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PÉGUY PRESSENTAIT QUE LAFFAIRE DREYFUS SERAIT IMMORTELLE
(Salomon Malka)
FIGAROVOX/TRIBUNE - «LAffaire» est au cur de lactualité cinéma de lautomne. Lécrivain et journaliste Salomon Malka en refait le récit à travers le regard engagé de Charles Péguy (Publié le 21 novembre 2019).
Salomon Malka est journaliste et écrivain. Il a dirigé la publication Dictionnaire Charles Péguy (Albin Michel, 2018). Il a récemment publié Dieu, la République et Macron. Cuisine et confessions (Cerf, 2019).
«Aujourdhui encore, aujourdhui comme toujours, aujourdhui plus que jamais on ne peut en parler à la légère, on ne peut en parler légèrement, on ne peut en parler dun air détaché. On ne peut pas en parler sans se passionner aussitôt. Aujourdhui comme jamais, tout propos qui se tient, tout article de revue ou de journal, tout livre, tout cahier qui sécrit de laffaire Dreyfus a en lui, porte en lui on ne sait quel virus, quel point de virus qui nous travaille infatigable».
Ces lignes, tirées de Notre jeunesse de Charles Péguy, lues ces jours-ci par une comédienne aux cafés Péguy, boulevard Saint-Germain, témoignent de la passion perpétuelle suscitée par laffaire Dreyfus. Une affaire dont lécrivain pressentait quelle serait «immortelle» et que chaque génération la découvrirait à nouveaux frais.
En témoignent aussi
un film, celui de Polanski,
et un livre celui de Philippe Oriol.
Le film dabord. Tout sonne juste dans le déroulement des faits. La reconstitution du Paris de lépoque. Le jeu des acteurs. La scène de la dégradation dans la cour de lEcole militaire. Le climat social et politique. La distribution des rôles des protagonistes. Tout cela est pertinent et bien vu, y compris le parti pris initial qui consistait à focaliser lhistoire sur le colonel Picquart, chef du renseignement militaire, dont on a fait le véritable héros de laffaire Dreyfus. Les réserves quon peut émettre concernent précisément ce parti pris. Le rôle de Mathieu Dreyfus, le frère du capitaine, est minoré, on laperçoit à peine dans le film. Le rôle de Bernard Lazare, journaliste qui a été un des premiers dreyfusards, est totalement escamoté. Le nom de Charles Péguy napparaît pas, nest même pas mentionné. La mobilisation des intellectuels dont laffaire figure lacte de naissance, se trouve résumée à Zola.
Ce que le film ne montre pas, cest que derrière les deux hommes, cest toute la société française de lépoque qui se trouve ébranlée.
Peut-on réduire laffaire Dreyfus à la confrontation dune victime, Alfred Dreyfus, et dun héros, Georges Picquart? Ce héros est décrit comme un homme complexe, pétri de contradictions. Il est issu dun milieu qui nest pas dénué de préjugés antisémites. Son combat ne consiste pas à défendre un officier injustement condamné et victime dune erreur judiciaire. Au reste, dans lultime rencontre entre les deux hommes, le cinéaste sattache à gommer tout sentiment ou tout affect. La scène est assez sèche et même brutale. Devenu Ministre de la Guerre dans le gouvernement Clémenceau, Picquart ne cache pas quil en veut au capitaine Dreyfus davoir accepté la grâce. Et il rejette la requête de lancien détenu de lîle du Diable qui souhaite être réintégré au grade qui correspond à son ancienneté.
En même temps, tel quil apparaît dans le film de Polanski, Picquart est un homme qui sexpose, qui prend ses responsabilités, qui refuse que larmée soit salie, qui se met en danger, qui choisit sa «conscience» contre ses «galons» pour reprendre lexpression de Philippe Oriol. Ce qui manque au film, ce quil ne montre pas, cest que derrière les deux hommes, cest toute la société française de lépoque qui se trouve ébranlée, mise en mouvement, traversée par une épreuve dont elle ne sortira pas la même.
Dans cette affaire, il y eut plusieurs héros, il ny en a pas quun seul.
Le livre dOriol maintenant. Il est centré lui aussi, comme dans le film de Polanski, sur le personnage du colonel Picquart. Mais le titre - «Le faux ami du capitaine Dreyfus» ne rend pas compte de son contenu. Lhéroïsme de Picquart nest pas mis en doute, mais lauteur a choisi de forcer le trait sur la complexité du personnage, ses doutes, ses tourments, ses craintes. Ce que Clémenceau appellera «la conciliation des inconciliables».
À travers le travail denquête dOriol, lexamen des correspondances et des témoignages Leblois, Scheurer-Kestner, Mathieu Dreyfus , on perçoit très bien la montée en puissance des différends à lintérieur de la famille Dreyfus au sens large. On voit les déchirements, les cassures, particulièrement violents au moment de lamnistie qui divise les deux camps. Mais ces deux camps ont leur logique et cest dun débat de fond quil sagit. Le livre, comme le film, sachève sur une rupture entre Picquart et la famille Dreyfus sur fond dune divergence et dune interrogation qui constituent la trame même de «Notre jeunesse». Comment faire pour que la mystique ne se dégrade pas en politique? Comment tracer une ligne entre un grand moment historique et la gestion du quotidien? Comment passer dun grand bouleversement moral aux petits arrangements et aux compromissions? Cest toute linterrogation inquiète dune partie du monde dreyfusard.
Tant il est vrai que dans cette affaire, il y eut plusieurs héros, il ny en a pas quun seul. Picquart, sans doute, sans lombre dun doute, mais aussi Zola, mais aussi Mathieu Dreyfus, mais aussi Bernard Lazare, mais aussi Charles Péguy.
Il faut voir le film de Polanski. Il faut lire le livre dOriol. Et il faut relire «Notre jeunesse» de Péguy pour avoir une idée plus complète de cette page de lhistoire de France qui est une des plus fascinantes et dont on na pas fini douvrir les multiples tiroirs.