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Parcours spinoziste - Projet spinoziste
LE PROJET SPINOZISTE ET LA MORALE 10ème leçon Au cours de cette seconde année, le cours du professeur Alquié va porter sur létude de deux notions fondamentales dans la philosophie de Spinoza, celle de servitude, celle de liberté. Spinoza veut en effet, cest là son souci essentiel, rendre lhomme libre au sens où il entend ce mot, cest-à-dire transformer un être asservi à la fortune et aux passions en un être ne dépendant que de lui-même, et, par là, un être malheureux et inquiet en un être heureux et jouissant, dès ce monde, du bonheur complet, de la béatitude et de la vie éternelle. Il sera parlé au cours cette deuxième année de trois livres de lEthique : du troisième qui a trait aux sentiments et aux affections, du quatrième qui a pour titre « De la servitude humaine » ou, ajoute Spinoza, « de la force des sentiments », du cinquième qui a pour titre « De la puissance de lentendement ou de la liberté humaine ». En ses deux premiers livres qui ont fait lobjet des neuf leçons de lannée précédente, Spinoza a exposé, en des considérations théoriques, ce quest Dieu, confondu par lui avec la Substance ou avec la Nature, et ce quest lhomme ; il a fait de lâme et du corps humain des modes de Dieu, lâme étant un mode de lattribut pensée, et leur correspondance sexpliquant par lunité de la Substance elle-même. Lordre et la connexion des idées est en effet pour Spinoza la même chose, idem est, que lordre et la connexion des choses. LEthique est dabord une éthique, cest un livre de morale qui doit conduire lhomme au salut, qui nous dit ce quil est nécessaire que nous sachions pour parvenir au salut, cest pourquoi Alquié, au cours de cette dixième leçon, va revenir sur ce projet éthique, préciser ses rapports avec celui de la morale traditionnelle, et examiner comment il commande lensemble de luvre de Spinoza. Il étudie pour cela quelques textes et en particulier le début du Traité de la réforme de lentendement, au commentaire duquel la présente leçon est majoritairement consacrée. A/ Comment parler de morale, et parler de liberté dans une philosophie de la nécessité ? Ce quil faut remarquer, avant tout, pour résoudre ce problème, précise Alquié, cest que dans lordre chronologique de ses pensées, Spinoza na jamais eu à poser ainsi la question. Et ce qui fait quil tend lui-même à la poser ainsi, cest quil sest attaché a valoriser sa conception spéculative, la conception théorique du monde quil sest faite, par rapport à la conception éthique quil se fait du salut. Et cela parce que la philosophie est pour Alquié, explication et non sagesse. Ici, Alquié ouvre une seconde parenthèse si lon veut comprendre Spinoza. Il se trouve à une époque où personne ne croit plus à la sagesse. Il est en tout cas à une époque où lon ne demande plus à la philosophie de leçons de sagesse. La valeur dun système est considérée comme purement explicative. Ce qui intéresse dans une philosophie, cest lexplication quelle offre dun certain nombre de choses. Autrement dit, on confond le système philosophique avec lexplication scientifique. Et cette conception est projetée dans les philosophies du passé, ce qui entraîne sinon un contre-sens, du moins un véritable renversement de perspective. Ainsi Alquié croit que Spinoza, en écrivant lEthique, a voulu nous proposer une certaine conception théorique du monde. Cela étant, Alquié remarque quaprès avoir lu avec beaucoup de soin les trois premiers livres qui proposent une telle conception, quand il arrive à la conception éthique proprement dite, à la conception du salut, celle-ci lui paraît presque secondaire. Lorsquil rencontre ce salut au début du livre IV, il a limpression quelle intervient à titre délément étranger, ou du moins surajouté, dans une réflexion purement explicative et théorique. Dans lesprit de Spinoza, il nen serait assurément rien ; cest tout au contraire le souci du salut qui est le premier, et qui conditionne lexposé théorique, lequel est fait, si lon peut dire, pour le servir, et a été construit, selon la vérité sans doute, mais à lappel de lexigence du salut. B/ Schéma général premier dont part Spinoza Il se trouve deux dialogues insérés dans le Court Traité. Le premier est un dialogue entre quatre personnages : la concupiscence, lamour, lentendement et la raison. Sans vouloir le commenter, Alquié veut en retenir ceci. Cest lamour qui prend dabord la parole pour demander à lentendement, puis à la raison, de lui révéler un être total et parfait qui puisse le satisfaire. La concupiscence niera lexistence dun tel être. La raison, au contraire, affirmera cette existence, répondant ainsi à lexigence de lamour. Mais ce qui importe au propos dAlquié, cest que ce soit à la demande de lamour que lentendement et la raison se mettent en route, se mettent en quête. Non quil veuille en conclure que la raison spinoziste soit une raison passionnelle et quelle se mette au service dun intérêt affectif qui lui serait étranger. Bien au contraire, la raison cest la faculté du vrai. Elle naffirme que la vérité, et cest la concupiscence qui nous trompe. Mais bien que la raison qui intervient dans ce dialogue soit la raison spinoziste, bien que les discours quelle tient soient conformes à la doctrine qui sera trouvée définitivement dans lEthique, il demeure que cette raison apparaît dès le début comme un moyen de salut, et que le problème, tient à répéter Alquié, est posé par lamour. Il est posé dabord selon une exigence affective fondamentale, et pour résoudre une difficulté vécue, engendrée par un besoin personnel de bonheur et de salut. Cest lamour qui réclame lêtre unique, et souverainement parfait, que par la suite la raison révèlera comme vrai. Ce que tout ceci nous indique, cest que lEthique est bien une éthique. Ce nest pas un traité théorique qui prétend, dune manière abstraite, et si lon peut dire, sans souci moral, nous renseigner sur le monde. Cest un livre qui veut résoudre un problème humain total, mettant en question notre conduite et notre bonheur. Il est encore à remarquer que, dans ce premier dialogue, il est clairement indiqué que la perfection de lamour dépend de celle de lentendement, et que la perfection de lentendement dépend elle-même de celle de lobjet quil conçoit. Il y a donc ici un véritable primat de lintelligible sur lintelligence, de lêtre sur lesprit. Le schéma général premier dont part Spinoza est donc le suivant : une exigence de bonheur, une exigence de salut. Lamour, qui cherche un objet qui le satisfasse pleinement, demande à la raison de lui indiquer cet objet, et de démontrer son existence. C/ Ce que furent lexigence et lexpérience philosophique premières de Spinoza Alquié considère maintenant le début du Traité de la réforme de lentendement. Ce texte est pour lui à la fois plus clair et plus solide. Voici le texte en son début : « Lexpérience mayant appris à reconnaître que tous les évènements ordinaires de la vie commune sont vains et futiles, et que tous les objets de nos craintes nont en soi rien de bon et de mauvais, et ne prennent ce caractère quautant que lâme en est touchée, je pris enfin la résolution de rechercher sil existe un bien véritable et capable de se communiquer aux hommes, un bien qui puisse remplir lâme tout entière, après quelle a rejeté tous les autres biens, en un mot, un bien qui donne à lâme, quand elle le trouve et le possède, une joie continue et parfaite, et cela pour léternité. » Ce début fort célèbre indique, à nen pas douter, ce que furent lexigence philosophique et aussi lexpérience philosophiques premières de Spinoza. Il répond tout à fait à ce que demandait lamour, dans le premier dialogue du Court Traité. Ce que recherche Spinoza, ce nest pas, on le voit, une illusion ou un rêve consolateur Bien au contraire, ce sont tous les biens habituellement poursuivis qui doivent apparaître comme illusion et rêve, puisquils nont en soi rien de bon et de mauvais. Alquié insiste sur ce point : ils nont en soi, cest-à-dire dans leur être objectif, rien de bon ni de mauvais (nihil neque boni neque mali se habere). Ils ne sont donc en vérité