscience humaine, pour ne rien dire des zones de l’inconscient qui, elles aussi, appartiennent à l’être humain intégral. Plus une conscience est éveillée, plus elle dépasse sa propre historicité. Nous n’avons qu’à nous rappeler les mystiques et les sages de tous les temps, et en premier lieu ceux de l’Orient.(…)


Symbolisme et histoire

a) Les cultures en tant que formations historiques

(242) Les Images, les archétypes, les symboles sont diversement vécus et valorisés :

le produit de ces actualisations multiples constitue en grande partie les « styles culturels ».

Mais si, en tant que formations historiques, ces cultures ne sont plus interchangeables, étant déjà constituées dans leurs propres styles, elles sont comparables sur le niveau des Images et des symboles. C’est précisément cette pérennité et cette universalité des archétypes qui « sauvent » en dernière instance les cultures, tout en rendant possible une philosophie de la culture qui soit plus qu’une morphologie ou une histoire des styles.

(243) Toute culture est une « chute dans l’histoire » ; elle est du même coup, limitée (…) En se manifestant dans des cultures et des styles conditionnés par l’histoire, les cultures sont donc limitées. Mais les Images qui les précèdent et les informent restent éternellement vivantes et universellement accessibles. Un Européen admettra difficilement que la valeur généralement humaine et le message profond d’un chef d’œuvre grec, la Vénus de Milo par exemple, ne réside pas, pour les trois quarts de l’humanité, dans la perfection formelle de la statue, mais dans l’Image de la Femme qu’elle révèle. Et cependant, si l’on n’arrive pas à se rendre compte de cette simplicité de fait, nul espoir d’amorcer un dialogue utile avec un non Européen.


b) La conservation des cultures par la présence du symbolisme

A partir de n’importe quelle culture, australienne aussi bien qu’athénienne, les situations limites de l’homme sont parfaitement révélées grâce aux symboles que (244) soutiennent ces cultures.(...)

Si les Images n’étaient pas en même temps une « ouverture » vers le transcendant, on finirait par étouffer dans n’importe quelle structure, aussi grande et admirable qu’on la suppose. A partir de toute création spirituelle stylistiquement et historiquement conditionnée, on peut rejoindre l’archétype : Kore Persephone aussi bien que Hainuwele, nous révèle la même pathétique mais féconde destinée de la Jeune Fille.


c) L’ouverture d’un monde trans-historique par les cultures

Ce n’est pas leur moindre mérite : grâce à elles, les diverses « histoires » peuvent communiquer. On a beaucoup parlé de l’unification de l’Europe médiévale par le christianisme. Ceci est surtout vrai si l’on pense à l’homologation des traditions religieuses populaires.


c1- Rôle de l’hagiographie chrétienne

C’est par elle que les cultures locales – depuis la Thrace jusqu’à la Scandinavie et du Tage jusqu’au Dniéper – ont été réduites à un « dénominateur commun ». Du fond de leur christianisation, les dieux et les lieux du culte de l’Europe entière ont reçu non seulement des noms communs, mais ont retrouvé en quelque sorte leurs propres archétypes et, par conséquent leurs valeurs universelles : une fontaine de Gaule considérée comme sacrée depuis la préhistoire, par la présence d’une figure (245) divine locale ou régionale, devenait sainte pour la chrétienté tout entière, après sa consécration à la Vierge Marie. Tous les tueurs de dragons étaient assimilés à saint Georges ou à un autre héros chrétien, tous les dieux de l’orage à saint Elie. De régionale et provinciale, la mythologie populaire devient oeucuménique.


c2- Création d’un langage mythologique pour les populations restées attachées à leurs terres

C’est surtout par cette création et par conséquent risquant le plus de s’isoler dans leurs traditions ancestrales que le rôle civilisateur du christianisme est considérable ; car, en christianisant l’ancien héritage religieux européen, il ne l’a pas seulement purifié, mais il a fait passer dans la nouvelle étape spirituelle de l’humanité tout ce qui méritait d’être « sauvé » parmi ces vieilles pratiques, croyances et espoirs de l’homme préchrétien. Il survit aujourd’hui, dans le christianisme populaire des rites et des croyances du néolithique : la bouillie de grains en l’honneur des morts, par exemple (la coliva de l’Europe orientale et égéenne).


