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Glossématique - Connaissance


CONNAISSANCE (SAVOIR)



LÉVINAS
TOTALITÉ ET INFINI

Connaître ontologiquement

Connaître ontologiquement, c’est surprendre dans l’étant affronté, ce par quoi il n’est pas cet étant-ci, cet étranger-ci, mais ce par quoi il se trahit en quelque manière, se livre, se donne à l’horizon où il se perd et apparaît, donne prise, devient concept. Connaître revient à saisir l’être à partir de rien, ou le ramener à rien, lui enlever son altérité. Ce résultat s’obtient dès le premier rayon de lumière. Eclairer, c’est enlever à l’être sa résistance, parce que la lumière ouvre un horizon et vide l’espace – livre l’être à partir du néant. La médiation (caractéristique de la philosophie occidentale) n’a de sens que si elle ne se limite pas à réduire les distances. [Totalité et infini p. 34]

L’objectivité recherchée par la connaissance

«
L’objectivité »quecherchela connaissancepleinementconnaissance,s’accomplit au-delà de l’objectivité de l’objet. Ce qui se présente comme indépendant de tout mouvement subjectif, c’est l’interlocuteur dont la manière consiste à partir de soi, à être étranger et, cependant à se présenter à moi.
Mais le rapport avec cette « chose en soi » ne se trouve pas à la limite d’une connaissance commençant comme constitution d’un « corps vivant », selon la célèbre analyse husserlienne de la cinquième de ses Méditations cartésiennes. La constitution du corps d’Autrui dans ce que Husserl appelle la « sphère primordiale », l’« accouplement » transcendantal de l’objet ainsi constitué avec mon corps, expérimenté lui-même de l’intérieur comme un « je peux », la compréhension de ce corps d’autrui, comme d’un alter ego – dissimule, dans chacune de ses étapes que l’on prend pour une description de la constitution, des mutations de la constitution d’objet en une relation avec Autrui – laquelle est aussi originelle que la constitution dont on cherche à la tirer. La sphère primordiale qui correspond à ce que nous appelons le Même, ne se tourne vers l’absolument autre que sur l’appel d’Autrui. La révélation, par rapport à la connaissance objectivante constitue une véritable inversion.
Chez Heidegger certes, la coexistence est posée comme une relation avec autrui, irréductible à la connaissance objective, mais ellle repose aussi, en fin de compte, sur la relation avec l’être en général sur la compréhension, sur l’ontologie. A l’avance, Heidegger pose ce fond de l’être comme horizon où surgit tout étant, comme si l’horizon et l’idée de limite qu’il inclut et qui est le propre de la vision, étaient la trame ultime de la relation. De plus, chez Heidegger, l’intersubjectivité est coexistence, un nous intérieur à Moi et à l’Autre, une intersubjectivité neutre. Le face à face, à la fois, annonce une société et permet de maintenir un Moi séparé.
Durkheim en caractérisant la société par la religion a déjà dépassé cette interprétation optique du rapport avec l’Autre. Je ne me rapporte à Autrui qu’à travers la Société, laquelle n’est pas simplement une multiplicité d’individus ou d’objets, je me rapporte à Autrui qui n’est pas simple partie d’un Tout, ni singularité d’un concept. Atteindre autrui à travers le social, c’est l’atteindre à travers le religieux. Par là Durkheim laisse entrevoir une transcendance autre que celle de l’objectif. Et cependant le religieux se ramène aussitôt pour Durkheim, à la représentation collective : la structure de la représentation et, par conséquent, de l’intentionnalité objectivante qui la sous-tend – sert d’ultime interprétation au religieux lui-même.
Grâce à un courant d’idées qui s’est manifesté indépendamment dans le Journal Métaphysique de Gabriel Marcel et dans le Je-Tu de Buber, la relation avec Autrui comme irréductible à la connaissance objective a perdu son caractère insolite, quelle que soit l’attitude que l’on adopte à l’égard des développements systématiques qui l’accompagnent. Buber a distingué la relation avec l’Objet qui serait guidée par la pratique – de la relation dialogale qui atteint l’Autre comme Tu, comme partenaire et ami. Il prétend modestement avoir trouvé chez Feuerbach cette idée, centrale dans l’œuvre de Buber. En réalité elle ne prend sa vigueur que dans l’analyse où Buber les expose, et c’est là qu’elle apparaît comme une contribution essentielle à la pensée contemporaine. On peut se demander toutefois si le tutoiement ne place pas l’Autre dans une relation réciproque, et si cette réciprocité est originelle. D’autre part, la relation Je-Tu conserve chez Buber un caractère formel : elle peut unir l’homme aux choses autant que l’homme à l’homme. Le formalisme Je-Tu ne détermine aucune structure concrète. Je-Tu est événement, choc, compréhension – mais ne permet pas de rendre compte (si ce n’est que comme d’une aberration, d’une chute ou d’une maladie) d’une vie autre que l’amitié ; l’économie, la recherche du bonheur, la relation représentative avec les choses. Elles demeurent dans une espèce de spiritualisme dédaigneux, inexplorées et inexpliquées. Ce travail n’a pas la ridicule prétention de « corriger » Buber sur ces points. Il se place dans une perspective différente, en partant de l’idée de l’Infini.
[Totalité et infini, pp. 62 à 65]

Savoir de façon critique, c’est tout le rôle de la philosophie

La question critique posée en psychologie ou en théorie de la connaissance, reviendrait à demander, par exemple, de quel principe certain découle la connaissance ou quelle en est la cause. La régression à l’infini serait ici, certes, inévitable et c’est à cette course stérile que se réduirait la remontée en deçà de sa condition, le pouvoir de poser le problème du fondement. Identifier le problème du fondement avec une connaissance objective de la connaissance, c’est d’avance considérer que la liberté ne peut se fonder que sur elle-même ; la liberté – la détermination de l’Autre par le Même – étant le mouvement même de la représentation et de son évidence. Identifier le problème du fondement avec la connaissance de la connaissance, c’est oublier l’arbitraire de la liberté qu’il s’agit précisément de fonder. Le savoir dont l’essence est critique, ne peut se réduire à la connaissance objective. Il conduit vers Autrui. Accueillir Autrui, c’est mettre ma liberté en question.
Mais l’essence critique du savoir nous conduit aussi au delà de la connaissance du cogito qu’on peut vouloir distinguer de la connaissance objective. L’évidence du cogito – où connaissance et connu coïncident sans que la connaissance ait eu à jouer, où la connaissance, par conséquent, ne comporte aucun engagement antérieur à son engagement présent, où la connaissance est, à tout moment, au commencement, où la connaissance n’est pas en situation (ce qui d’ailleurs est le propre de toute évidence, pure expérience du présent sans condition du passé) – ne peut satisfaire l’exigence critique, car le commencement du cogito lui reste antérieur. Il marque, certes, le commencement, parce qu’il est le réveil d’une existence qui se saisit de sa propre condition. Mais ce réveil vient d’Autrui. Avant le cogito, l’existence se rêve elle-même, comme si elle était étrangère à soi. C’est parce qu’elle soupçonne qu’elle se rêve, qu’elle se réveille. Le doute lui fait rechercher la certitude. Mais ce soupçon, cette conscience du doute suppose l’idée du Parfait. Le savoir du cogito renvoie ainsi à une relation avec le Maître – à l’idée de l’infini ou du Parfait. L’idée de l’Infini n’est ni l’immanence du je pense ni la transcendance de l’objet. Le cogito chez Descartes, s’appuis sur l’Autre qui est Dieu et qui a mis dans l’âme l’idée de l’infini, sans susciter simplement, comme le maître platonicien, la réminiscence de notions anciennes.
Le savoir comme acte ébranlant sa condition – se joue par là même au-dessus de tout acte. Et si la remontée à partir d’une condition en deçà de cette condition, décrit le statut de la créature où se nouent l’incertitude de la liberté et son recours à la justification, si le savoir est une activité de créature, cet ébranlement de la condition et cette justification viennent d’Autrui. Autrui seul échappe à la thématisation. La thématisation ne peut servir à fonder la thématisation – car elle la suppose déjà fondée, elle est l’exercice d’une liberté sûre d’elle-même, dans sa spontanéité naïve, alors que la présence d’Autrui n’équivaut pas à sa thématisation et ne requiert pas, par conséquent cette spontanéité naïve et sûre d’elle-même. L’accueil d’autrui est ipso facto la conscience de mon injustice – la honte que la liberté éprouve pour elle-même . Si la philosophie consiste à savoir d’une façon critique, c’est-à-dire chercher uu fondement à sa liberté, à la justifier, elle commence avec la conscience morale où l’Autre se présente comme Autrui et où le mouvement de la thématisation s’inverse. Mais cette inversion ne revient pas à « se connaître » comme thème visé par Autrui, mais à se soumettre à une exigence, à une moralité. Autrui me mesure d’un regard incomparable à celui par lequel je le découvre. La dimension de hauteur où se place Autrui, est comme la courbure première de l’être, à laquelle tient le privilège d’Autrui, le dénivellement de la transcendance. Autrui est métaphysique.
[Totalité et infini pp. 84 à 86]

Le « connais-toi toi-même » ne constitue pas la démarche ultime du
« pour soi »

Poser le savoir comme l’exister même de la créature, comme remontée, au-delà de la condition, vers l’Autre qui fonde, c’est se séparer de toute une tradition philosophique qui cherchait en soi le fondement de soi, en dehors des opinions hétéronomes. Nous pensons que l’existence pour soi, n’est pas le dernier sens du savoir, mais la remise en question de soi, le retour vers l’avant soi, en présence d’Autrui – hétéronomie privilégiée – ne heurte pas la liberté mais l’investit. La honte pour soi, la présence et le désir de l’Autre ne sont pas la négativité du savoir : le savoir est leur articulation même. L’essence de la raison ne consiste pas à assurer à l’homme un fondement et des pouvoirs, mais à le mettre en question et à l’inviter à la justice.
La métaphysique ne consiste pas dès lors à se pencher sur le pour soi du moi, pour y chercher le terrain solide pour une approche absolue de l’être. Ce n’est pas dans le « connais-toi toi-même » que se poursuit sa démarche ultime. Non pas que le pour soi soit limité ou de mauvaise foi, mais parce que, par lui-même, il n’est que liberté, c’est-à-dire arbitraire et injustifié et, dans ce sens haïssable ; il est moi, égoïsme. L’athéisme du moi marque, certes, la rupture de la participation et, par conséquent, la possibilité de se chercher une justification, c’est-à-dire une dépendance à l’égard d’une extériorité sans que cette dépendance absorbe l’être dépendant, tenu dans des filets invisibles. Dépendance, par conséquent, qui, à la fois maintient l’indépendance. Telle est la relation du face à face.
[Totalité et infini pp. 87-88]



RICOEUR

LE CONFLIT DES INTERPRÉTATIONS

Avec Ricoeur est abordé un nouveau style réflexif qui fait suite à l’énigme du discours freudien tel qu’il est caractérisé par l’entrelacs du langage énergétique et du langage herméneutique ; transcrit en style réflexif, cela donne selon Ricoeur
: < réalité du Ça, idéalité du sens ; réalité du Ça dans la déprise, idéalité du sens dans la reprise ; réalité du Ça, par la régression des effets de sens, paraissant au niveau conscient, jusqu’à la pulsion au niveau inconscient ; fidélité du sens, dans le mouvement d’interprétation qui amorce le devenir-conscient. C’est ainsi que la lecture de Freud devient elle-même une aventure de la réflexion. Ce qui émerge de cette réflexion, c’est une contestation du primat de la conscience, un Cogito blessé ; un Cogito qui se pose, mais ne se possède pas ; un Cogito qui ne comprend sa vérité originaire que dans et par l’aveu de l’inadéquation, de l’illusion, du mensonge de la conscience actuelle.>
[Interprétations p .173]

Comprendre est inséparable de se comprendre, l’univers symbolique étant le milieu de l’auto-explicitation

Je ne dit point, c’est Ricoeur qui parle, qu’une seule philosophie soit capable de fournir la structure d’accueil dans laquelle le rapport de la force et du sens puisse être explicité ; je crois qu’on peut dire : la lecture de Freud ; on peut seulement dire : une interprétation philosophique de Freud. Celle que je propose se rattache à la philosophie réflexive ; elle s’apparente à la philosophie de Jean Nabert, à qui je dédiais jadis ma Symbolique du mal ; c’est chez Nabert que j’ai rencontré la formulation la plus serrée du rapport entre le désir d’être et et les signes par lesquels le désir s’exprime, se projette et s’explicite ; avec Nabert, je tiens ferme que comprendre est inséparable de se comprendre, que l’univers symbolique est le milieu de l’auto-explicitation ; ce qui veut dire, d’une part : il n’y a plus de problème de sens, si les signes ne sont pas le moyen, le milieu, le médium, grâce à quoi un existant humain cherche à se situer, à se projeter, à se comprendre ; d’autre part, en sens inverse, il n’y a pas d’appréhension directe de soi par soi, pas d’aperception intérieure, d’appropriation de mon désir d’exister sur la voie courte de la conscience, mais seulement par la voie longue de l’interprétation des signes. Bref, mon hypothèse de travail philosophique, c’est la réflexion concrète, c’est-à-dire le Cogito médiatisé par tout l’univers des signes.
[Interprétations p .169]


Le Cogito de Descartes est seulement l’un des sommets – même s’il est le plus haut – d’une chaîne de Cogito qui constituent la tradition réflexive