ni des biens ni des maux. Et ce sens relatif des termes « bien » et « mal » sera toujours maintenu par Spinoza. Il sera trouvé à la fin de cette leçon, en parlant de lEthique. Spinoza demande donc un bien en soi, qui ne peut être que lêtre. Cest le sens des mots « bien véritable », verum bonum. Ce terme verum bonum loppose à ces faux biens, à ces biens qui ne sont pas in se, en soi. Le texte spinoziste, comme le premier dialogue du Court Traité dont Alquié vient de dire un mot, ne sexplique, lui aussi, que par le primat de lintelligible, dans la perspective du primat de lintelligible sur lintelligence, et de lêtre sur lesprit. Il faut que cet être, ce bien en soi, existe dabord. Dans le premier dialogue, on la vu, lamour, soucieux dun bien total et stable, demandait à lentendement sil avait conçu et sil existait un être souverainement parfait. Mais une autre remarque, selon Alquié, est encore à faire ici. En effet, jusque-là, quand il a dit quil y avait primat de lintelligible sur lintelligence, il sest borné à rappeler quau point de départ, du moins, Spinoza reprenait la doctrine classique de lamour éclairé, et valant ce que vaut son objet. Mais en réalité, dans le texte du Court Traité comme dans le texte de la Réforme de lentendement quil commente maintenant, il y a plus encore. En effet, il ne sagit pas de degrés dans lamour, dans un amour qui, comme cest le cas dans lamour platonicien, sélèverait de plus en plus, vers un objet, un objet véritable. Il sagit bien plutôt dune coupure qui, chez Spinoza, se maintiendra toujours et quexprime du reste lopposition des deux termes qui sont lobjet de ce cours, le terme servitude et le terme liberté. Cette coupure, cest celle des faux biens qui sont, non pas des degrés inférieurs des vrais biens, mais de simples illusions, qui ne sont rien en soi, comme il a été dit, et qui ne nous donnent, comme lécrit Spinoza, dautre réalité que celle de lémotion de notre âme. Cest lopposition de ces faux biens et du vrai bien qui est lêtre, qui est la Nature, qui est Dieu. Au reste, Alquié le dira tout à lheure, cette séparation sera nuancée par des affirmations en apparence contraires. D/ Crainte dabandonner le certain pour lincertain Alquié considère à présent la suite du texte. Au début du texte, Spinoza nous dit quau départ il y a eu une espèce de choix entre les faux biens qui nont rien de bon ni de mal en soi, et le vrai bien, qui est en soi, verum bonum. Dans la suite du texte, Spinoza nous dit quil a longtemps hésité entre deux sortes de biens, entre les biens qui nous occupent le plus souvent dans la vie, cest-à-dire la richesse, les honneurs, le plaisir sensuel et dautre part, le vrai bien. Et il sest longtemps demandé si, en renonçant aux premiers, cest-à-dire aux honneurs, aux plaisirs et aux richesses, pour le second, il nallait pas abandonner le certain pour lincertain. Mais Spinoza comprend très vite que le mot certain et le mot incertain ont deux sens, et cest le second point sur lequel Alquié souhaite attirer notre attention. Les biens tels que richesses, honneurs et plaisirs, sont incertains par leu nature même. Par conséquent, ils ne peuvent daucune façon donner le bonheur. Ils sont extérieurs à nous, passagers, fugaces, ils ne dépendent pas de nous, ils ne peuvent jamais être véritablement possédés ; je ne possède jamais un plaisir, puisquil fuit ; je ne possède jamais une richesse, puisque je peux mourir ; je ne possède jamais un honneur, puisque je peux être rejeté de la place dans laquelle javais acquis cet honneur. Donc ce sont des biens qui paraissent certains parce quils sont à la portée de main, si lon peut dire, mais qui, en fait, sont incertains par nature. En ce qui concerne le vrai bien, au contraire, cest sa seule obtention qui est incertaine. Ce qui est incertain cest que je puisse latteindre . Je ne suis jamais sûr dy parvenir. Mais ce nest pas sa nature. Dès que nous avons compris cela, compris quil y a des biens qui sont incertains par nature, et les biens qui sont incertains seulement par les chances que nous avons dy accéder, dès que nous avons compris cela, le choix est nécessairement fait. Dun côté, il y un bien incertain par nature, bonum sua natura incertum, et qui donc, daucune façon, ne peut offrir le bonheur que je cherche. De lautre se trouve un bien dont lacquisition peut être incertaine, mais qui est certain par nature, et qui, si je lobtiens, me donnera nécessairement le bonheur. Spinoza, alors, se compare à un malade, et son texte est ici extrêmement intéressant : « Je me voyais, dit Spinoza dans un extrême danger, et donc contraint à chercher de toutes mes forces un remède, même incertain » (incertain au sens que je viens de définir). « A peu près comme un malade attaqué dune maladie mortelle qui, prévoyant une mort certaine sil ne trouve pas de remède, rassemble toutes ses forces pour chercher ce remède sauveur, quoique incertain sil parviendra à le découvrir ». Par conséquent, ce qui est incertain maintenant, cest lobtention, si lon peut dire, du remède, ce nest plus sa valeur, ou son existence. Le thème du choix ainsi développé est en réalité celui dun choix apparent, et qui na rien de commun avec celui du pari de Pascal, auquel un examen superficiel du texte pourrait faire songer. En effet, on pourrait très bien penser, en lisant le début du Traité de la réforme de lentendement, quil y a quelque chose de commun entre ce texte et le texte célèbre de Pascal, où il se demande sil doit choisir les biens de ce monde, cest-à-dire la vie, ou sil doit choisir Dieu. Le rapprochement serait fallacieux. Car il ne sagit pas pour Spinoza dune véritable option, telle quelle pourrait se présenter à un homme ayant à choisir des biens dinégale valeur, mais tous également positifs. En réalité, selon un schéma de pensée que lon retrouve toujours chez Spinoza, on na rien à perdre en abandonnant richesses, honneurs ou plaisirs des sens, et ceci à la fois parce que tout ce quil y a de véritablement positif en eux, et dans leur recherche, sera conservé lorsque nous serons en présence du vrai bien, et aussi parce que, si on les isole, si on les sépare du vrai bien, ils sont des illusions de bien, ils ne sont à aucun degré des biens. Dans la doctrine définitive, on verra précisément leur recherche exclusive parmi les affections passives qui diminuent lhomme. E/ Pour Spinoza, loption est entre Dieu (ou la Nature) et des biens qui sont de simples poisons Cest ce qui permet dexpliquer le scolie de la proposition 41 du livre V de lEthique, quand bien même nous ne saurions pas que notre esprit est éternel, la morale et la religion seraient cependant pour nous les premières des choses. Et dans le scolie, Spinoza remarque précisément que la conviction du vulgaire est tout autre. Pour la plupart des hommes, vivre selon la morale est un lourd fardeau, et ce fardeau nest supporté que dans lespoir dune autre vie, où nous recevrons le prix de notre obéissance, et, comme le dit Spinoza de notre servitude. Alquié fait remarquer, avant de continuer le commentaire de ce scolie, que les gens qui pensent de la sorte pensent à peu près comme Pascal le fait lui-même au moment du pari. Car je mets à part, et entre parenthèses, la question, tellement difficile, de savoir si, chez Pascal, le pari sadresse aux seuls libertins, ou si Pascal lui-même a vécu le pari, et sil la fait sien. Cest une question très intéressante, mais qui touche à la pensée de Pascal, mais quAlquié considère hors de son sujet. Quoi quil en soit, dans le pari de Pascal, celui qui parie se demande sil va choisir la vie et les plaisirs de la vie, ou sil va choisir la religion. Et toute largumentation de Pascal consiste à comparer la vie présente avec la vie future, la vie éternelle, et à nous montrer quil ny a aucune mesure possible entre les biens finis de la vie présente et les biens infinis de la vie éternelle. Il demeure que le raisonnement suppose que les biens de la vie présente sont de vrais biens. Ainsi si je perds la vie éternelle, jai vraiment tout perdu, puisque, dans ce cas, jai perdu ma vie dans lespoir dune récompense future qui ne me sera jamais donnée. Le pari de Pascal