C3- Rôle des Images dans la christianisation des couches populaires en Europe

On retrouve ces Images partout, le christianisme n’avait qu’à les revaloriser, les intégrer, et leur donner des noms nouveaux.



Le symbolisme, création de notre psyché


a) Le monde ‘ouvert’ et riche en signification, et soi-même

(247) Le comportement magico-religieux de l’humanité archaïque révèle une prise de conscience existentielle à l’égard du Cosmos et de soi-même. Lorsqu’un Frazer ne voyait qu’une « superstition », une métaphysique était déjà implicite, même si elle s’exprimait par le truchement des symboles plutôt que par l’enchevêtrement des concepts : une métaphysique, c’est-à-dire une conception globale et cohérente de la Réalité – et non pas une série de gestes instructifs régis par la même et fondamentale « réaction de l’animal humain devant la Nature ». Ainsi, lorsque faisant abstraction de l’histoire qui les sépare, nous comparons un symbole océanien à un symbole de l’Asie septentrionale, nous nous estimons fondés de le faire, non parce que l ‘un comme l’autre serait le produit d’une même « mentalité infantile », mais parce que le symbole, en lui-même, exprime la prise de conscience d’une situation limite.

On a essayé d’expliquer l’« origine » des symboles par l’expression sensible exercée directement sur l’écorce cérébrale par les grands rythmes cosmiques (la course du Soleil par exemple). Il ne nous appartient pas de discuter cette hypothèse. Mais le problème de l’origine en lui-même , nous semble être mal posé (voir ce qui a été dit plus haut sur les croyances suivant lesquelles le genre humain serait né des Eaux). Le symbole ne peut pas être le reflet des rythmes cosmiques (248) en tant que phénomènes naturels, parce qu’un symbole révèle toujours quelque chose de plus que l’aspect de la vie cosmique qu’il est censé représenter. Les symbolismes et les mythes solaires, par exemple, nous révèlent aussi un côté « nocturne », « méchant » et « funéraire » du Soleil ce qui n’est pas évident de prime abord dans le phénomène solaire comme tel. Ce côté en quelque sorte négatif, inaperçu dans le Soleil en tant que phénomène cosmique, est constitutif du symbolisme solaire ; ce qui prouve que, dès le commencement, le symbole apparaît comme une création de la psyché. Ceci devient encore plus évident lorsque l’on se rappelle que la fonction d’un symbole est justement de révéler une vérité totale, inaccessible aux autres moyens de connaissance : la coïncidence des opposés, par exemple, si abondamment et si simplement exprimée par les symboles, n’est donnée nulle part dans le Cosmos, et n’est pas accessible à l’expérience immédiate de l’homme ni à la pensée discursive. (…)

(249) Par ailleurs, il serait faux de croire que l’implication symbolique annule la valeur concrète et spécifique d’un objet ou d’une opération : lorsque la bêche est nommée phallus (comme il arrive dans certaines langues austro-asiatiques) et que l’ensemencement est assimilé à l’acte sexuel ( comme on l’a fait presque partout dans le monde), il ne s’ensuit pas que l’agriculteur « primitif » ignore la fonction spécifique de son travail et la valeur concrète, immédiate de son outil. Le symbolisme ajoute une nouvelle valeur à un objet ou à une action, sans pour autant porter atteinte à leurs valeurs propres et immédiates. En s’appliquant à un objet ou à une action, le symbolisme les rend « ouverts ». La pensée symbolique fait « éclater » la réalité immédiate, mais sans l’amoindrir ni la dévaloriser : dans sa perspective, l’Univers n’est pas fermé, aucun objet n’est isolé dans sa propre existentialité : tout se tient ensemble, par un système serré de correspondances et

d’assimilations[13]. L’homme des sociétés archaïques a pris conscience de soi-même dans un « monde ouvert » et riche en signification : il reste à savoir si ces (250) « ouvertures » sont autant de moyens d’évasion, ou si, au contraire, elles constituent l’unique possibilité d’accéder à la véritable réalité du monde.