La philosophie du sujet, dit-on, est menacée de disparaître. Soit ; mais cette philosophie n’a jamais cessé d’être contestée. Il n’y a jamais eu la philosophie du sujet : bien plutôt une suite de styles réflexifs, issus d’un travail de redéfinition imposé par la contestation même.
Ainsi le Cogito de Descartes ne saurait être isolé, à la manière d’une proposition immuable, d’une vérité éternelle surplombant l’histoire. Chez Descartes lui-même, le Cogito est seulement un moment de pensée ; il conclut un procès et ouvre un enchaînement ; il est contemporain d’une vision du monde où toute objectivité est étalée comme un spectacle, auquel fait face un regard souverain. Surtout, le Cogito de Descartes est seulement l’un des sommets – même s’il est le plus haut – d’une chaîne de Cogito qui constituent la tradition réflexive. Dans cette chaîne, dans cette tradition, chacune des expressions du Cogito réinterprète la précédente. Ainsi pourrait-on parler d’un Cogito socratique (« Prends soin de ton âme »), – d’un Cogito augustinien (l’homme intérieur à la flexion des choses « extérieures » et des vérités « supérieures »), – d’un Cogito cartésien, bien sûr, – d’un Cogito kantien (« le je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations »). Le « Moi » fichtéen est sans aucun doute, le témoin le plus significatif de la philosophie réflexive moderne : il n’est pas de philosophie réflexive contemporaine, comme Jean Nabert l’a reconnu, qui ne réinterprète Descartes à travers Kant et Fichte. Et l’« égologie » que Husserl a tenté de greffer sur la phénoménologie est l’un de ces gestes.
Or, tous, à l’instar du Cogito socratique, répondent à un défi : sophistique, empirisme, ou, en sens inverse, dogmatisme de l’idée, allégation d’une vérité sans sujet. Par ce défi, la philosophie réflexive est invitée, non à se maintenir identique à elle-même en repoussant les assauts de l’adversaire, mais à prendre appui sur lui, à faire couple avec ce qui la conteste le plus. [Interprétations p .233]

Dans la contestation de la psychanalyse, la considération du signe remet en cause toute intention ou toute prétention de tenir la réflexion du sujet sur lui-même et la position du sujet par lui-même pour un acte original fondamental et fondateur

C’est qu’elle porte la contestation au point précis où Descartes avait cru trouver le sol ferme de la certitude. Freud creuse sous les effets de sens qui constituent le champ de conscience, et met à nu le champ des fantasmes et des illusions où se masque notre désir.
La contestation du primat de la conscience va à vrai dire, plus loin encore : car l’explication psychanalytique, connue sous le nom de topique, consiste à instituer un champ, un lieu ou plutôt une série de lieux, sans considération de la perception interne du sujet. Ces « lieux » – inconscient, préconscient, conscient – ne sont aucunement définis par des propriété descriptives, phénoménologiques, mais comme des systèmes, c’est-à-dire des ensembles de représentations et d’affects régis par des lois spécifiques, et entrant dans des rapports mutuels irréductibles à toute qualité de conscience, à toute détermination de « vécu ».
Ainsi, l’explication commence par une suspension générale des propriétés de conscience. C’est une anti-phénoménologie qui exige, non la réduction à la conscience mais la réduction de la conscience.
Ce dessaisissement préalable est la condition de décalage du champ de toutes les analyses freudiennes par rapport aux descriptions du « vécu » de conscience.
Pourquoi cette rigueur ? Parce que l’intelligibilité des effets de sens livrés par la conscience immédiate – rêves, symptômes, fantasmes, folklore, mythes et idoles – ne peut être conquise au même niveau de discours que ces effets de sens. Et cette intelligibilité est inaccessible à la conscience parce que celle-ci est elle-même séparée du niveau de constitution du sens par la barre du refoulement. L’idée que la conscience est coupée de son propre sens, par un empêchement dont elle n’est ni maîtresse ni informée, est la clef de la topique freudienne : le dynamisme du refoulement, en mettant le système de l’inconscient hors d’atteinte, requiert une technique d’interprétation appropriée aux distorsions et aux déplacements que le travail du rêve et le travail de la névrose illustrent de façon exemplaire.
Il en résulte que la conscience elle-même est seulement un symptôme ; aussi bien n’est-elle qu’un système parmi les autres, à savoir le système perceptif qui règle notre accès à la réalité ; certes la conscience n’est pas rien ; elle est au moins le lieu de tous les effets de sens auxquels s’applique l’analyse ; mais elle n’est ni principe, ni juge, ni mesure de toutes choses ; c’est cette contestation qui compte pour une philosophie du Cogito.
[Interprétations p .234-235]



KANT

ANTHROPOLOGIE DU POINT
DE VUE PRAGMATIQUE
Première partie, Livre I (De la faculté de connaître)

De la conscience de soi-même
(§ 1)

Que l’homme puisse disposer du Je dans sa représentation voilà qui l’élève à l’infini au-dessus de tous les autres êtres vivant sur la terre
[1]. Il est par là une personne, et en vertu de l’unité de la conscience maintenue à travers tous les changements qui peuvent lui advenir, une seule et même personne, c’est-à-dire un être tout distinct, par le rang et par la dignité, de choses, tels les animaux dépourvus de raison, dont on peut disposer à sa guise ; et il en est ainsi même lorsqu’il ne lui est pas encore donné de prononcer le Je, parce que celui-ci n’en est pas moins dans sa pensée : pareillement, toutes les langues, quand elles parlent à la première personne, pensent ce Je nécessairement, même si elles n’ont pas un mot particulier pour en exprimer la réalité. Cette capacité de penser n’et autre que l’entendement.(…)

De
la faculté de connaître dans la mesure elle se fonde sur l’entendement (§ 40)

L’entendement, faculté de penser (de se représenter quelque chose par concepts) est également appelée faculté supérieurs de connaissance (à la différence de la sensibilité, faculté inférieure parce que la faculté des intuitions – pures ou empiriques – ne contient que l’individuel dans les objets tandis que celle des concepts saisit leur généralité, la règle à laquelle la diversité des intuitions empiriques doit être soumise pour engendrer l’unité nécessaire à la connaissance de l’objet). L’entendement est donc à la vérité d’une plus haute qualité que la sensibilité qui, selon des instincts innés, peut déjà servir d’expédient aux animaux dénués d’entendement ; ainsi un peuple privé de chef peut se tirer d’affaire, alors qu’un chef privé de peuple (un entendement sans la présence de la sensibilité) ne peut rien. Il n’y a donc pas conflit de préséance entre les deux, bien que l’un se voie donner le titre de supérieur, et l’autre d’inférieur.
Mais on prend aussi le mot dans une acception particulière ; élément d’un partage, il est en effet subordonné avec deux autres éléments à l’entendement dans son sens général ; la faculté supérieure de connaissance comporte alors (matériellement, c’est-à-dire non pour elle-même, mais en rapport avec la connaissance des objets), l’entendement, le jugement, et la raison.
Observons maintenant l’homme, les différences de l’un à l’autre en ces dons de l’esprit, ou en leur bon ou mauvais usage instauré par l’habitude, tout d’abord dans la santé de l’âme, mais ensuite aussi dans sa maladie.

Confrontation anthropologique des trois facultés supérieures de connaissance
(§ 41)

L’entendement juste est celui qui brille non tant par la multiplicité des concepts que par leur adéquation à la connaissance de l’objet, et qui porte donc en lui l’aptitude et l’entraînement à saisir la vérité. Bien des hommes ont en tête une foule de concepts qui aboutissent en leur ensemble en une analogie avec ce qu’on veut entendre de leur bouche, mais qui n’en ont pas moins aucune pertinence pour l’objet ni pour sa détermination. Ces hommes peuvent avoir des concepts de grande ampleur ou témoigner d’une vivacité conceptuelle. L’entendement juste qui pourvoit aux concepts de la connaissance commune est dit sain entendement (suffisant à l’usage privé). Il déclare avec le sous-officier de la garde de Juvénal : « Ce que j’ai de sagesse me suffit , je ne me soucie pas d’être ce qu’ont été Arcésilas et les Solons tourmentés
[2] ». Il va de soi que le don naturel d’un entendement simplement droit et juste, se tracera des limites quant à l’étendue du savoir exigé de lui, et que le possesseur de ce don procédera avec modestie.
(§ 42)
Si l’on désigne par le mot entendement la faculté de connaissance des règles (et donc de connaissance par concepts) de sorte qu’il embrasse la totalité de la faculté supérieure de connaître, il convient d’entendre par là, non point les règles d’après lesquelles la nature guide l’homme dans sa conduite, comme il advient chez les animaux sous l’impulsion de l’instinct naturel, mais les règles qu’il forge lui-même. Ce qu’il se borne à apprendre, le confiant ainsi à sa mémoire, il ne l’accomplit que d’une manière mécanique (selon les règles de l’imagination reproductrice) et sans la contribution de l’entendement. Un domestique qui n’a qu’à présenter un compliment selon une formule établie n’a pas besoin de penser par lui-même ; mais ce n’est naturellement pas le cas s’il doit, en l’absence de son maître prendre soin de ses affaires domestiques : sans doute faudrait-il alors bien des règles de conduite impossibles à prescrire à la lettre.
Un entendement juste, un jugement exercé, une raison douée de profondeur, constituent toute l’étendue de la faculté intellectuelle de connaissance ; et, tout particulièrement si on la juge sous l’angle de la capacité à servir la pratique, c’est-à-dire à répondre à des fins.
Un entendement juste est le sain entendement dans la mesure où il porte en lui l’adéquation des concepts à la finalité de leur usage. De même que le caractère de suffisance (sufficientia) joint à la délimitation du contour (praecisio) constitue l’adéquation, c’est-à-dire la qualité du concept de ne contenir ni plus ni moins que n’exige l’objet (conceptus rem adaequans), de même un entendement juste est, entre les facultés intellectuelles, la première et la plus distinguée : il satisfait à ses fins avec la plus petite somme de moyens.(…)
Au serviteur de la maison ou de l’Etat, soumis à des ordres déterminés, l’entendement suffit ; l’officier qui, pour sa mission, n’a d’autre prescription que la règle générale et à qui est laissée la charge de fixer sa conduite dans l’événement, a besoin de jugement ; le général à qui il incombe de juger des cas possibles et de concevoir la règle à leur égard, doit être pourvu de raison. Les talents requis pour ces diverses démarches se distinguent largement les uns des autres : « Tel brille au second rang qui s’éclipse au premier[3]. »(…)
Au demeurant, l’enseignement peut encore enrichir l’entend ement de nombreux concepts et le pourvoir de règles ; mais la deuxième faculté intellectuelle, celle qui permet de distinguer si une éventualité est ou non un cas de la règle, le jugement (judicium), n’est point destinée à l’enseignement mais à la seule pratique ; aussi sa croissance, dit-on est maturité et répond à cette sorte d’entendement qui ne vient pas avant des années. On se rend compte sans peine qu’il ne peut en être autrement : l’enseignement se fait en dispensant des règles. S’il devait donc y avoir des préceptes pour le jugement, ce devraient être des règles universelles, pour distinguer si une éventualité est oui ou non un cas relevant d’une règle : la question, dès lors, remonterait de proche en proche à l’infini. Tel est donc l’entendement qui, à ce que l’on dit ne vient pas avant les années, qui est fondé sur sa propre et longue expérience, et dont une République française, va quérir le jugement dans l’assemblée des « grands ancêtres ».
Cette faculté qui ne tend qu’à ce qui est faisable, de bon ton et convenable (pour le jugement technique, esthétique et pratique), n’a pas autant d’éclat que la faculté qui en étend le domaine : elle se contente de cheminer aux côtés du sain entendement et fait le lien entre celui-là et la raison.
[Anthropologie du point de vue pragmatique, Ière partie, I]



SPINOZA

L’ ÉTHIQUE
démontrée selon
LA MÉTHODE GÉOMÉTRIQUE

DES DIFFÉRENTS GENRES DE CONNAISSANCE
(Scolie II de la proposition 40 de la partie II : Nature et origine de l’esprit)

1° A partir des choses singulières qui nous sont représentées par les sens de façon incomplète (
mutilate), confuse, et sans ordre pour l’entendement ; et c’est pourquoi j’ai pris l’habitude d’appeler de telles perceptions : connaissance par expérience vague.
2° A partir des signes ; par exemple : entendant ou lisant certains mots, nous nous souvenons de choses et en formons certaines idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les choses. Ces deux premières façons de considérer les choses, je les appellerai par la suite : connaissance du premier genre, opinion ou imagination.
3° Enfin, de ce que nous avons des notions communes et des idées adéquates des propriétés des choses. Et cette façon de connaître, je l’appellerai : Raison et connaissance du second genre.
[Dans les idées adéquates des propriétés des choses, Spinoza parlera de « la connaissance du mouvement et du repos, des lois et règles de la nature, des choses communes et universelles. » Il semble donc que les notions communes sont les principes de la science (ou axiomes) et les lois qui en découlent, mais, par elles, on ne connaît pas l’essence de la chose individuelle.]
Outre ces deux genres de connaissance, il y en a encore un troisième, comme je le montreraidanslasuite,que nous appellerons : Science intuitive (scientia intuitiva) [Une connaissance des choses singulières. Le terme scientia intuitiva vient sans doute de Descartes, qui, d’ailleurs ne sépare guère l’intuition de la déduction.]
Et ce genre de connaissance progresse de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu jusqu’à la connaissance adéquate des choses.
J’expliquerai tout cela par un exemple unique.
Soit par exemple trois nombres. On veut en obtenir un quatrième qui soit au troisième comme le second est au premier. Des marchands n’hésitent pas à multiplier le second par le troisième et à diviser le produit par le premier, parce qu’ils n’ont pas encore oublié ce qu’ils ont appris de leur maître sans aucune démonstration, ou parce qu’ils ont souvent fait l’expérience sur des nombres très simples, ou bien en vertu de la proposition19 du livre VII d’Euclide, à savoir par la propriété commune des nombres proportionnels. Mais pour des nombres très simples, on n’a nullement besoin de ces moyens. Par exemple, pour les nombres 1,2,3, il n’est personne qui ne voie que le quatrième nombre proportionnel est 6, et cela beaucoup plus clairement, car du rapport même que nous saisissons d’un coup (uno intuitu) entre le premier nombre et le second, nous concluons le quatrième.> [Ethique, Nature et origine de l’esprit, p.395]