conclut quil faut parier Dieu. Mais il implique que, sil ny avait pas de Dieu, jaurais tort de parier Dieu. Car sil ny a pas de Dieu, jai évidemment perdu, en pariant pour lui, toutes les joies de la vie. Cest du moins comme cela que Pascal raisonne. Mais Spinoza raisonne tout autrement car, ayant précisément parlé de ces gens qui sont moraux par devoir, qui simposent dêtre moraux en se disant que, quand ils seront au ciel, ils seront récompensées des sacrifices quils auront faits, mais qui cessent dêtre moraux et religieux sils perdent la foi, il ajoute : « Ce qui ne me semble pas moins absurde que si quelquun, parce quil ne croit pas pouvoir éternellement nourrir son corps de bons aliments, préfèrerait se saturer de poisons et de substances qui apportent la mort ». Donc, pour Spinoza, il ne sagit pas dune option véritable entre des biens qui seraient également des biens. Mais il sagit dune option entre Dieu (ou la Nature) qui est seul véritablement un bien, et des biens qui sont de simples poisons. En sorte que, même si je ne savais pas, comme dit Spinoza, que mon esprit est éternel, même si je navais pas compris lEthique, même si, par conséquent, je nétais pas assuré de cette vie éternelle, il ne men faudrait pas moins vivre exactement comme la morale et comme la religion me demande de vivre. Et ceci parce que vouloir agir autrement serait commettre une action aussi absurde que celle dun homme qui, parce quil croirait ne pas pouvoir, jusquà la fin de ses jours, avoir des aliments sains, commencerait immédiatement à prendre des aliments qui apportent la mort. On le voit, par conséquent, pour Spinoza, il ne sagit pas de choisir comme en un pari, entre des biens positifs : il sagit daller vers lêtre qui est le seul bien, et qui ne nous fera perdre aucun bien positif. F/ Faut-il changer ou non lordre et la conduite de sa vie ? Alquié revient maintenant au début du Traité de la réforme de lentendement dont lenseignement va susciter une opposition entre Spinoza et Descartes. En effet, ayant formulé son projet, Spinoza se demande sil nest pas possible de laccomplir « sans changer lordre et la conduite de sa vie ». Et il ajoute aussitôt : « Je lai souvent tenté en vain[1] ». On va voir que chez Descartes, le cas est différent. Chez lui, il existe une morale provisoire, et cette morale provisoire consiste précisément à ne pas changer lordre ordinaire de sa vie pendant quon cherche le vrai. Car Descartes, entreprenant de chercher la vérité, se constitue dabord, avant de mettre tout en doute, une morale par provision, et ceci pour une double raison. Pour Descartes en effet, le domaine de la pure spéculation et celui de la pratique, bien quils doivent finalement se rejoindre, sont distincts. Ils sont distincts comme sont distincts lentendement et la volonté. Comprendre est une chose, vouloir en est une autre. Le jugement comprend deux facultés lentendement et la volonté, et lentendement et la volonté sont deux facultés séparées. Cest là une première différence avec Spinoza, comme on va le voir. En outre, pour Descartes, lessentiel est de ne pas demeurer irrésolu, et tout problème pratique se pose avec une urgence telle quon ne saurait attendre pour agir sa solution théorique. Laction nattend pas, et, si je veux la vérité, je dois dabord faire la part des choses, si je peux dire, et adopter un certain nombre de règles qui, observées, me permettront de continuer à vivre pendant que mon esprit, lui, mettra tout en uvre et recherchera spéculativement la seule certitude. Pour Spinoza, au contraire, il ny a aucune distinction entre lentendement et la volonté. Toute idée saffirme, toute idée est, en son essence la plus profonde, affirmation. Et penser une idée, cest laffirmer. Par conséquent, on ne peut pas séparer lentendement de la volonté. Dès lors, pour chercher le vrai bien, ou même pour penser seulement le vrai bien, il faut se détourner effectivement, et de tout son être, de tout son être actif, affectif, intellectuel, des faux biens. On ne saurait penser à la fois la vérité et lerreur. Plus exactement encore, la vérité dissipe lerreur et nen laisse rien demeurer ; pour se tourner vers le vrai, il faut abandonner lerreur, et abandonner lerreur, ce nest pas seulement y renoncer sur un plan théorique, cest la rejeter sur tous les plans. Dès lors, on est amené à le comprendre, le début du Traité de la réforme de lentendement sunifie et nous laisse apercevoir la possibilité de réalisation dune libération de lhomme sans liberté de choix proprement dite, sans option véritable. Comme déjà indiqué, il ny a pas ici de pari, et, en se posant le problème du choix, il est déjà résolu, puisque le choix réside entre lêtre et le rien. Dautre part, choisir nest pas choisir de façon purement théorique, cest déjà sêtre engagé tout entier. Par conséquent, on se trouve ici dans un climat qui nest ni cartésien ni pascalien, mais qui est bien proprement spinoziste. G/ Plusieurs remarques nuançant la position de Spinoza doivent être présentées En effet, il serait fallacieux de croire quon puisse se détacher si facilement de la condition commune des hommes. G1 : Tout dabord, ce quon pourrait appeler la conversion spinoziste ne saurait seffectuer une fois pour toutes dans la vie. Et cela dans la mesure même où elle se veut totale, et ne peut donc se limiter au domaine réservé de la connaissance. Convaincu quil lui faut rechercher le vrai bien, cest-à-dire « une chose éternelle et infinie », pouvant nourrir lâme « dune joie sans mélange et sans tristesse », convaincu quil doit chercher ce bien, Spinoza ne peut encore se détacher tout à fait de lavarice, du plaisir sensuel, de la gloire. Il nous le dit lui-même, et cela semble introduire dans sa doctrine une obscurité. Cela semble expliquer que Spinoza cite souvent une phrase dOvide[2] : « Je vois le meilleur et je lapprouve, mais je fais le pire. » On peut se demander si cette phrase ne réintroduit pas la séparation de la connaissance. Comment peut-il se faire, en effet, si la connaissance ne font quun, que, voyant le meilleur, je fasse le pire ? Le début du Traité de la réforme de lentendement donne une première réponse. Il nous indique quil ne faut pas confondre une vision superficielle du vrai et celle que lon obtient quand on réfléchit sérieusement. Il faut donc réfléchir sérieusement serio deliberare, écrit-il. Dès lors, lamour du vrai bien simpose toujours quand il est connu. Mais il simpose à un esprit totalement tourné vers lui et vraiment déclaré. Cest ici une notion qui vient de Descartes et se retrouvera chez Malebranche : cest la notion dattention. Chez Descartes, lidée claire est définie comme lidée présente à un esprit attentif. Cest très curieux que lattention de lesprit intervienne dans la définition même de lidée comme telle ! Cest étrange au point de vue logique ! Chez Spinoza cest la même chose. Pour que le vrai bien soit vraiment actif, constitue une action, il faut quil soit vraiment pensé, mais il faut pour cela que lesprit sy donne tout entier. Seulement lesprit peut-il pratiquement prêter au vrai bien une attention constante ? Non, et Spinoza nous avoue (et ceci est très important, également pour comprendre dautres textes ultérieurs), Spinoza nous avoue que le vrai bien simpose à certains moments. Ces moments, au début, sont rares, intervalla rara, dit-il, et ils durent eux-mêmes un temps très court, exiguum temporis spatium. Mais ils deviennent ensuite plus fréquents et plus longs, frequentiora et longiora. Il y a donc en ce sens une sorte de discontinuité du salut, si lon peut dire ainsi ; il y a des moments où je suis sauvé parce que je vois le vrai bien. Mais cela ne mempêche pas à linstant suivant de retomber dans lillusion et dans lerreur. G2 : Autre remarque concernant le texte: il faut apercevoir que le plaisir sensuel, ou la gloire, ou la richesse ne sont pas des maux, puisquil vient dêtre dit quil ny avait finalement pas de maux. Ce qui est nuisible et destructeur, ce qui réduit lhomme en servitude, ce qui doit être tout à fait rejeté, cest le fait de les rechercher pour eux-mêmes, de les considérer comme des fins. Mais on peut les rechercher