b) Symbolisme aquatique

(Nous nous contenterons de noter ici les principales manifestations de ce symbolisme)

Le symbolisme aquatique est parmi les plus vastes et les plus complexes. Cela tient au fait que les eaux symbolisent la somme universelle des virtualités ; elles sont le réservoir de toutes les possibilités d’existence ; elles précèdent toute forme et supportent toute création. L’image exemplaire de toute création est l’île qui soudainement se « manifeste » au milieu des flots . En revanche l’immersion dans l’eau symbolise la régression dans le préformel, la réintégration dans le monde indifférencié de la pré-existence. Le contact avec l’eau comporte toujours une régénération : d’une part parce que la dissolution des formes est suivie d’une nouvelle naissance, d’autre part, parce que l’immersion fertilise et multiplie le potentiel de vie. A la cosmogonie aquatique correspondent – au niveau anthropologique– les hylogénies, les croyances suivant lesquelles le genre humain est né des Eaux. Mais tant sur le plan cosmologique que sur le plan anthropologique, l’immersion dans les Eaux équivaut, non à une extinction définitive, mais à une réintégration passagère dans l’indistinct, suivie d’une nouvelle création, d’une nouvelle vie ou d’un homme nouveau, selon qu’il s’agit d’un moment cosmique, biologique ou sotériologique.


c) Symbolisme de l’ascension, de l’escalade

(66) On a pu montrer que le symbolisme d’un axe cosmique est déjà connu dans les cultures archaïques (les Urkulturen de Graebner-Schmidt) et en premier lieu par la population arctique et nord-américaine ; le poteau central de l’habitation de ces peuples est assimilé à l’Axe cosmique. Et c’est à la base de ce poteau qu’on dépose les offrandes à l’intention des divinités célestes, car c’est seulement le long de cet axe que les offrandes peuvent monter au ciel. Quand la forme de l’habitation change et que la cabane est remplacée par la yourte (comme par exemple chez les pasteurs-éleveurs de l’Asie centrale), la fonction rituelle du pilier central est assurée par l’ouverture supérieure destinée à l’échappement de la fumée. A l’occasion du sacrifice on introduit dans la yourte un arbre dont la cime débouche par cette ouverture. Cet arbre sacrificiel, par ses branches symbolise les sept sphères célestes. Ainsi, d’une part, la maison est homologuée à l’Univers, d’autre part, elle est regardée comme mise au Centre du Monde, l’ouverture pour la fumée se trouvant en face de l’étoile polaire.

(67) Un nombre considérable de mythes parlent d’un arbre, d’une liane, d’une corde, d’un fil d’araignée ou d’une échelle qui relient la Terre au Ciel, et par le truchement desquels certains êtres privilégiés montent effectivement au ciel (…) L’ascension céleste par la « montée » cérémonielle d’une échelle faisait probablement partie d’une initiation orphique. En tout cas, nous le retrouvons dans pl’initiation mithriaque[14] où l’échelle avait sept échelons, chaque échelon étant fait d’un métal différent[15]. En gravissant cette échelle cérémonielle, l’initié parcourait ainsi les sept cieux, s’élevant ainsi jusqu’à l’Empyrée[16].

(68) Tout comme on montait jusqu’au dernier ciel en gravissant les sept étages de la Ziqqurat babylonienne, ou qu’on traversait les différentes régions cosmiques en escaladant les terrasses du temple Barabudur, qui constituait en lui-même une Montagne Cosmique et une « image du monde ».