LA CONNAISSANCE ADÉDUATE DES CHOSES À PARTIR DE L’IDÉE ADÉQUATE DE L’ESSENCE FORMELLE DE CERTAINS ATTRIBUTS DE DIEU

Définitions
I. Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence, autrement dit ce dont la nature ne peut être conçue que comme existante.
II. Est dite finie en son genre, la chose qui peut être limitée à une autre de même nature. Par exemple, un corps est dit fini parce que nous en concevons toujours un autre plus grand. De même une pensée est limitée par une autre pensée. Mais un corps n’est pas limité par une pensée, ni une pensée par un corps.
III. Par substance, j’entends ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose pour être formé.
IV. Par attribut, j’entends ce que l’entendement perçoit de la substance comme constituant son essence [de sorte que les attributs déploient la substance ou encore l’expriment].
V. Par mode, j’entends les affections de la substance, autrement dit ce qui est en autre chose, par quoi il est aussi conçu.
VI. Par Dieu, j’entends un être absolument infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie.
Explication : Je dis absolument infini, et non pas seulement en son genre ; car de ce qui est infini seulement en son genre, nous pouvons nier une infinité d’attributs ; mais pour ce qui est absolument infini, tout ce qui exprime une essence et n’enveloppe aucune négation appartient à son essence.
VII. Est dite libre la chose qui existe d’après la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir. On appelle au contraire nécessaire, ou plutôt contrainte, la chose qui est déterminée par une autre à exister et à produire un effet selon une raison définie (certa) et déterminée [la nécessité n’est en un sens que l’envers de la liberté].
VIII. Par éternité, j’entends l’existence elle-même, en tant qu’elle est conçue comme suivant nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle.
Explication : Une telle existence, en effet, est conçue comme vérité éternelle, de même que l’essence de la chose, et c’est pourquoi elle ne peut être expliquée par la durée ou le temps même si la durée est conçue comme n’ayant ni commencement ni fin.

Axiomes
I. Tout ce qui est, est ou bien en soi, ou bien en autre chose.
II. Ce qui ne peut être conçu par autre chose, doit être conçu par soi.
III. D’une cause déterminée donnée (data) [existante], suit nécessairement un effet, et, au contraire, s’il n’y a nulle cause déterminée, il est impossible qu’un effet s’en suive.
IV. La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe.
V. Les choses qui n’ont rien de commun entre elles, ne peuvent non plus être comprises l’une par l’autre, autrement dit le concept de l’une n’enveloppe pas le concept de l’autre.
VI. Une idée vraie doit s’accorder avec l’objet qu’elle représente.
VII. Pour tout ce qui peut être conçu comme non existant, l’essence n’enveloppe pas l’existence.

DÉVELOPPEMENT DE LA PENSÉE SPINOZISTE

A/
Par cause de soi,j’entends,ditSpinoza,cedont l’essence enveloppe l’existence, autrement dit ce dont la nature ne peut être conçue que comme existante.
[Commentaire d’Alquié : Il est bien clair que la notion de cause de soi serait absurde et contradictoire si on prenait le mot cause au sens ordinaire de « antécédent suivi d’un effet ». Le terme cause de soi ne saurait avoir de sens si l’on maintient l’idée d’une relation externe entre la cause et l’effet. Ici, donc, le mot cause doit prendre son sens rationaliste, mathématique. Et on doit insister sur le fait que la cause est contemporaine de son effet. La cause est ce qui permet de comprendre une chose en ce qu’elle a d’éternel et de nécessaire.
Pour prendre des exemples mathématiques, on voit qu’il n’y a pas d’abord le cercle, puis les diverses propriétés du cercle, qui seraient causées dans le temps par la nature du cercle. Il n’y a pas « d’abord » la définition du cercle, et puis les propriétés qui résultent de cette essence. Il n’y a aucune séparation, aucune distance temporelle entre la cause et l’effet.
S’il en est ainsi, on peut parler d’un être cause de soi.On peut parler de cause de soi lorsque l’essence d’une chose enveloppe l’existence de cette chose. Le mathématisme, peut-on dire, permet de démontrer l’existence de Dieu. A l’idée d’un être qui est seulement sans cause, et qui est on ne sait pas pourquoi, il substitue l’idée d’un être qui est cause de soi, qui est par essence, et dont l’essence enveloppe l’existence. On peut donc dire, qu’à la place d’un être qui dépasse la pensée, Spinoza met un être souverainement intelligible dont la première définition est celle de « cause de soi », qui semble déjà impliquer cette existence.]
B/ Les onze premières propositions de l’Ethique où le mot substance est synonyme de Dieu, viennent donner une sorte de preuve de son existence.

1
: La substance est antérieure par nature à ses affections (affectio)
[accident, mode, modification].
2 : Deux substances qui ont des attributs différents n’ont rien de
commun entre elles.
3 : Si des choses n’ont rien de commun entre elles, l’une ne peut être
la cause de l’autre.
4 : Deux ou plusieurs choses distinctes se distinguent entre elles soit
par la diversité des attributs des substances, soit d’après la
diversité des affections de ces substances.
5 : Dans la Nature il ne peut y avoir deux ou plusieurs substances de même
nature ou attribut.
6 : Une substance ne peut être produite par une autre substance.
7 : Il appartient à la nature de la substance d’exister.
8 : Toute substance est nécessairement infinie.
9 : Plus une chose possède de réalité ou d’être, plus d’attributs lui
appartiennent.
10 : Chaque attribut d’une substance doit être conçu par soi.
11 : Dieu, autrement dit une substance constituée par une infinité
d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie,
existe nécessairement
[Ethique, De Deo,pp.311-320]

[
Commentaire d’Alquié : En réalité, ces propositions par lesquelles s’affirme Dieu, n’auront pas d’autre but que de faire se rejoindre et se confondre trois notions d’abord définies isolément, celle de cause de soi, celle de substance et celle de Dieu.]
C/ L’essence est à proprement parler force et puissance ; elle est capacité de produire ; elle agit, elle est une force.
C’est ce que la proposition 34 de la première partie de l’Ethique vient démontrer.

PROPOSITION
34 de la première partie de l’Ethique
:
La puissance de Dieu est son essence même(Dei potentia est ipsa ipsius essentia)

1/ ÉLÉMENTS ANTÉRIEURS IMPLIQUÉS
:

Proposition 11
« Dieu, autrement dit une substance constituée par une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement ».

DÉMONSTRATION
Si vous le niez, concevez, s’il est possible, que Dieu n’existe pas. Donc selon l’axiome 7 son essence n’enveloppe pas l’existence. Or selon la proposition 7 : « Il appartient à la nature de la substance d’exister », cela est absurde : donc Dieu existe nécessairement.
C .Q.F.D.
Proposition 16
« De la nécessité de la nature divine doivent suivre une infinité de choses en une infinité de modes (c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini) ».
Il suit de là (corollaire I) que Dieu est la cause efficiente de toutes les choses qui peuvent tomber sous un entendement infini.

DÉMONSTRATION
De la seule nécessité de l’essence de Dieu, il suit en effet que Dieu est cause de soi (selon la proposition 11) et (selon la proposition 16 et son corollaire) de toutes choses. Donc la puissance de Dieu par laquelle lui-même et toutes choses sont et agissent, est son essence même.
C.Q.F.D.
[Ethique, De Deo, p.343]

CONNAISSANCE DU TROISIÈME GENRE

[
Commentaire d’Alquié : Chez Spinoza, il y a toujours parallélisme entre le corps et l’âme. Ce qui est utile au corps est utile à l’âme, et réciproquement. Ce qui est utile pour le corps, c’est de maintenir sa propre structure, c’est d’augmenter sa propre puissance. Ce qui est utile à l’âme, c’est d’augmenter la richesse et l’ordre de ses propres représentations, c’est de perfectionner sa connaissance et son savoir.
Par conséquent, dans tout effort, il y a la recherche de l’utile propre, comme le dit Spinoza, utile propre à l’âme, utile propre au corps. Et la recherche de l’utile, c’est la recherche de la vertu elle-même. C’est la théorie des notions communes qui permet d’unifier ces deux affirmations, et, de façon plus générale, d’unifier ce qui est compréhension de l’âme et ce qui est action du corps, puisque l’idée même est une action , et non, comme on l’a vu une peinture muette sur un tableau.
Par l’idée, mon essence s’affirme. Lorsque je pense, j’affirme ; l’entendement se confond avec la volonté, et cela, parce que penser, c’est déjà agir.
En ceci, le parallélisme est strictement maintenu. Et, sans aucun recours à une idée générale d’homme, à une idée scolastique donc, mais par la fidélité, au contraire, à la simple définition de l’homme comme essence active et effort, la nature humaine, comme l’avait été la nature divine du reste, est identifiée à la vérité.
Les notions d’effort, de désir, apparaissent aussi comme étant la cause de l’effort de l’âme vers la science intuitive elle-même (scientia intuitiva), vers l’éternité par conséquent, vers la connaissance du troisième genre.]
La proposition 25 de la cinquième partie de l’Ethique vient démontrer que la puissance et le suprême effort de l’esprit, c’est de comprendre les choses par le troisième genre de connaissance.

PROPOSITION
25 de la cinquième partie de l’Ethique :
« Le suprême effort de l’esprit et sa suprême vertu est de connaître les choses par le troisième genre de connaissance ».

1/ ÉLÉMENTS ANTÉRIEURS IMPLIQUÉS
:

Définition de la connaissance adéquate des choses
(Scolie II de la proposition 40 de la parie II) (voir ci-dessus, « Des différents genres de connaissance).

Proposition 24 de la partie V
« Plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu ».

Proposition 28 de la partie IV
« Le souverain bien (summum bonum) de l’esprit est la connaissance (cognitio) deDieu, etla souveraine (summa) vertu de l’esprit est de connaître (cognoscere) Dieu. »

Définition 8 de la partie IV
« Par vertu et puissance, j’entends la même chose que la vertu, en tant qu’elle se rapporte à l’homme, est l’essence même de l’homme, ou sa nature, en tant qu’il a le pouvoir de faire certaines choses qui peuvent être comprises par les seules lois de sa nature ».

Proposition 7 de la partie III
« L’effort (conatus) par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de cette chose ».

2/ DÉMONSTRATION
Le troisième genre de connaissance progresse de l’idée adéquate de certains attributs de Dieu jusqu’à la connaissance adéquate des choses (voir la définition au scolie 2 de la proposition 40 de la partie II) ; et plus nous comprenons les choses de cette façon, plus (selon la proposition 24) plus nous comprenons Dieu ; et par suite (selon la proposition 28 partie IV) la suprême (summa) vertu de l’esprit, c’est-à-dire (selon la définition 8 partie IV) la puissance ou la nature de l’esprit, autrement dit (selon la proposition 7 partie III) son suprême effort, c’est de comprendre les choses par le troisième genre de connaissance.
C.Q.F.D.
[Ethique, De la liberté humaine, p.583]



DESCARTES
PRINCIPES DE LA CONNAISSANCE HUMAINE

Descartes, dans ce document, a répertorié et ordonné 76 principes de la connaissance humaine. Sans être en mesure ici de les examiner tous, nous nous proposons de limiter nos investigations aux 20 premiers qui concernent la pensée, l’âme et la nécessité qu’il y a de concevoir l’existence d’un être tout parfait c’est-à-dire Dieu : ce qui pourrait
être appeléla« genèsedelaconnaissance ».Seront saisis, en conséquence, les développements les plus importants pour nous imprégner de la pensée de leur auteur.
.
1-2-3-4-5-6 : Le doute et notre libre arbitre pour nous abstenir de croire les choses douteuses.
7 : Que nous ne saurions douter sans être, et que cela est la première connaissance certaine que l’on peut acquérir.
Pendant que nous rejetons en cette sorte tout ce dont nous pouvons douter, et que nous feignons même qu’il est faux, nous supposons facilement qu’il n’y a point de Dieu, ni de ciel, ni de terre, et que nous n’avons point de corps ; mais nous ne saurions supposer de même que nous ne sommes point pendant que nous doutons de la vérité de toutes ces chose ; car nous avons tant de répugnance à concevoir que ce qui pense n’est pas véritablement en même temps qu’il pense, que, nonobstant les plus extravagantes suppositions, nous ne saurions nous empêcher de croire que cette conclusion : Je pense, donc je suis, ne soit vraie, et par conséquent la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre.

8 : Qu’on connaît aussi ensuite la distinction qui est entre l’âme et le corps.
Il me semble aussi que ce biais est tout le meilleur que nous puissions choisir pour connaître la nature de l’âme, et qu’elle est une substance entièrement distincte du corps ; car, examinant ce que nous sommes, nous qui pensons maintenant qu’il n’y a rien hors de notre pensée qui soit véritablement ou qui existe, nous connaissons manifestement que, pour être nous n’avons pas besoin d’extension, de figure, d’être en aucu lieu , ni d’aucune autre telle chose que l’on peut attribuer au corps , et que nous sommes par cela seul que nous pensons ; et par conséquent que la notion que nous avons de notre âme ou de notre pensée précède celle que nous avons du corps, et qu’elle est plus certaine, vu que nous doutons encore qu’il y ait aucun corps au monde, et que nous savons certainement que nous pensons.