comme des moyens, en en faisant un usage modéré. Quest-ce à dire ? Cest-à-dire que lon peut jouir des plaisirs ou rechercher largent dans la mesure convenable, dit Spinoza, pour entretenir la vie et la santé. Car, dit Spinoza, il faut bien vivre. Spinoza revient-il alors à une attitude semblable à celle de Descartes, lors de sa morale provisoire ? On pourrait le croire, dautant quil ajoute quil faut parler le langage du vulgaire, un langage au niveau du commun et faire tout ce qui ne nous empêche pas datteindre notre but. Et pourtant, si on y réfléchit bien, ce nest pas du tout la morale provisoire de Descartes ; celle-ci, comme il a été rappelé, est la séparation entre laction pratique et la pure spéculation. Ici, il y a, au contraire subordination de la vie courante à lEthique, à la fin purement morale, et non pas, comme chez Descartes, séparation du domaine de la pensée et celui de laction. Il demeure que les formules de Spinoza ont parfois un ton cartésien. G3 : Autre remarque concernant le texte : il faut apercevoir que ces formules traduisent alors, à regret, et peut-être contre la volonté de Spinoza lui-même, limpossibilité de lunification totale dune vie. Il est de fait que nous sommes hommes, et que nous retombons sans cesse dans un état qui nest pas le salut. Alors que pour Spinoza, il faut arriver à la perfection suprême, et pour cela, comme il le dit, connaître lunion de lesprit avec la Nature totale. De sorte que tout ce que dans les sciences, ne nous rapproche pas de cette fin devra donc être considéré comme totalement inutile. Mais le texte indique encore que, parmi les sciences utiles à lobtention de cette fin, il y a la mécanique, la médecine, et la science de l éducation des enfants. Les deux premières pourraient être dues à linfluence de Descartes, mais elles ne font que refléter un autre aspect de la doctrine de Spinoza, qui subordonne le progrès de lâme à celui du corps. Lâme est dautant plus éclairée que le corps est plus harmonieux et plus puissant. Donc, tout ce qui accroît la puissance du corps, la mécanique qui augmente notre puissance réelle sur les objets, la médecine qui répare la force de notre organisme, tout cela ne sera pas étranger à lobtention de notre but. H/ Lintroduction du mot servitude Sera considéré à présent le début du IVème livre de lEthique. Après avoir été instruit dans les trois premiers livres le lecteur de ce que sont Dieu, lhomme et les affections humaines, il importe à Spinoza de réintroduire, pour ce lecteur, le problème éthique proprement dit. Cest sous le mot servitude quil compte le faire dans cette quatrième partie, tout comme il le fera pour le mot liberté dans la cinquième. Il nen était pas ainsi dans les textes qui viennent dêtre étudiés, où le lecteur a entendu parler damour, de bonheur, de souverain bien, de salut, mais non pas de liberté. Ceci montre que la recherche initiale, la recherche fondamentale a été pour Spinoza celle du bonheur, et que le problème de la liberté ne sest posé quau sein de ce premier problème, le bonheur ne se pouvant obtenir que si lhomme se libère de la servitude de ses passions et de ses affections. Il faut pourtant convenir que ces problèmes ne sont pas séparables. Cest ainsi que dans lEthique, le problème de la liberté, celui de la vie éternelle, celui du bonheur, de la béatitude, ne font quun. Spinoza la dailleurs compris dès le début de sa réflexion, puisque le premier chapitre du Court Traité sintitule « De la vraie liberté », et présente de cette liberté une conception qui, dans ses grandes lignes, ne diffère pas de celle de lEthique. H1 : Mais revenons à la préface du livre IV. Elle commence par une définition de la servitude. La servitude cest « limpuissance de lhomme à gouverner et réduire ses affections, ses sentiments ». Cet état, cest précisément celui où lhomme est amené, en voyant le meilleur, à faire le pire. Et il est clair que Spinoza pense alors à létat quau début du Traité de la réforme de lentendement, il nous décrivait comme ayant été le sien, état qui a précédé sa décision de ne chercher que le vrai bien, et qui même a suivi cette décision, en ces retours passionnels dont Spinoza nous a entretenus. Mais ici, dans le livre IV de lEthique, le texte tourne autrement, et nous engage à réfléchir sur les notions de perfection et dimperfection, de bien et de mal. Et voici ce quil nous dit. Perfection et imperfection. Le premier sens de ces mots est relatif au rapport dune uvre et du but que sest proposé son auteur. Luvre est parfaite si elle est conforme à ce but. On ne peut donc juger de la perfection ou de limperfection dune uvre si on ignore la pensée de lauteur de luvre. Tel est le sens fondamental auquel il faudra toujours revenir. Cela est important pour comprendre ce qui va suivre au sujet de la perfection et de limperfection. Il faut dabord que je sache ce que lartisan sest proposé pour que je puisse dire si son uvre est parfaite ou imparfaite. Si je vois une montre sans savoir quelle est faite pour marquer lheure, comment pourrais-je savoir si elle est parfaite ou imparfaite ? Plusieurs déviations interviennent pour compromettre cette recherche de sens. En premier, on commence à dévier à cause des idées générales. Cest une première déviation qui sexplique ainsi. Nous avons des idées générales qui, rappelons-le, pour Spinoza, sont toujours illusoires, et donc nont rien de commun avec les idées communes. Ainsi les hommes se font des idées sur ce que sont les tours, les maisons, etc. Et ils comparent les tours et les maisons quils voient non pas avec le dessein de lartisan, qui les a construites, mais avec les idées générales quils ont de ces objets. Cette remarque psychologiquement vraie explique par exemple tous les contresens quon fait sur la peinture. Les gens qui condamnent tel ou tel peintre moderne commencent par penser quil a voulu peindre comme Léonard de Vinci. Et voyant, quil na pas peint comme lui, ils estiment quil a manqué son but. Savoir ce que lauteur a voulu faire, cela seul simpose. Or, ce nest pas ce que nous faisons quand nous entreprenons de juger si une maison est parfaite, ou non parfaite. Nous comparons la maison à lidée générale que nous avons de la maison. Une seconde déviation conduit à appeler parfaites et imparfaites, les choses de la Nature. Ici, lerreur est plus grave. Non seulement, en effet, on ne compare pas luvre à sa fin, au but quil faudrait considérer, mais encore il ny a pas du tout de fin à considérer. Dans lerreur précédente, on prête à lartisan une fin qui nest pas la sienne. Ici on prête à la Nature une fin, alors que, selon Spinoza, elle ne sen propose aucune. Voilà donc condamnées, si lon peut dire, les notions dune perfection et dune imperfection objective, et par là même dun bien et dun mal objectifs. Il ny a, dit Spinoza, dans la Nature, ni perfection, ni imperfection au sens où nous entendons généralement ces mots, ni succès, ni échec, ni bien, ni mal. Et cela parce que la Nature nagit pas en vue de fins. Il ny a par conséquent, et il ne peut y avoir dans la Nature aucun défaut. Ce nest quen comparant les choses aux fins, aux intentions supposées de la Nature ou de Dieu que lon parle de perfection ou dimperfection, de bien ou de mal. Or, au contraire, et cest ce que le premier livre de lEthique nous a montré, en Dieu existence et action ne font quun, Dieu nexiste pour aucune fin, et de ce fait, il nagit non plus en vue daucune fin. Dieu est une absolue plénitude dêtre, et lon ne saurait introduire en lui cette faille, cette non-coïncidence avec soi par lesquelles se laisseraient comprendre une intention, un projet, un temps futur. H2 : A la détermination par les fins, Spinoza vient substituer la seule détermination causale, celle dune causalité efficiente, mathématique et déductive. Et il en est ainsi pour laction de lhomme lui-même. La cause dite finale, dit Spinoza, « nest rien dautre que lappétit humain lui-même, en tant que celui-ci est considéré comme le point de départ ou la cause première dune chose quelconque ». Nous voici donc introduit dans une vision nécessariste et moniste[3]. Cette vision résulte de la conception que Spinoza