On comprend facilement que l’échelle mithriaque était un Axe du Monde et se trouvait au Centre de l’Univers ; autrement la rupture des niveaux n’aurait pas été possible. « Initiation » veut dire, on le sait, mort et résurrection du néophyte, ou, dans d’autres contextes descente aux Enfers suivie d’ascension au ciel. La mort – initiatique ou non – est la rupture de niveau par excellence. L’expression habituelle,

(69) en assyrien, pour le verbe « mourir » est « s’accrocher à la montagne » . De même, en égyptien , miny , « s’accrocher », est un euphémisme pour mourir. Dans la tradition mythique indienne, Yama, le premier mort, a grimpé sur la montagne et a parcouru « les hauts défilés » pour « montrer le chemin » à beaucoup d’hommes ; ainsi s’exprime le Rig Veda (X, 14, 1).

(70) Ainsi l’escalier (l’échelle) est porteur d’un symbolisme extrêmement riche sans cesser d’être parfaitement cohérent : il figure plastiquement la rupture de niveau qui rend possible le passage d’un monde à un autre ; ou, en nous plaçant sur le plan cosmologique, qui rend possible la communication entre Ciel, terre et Enfer. C’est pour cela que l’échelle et l’escalade joue un rôle considérable, aussi bien dans les rites et les mythes d’initiation que dans les rites funéraires, pour ne rien dire des rites d’intronisation royale ou sacerdotale, ou des rites de mariage.

Or, l’on sait que le symbolisme de l’escalade et des marches se rencontre assez souvent dans la littérature psychanalytique, ce qui précise que nous avons affaire à un comportement archaïque de la psyché humaine, et non pas à une création « historique », à une innovation due à un certain moment « historique » (disons : l’Egypte archaïque, ou l’Inde védique, etc.).

(71) L’escalade ou l’ascension symbolise le chemin vers la réalité absolue ; et, dans la conscience profane, l’approche de cette réalité provoque un sentiment ambivalent de peur et de joie, d’attraction et de répulsion, etc. Les idées de sanctification, de mort, d’amour et de délivrance sont impliqués dans le symbolisme de l’échelle (de l’escalier). En effet, chacun de ces modes d’être représente l’abolition de la condition humaine profane, c’est-à-dire une rupture de niveau ontologique : à travers l’amour, la mort, la sainteté, la connaissance métaphysique, l’homme passe, comme le dit la Brihadâranyaka Upanisad, de l’ « irréel à la réalité ».


Le concours des ‘rites du Centre’ pour les intégrer dans un symbolisme plus vaste


Mais, il ne faut pas l’oublier, l’échelle (l’escalier) symbolise toutes ces choses parce qu’il est censé se dresser dans un « centre » parce qu’il rend possible la communication entre les différents niveaux de l’être, parce que, enfin, il n’est qu’une formule concrète de l’échelle mythique, de la liane ou du fil d’araignée, de l’Arbre Cosmique ou du Pilier universel qui relient les trois zones cosmiques (…)

(77) Il est un mythe européen qui tout en ne concernant que d’une façon indirecte le symbolisme et les rites du Centre concourent à les intégrer dans un symbolisme plus vaste d’une rupture de niveau ontologique. Il s’agit d’un détail de la légende de Parsifal et du Roi Pêcheur[17].

Alors qu’une mystérieuse maladie paralysait le vieux Roi, le détenteur du Graal, aucun de ses visiteurs n’était parvenu à lui prodiguer des soins salvateurs, préoccupés qu’ils étaient de sa seule santé physiologique. Seul Parsifal, quand il vint à son chevet s’inquiéta du devenir du Graal si le vieux Roi venait à mourir : « Où est le Graal, demanda-t-il ? Dans l’instant même, tout se transforme ; le Roi se lève de son lit de souffrance, les rivières et les fontaines recommencent à couler…Les quelques mots de Parsifal avaient suffi pour régénérer la Nature entière ».