9 : Ce que c’est que penser.
Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que penser. Car si je dis que je vois ou que je marche, et que j’infère de là que je suis ; si j’entends parler de l’action qui se fait avec mes yeux ou avec mes jambes, cette conclusion n’est pas tellement infaillible, que je n’aie quelque sujet d’en douter, à cause qu’il se peut faire que je pense voir ou marcher, encore que je n’ouvre pas les yeux et que je ne bouge pas de ma place ; car cela m’arrive quelquefois en dormant, et le même pourrait peut-être arriver si je n’avais point de corps ; au lieu que si j’entends parler seulement de l’action de ma pensée ou du sentiment, c’est-à-dire de la connaissance qui est en moi, qui fait qu’il me semble que je vois ou que je marche, cette même conclusion est si absolument vraie que je n’en puis douter, à cause qu’elle se rapporte à l’âme, qui seule a la faculté de sentir ou bien de penser en quelque autre façon que ce soit.

10 : Qu’il y a des notions d’elles-mêmes assez claires qu’on les obscurcit en les voulant définir à la façon de l’Ecole, et qu’elles ne s’acquièrent pas par l’étude, mais naissent avec nous…Lorsque j’ai dit que cette proposition : Je pense donc je suis, est la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre, je n’ai pas pour cela nié qu’il ne fallût savoir auparavant ce que c’est que pensée, certitude, existence, et que pour penser il faut être et autres choses semblables ; mais à cause que ce sont là des notions si simples que d’elles-mêmes elles ne nous font avoir la connaissance d’aucune chose qui existe, je n’ai pas jugé qu’elles doivent être mises ici en compte.

11 : Comment nous pouvons plus clairement connaître notre âme que notre corps.

12 : D’où vient que tout le monde ne la connaît pas en cette façon ?
Ceux qui n’ont pas philosophé par ordre ont eu d’autres opinions sur ce sujet, parce qu’ils n’ont jamais assez distingué leur âme, ou ce qui pense d’avec le corps, ou ce qui est étendu en longueur, largeur et profondeur. Car, encore qu’ils ne fissent pas difficulté de croire qu’ils étaient dans le monde, et qu’ils en eussent une assurance plus grande que d’aucune autre chose, néanmoins, ils n’ont pas pris garde que par eux, lorsqu’il était question d’une certitude métaphysique, ils devaient entendre seulement leur pensée, et qu’au contraire ils ont mieux aimé croire que c’était leur corps qu’ils voyaient de leurs yeux, qu’ils touchaient de leurs mains, et auquel ils attribuaient mal à propos la faculté de sentir, ils n’ont pas connu distinctement la nature de leur âme.

13 : En quel sens on peut dire que si on ignore Dieu, on ne peut avoir de connaissance certaine d’aucune autre chose.
Mais lorsque la pensée, qui se connaît soi-même en cette façon, nonobstant qu’elle persiste encore à douter des autres choses, use de circonspection pour tâcher d’étendre sa connaissance plus avant, elle trouve en soi premièrement les idées de plusieurs choses ; et pendant qu’elle les contemple simplement, et qu’elle n’assure pas qu’il y ait rien hors de soi qui soit semblable à ces idées, et qu’aussi elle ne le nie pas, elle est hors de danger de se méprendre. Elle rencontre aussi quelques notions communes dont elle compose des démonstrations qui la persuadent si absolument qu’elle ne saurait douter de leur vérité pendant qu’elle s’y applique. Par exemple, elle a en soi les idées des nombres et des figures ; elle a aussi entre ces communes notions que, « si on ajoute des quantités égales à d’autres quantités égales, les touts seront égaux », et beaucoup d’autres évidences que celles-ci par lesquelles il est aisé de démontrer que les trois angles d’un triangle sont égaux à deus droits, etc. Tant qu’elle aperçoit ces notions et l’ordre dont elle a déduit cette conclusion ou d’autres semblables, elle est très assurée de leur vérité : mais, comme elle ne saurait y penser toujours avec tant d’attention, lorsqu’il arrive qu’elle se souvient de quelque conclusion, sans prendre garde à l’ordre dont elle peut être démontrée, et que cependant elle pense que l’Auteur de son être aurait pu la créer de telle façon qu’elle se méprit en tout ce qui lui semble très évident, elle voit bien qu’elle a un juste sujet de se défier de la vérité de tout ce qu’elle n’aperçoit pas distinctement, et qu’elle ne saurait avoir aucune science certaine jusques à ce qu’elle ait connu celui qui l’a créée.

14 : Qu’on peut démontrer qu’il y a un Dieu de cela seul que la nécessité d’être ou d’exister est comprise en la notion que nous avons de lui.
Lorsque par après, elle fait une revue sur les diverses idées ou notions qui sont en soi, et qu’elle y trouve celle d’un être tout-connaissant, tout-puissant et extrêmement parfait, elle juge facilement, par ce qu’elle aperçoit en cette idée, que Dieu qui est cet être tout parfait, est ou existe : car encore qu’elle ait des idées distinctes de plusieurs autres choses, elle n’y remarque rien qui l’assure de l’existence de leur objet ; au lieu qu’elle aperçoit en celle-ci, non pas seulement une existence possible, comme dans les autres, mais une existence absolument nécessaire et éternelle. Et comme de ce qu’elle voit qu’il est nécessairement compris dans l’idée qu’elle a du triangle que ses trois a ngles sont égaux à deux droits, elle se persuade absolument que le triangle a trois angles égaux à deux droits ; de même de cela seul qu’elle aperçoit que l’existence nécessaire et éternelle est comprise dans l’idée qu’elle a d’un être tout parfait, elle doit conclure que cet être tout parfait est ou existe.

15 : Que la nécessité d’être n’est pas ainsi comprise en la notion que nous avons des autres choses, mais seulement le pouvoir d’être.

16 : Que les préjugés empêchent que plusieurs ne reconnaissent clairement cette nécessité d’être qui est en Dieu.

17 : Que d’autant que nous concevons plus de perfectio n en une chose, d’autant devons-nous croire que sa cause doit aussi être plus parfaite.
De plus, lorsque nous faisons réflexion sur les idées qui sont en nous, il est aisé d’apercevoir qu’il n’y a pas beaucoup de différence entre elles, en tant que nous les considérons simplement comme les dépendances de notre âme ou de notre pensée, mais qu’il y en a beaucoup en tant que l’une représente une chose, et l’autre une autre ; et même que leur cause doit être d’autant plus parfaite que ce qu’elles représentent de leur objet a plus de perfection. Car tout ainsi que, lorsqu’on nous dit que quelqu’un a l’idée d’une machine où il y a beaucoup d’artifice, nous avons raison de nous enquérir comment il a pu avoir cette idée, à savoir, s’il a vu quelque part une telle machine faite par un autre, ou s’il a bien appris la science des mécaniques, ou s’il est avantagé d’une telle vivacité d’esprit que de lui-même il ait pu l’inventer sans avoir rien vu de semblable ailleurs, à cause que tout l’artifice qui est représenté dans l’idée qu’a cet homme, ainsi que dans un tableau, doit être en sa première et principale cause, non pas seulement par imitation, mais en effet de la même sorte ou d’une façon encore plus éminente qu’il n’est représenté.

18 : Qu’on peut derechef démonter par cela qu’il y a un Dieu.

19 : Qu’encore que nous ne comprenions pas tout ce qui est en Dieu, il n’y a rien toutefois que nous ne connaissions si clairement comme ses perfections.
Je ne vois pas en cela de difficulté pour ceux qui ont accoutumé leur esprit à la contemplation de la Divinité, et qui ont pris garde à ses perfections infinies : car encore que nous ne les comprenions pas, parce que la nature de l’infini est telle que des pensées finies ne le sauraient comprendre, mais nous les concevons néanmoins plus clairement et plus distinctement que les choses matérielles, à cause qu’étant plus simples et n’étant point limitées, ce que nous en concevons est beaucoup moins confus. Aussi il n’y a point de spéculation qui puisse plus aider à perfectionner notre entendement, et qui soit plus importante que celle-ci, d’autant que la considération d’un objet qui n’a point de bornes en ses perfections nous comble de satisfaction et d’assurance.

20 : Que nous ne sommes pas la cause de nous-mêmes, mais que c’est Dieu, et que par conséquent il y a un Dieu.
Mais tout le monde n’y prend pas garde comme il faut, et parce que nous savons assez, lorsque nous avons idée de quelque machine où il y a beaucoup d’artifice, la façon dont nous l’avons eue, et que nous ne saurions nous souvenir de même qu’en l’idée que nous avons d’un Dieu nous a été communiquée de Dieu, à cause qu’elle a toujours été en nous, il faut que nous fassions encore cette revue, et que nous recherchions quel est donc l’auteur de notre âme ou de notre pensée qui a en soi l’idée des perfections infinies qui sont en Dieu, parce qu’il est évident que ce qui connaît quelque chose de plus parfait que soi ne s’est point donné l’être, à cause que par même moyen, il se serait donné toutes les perfections dont il aurait eu connaissance, et par conséquent qu’il ne saurait subsister par aucun autre que par celui qui possède en effet toutes ces perfections, c’est-à-dire qui est Dieu.

Principe 75 : Abrégé de tout ce qu’on doit observer pour bien philosopher
Si nous désirons vaquer sérieusement à l’étude de la philosophie et à la recherche de toutes les vérités que nous sommes capables de connaître, nous nous délivrerons en premier de nos préjugés, et ferons état de rejeter toutes les opinions que nous avons autrefois reçues, jusques à ce que nous les ayons derechef examinées ; nous ferons ensuite une revue des notions qui sont en nous, et ne recevrons pour vraies que celles qui se présenteront clairement et distinctement à notre entendement. Par ce moyen, nous connaîtrons premièrement que nous sommes, en tant que notre nature est de penser, et qu’il y a un Dieu duquel nous dépendons ; et après avoir considéré ses attributs, nous pourrons rechercher la vérité de toutes les autres choses, parce qu’il en est la cause. Outre les notions que nous avons de Dieu et de notre pensée, nous trouverons aussi en nous la connaissance de beaucoup de propositions qui sont perpétuellement vraies, comme par exemple que le néant ne peut être l’auteur de quoi que ce soit, etc. Nous y trouverons l’idée d’une nature corporelle ou étendue , qui peut être mue, divisée, etc., et des sentiments qui causent en nous certaines dispositions, comme la douleur, les couleurs, etc. ; et, comparant ce que nous venons d’apprendre en examinant ces choses par ordre, avec ce que nous en pensions avant que de les avoir examinées, nous nous accoutumerons à former des conceptions claires et distinctes sur tout ce que nous sommes capables de connaître. C’est en ce peu de préceptes que je pense avoir compris tous les principes plus généraux et plus importants de la connaissance humaine.
[Prncipes de la connaissance humaine]




ARISTOTE
DÉFINITION DES CONDITIONS DE LA CONNAISSANCE

LES CATÉGORIES
[4]

Quand une chose est attribuée à une autre comme à son sujet, tout ce qui est affirmé du prédicat : par exemple, homme est attribué à l’homme individuel, et, d’autre part, animal est attribué à homme ; donc à l’homme individuel on devra attribuer animal, car l’homme individuel est à la fois homme et animal…
Les expressions sans aucune liaison signifient[5] la substance[6], la quantité (le fait d’avoir telle ou telle longueur ou autre dimension), la qualité (être blanc, être grammairien), la relation (double, moitié, plus grand), le lieu (au Lycée, à l’Agora), le temps (hier, l’année dernière), la position (il est assis, il est couché), l’état (il est dans telle ou telle condition), l’action (il coupe, il brûle), et la passion (il est coupé, il est brûlé). Aucun de ces termes en lui-même et par lui-même n’affirme ni ne nie rien ; c’est seulement par la liaison de ces termes entre eux que se produit l’affirmation ou la négation. En effet, toute affirmation est, semble-t-il bien, vraie ou fausse, tandis que pour des expressions sans aucune liaison, il n’y a ni vrai ni faux : par exemple : homme, blanc, court, est vainqueur.