se fait de la Nature, et de cette mathématisation du réel quil a opérée. Comment, dès lors, introduire le projet moral, fondamental de Spinoza, si tout projet moral implique un but à atteindre, une transformation de lhomme, un idéal à réaliser ? Il importe de bien poser cette question. En effet, tout dabord, il faut rappeler que la conception de Dieu que Spinoza nous rappelle en cette préface du livre IV , loin dêtre un obstacle à son projet moral, est la condition nécessaire de sa solution. Cest parce que Dieu est tel que, selon lui, le salut est possible. Ce Dieu , cest précisément ce verum bonum, ce vrai bien dont le début du Traité de la réforme de lentendement, nous parlait. Ce Dieu sans fissure, ce Dieu qui ne se propose aucune fin, cest ce vrai bien dont Spinoza a entrepris la recherche. I/ En saccordant à la Nature entière, ma nature réalisera sa nature, sans jamais être prise entre bien et mal Ce projet élève lEthique contre la morale : Ce que nous dit Spinoza nest pas du Pascal, nest pas du Descartes. Ce quil nous propose ce nest pas le choix entre des biens et des maux. Cest une éthique qui sélève contre toute séparation du bien et du mal. En ce sens, le projet Spinoza est de rupture avec toute morale classique, avec toute conception dualiste, avec toute substantification du bien et du mal, avec toute condamnation, comme mauvaise, des choses qui sont dans la Nature. Il ny a pas de bien et de mal, la Nature ne contient pas de défauts, et tout ce qui vient dêtre dit se résume à ceci : ce qui est est le bien absolu, et, en dehors de cela, il ny a rien. I1 : Il reste quun problème demeure encore. La valeur de la Nature étant ainsi affirmée, en bloc et comme vrai bien, et donc que nulle perfection ou imperfection nul mal, nul bien relatif et fini ne pouvant être distingué, il demeure que, dans le sujet moral, dans lagent moral, il faut bien que ces notions soient réintroduites. Car même si la Nature est sans aucun défaut, même si dans lobjet il ny a ni bien ni mal, mais une sorte de bien absolu qui coïncide avec lêtre, qui coïncide avec tout ce qui est, il demeure absolument nécessaire, pour quon puisse parler déthique, que ces distinctions réapparaissent, sous une forme ou sous une autre dans le sujet, dans ce que nous pourrions appeler lagent moral, puisque pour moi, homme qui veut réaliser mon salut, il y a quand même deux voies possibles, puisque tout le monde ne sera pas sage, tout le monde ne sera pas sauvé. De quelque façon par conséquent, quon appelle la vie de ceux qui ne seront pas sauvés, elle comprendra bien, dune certaine manière, un mal. Cest pourquoi la préface de la quatrième partie de lEthique se propose de montrer quil y a du bien et du mal dans les sentiments. On y trouve lexpression : « ce que les sentiments ont de bien ou de mal ». Cest pourquoi cette même préface avoue quon ne peut pas se passer de ces termes, de ces vocabula, naturae humanae exemplar. Et il faut par conséquent entendre par bien ce qui permet de se rapprocher de ce modèle, et par mal ce qui nous en détourne. I2 : Ny a-t-il pas en cela une contradiction ? Ne faut-il pas avouer que le projet moral, qui ne se peut exprimer quen faisant appel à des concepts illusoires, est lui-même illusoire ? Sans doute Spinoza nous a-t-il dit que les mots parfait et imparfait navaient de sens que relativement à la comparaison dune oeuvre et du but poursuivi par son auteur. On peut donc dire que nous leur conservons bien ce sens, puisquon va comparer une réalisation : notre vie, à un but : la sagesse. Mais Spinoza a dit aussi que lhomme nest pas un empire dans un empire, quil nest quune chose de la Nature, quun mode de la Nature. Il a dit aussi quune chose naturelle ne se proposait point de fin, que lordre de la Nature ne comprenait pas de fin. Faut-il faire exception pour la fin morale, ou faut-il considérer que cette fin nimporte pas à la Nature, qui lignore, qui ne sen soucie pas ? Faut-il considérer que le projet de salut tel quil vient dêtre défini est lui-même complètement subjectif, émotionnel, et quil na selon lêtre aucun sens ? On le voit, ceci est fort préoccupant . Car, après avoir opposé Spinoza, ce qui vient dêtre fait, aux morales classiques, il faudrait dire que son propre projet moral na de sens que pour le bonheur individuel, mais que selon lêtre il ne change rien. Tel est le problème devant lequel nous sommes placés, devant lequel Spinoza nous a placés. Cest ce problème qui va concerner la prochaine leçon. 11ème leçon LE PROJET DE SALUT NA QUE LE SENS QUE NOUS LUI DONNONS ET AUCUN SELON LÊTRE Tel quexposé précédemment, le projet spinoziste est éthique et de salut. Avant toute chose, Spinoza cherche le verum bonum, le vrai bien. Mais sa démarche ne se confond en rien avec celle de la morale traditionnelle. Il ny a pas chez lui de véritable option, il ny a pas de choix entre des biens également tenus pour positifs, et à plus forte raison entre le bien et le mal. Le seul vrai bien, cest lEtre unique, et cet Etre est et agit avec une totale nécessité. Dieu (appelé Nature) ne se propose pas de fins ; il ne nous ordonne donc rien, il nexige rien de nous. Il ne nous demande rien, sinon dêtre ce quil nous fait être, et que, par conséquent ce que, nécessairement nous sommes. Pour quun projet comme le sien, qui se veut éthique, nest-il pas nécessaire quil soit proposé à la nature humaine un modèle, et que lon entende par bien ce qui nous permet de nous rapprocher de ce modèle et par mal ce qui nous en détourne ? Bien que la préface de la quatrième partie laccorde, le problème nest pas résolu pour autant. Reformulons donc ce problème : comment Spinoza, en parlant pour nous de bien ou de mal, peut-il déclarer que ces mots, comme ceux de parfait et dimparfait, nont en soi, et selon Dieu ou la Nature aucun sens ? Faut-il croire que le projet de salut na que le sens que nous lui donnons, et nait aucun sens selon lêtre ? A/ Il y aurait une idée vraie de la perfection, ce serait son assimilation à lêtre Spinoza, après avoir déclaré dans la préface du livre IV, que la perfection et limperfection ne sont que des « modes de penser » , « des notions que nous avons accoutumé de forger parce que nous comparons entre eux les individus de même espèce ou de même genre ». Spinoza ajoute : « et, pour ce motif, jai dit plus haut, dans la définition 6 de la partie II, que par perfection et réalité, jentendais la même chose ». Soulignons quici Spinoza semble opposer à la conception subjective et illusoire de la perfection qui résulte de la comparaison, une conception objective qui lassimile à la réalité. Il y aurait, par conséquent, une fausse idée de la perfection. Ce serait celle que nous formerions en comparant les individus entre eux. Il y aurait une idée vraie de la perfection. Ce serait celle qui lassimilerait à lêtre. Mais ce nest pas si simple, poursuit Spinoza, « nous avons lhabitude de ramener tous les individus de la Nature à un genre unique quon appelle généralissime (ad unus genus quod generalissimum vovatur), autrement dit à la notion de lêtre (nempe ad notionem entis) qui appartient à tous les individus de la Nature absolument ». Ici donc, on ne renonce pas à la comparaison ; elle semble pouvoir se maintenir, mais en changeant de caractère. On dit que les êtres sont plus ou moins parfaits dans la mesure où nous trouvons que les uns ont plus dêtre, plus dentité ou de réalité (plus entitatis aut realitis) que dautres. Et nous jugeons les êtres imparfaits, ajoute lauteur, « en tant que nous leur attribuons quelque chose qui enveloppe une négation comme limite, fin, impuissance ». Mais on nen saurait conclure quil manque effectivement à ces êtres quelque chose qui appartienne à leur nature . « Car tout ce qui suit de la nécessité de la Nature dune cause efficiente arrive nécessairement ». Le texte est difficile. Il est difficile parce que, comme on le voit, on ne sait pas très bien, en le lisant, si, en fin de compte, Spinoza admet ou rejette la distinction des êtres parfaits et des êtres imparfaits et la hiérarchie dêtres plus ou moins parfaits. B/ Malgré la présence de plusieurs sens du mot parfait, Spinoza chemine