Ainsi, non seulement il existe une solidarité intime entre la vie universelle et le salut de l’homme – mais il suffit de poser le problème du salut, problème central, pour que la vie cosmique se régénère perpétuellement. [Les soucis que nous cause le réchauffement de la planète ne seraient-ils pas de même nature ?]



Fonction des mythes

Lorsqu’on raconte un mythe

(79) Il existe des rapports intimes entre le Mythe comme tel et le Temps. Comme on s’accorde à l’admettre aujourd’hui, un mythe raconte des évènements qui ont eu lieu in pricipio, c’est-à-dire « aux commencements », dans un temps primordial et atemporel, dans un laps de temps sacré. Ce temps mythique ou sacré est qualitativement différent du temps profane, de la durée continue et irréversible (80) dans laquelle s’insère notre existence quotidienne et désacralisée. En racontant un mythe, on réactualise en quelque sorte le temps sacré dans lequel ont été accomplis les évènements dont on parle. (C’est pourquoi d’ailleurs, dans les sociétés traditionnelles, on ne peut pas raconter les mythes n’importe quand et n’importe comment : on ne peut les réciter que dans les saisons sacrées, dans la brousse et pendant la nuit, ou autour du feu avant ou après les rituels, etc.). En un mot, le mythe est censé se passer dans un temps – si on nous permet l’expression – intemporel, dans un instant sans durée, comme certains mystiques et philosophes se représentent l’éternité.


Lorsqu’on écoute un mythe

Par le simple fait qu’il écoute un mythe l’homme oublie sa condition profane, sa « situation historique ».

(81) Contentons-nous de rappeler qu’un mythe arrache l’homme de son temps à lui, de son temps individuel, chronologique, « historique » – et le projette, au moins symboliquement, dans le Grand Temps, dans un instant paradoxal qui ne peut pas être mesuré parce qu’il n’est pas constitué par une durée. Ce qui revient à dire que le mythe implique une rupture du Temps et du monde environnant ; il réalise une ouverture vers le Grand Temps, vers le Temps sacré.

Il n’est pas absolument nécessaire de participer à une civilisation historique pour pouvoir dire de quelqu’un qu’il se trouve dans une « situation historique ». L’Australien qui se nourrit d’insectes et de racines, se trouve, lui aussi dans une « situation historique », c’est-à-dire dans une situation bien délimitée, exprimée dans une certaine idéologie et soutenue par un type d’organisation sociale et économique ; en l’espèce, l’existence de l’Australien représente très probablement une variante de la « situation historique » de l’homme paléolithique.


(82) En récitant ou en écoutant un mythe, on reprend contact avec le sacré et avec la réalité. Ce faisant, on dépasse la condition profane, la « situation historique ». On dépasse, en d’autres termes, la condition temporelle et la suffisance obtuse qu’est le lot de tout être humain par le simple fait que tout être humain est « ignorant », c’est-à-dire qu’il s’identifie, lui, et identifie le Réel, avec sa propre situation particulière. Car l’ignorance est en premier lieu cette fausse identification du Réel avec ce que chacun de nous paraisse être ou paraissons posséder. Un politicien croit que la seule et vraie réalité est la puissance politique, un millionnaire est convaincu que la richesse seule est réelle, etc. La même tendance

(83) se retrouve également chez les moins civilisés, les « primitifs », avec cette différence que, chez eux, les mythes sont encore vivants et, par conséquent, les empêchent-ils de s’identifier complètement et continuellement avec la non-réalité. La récitation périodique des mythes brise les murs élevés par les illusions de l’existence profane. Le mythe réactualise continuellement le Grand Temps et ce faisant projette l’auditoire sur un plan surhumain et surhistorique qui, entre autres choses, permet à cet auditoire d’approcher une Réalité impossible à atteindre sur le plan de l’existence individuelle profane.



[1] Auteur de « Les structures anthropologiques de l’imaginaire » 2ème édition Paris 1964.

[2] Diachronique : relatif aux aspects d’un même ensemble quelle que soit la date de son évolution. Exemple de l’évolution des gestes techniques et du machinisme où à chaque pas en avant du machinisme correspond une extériorisation d’une partie de son corps par l’homme.