< La substance>

La substance
[7] (ousia), au sens le plus fondamental premier et principal du terme, c’est ce qui n’est ni affirmé d’un sujet ni dans un sujet : par exemple l’homme individuel ou le cheval individuel. Mais on appelle substances secondes les espèces dans lesquelles les substances prises au sens premier sont contenues[8], et aux espèces il faut ajouter les genres de ces espèces : par exemple, l’homme individuel rentre dans une espèce, qui est l’homme, et le genre de cette espèce est l’animal. On désigne donc du nom de secondes ces dernières substances, savoir l’homme et l’animal. – Il est clair, d’après ce que nous avons dit, que le prédicat doit être affirmé du sujet aussi bien pour le nom que pour la définition. Par exemple, homme est affirmé d’un sujet, savoir de l’homme individuel : d’une part le nom d’homme lui est attribué puisqu’on attribue le nom d’homme à l’individu ; d’autre part, la définition de l’homme sera aussi attribuée à l’homme individuel, car l’homme individuel est à la fois homme et animal. Il en résulte donc bien que nom et notion seront également attribués au sujet.(…)
Parmi les substances secondes[9], l’espèce est plus substance que le genre, car elle est plus proche de la substance première. En effet, si on veut rendre compte de la nature de la substance première, on en donnera une connaissance plus précise et plus appropriée en l’expliquant par l’espèce plutôt que par le genre ; c’est ainsi que pour rendre compte de l’homme individuel, on en donnerait une connaissance plus précise en disant que c’est un homme plutôt qu’en disant que c’est un animal, car le premier caractère est plus propre à l’homme individuel, tandis que le second est plus général. De même que pour faire comprendre la nature de tel arbre, on fournira une explication plus instructive en disant que c’est un arbre plutôt qu’en disant que c’est une plante. – De plus, les substances premières, par le fait qu’elles sont le substrat de tout le reste et que tout le reste en est affirmé ou se trouve en elles, sont appelées pour cela substances par excellence. Et la façon dont les substances premières se comportent à l’égard de tout le reste est aussi celle dont l’espèce se comporte à l’égard du genre.(…)
C’est donc avec raison qu’à la suite des substances premières, seuls de tout le reste les espèces et les genres sont appelés substances secondes, car de tous les prédicats ils sont les seuls à exprimer la substance première.(…)
Autre argument : les substances premières, par le fait qu’elles sont le substrat de tout le reste, sont appelées au sens le plus propre du mot, des substances. Or la relation des substances premières à tout ce qui n’est pas elle est aussi celle des espèces et des genres à l’égard de tout le reste, car c’est des espèces et des genres que tout le reste est affirmé. Dire en effet que l’homme individuel est grammairien, c’est dire par voie de conséquence que l’homme et l’animal sont aussi grammairien. Et il en est de même dans tous les autres cas. Le caractère commun à toute substance [1], c’est de n’être pas dans un sujet. La substance première, elle, n’est pas, en effet, dans un sujet et elle n’est pas non plus attribut d’un sujet.– (…) Pour les substances secondes, ce qu’on peut attribuer au sujet c’est aussi bien leur définition que leur nom : la définition de l’homme est attribuée à l’homme individuel, et celle de l’animal l’est aussi[10].Il en résulte que la substance ne peut pas être au nombre des choses qui sont dans un sujet. – Mais ce caractère n’est pas particulier à la substance, car la différence, elle aussi, fait partie des choses qui ne sont pas dans un sujet. En effet, le pédestre et le bipède sont affirmés d’un sujet, savoir de l’homme, mais ne sont pas dans un sujet, car le pédestre et le bipède ne sont pas des parties de l’homme. En outre, la définition de la différence est affirmée de ce dont la différence est elle-même affirmée : par exemple si le pédestre est affirmé de l’homme, la définition du pédestre sera aussi affirmée de l’homme, puisque l’homme est pédestre. – Ne soyons donc pas troublés du fait que les parties des substances sont dans le tout comme dans un sujet, avec la crainte de nous trouver alors dans la nécessité d’admettre que ces parties ne sont pas des substances. Quand nous avons dit que les choses sont dans un sujet, nous n’avons pas entendu par là que c’est à la façon dont les parties sont contenues dans le tout. Le caractère des substances « secondes »[2] aussi bien que des différences, c’est d’être dans tous les cas attribuées dans un sens synonyme, car toutes leurs justifications ont pour sujets, soit des individus, soit des espèces. (…)
Toute substance semble bien signifier un être déterminé [3]. En ce qui concerne les substances premières, il est incontestablement vrai qu’elles signifient un être déterminé, car la chose exprimée est un individu et une unité numérique. Pour les substances secondes, aussi, on pourrait croire, en raison de la forme même de leur appellation,qu’elles signifient un être déterminé, quand nous disons par exemple, homme ou animal. Et pourtant ce n’est pas exact : de telles expressions signifient plutôt une qualification, car le sujet n’est pas un comme dans le cas de la substance première ; en réalité, homme est attribué à une multiplicité et animal également. –(…)
Un autre caractère des substances, [4] c’est qu’elles n’ont aucun contraire. En effet, si on considère la substance première, quel pourrait être son contraire, par exemple, pour l’homme individuel ou pour l’animal individuel ? Il n’y a en effet aucuncontraire ;iln’ya de contraire non plus ni pour l’homme, ni pour l’animal[11].– (…)
En outre, il semble bien que la substance ne soit pas susceptible de plus et de moins [5]. J’entends par là, non pas qu’une substance ne puisse être plus ou moins substance qu’une autre substance (car nous avons déjà établi la vérité de ce fait) mais que toute substance ne peut pas être dite plus ou moins ce qu’elle est en elle-même : par exemple cette substance-ci, cet homme-ci ne sera pas plus ou moins homme que lui-même ou que quelque autre homme. En effet un homme n’est pas plus homme qu’un autre, à la façon dont le blanc est dit plus ou moins blanc qu’un autre blanc, et le beau plus ou moins beau qu’un autre beau. Une seule et même chose peut bien être dite plus ou moins qu’elle-même « de telle qualité » : le corps, par exemple, s’il est blanc peut être dit plus blanc maintenant qu’auparavant, ou, s’il est chaud, plus ou moins chaud ; mais la substance, elle, n’est pas dite ni plus ou moins qu’elle est : l’homme n’est pas dit plus homme maintenant qu’auparavant, pas plus d’ailleurs qu’aucune des autres choses qui sont des substances. Ainsi donc, la substance n’est pas susceptible de plus et de moins. Mais ce qui, plus que tout, est le caractère propre de la substance, c’est semble-t-il bien que, tout en restant identique et numériquement une, elle est apte à recevoir les contraires [6]. C’est ainsi que parmi toutes les autres choses qui ne seraient pas des substances, on serait dans l’incapacité de présenter une chose d’une nature telle que, tout en étant numériquement une, elle fût un réceptacle des contraires : par exemple, la couleur, qui est une et identique numériquement, ne peut être bonne et mauvaise. Et il en est de même de toutes les autres choses qui ne sont pas des substances. Mais la substance, elle, tout en demeurant une et identique numériquement, n’est pas moins apte à recevoir les contraires : par exemple, l’homme individuel, tout en étant un et le même, est tantôt blanc et tantôt noir, tantôt chaud et tantôt froid, tantôt bon et tantôt méchant. – Nulle part ailleurs ne se manifeste rien de semblable, à moins qu’on ne soulève une objection en prétendant que le jugement et l’opinion sont aptes à recevoir aussi les contraires. C’est qu’en effet la même expression peut sembler à la fois vraie et fausse : si par exemple le jugement tel homme est assis est vrai, l’homme une fois debout, ce même jugement sera faux . Il en serait de même pour l’opinion : si on a l’opinion vraie que tel homme est assis, quand l’homme sera debout on aura une opinion fausse en conservant la même opinion sur sa personne. – Mais, même si on admet cette objection, du moins y a-t-il une différence dans la façon de recevoir les contraires. D’une part, en effet, en ce qui concerne les substances, c’est en changeant elles-mêmes qu’elles sont aptes à recevoir les contraires : ce qui était froid est devenu chaud par un changement (c’est, en effet, une altération), ce qui était blanc est devenu noir, et mauvais, bon. Il en est de même pour toutes les autres substances : c’est en éprouvant un changement que chacune d’elles est apte à recevoir les contraires. Par contre, en ce qui concerne le jugement et l’opinion, en eux-mêmes ils demeurent absolument et de toute façon inchangés : c’est par un changement dans l’objet que le contraire survient en eux. En effet, le jugement tel homme est assis demeure identique, et c’est suivant le changement de l’objet qu’il est tantôt vrai et tantôt faux.
[Catégories, pp. 4 à 20]
[Commentaire additif de Monique Canto-Sperber : A côté des substances première et seconde, existent aussi les accidents. Que Socrate soit blanc ou lettré, ce sont là des déterminations accidentelles, qui n’expriment aucunement l’essence de Socrate, alors que le fait de dire que Socrate est un homme, un animal ou un vivant exprime son essence. Seulement ces accidents sont prédiqués de l’individu Socrate, et aucunement des substances secondes, homme, animal ou vivant qui, elles, sont prédiquées de la substance individuelle. D’après la définition que donne le livre Δ de la Métaphysique, « l’accident se dit de ce qui appartient à un être et peut être affirmé avec vérité, mais n’est pourtant ni nécessaire, ni constant ». Dire que Socrate est lettré n’est pas exprimer une détermination nécessaire et permanente de son essence. « Il n’y a donc pas de cause déterminée de l’accident, il n’y a qu’une cause fortuite, par conséquent indéterminée »
(Δ, 30, 1025 a 13-25).]


L’ACCÈS À LA CONNAISSANCE SCIENTIFIQUE

LES SECONDS ANALYTIQUES

Il n’est pas possible d’acquérir par la sensation une connaissance scientifique. En effet, même si la sensation a pour objet une chose de telle qualité, et non seulement une chose individuelle, on doit du moins nécessairement percevoir telle chose déterminée dans un lieu et à un moment déterminés. Mais l’universel, ce qui s’applique à tous les cas, est impossible à percevoir, car ce n’est ni une chose déterminée, ni un moment déterminé, sinon ce ne serait pas un universel, puisque nous appelons universel ce qui est toujours et partout. Puis donc que les démonstrations sont universelles, et que les notions universelles ne peuvent être perçues, il est clair qu’il n’y a pas de science par la sensation. Mais il est évident encore que, même s’il était possible de percevoir que le triangle a ses angles égaux à deux droits, nous en chercherions encore une démonstration et que nous n’en aurions pas (comme certains
[12] le prétendent) une connaissance scientifique : car la sensation porte nécessairement sur l’individuel, tandis que la science consiste dans la connaissance universelle. Aussi, si nous étions sur la Lune, et que nous voyions la Terre s’interposer sur le trajet de la lumière solaire, nous ne saurions pas la cause de l’éclipse ; nous percevrions qu’en ce moment il y a éclipse, mais nullement le pourquoi, puisque la sensation, avons-nous dit ne porte pas sur l’universel. Ce qui ne veut pas dire que par l’observation répétée de cet événement, nous ne puissions, en poursuivant l’universel, arriver à une démonstration, car c’est d’une pluralité de cas particuliers que se dégage l’universel[13].
Mais le grand mérite de l’universel, c’est qu’il fait connaître la cause ; de sorte que, pour ces faits qui ont une cause autre qu’eux-mêmes, la connaissance universelle est fort au-dessus des sensations et de l’intuition (en ce qui concerne les principes premiers la raison est toute différente)[14]. Il en résulte clairement qu’il est impossible d’acquérir par la sensation la science de ce qui est démontrable, à moins d’appeler perception le fait d’avoir la science par démonstration. Pourtant certains problèmes ne peuvent se ramener pour leur explication, qu’à une imperfection de la sensation. Il y a en effet des cas où un acte de vision mettrait fin à toute recherche ultérieure, non pas que nous connaîtrions par le seul fait de voir, mais parce que nous aurions, de l’acte de la vision, dégagé l’universel. Si, par exemple, nous voyions les pores du verre et la lumière passer au travers, il est évident que nous aurions la raison de sa transparence, parce que, voyant ce phénomène se répéter séparément pour chaque verre, nous comprendrions en même temps que dans tous les cas il en est ainsi.
[Seconds Analytiques, I, 31]