néanmoins vers la notion dessence, les essences exprimant plus ou moins dêtre Nous nous trouvons en présence de plusieurs sens du mot parfait. Comme on la vu, on dit quune chose est parfaite quand elle saccorde avec le projet de son auteur. Puis, selon les idées générales, on dit quune chose est plus ou moins parfaite quand elle est plus ou moins conforme à lidée générale que nous nous faisons de son type. Enfin, on finit par appeler parfaites ou imparfaites les choses de la Nature, en oubliant, ce qui est lerreur majeure, que les choses de la Nature ne peuvent pas être jugée selon un tel critère, et cela pour une bonne raison, cest que pour les choses de la Nature, aucune fin nest concevable, Dieu (ou la Nature) ne sétant proposé aucune fin. Or, en vertu du dernier texte cité, il semble bien que Spinoza revienne dune certaine façon sur ce quil a dit, et admette quil y ait des choses parfaites et des choses imparfaites et des choses plus ou moins parfaites. En effet, dune part, ce texte semble contenir, de la perfection, une définition correcte et positive. Et, en ce sens, on peut croire que la notion dêtre notio entis, nest plus une de ces idées générales que Spinoza condamne, mais bien une « notion commune » quil accepte. Il faut se souvenir que les idées générales formées à partir du sensible, sont des idées propres à la connaissance du premier genre, et par conséquent sans aucun rapport avec le vrai. Les notions communes, au contraire, étant a priori, et nous permettant de raisonner dune manière mathématique, sont parfaitement valables. Or la notion de lêtre ici invoquée, cette notio entis, nest pas une notion obtenue par simple généralisation. Elle est en quelque sorte a priori, elle sapplique et convient à tous les individus. Spinoza le dit, et de fait, on la rencontrera sans cesse, et dès la fin de cette leçon, intervenir dans la théorie de Spinoza la notion dune réalité plus ou moins grande. Il semble donc bien que cette notion dêtre, et indiquant que les choses contiennent plus ou moins dêtre soit valable. Spinoza, en effet, nous proposera sans cesse darriver à une « perfection plus grande ». Quest-ce à dire ? Il ne sagit pas, bien entendu, changer dessence, ce qui serait pour lui se détruire. Car chaque essence est particulière, et cest précisément pour cela quil est absurde de juger en comparant, par exemple un homme à lidée générale dhomme. Il ny a pas « lhomme », et lidée générale dhomme ne vaut rien. Il ny a que des hommes, et chaque homme a son essence particulière. Mais semble nous dire Spinoza, une chose est de comparer les hommes à lidée générale dhomme, autre chose est de les comparer à la notion dêtre. Car toute essence est de lêtre, les essences expriment plus ou moins dêtre. Et si lon ne peut changer dessence, on peut en revanche agir plus ou moins. On peut agir ou pâtir, on peut subir le monde ou agir pleinement selon son essence, selon la loi de sa propre nature. Ce sera là, on le verra, passer de la passion à laction, et, en ce sens, augmenter son être. Ainsi, me semble-t-il, ce que veut dire ce texte, cest que, lidée générale dhomme étant bannie, nous pouvons encore juger et comparer selon la notion commune dêtre. Il ne faut pas juger les gens selon les idées générales, mais on peut les juger selon cette notio entis. Et à lappui de cette interprétation qui ne simpose pas absolument, Alquié lavoue, on peut citer tous les textes, et ils sont nombreux, où le terme être, est chez Spinoza, pris dans un sens positif, comme synonyme de substance, voire même de Dieu, ne fût-ce que la fameuse définition 6 de la partie I : Per Deum intelligo ens absoluto infinitum C/ La notion commune dêtre, notio entis, induite par lessence, est hors deffet sur le Dieu-Nature de Spinoza Lexplication qui vient dêtre donnée, nest pourtant pas totalement satisfaisante. En effet, le fragment de texte évoqué utilisé par Spinoza pour introduire son projet éthique en montrant que les êtres sont plus ou moins parfaits, ne constitue pas une solution claire et complète au problème posé. Des compléments simposent. Tout dabord, il faut remarquer que si le terme ens est pris positivement comme équivalent de Substance, ce terme est souvent considéré pae Spinoza comme un terme transcendantal, autrement dit comme une idée générale, comme un terme qui désigne une idée issue elle-même dune généralisation imaginative, et donc nayant aucun sens rationnel. Cest le cas, dans le second scolie de la proposition 40, partie II, où précisément ce terme être est cité parmi les termes quil faut absolument bannir. Impossible décarter ce sens puisque, dans le reste du texte, aussitôt avant et aussitôt après, Spinoza dit que lon rapporte toutes choses à lêtre, et quon le considère alors comme un genre. Sans doute est-ce le genre le plus général, mais cest tout de même un genre. Et on sait très bien que, lorsque Spinoza nous parle de genre, il nest plus dans la perspective de sa vraie méthode et quil fait allusion à une vision scolastique quil rejette. En outre, ni au début du texte, ni dans la phrase qui va suivre, phrase qui proclame la pure subjectivité du bien et du mal, aucune particule de rupture, aucune expression ne vient indiquer quon change de plan, que lon passe de lillusion à la vérité, puis de la vérité à lillusion. Spinoza dit au contraire que le bon et le mauvais nindiquent non plus rien de positif dans les choses, « du moins considérées en elles-mêmes ». Car une même chose, précise-t-il, peut être bonne pour lun et mauvaise pour lautre. Ainsi la musique, bonne pour le mélancolique, mauvaise pour celui qui se plaint, nest ni bonne ni mauvaise pour le sourd. On le voit, par conséquent, le thème général du texte est celui de la relativité des termes perfection et imperfection, bien et mal ; latmosphère nest nullement celle de la légitimité de ces termes. Cependant, on ne peut nier quil y ait une légitimation, au moins partielle de ces termes dans la préface du livre IV de lEthique ; elle nous prévient, en effet, que Spinoza va en user. Il ny a donc aucun rejet. Le problème est néanmoins posé et Alquié propose la solution suivante. Tout indique que, précise-t-il, même au sens où nous venons de prendre les choses selon lêtre la perfection et limperfection par comparaison avec leur degré dêtre nous mettons dans les choses ce qui ne sy trouve effectivement pas du point de vue de Dieu. Plus exactement, cest ce quAlquié va établir par la suite, en faisant appel aux lettres de Spinoza à un correspondant nommé Blyenbergh ; il veut montrer que Dieu ne compare pas, même selon lêtre. Aussi est-il exact de dire que le Dieu de Spinoza nest pas un Dieu qui veut notre salut, qui nous aime, qui nous interdit certains actes, qui nous récompense, qui nous punit. Cest un Dieu-Nature que rien ne peut affecter. Ainsi, même selon la notio entis, quand je dis quun individu a plus dêtre quun autre, ou quil passe à une perfection plus grande, il semble bien que, du point de vue de Dieu, je ne dise rien. D/ Synthèse de la préface du livre IV Trois idées, qui sont autant de points acquis, peuvent en être dégagées : 1° Il y a une conception du bien et du mal, de la perfection et de limperfection quil faut tout à fait rejeter. Cest celle qui, procédant par comparaison de lindividu à son genre, et à une idée générale tenue pour modèle, pour fin à réaliser, trouve dans lindividu, et donc dans la Nature dont il fait partie, quelque défaut. La Nature na pas de défaut : il ny a que des essences particulières, chacune est ce quelle est, et elle est selon Dieu. 2° Il y a une comparaison légitime, selon nous, cest-à-dire selon le point de vue de lhomme : cest celle qui se fait non selon les idées de genre, mais selon le degré dêtre des essences. 