[3] Le structuralisme de Lévi-Strauss tout en gardant à la structure le caractère d’une forme vide, indifférente à son contenu rapproche au plus près cette dernière – comme pour l’exorciser des techniques ethnocentriques de l’Occident – des contenus et des opérations les plus concrètes, parce que les plus courantes, les plus triviales sinon les plus « sauvages » de la psyché : beaux-arts, mythes religieux, bricolage, cuisine…Toutefois, bien qu’elle soit sans cesse tentée par une métaphysique de l’humilité, la philosophie de l’anthropologue est toujours orientée par une méta-logique, elle se refuse toujours de déboucher sur une métaphysique.

[4] Gaston Bachelard, a laissé deux études de l’imagination terrestre : la première a été écrite sous le signe de la préposition contre (La terre et les rêveries de la volonté), la seconde sous le signe de la préposition dans (La terre et les rêveries du repos) .

[5] Une expression courante traduit cette situation : l’homme fait corps avec les éléments.

[6] Mircea Eliade, Images et symboles, Tel Gallimard avril 2008.

[7] quand il n’est plus dépendant de la situation pathologique qui a présidé à sa naissance. On parle d’un conte étiologique lorsqu’une histoire a pour but de donner une explication imagée à un phénomène ou une situation dont on ne maîtrise pas l’origine scientifiquement.

[8] G. Dumézil dans sa préface d’Images et symboles de M. Eliade fait allusion à « deux monographies qui concernent des représentations fondamentales de cette tradition, dont aucune idéologie n’est dispensée : le centre, avec sa variété dans la troisième dimension, le zénith ; le lien , qui exprime d’abord sensiblement le fait que toute vie, physiologique, collective, intellectuelle est un enchevêtrement de relations ; l’essai sur le temps limité – si l’on ose dire – à l’Inde immense, est de la meilleure philologie : le mot kâla désigne aussi bien le moment fugitif que la durée infinie ou cyclique, le destin, la mort ; à la fois cadre et contenu, concept et personne divine elle-même assimilée à divers dieux , le Temps est un des réactifs les plus aptes à révéler les lignes directrices de ces puissantes écoles de pensée.

[9] Quelle entreprise exaltante ce serait de révéler le véritable rôle spirituel du roman du XIXème siècle qui, en dépit de toutes les « formules » scientifiques, réalistes, sociales, a été le grand réservoir des mythes dégradés !

[10] Novalis ; Les Disciples à Saïs, Poche.

[11] Son plus grand mérite est d’avoir dépassé la psychanalyse freudienne en partant de la psychologie même et d’avoir ainsi restauré la signification spirituelle de l’image.

[12] L’expression « situation historique » n’implique pas nécessairement l’« histoire » dans le sens majeur du terme : elle implique seulement la condition humaine comme ttelle, c’est-à-dire une condition régie par un certain système de « comportements ».

[13] Pour bien comprendre la transformation du monde par le symbole, il suffit de se rappeler la dialectique de l’hiérophanie : un objet devient sacré tout en restant soi-même.

[14] Relatif au culte romain de Mithra.

[15] D’après Celse (Origène, Contra Celsum, VI, 22) le premier échelon était de plomb et correspondait (au ciel) à la planète Saturne, le deuxième était d’étain (Vénus), le troisième de bronze (Jupiter), le quatrième de fer (Mercure), le cinquième d’alliage monétaire (Mars), le sicième d’argent (la lune) ; le septième d’or (le soleil).

[16] Sphère supérieure où se trouvait soit l’élément igné, soit les dieux.

[17] Perceval ou le Conte du Graal, éd. Hucher, p. 466 ; Jessie L. Weston, From Ritual to Romance Cambridge,1920).


Date de création : 09/04/2009 @ 13:57
Dernière modification : 09/04/2009 @ 14:07
Catégorie : Sociologie
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