LES FORMES D’ACQUISITION DE LA CONNAISSANCE

LES SECONDS ANALYTIQUES

< L’appréhension des Principes.>

En ce qui concerne le syllogisme et la démonstration, on voit clairement l’essence de l’un et de l’autre, ainsi que la façon dont ils se forment ; on le voit aussi en même temps pour la science démonstrative, puisqu’elle est identique à la démonstration même. – Quant aux principes, ce qui nous apprendra clairement comment nous arrivons à les connaître et quel est l’habitus
[15] qui les connaît, c’est la discussion de quelques difficultés particulières.
Nous avons précédemment indiqué qu’il n’est pas possible de savoir par la démonstration sans connaître les premiers principes immédiats. Mais au sujet de la connaissance de ces principes immédiats, des questions peuvent être soulevées : on peut se demander non seulement si cette connaissance est ou n’est pas de même espèce que celle de la science démonstrative[16] ; mais encore s’il y a ou non science dans chacun de ces cas[17] ; ou encore si c’est seulement pour les conclusions qu’il y a science, tandis que por les principes, il y aurait un genre de connaissance différent ; et enfin les habitus qui nous font connaître les principes ne sont pas innés mais acquis, ou bien sont innés et d’abord latents.
Mais que nous possédions les principes de cette dernière façon[18], c’est là une absurdité, puisqu’il en résulte que tout en ayant des connaissances plus exactes que la démonstration nous ne laissons pas de les ignorer[19]. Si, d’autre part, nous les acquérons sans les posséder antérieurement, comment pourrons-nous les connaître et les apprendre sans partir d’une connaissance préalable ? C’est là une impossibilité, comme nous l’avons indiqué également pour la démonstration[20]. Il est donc clair que nous ne pouvons pas posséder une connaissance innée des principes, et que les principes ne peuvent non plus se former en nous alors que nous n’en avons aucune connaissance ni aucun habitus. C’est pourquoi nous devons nécessairement avoir quelque puissance de les acquérir, sans pourtant que cette puissance soit supérieure en exactitude à la connaissance même des principes. – Or c’est là manifestement un genre de connaissance qui se retrouve dans tous les animaux, car ils possèdent une puissance innée de discrimination que l’on appelle perception sensible[21]. Mais bien que la perception sensible soit innée dans tous les animaux, chez certains il se produit une persistance de l’impression sensible qui ne se produit pas chez les autres[22]. Ainsi les animaux chez qui cette persistance n’a pas lieu, ou bien n’ont absolument aucune connaissance au-delà de l’acte même de percevoir, ou bien ne connaissent que par le sens les objets dont l’impression ne dure pas ; au contraire, les animaux chez qui se produit cette persistanceretiennentencore, aprèslasensation,l’impressionsensibledansl’âme. –
Et quand une telle persistance s’est répétée un grand nombre de fois, une autre distinction dès lors se présente entre ceux chez qui, à partir de la persistance de telles impressions, se forme une notion[23], et ceux chez qui la notion ne se forme pas. C’est ainsi que de la sensation vient ce que nous appelons le souvenir, et du souvenir plusieurs fois répété d’une même chose vient l’expérience, car une multiplicité numérique de souvenirs constitue une seule expérience. Et c’et de l’expérience à son tour (c’est-à-dire de l’universel en repos tout entier dans l’âme[24] comme une unité en dehors de la multiplicité et qui réside une et identique dans tous les sujets particuliers) que vient le principe de l’art et de la science en ce qui regarde l’être[25]. Nous concluons que ces habitus ne sont pas innés en nous dans une forme définie, et qu’ils ne proviennent pas non plus d’autres habitus plus connus, mais bien de la perception sensible. C’est ainsi que, dans une bataille, au milieu d’une déroute, un soldat s’arrêtant, un autre s’arrête, puis un autre encore, jusqu’à ce que l’armée soit revenue à son ordre primitif ; de même l’âme est constituée de façon à pouvoir éprouver quelque chose de semblable.
Nous avons déjà traité ce point, mais comme nous ne l’avons pas fait d’une façon suffisamment claire, n’hésitons pas à nous répéter. Quand l’une des choses spécifiquement indifférenciées[26] s’arrête dans l’âme, on se trouve en présence d’une première notion universelle ; car bien que l’acte de perception ait pour objet l’individu, la sensation n’en porte pas moins sur l’universel[27] : c’est l’homme par exemple et non l’homme Callias. Puis, parmi ces notions universelles, un nouvel arrêt se p roduit dans l’âme[28], jusqu’à ce que s’y arrêtent enfin les notions impartageables et véritablement universelles[29] : ainsi, telle espèce d’animal est une étape vers le genre animal, et cette dernière notion est elle-même une étape vers une notion plus haute.
Il est donc évident que c’est nécessairement l’induction[30] qui nous fait connaître les principes, car c’est de cette façon que la sensation elle-même produit en nous l’universel. Quant aux habitus de l’entendement par lesquels nous saisissons la vérité, puisque les uns sont toujours vrais et que les autres sont susceptibles d’erreur, comme l’opinion par exemple, et le raisonnement, la science et l’intuition étant au contraire toujours vraies ; que, d’autre part, à l’exception de l’intuition, aucun genre de connaissance n’est plus exact que la science, tandis que les principes sont plus connaissables que les démonstrations, et que toute science s’accompagne de raisonnement[31] : il en résulte que des principes il n’y aura pas de science. Et puisque, à l’exception de l’intuition, aucun genre de connaissance ne peut être plus vrai que la science, c’est une intuition qui appréhendera les principes. Cela résulte non seulement des considérations qui précèdent, mais encore du fait que le principe de la démonstration n’est pas lui-même une démonstration, ni par suite une science de science. Si donc nous ne possédons en dehors de la science aucun autre genre de connaissance vraie, il reste que c’est l’intuition qui sera principe de la science. Et l’intuition est principe du principe lui-même, et la science tout entière se comporte à l’égard de l’ensemble des choses comme l’intuition à l’égard du principe.
[Seconds Analytiques, II, 19]




PLATON
DÉFINITION DES CONDITIONS DE LA CONNAISSANCE

APOLOGIE DE SOCRATE

Mise à l’épreuve de la parole du dieu concernant la sagesse de Socrate (son savoir), en scrutant la sagesse de ceux qui prétendent la posséder

Que veut-il donc dire en déclarant que je suis le plus sage des hommes ? Bien sûr, en effet, il ne ment pas, car cela ne lui est pas permis ! Depuis longtemps durait mon embarras sur ce qu’il pouvait bien vouloir dire, quand à la fin, non sans beaucoup de peine, j’en vins à prendre le parti de m’en enquérir en procédant à peu près ainsi ?
J’allai trouver un de ceux qui passent pour avoir le plus de sagesse, convaincu que là, plus que partout , je pourrais réfuter la réponse faite à Chéréphon et montrer clairement la chose à l’oracle : Cet homme-là est plus sage que moi ; or toi, c’est de moi que tu l’as affirmé ! Je procède donc à un examen approfondi de mon homme (point n’est besoin de le désigner par son nom : c’était un de nos hommes politiques), et, de l’examen auquel je le soumis, de ma conversation avec lui, l’impression que je retirai, Athéniens, fut à peu près celle-ci : que selon mon sentiment, cet homme-là avait auprès d’autres, et en grand nombre, et auprès de lui-même surtout, une réputation de sagesse, mais point une sagesse réelle. Ensuite, je m’efforçai de lui faire voir qu’il croyait sans doute être sage, qu’il ne l’était pas cependant. Or, à partir de ce moment, je lui devins odieux, ainsi qu’à beaucoup de ceux qui assistaient à notre conversation. Je me faisais en moi, tout en m’en allant, ces réflexions : « Voilà un homme qui est moins sage que moi. Il est possible en effet que nous ne sachions, ni l’un ni l’autre, rien de beau ni de bon. Mais lui, il croit qu’il en sait, alors qu’il n’en sait pas, tandis que moi, tout de même que en fait, je ne sais pas, pas davantage, je ne crois que je sais ! J’ai l’air, en tout cas, d’être plus sage que celui-là, au moins sur un petit point, celui-ci précisément : que ce que je ne savais pas, je ne croyais pas non plus le savoir ! » En suite de quoi, j’allai en trouver un autre de ceux dont la réputation de sagesse était plus grande encore que celle du précédent. Ce fut aussi chez moi le même sentiment. Nouvelle occasion de me rendre odieux à celui-là et à beaucoup d’autres. Après quoi je continuai cependant d’aller les trouver les uns à la suite des autres, me rendant bien compte, non sans chagrin ni sans crainte, que je me rendais odieux. Malgré tout, je me jugeais forcé de donner l’importance la plus grande à la parole du Dieu ! En avant donc ! puisque j’examine ce que l’oracle veut dire , allons à tous ceux, sans exception, qui ont la réputation de savoir ! Oui, par le Chien ! (il faut en effet, Athéniens, que je vous dise la vérité) mon impression, je l’affirme, fut à peu près celle-ci : au cours de l’enquête que je faisais, suivant la parole du Dieu, peut s’en fallut que ceux qui avaient la plus belle réputation, ne fussent, à mon avis, ceux à qui il manquait le plus, alors que d’autres qui passaient pour valoir moins, étaient davantage des hommes convenablement doués sous le rapport du bon jugement.
Evidemment, c’était une obligation pour moi de vous mettre sous les yeux, les vicissitudes de mon enquête, comme si c’était pour moi travailler à de prodigieux travaux, de faire en sorte seulement que la réponse de l’oracle devint à mes yeux impossible à réfuter ! Après les politiques, je fus en effet trouver les poètes : faiseurs de tragédies, faiseurs de dithyrambes, et le reste : convaincu que auprès d’eux, j’allais me prendre moi-même en flagrant délit de moindre sagesse par rapport à ces gens-là ! Me munissant donc de celles de leurs compositions qu’ils me paraissaient avoir le plus travaillées , je les interrogeais en chaque occasion sur ce qu’ils voulaient dire, avec l’intention aussi d’apprendre d’eux quelque chose. Or, quelque honte, Citoyens, que j’éprouve à vous dire la vérité, je dois néanmoins vous la dire : guère ne s’en manquait, en effet, qu’à chaque occasion, l’assistance ne parlât mieux qu’eux des poèmes qu’ils avaient eux-mêmes composés ! Il ne me fallut donc, cette fois encore, pour reconnaître ceci, que ce n’était pas en vertu d’une sagesse qu’ils composaient ce qu’ils composent, mais en vertu de quelque instinct et lorsqu’ils sont possédés d’un Dieu, à la façon de ceux qui font des prophéties ou de ceux qu rendent des oracles ; car ce sont là des gens qui disent beaucoup de belles choses, mais qui n’ont aucune connaissance précise sur les choses qu’ils disent. Il m’apparut que c’était dans un état assez analogue que se trouvaient aussi les poètes, et je me rendis compte en même temps que, croyant être, du fait de la poésie, les plus sages des hommes, même pour tout le reste, c’était justement ce qu’ils n’étaient point ! Je m’en allai donc, tirant de mon expérience la conviction que je les surpassais, exactement de la même manière que je surpassais les politiques !
Je finis donc par aller trouver les gens de métier. Si, en mon for intérieur, j’avais conscience effectivement de ne, pour ainsi dire, rien connaître, je savais bien en revanche devoir trouver chez ceux-ci des gens connaissant des quantités de belles choses. En quoi je ne fus pas trompé : ils connaissaient au contraire des choses que je ne connaissais point, et, sous ce rapport, ils étaient plus sages que moi ! Je fus cependant d’avis, Athéniens, que la faute des poètes était exactement celle aussi de ces excellents professionnels : chacun d’eux, parce qu’il exerçait son art à la perfection, se jugeait aussi, pour le reste, d’une sagesse achevée, et pour les choses qui ont le plus d’importance. En outre, cette prétention impertinente couvrait de son ombre leur autre sagesse, et bien que je me posais à moi-même, au sujet de l’oracle la question de savoir si je ne préférais pas être comme je suis, ni sage de la sagesse des gens dont je parle, ni ignorant de leur ignorance, que d’être les deux à la fois : ce qui à eux, est leur cas ! A moi-même, comme à l’oracle, je répondais donc que mon avantage était d’être comme je suis.
[Apologie de Socrate, 21b à 23c]

GORGIAS

Appréhension des exigences d’un véritable savoir

Or c’est là ce que j’appelle « flatterie » : et je déclare que c’est une chose vilaine, Pôlos, car ceci, c’est pour toi que je le dis : une chose vilaine, parce que c’est l’agréable qu’elle conjecture, sans s’inquiéter de ce qui vaut le mieux. D’un autre côté, je nie que ce soit un art : rien d’autre qu’un savoir-faire, parce qu’elle n’est pas en état de rendre raison à celui à qui elle les administre de ce que sont, quant à leur nature, telles et telles choses qu’elle administre, en sorte qu’elle n’est pas en état de dire comment chacune agit. Mais moi je refuse le nom d’art à ce qui est un mode irrationnel d’activité et, si c’est de cela que tu disputes, je suis tout prêt à t’en soumettre une justification. Donc, c’est ce que je disais, par-dessous l’art médical ce qu’il y a comme flatterie, c’est la cuisine ; par-dessous la gymnastique, et, selon ce même mode, la flatterie de la parure : pratique malfaisante et mensongère, vulgaire et basse, une duperie au moyen d’arrangements, de fards, de polissage, de vêture, de façon à s’attirer sur soi une beauté d’emprunt, tandis qu’on n’a point de souci de cette beauté propre qui est l’effet de la gymnastique. Mais, en vue d’éviter les longueurs, je suis prêt à te dire cela à la manière des géomètres (peut-être, de cet instant, suivras-tu mieux en effet) : ce que les pratiques de la parure sont à la gymnastique, cela la cuisine l’est à la médecine ; ou, de cette façon plutôt, ce que les pratiques de la parure sont à la gymnastique, cela, la sophistique l’est à l’art législatif et ce que la cuisine est à la médecine, cela le savoir-faire oratoire l’est à l’art judicatoire. Qu’il y ait entre ces termes de telles différences de nature, c’est précisément ce que j’ai dit ; mais d’autre part, en tant qu’ils sont voisins, c’est sur le même terrain et par rapport aux mêmes objets que sophistes et orateurs s’entremêlent ; on est incapable de savoir à qui on va avoir affaire ; ils ne le savent pas eux-mêmes à l’égard d’eux-mêmes, ni le reste du monde à leur égard. C’est que, si l’âme ne présidait pas à l’activité du corps, mais que ce fût le corps à l’égard de lui-même ; que ce ne fût à elle de dominer du regard la cuisine comme la médecine, et de les distinguer l’une de l’autre ; si c’était au contraire au corps tout seul de décider d’après une évaluation qui se fonderait sur les satisfactions dont il est personnellement l’objet, alors, mon cher Pôlos, ce serait en plein le thème d’Anaxagore (cela, en effet, est pour toi familier) : ensemble s’entremêleraient toutes choses dans le même tas, dans la confusion indistincte de ce qui est médical et sain avec le culinaire ! Ce qu’est donc selon moi l’art oratoire, tu l’as entendu : il est ce qui, dans l’âme, correspond à la cuisine et y est ce qui est l’autre dans le domaine du corps.
[Gorgias, 465 a–e]
HIPPIAS MAJEUR