3° Même dans ce dernier cas, cependant, il ne faut pas croire quune essence puisse avoir de défaut du point de vue de Dieu. Car chaque être est ce quil est, il est ce que Dieu le fait, il est ce que Dieu veut quil soit. Dieu ne compare pas les êtres, et donc il ne peut pas être mécontent deux. Tout être exprime sa volonté ; nul être, nul acte ne peut nuire à Dieu, ne peut lattrister, ne peut lui causer de la peine. Cest donc bien selon nous, et seulement selon nous, que lon peut parler dun point de vue éthique, dun point de vue moral. Et lon retrouve ici lintuition la plus centrale de Spinoza : il veut abandonner le point de vue de notre conscience, atteindre len-soi des choses, cest-à-dire, selon lui, se placer du point de vue de Dieu. E/ Correspondance Spinoza-Blyenbergh Cette correspondance va permettre dopposer le projet éthique de Spinoza à la conception religieuse et chrétienne du péché et du salut. Première lettre de Blyenbergh[4] à Spinoza (12 décembre 1664) Peut-on dire que Dieu soit cause de tout, non seulement de la substance de lâme, mais aussi de ses actes ? Si on laffirme, en effet, ou bien il faut déclarer que lacte commis par Adam nest pas un mal, et par conséquent quil ny a pas de péché, ou bien il faut reconnaître que Dieu est la cause du mal. Ces deux issues paraissent absolument inacceptables à Blyenbergh. En bon chrétien quil est, il veut croire à la fois au péché dAdam et la non implication de Dieu dans ce péché. La partie du texte de Spinoza qui a attiré lattention de son correspondant, est celle où lon expose que « Dieu crée les choses instant par instant, quil est par conséquent cause de tout ce qui arrive dans le temps, et par conséquent de tous nos actes ». Ce texte ne constitue pas, à proprement parler, lexpression dune doctrine de la création continuée chez Spinoza. Ce dernier nen fera pas moins sienne, dans sa réponse, la thèse de Descartes, montrant quen fin de compte, « il naperçoit pas une séparation radicale entre sa propre thèse de lomnidépendance des choses par rapport à Dieu et la thèse cartésienne de la création continuée ». Réponse de Spinoza à Blyenbergh (3 janvier1665) Spinoza y maintient ferme la doctrine selon laquelle rien ne peut arriver contre la volonté de Dieu, ce qui, soit dit en passant, était admis par tous les théologiens, et ce qui, par conséquent, énoncé sous cette forme, ne pose pas de question. Mais Spinoza en conclut que Dieu est la cause de laction dAdam, et quil en est la cause intégrale, et donc que lon parle toujours improprement en disant que nous péchons contre Dieu et que nous pouvons offenser Dieu. Là Spinoza se sépare de la conception classique du péché. La fin de la lettre reprend ce thème, et considère que lEcriture use dun langage convenable au vulgaire, et quil faut bien apercevoir la nature de ce langage pour comprendre ce quil veut dire. Alquié reviendra sur cette idée. Mais, selon Spinoza, on ne peut soutenir pour autant que Dieu soit cause du mal. Et lon ne peut pas le soutenir pour une bonne raison, cest quil ny a pas de mal. Le mal et le péché ne sont rien de positif. Certes, la décision dAdam peut être dite mauvaise, néfaste, préjudiciable, eu égard à la privation dun état, quà cause delle Adam a perdu. Elle est donc préjudiciable à Adam, pour Adam eu égard à son passé, puisque Adam a été, à cause de sa faute chassé du Paradis. Mais une privation na rien de positif, et le nom dont nous lappelons na de sens que pour notre entendement et non pour lentendement divin. En vérité, toute chose enveloppe une perfection égale à son essence. La décision dAdam de manger du fruit défendu enveloppe autant de perfection quil y a de réalité exprimée en elle. Voyons bien, en ceci, lassimilation parfaite des deux mots, perfection et réalité. On ne peut concevoir dimperfection en un objet quen le comparant à un autre, et donc selon nos idées générales, thème préalablement étudié. Mais Dieu, lui, ne connaît pas les choses abstraitement, il ne forme pas delles des définitions générales. Il nexige donc pas delles plus de réalité quil ne leur en a réellement donné. Dieu pense Adam comme une essence particulière. De lessence particulière dAdam, il résulte quil doit manger du fruit défendu. Et, par conséquent, Dieu ne demande pas à Adam autre chose. Par sa conception particulière, Spinoza admet, dune part que tout est absolument nécessaire, mais dautre part, il admet quà lintérieur du même individu soit le progrès, soit la perte dun état heureux, et le passage à une perfection plus ou moins grande. Cest la difficulté que lon rencontrera plus avant, et que Blyenbergh va précisément reprendre. Mais Spinoza rejette toute idée de péché de faute, de désobéissance à la volonté divine, de bien et de mal au sens classique, de châtiment et de récompense. Alquié revient un instant au problème du langage de lEcriture. Il voit que, dans cette Ecriture, daprès Spinoza, les prophètes (Moïse en particulier) ont présenté comme une défense divine la révélation faite à Adam par Dieu des conséquences mortelles quaurait pour lui lingestion dun fruit. Quest-ce que Dieu a dit à Adam ? Il lui a simplement dit, en sadressant à sa connaissance : « Si tu manges du fruit, il tarrivera malheur, et le malheur qui va tarriver , cest la conséquence nécessaire et naturelle, et non pas le châtiment, davoir mangé le fruit. » Dieu aurait été par conséquent, selon Spinoza, exactement semblable à quelquun qui dirait à un enfant ; « Ce fruit est du poison, il ne faut pas en manger. » Il éclaire la connaissance de lenfant. Si lenfant absorbe le poison, il sera empoisonné. Non pas parce que celui qui laura prévenu aura à intervenir pour le tuer, mais par leffet des lois de la Nature. De même, si Adam est puni, ce nest pas que Dieu, à ce moment-là, ait à nouveau à intervenir à nouveau comme juge et comme auteur dune sanction, à dire ; « Puisque tu as mangé de ce fruit, je te punis. » Mais parce quil est dans la suite naturelle du fait davoir mangé le fruit de perdre létat heureux que dabord possédait Adam. De même, les Prophètes ont présenté comme des ordres et comme des lois les moyens de salut qui ne sont que des causes, et ils ont présenté comme des châtiments ou des récompenses des conséquences de nos actes qui ne sont que des effets. Car il ny a en la Nature ou en Dieu quun seul type de rapport. Cest bien ce quil faut comprendre comme étant lidée de Spinoza : ce type de rapport est celui de la causalité rationnelle ou, ce qui pour Spinoza revient au même, dune déduction à type mathématique. Au fond, pour Spinoza, il y a toujours une double façon de penser : une façon selon lhomme et une façon selon Dieu, selon la substance, selon la vérité. Cette façon transforme tout, nous fait apercevoir le monde dune manière absolument nouvelle. Ici, plus de sanctions, plus de fautes, plus de péché. Telle est donc la réponse de Spinoza. Lettre de Blyenbergh à Spinoza (16 janvier 1665) Cette réponse est loin de le satisfaire et il déclare en premier, et cest ce qui va entraîner Spinoza à rompre avec lui, quen cas de conflit entre ce que son entendement conçoit clairement, et la vérité révélée, il choisit, lui, Blyenbergh, la vérité révélée. Cela dit, il renouvelle à Spinoza ses objections. Si lon veut porter un jugement sur celles-ci, et nombre de commentateurs ont omis de le faire, il faut se rappeler que Blyenbergh na lu que les Principes de Descartes commentés par Spinoza. Bien conscient de cela, Alquié trouve cependant lune de ses objections bien réelle. Pour Blyenbergh, il y a une contradiction à admettre, dune part que le mal nexiste pas, de lautre que lon puisse être privé dune condition meilleure. Il ne sagit plus ici de comparer, en effet, un être à un autre être. Il sagit du même être, qui est déchu de sa perfection première, et qui sest donc réduit, par sa faute, à une condition pire. Nous sommes ainsi replacés au cur de notre problème : comment peut-on dire dun être quil passe à une perfection plus grande ou à une perfection moins grande ? Nouvelle réponse de Spinoza à Blyenbergh (28 janvier1665) A cette objection que lon considère maintenant, Spinoza ne répond pas directement, se contentant de préciser sa doctrine sur dautres points et de critiquer certaines affirmations de Blyenbergh. En particulier celle selon laquelle les hommes seraient pour lui semblables aux pierres ou aux objets mêmes de la Nature. Spinoza établit que, ce quil rejette cest seulement lidée dun Dieu juge. Il note que la privation nest que labsence de certaines choses, et que cette absence nest jugée privation que par comparaison. Tout cela semble à Alquié parfaitement valable ; mais il reste une difficulté qui, pour lui, nest pas résolue. La privation, dit Spinoza, résulte dune comparaison ; ce nest pas douteux, précise Alquié, mais il y a en réalité deux cas que Spinoza paraît sinon confondre, du moins rapprocher dune manière illégitime. Nous disons, écrit Spinoza, quun aveugle est privé de vue, parce que nous limaginons facilement clairvoyant, soit en le comparant à dautres, soit en comparant son état présent à son état passé. Mais, en réalité, ces deux cas sont tout à fait différents. Dans un cas nous avons tort de nous plaindre si lon se place au point de vue spinoziste, bien entendu mais, dans lautre, on na pas, il me semble, complètement tort. Sil nexiste en effet, comme Spinoza le pense, que des essences particulières, si les idées générales ne sont que le fruit de la pure confusion, si Dieu ne forme aucune idée générale, on peut très bien admettre la formule de Spinoza disant que laveugle nayant pas plus que la pierre, en son essence, la faculté de voir, il ny a pas plus de raison de dire quun aveugle est privé de vision quon ne le dit dune pierre. Il y a là une doctrine extrêmement dure, mais aussi extrêmement ferme. Nous nous plaignons sans cesse de notre sort parce que nous formons des idées générales. Je me forme par exemple une idée générale de lhomme ; or, lhomme, cest un être qui y voit. Si par conséquent, je suis aveugle, je me plains, et jai limpression quon ma privé dune chose qui appartient à ma nature, voir. Or, dit Spinoza, il ny a pas didées générales valables ; il ne sagit donc pas de raisonner selon lhomme général, qui nexiste pas. Il sagit de raisonner selon son essence. Laveugle est un être dont lessence est de ne pas voir. Et laveugle na pas plus à se plaindre de ne pas y voir quune pierre na à se plaindre de ne pas y voir. Car il est de lessence dune pierre de ne pas voir et de lessence dun aveugle de ne pas voir. Il est clair, quen ceci, comme toujours chez Spinoza, est nié le désir considéré comme conscience, non coïncidence avec soi, comme signe, en nous, de la possibilité dun état meilleur. En passant du point de vue à celui de Dieu, tout cela échappe, est dévalorisé. Alquié dit comprendre, sans dire quil laccepte, ce que Spinoza veut dire ici. Mais peut-on raisonner ainsi, souligne-t-il, sil sagit dun être qui change, cest-à-dire sil sagit de quelquun qui a vu et qui a cessé de voir ? Car alors on ne voit pas le moyen de nier le temps comme tel, présent à notre conscience. Et dun voyant qui devient aveugle, ne faut-il pas dire quil a changé dessence ? Car, sil na pas changé dessence, il nest pas absurde pour lui, dans la mesure où on admet quil est un être, un être qui dure, qui a une essence, qui demeure dans le temps, il nest pas absurde de dire quen effet il peut se plaindre de ne pas voir et quil pourrait retrouver la vision. La vision nest pas incompatible avec son essence puisque, dans le passé, il a vu. Lettre de Blyenbergh à Spinoza (12 février 1665) Dans cette lettre, Blyenbergh remarque que le raisonnement de Spinoza repose toujours sur lessence dun être « à un moment donné » (« nappartient à lessence dune chose de ce quau moment considéré on aperçoit qui est en elle »). Blyenbergh ne voit plus dès lors, comment une âme peut se transformer. Il ne voit plus comment, si une âme est donnée, à la nature de laquelle convient la recherche des plaisirs et des actes criminels, on pourra déterminer cette âme à renoncer au mal. Bref, tout progrès et toute chute deviennent inconcevables à lintérieur des mêmes êtres ou essences. Dernière réponse de Spinoza à Blyenbergh (13 mai1665) Dans cette réponse, Spinoza prend mal les choses. Il se moque de son interlocuteur, ironise, et assimile la question que Blyenbergh lui a posée à celle qui demanderait sil peut convenir à la nature dun homme de se pendre. Oui, en effet, dit-il, si lon me démontre quil y a un homme à la nature duquel il convienne de se pendre, un homme qui ait une telle nature quil serait mieux pendu par le cou quassis à une table, dans ce cas, en effet, quil se pende. Cette ironie de Spinoza paraît à Alquié, à la fois fondée et non fondée. Ce que Spinoza montre, ce quil établit fortement et justement, cest que le mal nest pas une essence, et ne peut donc convenir à aucune nature. Sur ce point, cest donc Blyenbergh qui a tort. Il a oublié que le mal na pas dessence, et que lessence de toute âme, étant essentiellement affirmation, ne peut contenir sa propre négation. Mais Blyenberg a posé une autre question qui restera sans réponse. Cette question, répétons-le est relative à la transformation dun être dans le temps, au passage dune perfection moindre à une perfection plus grande, passage qui trouble à bon droit Blyenbergh, et sans lequel, en effet, on ne saurait concevoir daction morale. F/ Spinoza en arrive à concevoir biologiquement lessence En fait, toutes les difficultés présentées précédemment ne peuvent être tirées au clair quen passant par la notion spinoziste de lindividu, individu considéré comme durant dans le temps. Cette notion manque pourtant de clarté du fait quelle résulte dune double origine. Elle semble provenir en effet de la fusion dun concept mathématique et dun concept biologique. Selon sa définition mathématique, un être ne saurait changer, ni vouloir être autre quil nest. Et, en sens, cela va de soi. Et Alquié fait remarquer ici que Spinoza prend toujours la signification mathématique au niveau de léternité, et ne semble pas avoir songé à lidée dune loi de la série, expliquant la succession même dun certain nombre détats. Or, cest un aspect mathématique de la notion quil fait jouer quand précisément il veut nous montrer quun être ne peut pas changer dessence, quil y a nécessité universelle, quil est absurde pour laveugle de vouloir voir. Mais en ce cas, cependant, on ne voit plus comment une essence pourrait changer. On comprend très bien, en effet, pourquoi un triangle ne peut pas devenir un cercle, pourquoi une sphère ne peut pas devenir un cube. Mais dans la même perspective, on ne comprend pas du tout comment un être qui voit peut tout dun coup cesser de voir. Cest pourquoi, à cette idée de lindividu, se joint une autre notion, une notion biologique. Parfois, en effet, Spinoza conçoit lessence biologiquement. En ce sens, il y a une certaine élasticité des essences. La fixité des êtres vivants, en effet, nest pas semblable à la fixité dune essence mathématique. Un être vivant est toujours le même, je suis toujours le même, mais je change. Et, par conséquent, la fixité des êtres vivants exclut les transmutations, les changements despèce, mais nexclut pas les changements détat. Lindividu ne peut changer dessence. Un lion ne peut pas devenir un tigre, un âne ne peut pas devenir un éléphant. Mais, dans les limites que son essence lui assigne, lindividu est capable de progrès, de chute, et donc de changement, de renouvellement, de maladie, de guérison, de santé. Cette tension entre ces deux conceptions de lindividu se rencontrera dans la suite, mais dans la théorie des affections, on verra quelle sappuie sur la seconde conception, celle dune essence qui supporte en elle-même des changements, dautant plus que la servitude a été définie par Spinoza comme limpuissance de lhomme à gouverner et à réduire ses sentiments.[1] Au moment où il écrit ce traité, Spinoza navait pas encore compris quil faut une conversion radicale de lesprit. On ne peut faire son salut sans changer lordre et la conduite de sa vie . Et en effet, Spinoza fera le choix de la solitude, renonçant à la vie brillante quil aurait pu facilement obtenir à plusieurs reprises. [2] Par exemple dans le scolie de la proposition 17 du livre IV. [3] Pour Spinoza, lhomme est fait dune seule substance. [4] Ce courtier en grains de Dordrecht a lu les Principes de la philosophie de Descartes démontrée géométriquement par Spinoza (1663), suivi des Pensées métaphysiques. Les questions quil pose sont relatives à cet ouvrage de Spinoza. Date de création : 15/04/2008 @ 08:27 Réactions à cet article
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