Recherche de l’eidos (essence) d’une réalité

SOCR
. : Mais n’est-ce pas aussi par la beauté que sont belles toutes les belles choses ? – HIPP. : Oui, par la beauté. – SOCR. : Et qui est une réalité déterminée ? – HIPP. : Qui en est une ; mais pourquoi pas, au fait ? – SOCR. : « Réponds-moi donc, Etranger, dira notre homme, cette beauté qu’est-ce que c’est ? » – HIPP. :Alors Socrate, ce que demande de savoir celui qui pose cette question, n’est-ce pas ce qu’il y a de beau ? – SOCR. : Ce n’est pas mon avis, Hippias, ce qu’est le beau. – HIPP. : En quoi cette question diffère-t-elle de l’autre ? – SOCR. : Aucune différence selon toi ? – HIPP. : Aucune différence, réellement !
– SOCR. : Il est bien certain, la chose est claire, que ton savoir est pourtant de plus belle qualité ! Ce qu’il te demande, fais-y néanmoins, mon bon, bien attention : ce n’est pas en effet ce qu’il y a de beau, mais ce qu’est le beau. – HIPP. : Je comprends, mon bon ! Ce que c’est que le beau, je vais le lui répondre, et je ne risque pas d’être jamais réfuté par lui ! En fait, s’il faut parler franc, une belle vierge, sache-le bien Socrate, voilà qui est beau ! – SOCR. : Belle réponse, par le Chien, Hippias, réponse glorieuse ! Mais alors, si c’est cela que, de mon côté je lui réponds, à la question posée aurai-je répondu, à la fois correctement, et sans risquer d’être réfuté ? – HIPP. : Comment en effet serais-tu réfuté, Socrate, en disant ce qu’en vérité tout le monde pense et dont tes auditeurs témoigneront tous la justesse ? – SOCR. : « Allons donc ! – Hé ! oui, absolument. » Eh bien ! Hippias, souffre que, pour mon compte personnel , je reprenne ce que tu dis ; celui-ci me posera à peu près cette question : « Or çà, Socrate, réponds-moi ! Ces choses, de toutes lesquelles ti déclares qu’elles sont belles, est-ce à condition que le beau, tout court, existe, que ces choses-là doivent être belles ? » Ne lui répondrai-je pas dès lors, moi, que si une belle vierge est une belle chose, c’est qu’existe ce par quoi doivent être belles ces choses-là. – HIPP. : Crois-tu donc qu’il entreprenne encore de contester la beauté de ce dont tu parles, ou que, s’il l’entreprend, il ne se couvrira pas de ridicule ? – SOCR. : Qu’il doive l’entreprendre, c’est ce que je sais fort bien ! Mais que, en l’entreprenant il doive se couvrir de ridicule, c’est ce que l’expérience montrera. Ce que pourtant il répondra, je consens à te le dire…– HIPP. : Eh bien ! parle.
SOCR. : « Comme tu es galant, Socrate ! me dira-t-il. Mais est-ce qu’une belle jument n’est pas une belle chose, louée dans un oracle par le Dieu lui-même[32] ? » Que lui répondrons-nous, Hippias ? Pourrons-nous faire autrement que de dire d’une jument, au moins quand elle est belle, que c’est une belle chose ? Comment en effet oserions-nous nier la beauté de ce qui est beau ? – HIPP. : C’est vrai ce que tu dis, Socrate ! D’autant que le Dieu a sûrement raison de parler de la sorte : chez nous, en effet, il y a des juments de toute beauté ! – SOCR. : « Eh quoi ! dira-t-il alors, qu’est-ce, d’autre part, qu’une belle lyre ? N’est-ce pas une belle chose ? » Nous faut-il le reconnaître Hippias ? – HIPP. : Oui. – SOCR. :Alors le gaillard fera suivre notre réponse d’une question nouvelle : je le connais assez bien pour avoir éprouvé ses façons : « Mon excellent ami, dira-t-il, qu’est-ce qu’une belle marmite ? N’est-ce pas finalement une belle chose ? » – HIPP. : Qu’est-ce que c’est que cet homme , Socrate ? Quel manque d’éducation de sa part d’avoir ainsi le front, sur un noble sujet, d’user dans sa terminologie de termes aussi bas ! – SOCR. : C’est comme cela qu’il est, Hippias, pas distingué, populacier au contraire, n’ayant d’autre souci que celui du vrai. Quoi qu’il en soit, il faut bien pourtant répondre à notre homme…
[Le dialogue va se poursuivre longuement, (de 288 e à 303 e) sur ce thème toujours renouvelé de la beauté, pour atteindre finalement l’épilogue qui suit.]
HIPP. : Mais enfin, Socrate, que penses-tu, oui, de tout cela ? Ce sont, sans nul doute, ainsi que je le disais il n’y a qu’un instant, des raclures, des rognures, un émiettement du langage ! Le voici au contraire, ce qui est à la fois beau et de haute valeur : c’est d’être en état, quand on a mis sur pied, de bonne et belle manière, un discours au tribunal, dans le Conseil, devant telle autre autorité à laquelle peut bien s’adresser ce discours, en état de s’en aller, après avoir produit la conviction, en remportant un prix qui n’est pas le moindre, mais le plus grand au contraire : son salut à soi, celui de ses biens et de ses amis personnels ! Ainsi, voilà à quoi tu dois t’attacher, une fois que tu auras dit bonsoir à ces broutilles verbales, afin de ne pas passer pour être par trop intelligent, de te consacrer, comme à présent tu le fais, à des bavardages et à des sornettes ! – SOCR. : Toi, cher Hippias, tu as l’immense bonheur de savoir quel emploi doit faire un homme de son temps, et tu as employé le tien comme il faut, à ce que tu dis ! Mais moi, un sort démonique me retient autant qu’il semble : moi, dont continuellement la pensée est errante et embarrassée ; moi qui, d’autre part, en étalant aux yeux de vous autres savants mon propre embarras, me fait insulter par vous chaque fois qu’il m’arrive de l’étaler ! Vous me dites en effet ce que toi, justement, tu me dis à présent, que je me préoccupe de choses sans intérêt, de petites choses et qui n’ont aucun prix. Mais quand, au contraire, il m’arrive, ayant été converti par vous, de dire ce que, justement, vous dites vous-mêmes, que ce qui est de beaucoup le plus important c’est, après avoir, de bonne et belle manière, mis sur pied un discours, d’obtenir le succès au tribunal ou dans quelque autre réunion, je n’entends alors que des choses désagréables, tant de la part du reste de l’assistance que de la part de cet homme qui ne cesse de me réfuter ! C’est que, précisément, je n’ai pas de plus proche dans ma famille, et il habite la même maison que moi. Quand donc je pénètre en mon logis, chez moi, il m’entend parler de la sorte, il me demande si je n’ai pas honte d’oser disserter sur les belles occupations, moi qui me laisse si manifestement réfuter sur la question du beau, au point de ne même pas savoir quelle peut bien être la nature propre de ce beau duquel je parle ! « Et, cependant, me dit-il, comment connaîtras-tu, soit quel discours a été, ou non, bien mis sur pied, soit n’importe quelle autre sorte d’activité, alors que tu ignores ce que c’est que le beau ? Et la disposition de ton esprit étant celle-là, t’imagines-tu qu’il importe plus de vivre que de mourir ? » Il m’est ainsi arrivé, ce que précisément je vous disais, de m’entendre maltraiter, et injurier par vous, mais non moins durement par lui : peut-être est-il nécessaire effectivement que je supporte tout cela ; car il n’y aurait rien d’absurde que je dusse en avoir de l’obligation ! En fait, Hippias, m’est avis que je vous suis, à tous deux, fort obligé pour l’entretien que j’ai eu avec vous : c’est, je crois bien, de mieux connaître la signification du proverbe : « Difficiles sont les belles choses » !
[Hippias majeur, 287 d à 304 e]

LES FORMES D’ACQUISITION DE LA CONNAISSANCE

MÉNON

Recours à la réminiscence (processus de remémoration lié à l’âme)

SOCR. : Ce qu’ils disent [les savants dans les choses divines], sache-le, c’est que l’âme de l’homme est immortelle, et que tantôt elle aboutit à un terme (c’est précisément ce qu’on appelle mourir, et tantôt recommence à naître, mais que jamais elle n’est anéantie. Voilà pourquoi il faut donc, dans tout le cours de sa vie, vivre le plus sainement possible. Ceux de qui Perséphone aura reçu le prix dont se paie une antique souillure, les âmes de ceux-là elle les fait à nouveau, la neuvième année venue, monter vers le soleil d’en haut. Ces âmes-là sont celles qui donnent naissance à de brillants monarques, à des hommes dont la force est impétueuse ou qui sont très grands par le savoir : hommes qui, pour le reste du temps, sont par l’humanité invoqués comme des héros sans tache[33].
Ainsi, en tant que l’âme est immortelle et qu’elle a eu plusieurs naissances, en tant qu’elle a vu toutes choses, aussi bien celles d’ici-bas que celles de chez Hadès, il n’est pas possible qu’il y ait quelque réalité qu’elle n’ait point apprise. Par conséquent ce n’est pas du tout merveille que, concernant la vertu comme le reste, elle soit capable de se ressouvenir de ce dont même elle avait certes, auparavant la connaissance. De fait, en tant que la nature, tout entière[34], est d’une même famille,
En tant que rout sans exception a été appris par l’âme, rien n’empêche que, nous ressouvenant d’une seule chose, ce que précisément nous appelons apprendre, nous retrouvions aussi tout le reste à condition d’être vaillants et de ne pas nous décourager dans la recherche : c’est que, en fin de compte chercher et apprendre sont, en leur entier une remémoration. En conséquence, il ne faut pas se laisser persuader par cet argument captieux :il nous rendrait en effet paresseux et ce sont les hommes mous qui le trouvent agréable à entendre ; tandis que celui que je t’expose fait de nous des travailleurs, des chercheurs. Si je consens à chercher en commun avec toi ce qu’est la vertu, c’est que j’ai confiance dans la vérité de cet argument.
MÉN. : C’est cela Socrate ! Mais qu’entends-tu par cette assertion, que nous n’apprenons pas ce que nous appelons apprendre, c’est se ressouvenir ? Peux-tu m’enseigner comment cela se fait qu’il en soit ainsi ? – SOCR. :Je te disais tout à l’heure que tu es un mauvais drôle : voilà qu’à présent tu me demandes si je suis à même de donner un « enseignement », moi qui dit qu’il n’y a pas d’enseignement, mais un ressouvenir ; ton intention évidente est de me mettre sans délai dans mon langage en contradiction visible avec moi-même ! – MÉN. : Non, par Zeus ! ce n’est pas cela que je visais ; en parlant ainsi, c’est plutôt l’usage que j’ai suivi. Mais si tu es à même, de quelque façon, je dirai de me « montrer » qu’il en est comme tu dis, montre-le ! – SOCR. : Ce n’est pas chose aisée pourtant ; mais à cause de toi, je consens néanmoins à y mettre tout mon zèle. Eh bien ! fais-moi le plaisir de faire venir quelqu’un de ta nombreuse suite, rien qu’un, celui de tes gens que tu voudras, afin que sur lui je te fasse la démonstration. – MÉN. : Parfait ! Avance ici, toi ! – SOCR. : Est-ce un Grec et parle-t-il grec ? – MÉN. : Oui, j’en suis parfaitement certain : il est né dans ma maison. – SOCR. : Dès lors, fais bien attention à l’impression qu’il pourra te donner : celle de se ressouvenir, ou bien celle d’apprendre de moi. – MÉN. : Eh bien , j’y ferai attention ! – SOCR. : Dis-moi, mon garçon, tu sais qu’un espace carré est fait comme ceci ? – LE SERVITEUR : Oui, bien sûr ! – SOCR. : Or, un espace carré n’est-il pas un espace dans lequel sont toutes égales entre elles les lignes que voici et qui sont quatre. – LE SERV. : Hé oui ! absolument. – SOCR. : En cet espace, les lignes qui le traversent en son milieu ne sont-elles pas égales aussi[35] ? LE SERV. : Oui. – SOCR. : Mais alors un espace de ce genre ne peut-il pas pouvoir être plus grand aussi bien que plus petit. – LE SERV. : Hé oui ! absolument. – SOCR. : Or, supposons que ce côté soit long de deux pieds, celui-là de deux pieds aussi, de combien de pieds devra être l’espace entier ? Procède à l’examen de la façon que voici : supposons que, par ici, la longueur soit de deux pieds et par là d’un pied seulement : l’espace ne serait-il pas, alors, d’une fois deux pieds[36] ? – LE SERV. : Oui. – SOCR. : Or, puisque par ici aussi, le côté est de deux pieds, est-que cela ne fait pas deux fois deux ? – LE SERV. : C’est ce que cela fait. – SOCR. : Cela fait donc un espace de deux fois deux pieds ? – LE SERV. : Oui. – SOCR. :Combien est-ce, deux fois deux pieds, Fais le calcul et réponds. – LE SERV. : Quatre pieds, Socrate. –
[Ménon, 81 b à 82 d]

LE CONCEPT DE LA CONNAISSANCE (EPISTÈMÈ)

MÉNON

Comparaison du savoir avec l’opinion vraie

SOCR. : Il y a chance, Ménon, que nous soyons, toi aussi bien que moi, de pauvres sires et que nous ayons été mal éduqués, toi par Gorgias, et moi par Prodicos. C’est donc à nous-mêmes que, par dessus tout, nous devons prêter attention et chercher quel est l’homme qui, d’une manière quelconque nous rendra meilleurs. Or, ce que j’ai en vue en disant cela, c’est notre enquête de tout à l’heure et la façon ridicule dont il nous a échappé que ce n’est pas seulement avec le savoir pour guide que les hommes font droitement et bien leurs affaires : ce qui est sans doute la raison pour laquelle nous ne réussissons pas non plus à discerner de quelle manière on peut bien devenir un homme de valeur. – MÉN. : Qu’entends-tu par là, Socrate ? – SOCR. : Voici. Que les hommes de valeur doivent être utiles, c’est un point que nous avons accordé à bon droit, puisqu’en vérité, d’une autre façon, ils ne seraient pas utiles : n’est-ce pas vrai en effet ? – MÉN. : Oui. – SOCR. : Et qu’ils seront utiles dans le cas où ils conduiront droitement nos affaires, voilà quelque chose encore, je pense, dont nous avions raison de tomber d’accord ? – MÉN. : Oui. – SOCR. : Mais en disant que, sans l’intelligence, il n’est pas possible de les conduire droitement, nous ressemblons à des gens qui n’ont pas le droit d’en tomber d’accord[37] ! – MÉN. : Qu’enteds-tu par « droitement » ? – SOCR. : Je m’en vais te le dire. Supposons que quelqu’un, sachant le chemin de Larisse ou de tout autre endroit , où il souhaite aller, s’y rende et serve de guide à d’autres voyageurs, ne guiderait-il pas droitement et bien ? – MÉN. : Hé ! absolument . – SOCR. : Et, si nous supposions maintenant que, sans y être jamais allé, sans savoir non plus quel est le chemin, il aurait à ce sujet une opinion droite, n’est-ce pas droitement qu’il y guiderait, lui aussi ? – MÉN. : Hé ! absolument . – SOCR. : Et aussi longtemps du moins qu’il aura, je pense, une opinion droite sur ce dont l’autre avait un savoir, il ne sera pas, lui qui , sans avoir l’intelligence, suppose ce qui est vrai, un plus mauvais guide que celui qui en a l’intelligence ! – MÉN. : Nullement en effet. –
[Ménon, 96 d à 97 b]

THÉÉTÈTE

Si le savoir n’est pas la sensation peut-il être l’opinion vraie

SOCR. : Ce n’était pas précisément notre but, quand nous avons commencé cette conversation, d’arriver à découvrir ce que n’est pas la connaissance : c’était au contraire de savoir ce qu’elle peut bien être ! Il n’en est pas moins vrai, d’autre part, que nous nous sommes suffisamment avancés, pour totalement nous abstenir dans l’aller chercher dans la sensation ; bien plutôt sous cette autre dénomination, quelle qu’elle soit, dont l’âme est désignée quand, à elle seule et par elle-même, elle travaille à considérer la réalité des choses. – THÉÉT. : Mais, Socrate le nom que sans nul doute on donne à cela, c’est, à ce que je crois, « juger ». – SOCR. : Tu as en effet raison de le croire, mon cher. Dès lors, c’est pour toi le moment de revenir au point de départ, après avoir passé l’éponge sur tout ce qui s’est dit jusqu’à présent, et de te demander si, maintenant que tu as avancé jusqu’ici, tu distingues mieux les choses. Allons, dis-moi de nouveau ce que c’est que la connaissance. – THÉÉT. : Répondre que c’est tout jugement est impossible, Socrate, puisqu’il y a aussi des jugements qui sont faux ; mais il est bien possible que le jugement vrai constitue la connaissance : et même que ce soit là ma réponse ! Car, dans le cas où la chose, à mesure que nous avançons, ne nous apparaîtrait pas sous le même jour qu’à présent, nous essaierons de donner une autre définition. – SOCR. : Voilà assurément, Théétète, avec quel entrain il faut s’exprimer, plutôt que d’hésiter à répondre, comme tu le faisais tout d’abord. Si en effet nous procédons de la sorte, de deux choses l’une : ou bien nous trouverons ce vers quoi nous allons ; ou bien nous nous figurerons moins que nous savons ce que nous ne savons en aucune façon ; et, à la vérité, il y aurait pourtant là une sorte irréprochable de rémunération pour notre peine ! A cette heure, comme de juste, qu’affirmes-tu ? que, étant donné l’existence de deux espèces du jugement, l’un qui opine vrai, l’autre qui opine faux, tu définis la connaissance par le jugement vrai ? – THÉÉT. : Oui, ma foi ! Voilà en effet comment je la vois ?
[Suit l’examen du problème du faux jugement ‘sous toutes ses coutures’, pourrait-on dire, puis celui du « jugement vrai accompagné de sa justification » qui, pour au moins quatre difficultés n’est pas satisfaisant non plus ; Socrate aboutit finalement à conclure au caractère négatif de l’épreuve maïeutique à laquelle il vient de se livrer.]
Concluons donc Théétète, ni la perception, ni le jugement vrai, la justification qui vient s’y ajouter, ne pourraient constituer une connaissance. – THÉÉT. : Ce n’est pas vraisemblable ! – SOCR. : Mais, mon cher, notre grossesse dure-t-elle encore et les douleurs nous travaillent-elles ? ou bien avons-nous complètement terminé notre enfantement ? – THÉÉT. : Ma foi oui, par Zeus ! sans compter que par ton entremise, j’ai dit bien plus de choses que je n’en portais en moi-même ! – SOCR. : Or, de tous ces fruits que nous avons enfantés, mon art d’accoucheur ne nous affirme-t-il pas qu’ils ne sont finalement que du vent et qu’ils ne méritent pas qu’on les élève ? – THÉÉT. : Hé ! oui, parfaitement. – SOCR. : Si donc, Théétète, tu songes à devenir gros d’autres pensées en suite de celles-là, et qu’en effet tu le deviennes, l’examen présent aura pour résultat de s’emplir de pensées qui auront plus de valeur ; mais, si tu en restes vide , tu pèseras moins à ceux qui te fréquentent et seras plus doux envers eux ; car tu auras alors la sagesse de ne pas te figurer savoir ce que tu ne sais pas ! Voilà tout ce que peut seulement mon art et rien de plus ; point davantage ne sais-je rien de ce que savent les autres, tout ce qu’il y a et qu’il y a eu de grands et admirables personnages ! Or, cet art d’accoucher, ma mère aussi bien que moi, c’est de la Divinité que nous l’avons reçu pour notre loi ; elle à l’égard des femmes, et moi à l’égard des jeunes gens bien nés, aussi bien que tous ceux qui ont de la beauté.
[Théétète, 187 a à 210 c]






[1] Il s’agit là du « cogito » kantien, cité par Paul Ricoeur.
[2] (Perse III, 78)
[3] Voltaire, Henriade, Chant I, 31.
[4] Le traité des Catégories a pour objet l’étude du terme et des différents genres de l’Etre. Sa doctrine est moins élaborée que le livre Δ de la Métaphysique qui le complète et le rectifie sur plusieurs points.
[5] Ce sont les genres les plus généraux de l’Etre ; ce sont des notions irréductibles entre elles et irréductibles à un universel suprême et unique. L’Etre et l’Un ne sont pas, en effet, des catégories supérieures, car ils n’ont aucun contenu (Cf. Métaphysique B, 3, 998 b 21).
[6] La substance est ainsi la première des dix catégories (du verbe categorein qui veut dire, à la voix active, d’abord « accuser », puis « pointer vers » ; « indiquer », enfin « exprimer », « signifier », et à la voix passive « être affirmé ». La caractéristique de la démarche suivie dans les Catégories est du reste de donner accès à la substance (catégorie principale de ce qui est) à partir de ce que la substance n’est pas mais qui se dit d’elle, en particulier l’ensemble de ses prédicats.
[7] Ce terme nous renvoie l’Euthyphron de Platon – auquel il demande obstiném ent « quel est le caractère générique (eidos) qui fait que toutes choses pieuses sont pieuses » (Euthyphron, 6 d) « quelle est la véritable essence (ousia) de la piété, dont tu ne me révèles qu’un accident » (11 a) – expriment l’exigence de mettre en évidence un caractère commun, qu’on appellera aussi « essence » (désigné par les termes grecs eidos ou ousia) qui permette d’expliquer pourquoi nous jugeons telles ou telles choses belles ou pieuses. Entre les deux traductions de ousia, Monique Canto-Sperber a donné sa préférence à « essence ».
Là se situe l’intuition philosophique majeure d’Aristote : concevoir une réalité première en laquelle on puisse saisir la cause immanente du changement en même temps que son principe d’intelligibilité. Pour désigner cette réalité, Aristote se sert du terme ousia (« substance »)[7], mais il emploie aussi l’expression to ti èn einai (littéralement : « qu’est-ce que c’est ? », « qu’en est-il pour une chose d’être cette chose (et rien d’autre) ? », expression que les auteurs médiévaux ont traduit par «quiddité »), autrement dit : « qu’est-ce que la chose est dite être par soi ? », « qu’est-ce qui la détermine en tant que telle dans son individualité ? ». Ainsi la caractérisation principale de la substance est qu’elle désigne un être individualisé. Elle correspond au statu du « ceci » (tode ti) qui sert à identifier avant tout une réalité individuelle.
[8] Non pas comme dans un sujet à la façon des accidents, mais comme des particuliers dans les universels.
[9] Rapports de l’espèce au genre.
[10] L’homme, exemple de l’espèce ; l’animal exemple du genre.
[11] Pris comme espèce et comme genre.
[12] Peut-être Protagoras(Cf. Metaphy., B, 2, 997 b 35)
[13] Par un acte intuitif de l’esprit, qui saisit l’universel dans le particulier.
[14] Pour les principes qui ne sont pas prouvés, qui ne sont pas connus par la voie discursive.
[15] L’habitus est la forme la plus basse de l’acte et la forme supérieure de la puissance ; elle est à l’acte ce que la possession est à l’usage. L’habitus n’est pas exactement rendu par habitude.
[16] Qui porte sur les conclusions.
[17] Dans le cas des conclusions et dans le cas des principes.
[18] Savoir, que les principes sont innés, mais que nous ignorons d’abord leur présence en nous. .
[19] On ignore ce qu’on connaît le mieux
[20] Tout enseignement donné ou reçu par la voie du raisonnement vient d’une connaissance préalable. Cela est manifeste, quel que soit l’enseignement considéré. Le raisonnement, enseignement dianoétique, s’oppose à l’acquisition par l’intuition sensible ou par l’intuition intellectuelle (donnée par le nous). Ce n’est pas autre chose que la déduction syllogistique, à laquelle se ramène toute science démonstrative.
[21]Touslesanimauxontlacapacité,nonpasapprise,nienseignée,dedistinguerleschosesnécessaires à leur subsistance : c’est la sensation. C’est là une première étape, la plus humble, vers la possession de l’universel.
[22] Distinction entre les animaux supérieurs, chez qui l’impression sensible persiste et engendre ainsi la mémoire et les autres facultés, et les animaux inférieurs, les insectes, par exemple, chez qui la sensation disparaît avec l’objet.
[23] La notion, c’est-à-dire l’universel, ou plutôt une simple image générique.
[24] La pensée est un acte soustrait au devenir et au mouvement. « La pensée connaît et pense par repos et arrêt ». Les notions sont quelque chose de fixe et d’immuable ; elles ont pour condition l’arrêt et le repos dans l’âme de ce qu’il y a de commun entre plusieurs images différentes.
[25] C’est-à-dire des êtres soumis à la génération et à la corruption. En résumé, trois étapes dans le développement de la sensation à la science : la mémoire, persistance de la sensation ; l’expérience qui fournit le point de départ de la notion universelle ; la notion elle-même dégagée de la multiplicité des cas particuliers, et qui est le principe de l’art , s’il s’agit de la production et de l’action, et de la science s’il s’agit de la connaissance de la réalité.
[26] Il s’agit d’une sensation particulière qui servira de point de départ à la formation d’une notion générale du premier degré qui est l’espèce.
[27] Nous ne percevons que des individus, mais pourtant la notion elle-même est connue par le sens, en ce que, dans l’individu, nous saisissons l’universel qui s’y trouve contenu. Quand nous percevons Socrate, nous percevons en même temps qu’il est homme ; et quand nous voyons telle chose blanche, nous pensons aussi le blanc. L’expérience, collection d’images, diffère de la connaissance intellectuelle. L’universel est contenu dans le particulier, l’intelligible dans le sensible, comme le genre dans l’espèce et l’intellect est un réceptacle non pas de sensations ou d’images individuelles, mais de formes.
[28] Les notions générales d’espèces servent elles-mêmes de point de départ à l’âme pour obtenir une notion plus générale encore, et ainsi de suite.
[29] Savoir, les catégories qui sont les notions les plus universelles et qui sont indivisibles parce qu’elles ne sont pas constituées à partir du genre et de la différence.
[30] Laquelle va du particulier au général.
[31] Les principes ne peuvent donc pas être connus par la voie discursive.
[32] Utilisation complaisante d’un oracle d’Apollon, où il est dit seulement que ce qu’il y a de meilleur sur terre c’est, avec Argos, les juments de Thrace et les femmes de Lacédémone – Quant à l’exclamation de l’interlocuteur, elle paraît [au traducteur] se rapporter ironiquement à la préférence accordée par Hippias à la beauté d’une femme par r&pport à celle d’une jument.
[33] Fragment d’une pièce perdue ; il est possible que le mot traduit ici par « souillure » signifie la souffrance ressentie par Perséphone (Proserpine) en raison de la faute commise ne corresponde pas à la IIème Olympique où les âmes qui ont expié s’en vont tout droit au séjour des Bienheureux où Cronos a pour second Rhadamanthe.(Cf Gorgias, 523 bc). Le séjour sur la terre qui leur est ici imposé, est une concession au culte traditionnel des Héros, ainsi incorporé à la doctrine orphico-pythagoricienne de la transmigration des âmes, qui est à la base de la théorie ici exposée par Platon.
[34] C’est-à-dire la terre sur laquelle nous vivons et le domaine souterrain d’Hadès ; cf. le mythe du Phédon.
[35] Il s’agit, pour le moment, non de diagonales, mais des droites qui joignent les milieux des côtés opposés, lesquelles, comme le montre la phrase suivante, décomposent le carré donné en quatre plus petits.
CC
CC
[36] La figure serait celle d’un rectangle tel que celui-ci CC ou celui-là C
C
Bien entendu, lorsqu’il s’agit de l’aire (en grec, l’espace) il faut toujours comprendre pieds carrés.
[37] Sur ceci et ce qui précède.

Date de création : 06/04/2007 @ 15:41
Dernière modification : 03/05/2007 @ 11:10
Catégorie : Glossématique
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