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    Parcours Péguy - Charles Péguy - Un enfant contre le monde moderne (Mathieu Giroux)

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    PÉGUY  CHARLES


    I / LES HÉRITIERS PÉGUY (Damien Le Guay)

    Publié le 04/09/2014
    Damien Le Guay est philosophe. Son Dernier livre, «Les Héritiers Péguy», est paru en 2014 (Éditions Bayard).

    FIGAROVOX/TRIBUNE - A l'occasion du centenaire de la mort de Charles Péguy, le philosophe Damien le Guay rend hommage à l'un des grands auteurs français du XXème siècle, et nous invite à le relire.

    Il est mort tué par les allemands le 5 septembre 1914, en paix avec lui-même et furieux contre l'époque. Cent ans plus tard, nombreux sont ceux qui s'inspirent de lui, alors qu'il est banni des programmes scolaires- ce qui est un scandale! Certains même s'en réclament ouvertement. Il les aide à penser à rebrousse-poil, à lutter contre les vrais stéréotypes: ceux de la pensée toute faite, des idées paresseuses et des slogans creux. Mettons Alain Finkielkraut en tête des actuels héritiers de Péguy. Il en revient à son maitre pour être, dit-il «confrontés à l'avilissement du monde moderne qui, selon Péguy, tend à rendre négociable ce qui ne l'était pas jusqu'alors.». Il considère que «Péguy devrait être une référence incontournable pour tous ceux qui veulent penser le monde moderne». Le penser, le critiquer, l'améliorer, lui redonner le sens des boussoles.

    La fraicheur de la pensée de Péguy et la justesse de ses mises en garde éclatent à chacune de ses pages. Et surtout, il y a dans son œuvre, de nombreux antidotes. Antidotes pour sauver la république de ceux qui s'en servent au lieu de la servir.

    Lui, et d'autres (comme Jacques Julliard, Pierre Manent..) sont certains que Péguy est plus nécessaire que jamais. Pourquoi est-il urgent de le lire? Pourquoi faut-il s'en emparer, quand son centenaire ne sera pas célébré par les pouvoirs publics – second scandale? Il fut et reste un visionnaire inclassable, un écrivain génial, un poète hors-norme. Ses textes sont truffés d'immenses fulgurances prophétiques. Depuis cent ans, il ne cesse, d'être actuel pour être (ce qu'il est toujours en 2014) un insurgé visionnaire, un libertaire ordonné, un chrétien de combat, un pèlerin sur les routes de la foi, un lanceur d'alertes, un vigilent républicain, un socialiste franciscain, un habitant de la cité harmonieuse. Et ceux qui voudraient le «ranger» dans une boite, dans un monde révolu, d'avant la première guerre mondiale, se trompent – et veulent nous tromper.

    Malgré la censure de l'Education Nationale, il faut avoir le courage de le lire. (Débutez donc par Notre Jeunesse, vous ne serez pas déçus!) La fraicheur de sa pensée et la justesse de ses mises en garde éclatent à chacune de ses pages. Et surtout, il y a dans son œuvre, de nombreux antidotes.
         –  Antidotes pour sauver la république de ceux qui s'en servent au lieu de la servir.
         –  Antidote pour ramener à la raison ceux qui pensent que nous n'avons plus de « dette » vis-à-vis du passé. 
         –  Antidote pour nous prémunir contre «l'argent» corrupteur, devenu une unité de référence de tout et de tous.
         –  Antidote pour nous aider à reformuler la proposition éducative, pour redonner du gout aux œuvres littéraires et du désir de lire aux 
             enfants.
         –  Antidote contre l'actuelle méfiance vis-à-vis de la « Nation ».
         – Antidote contre la déprime française, la morosité démocratique, le manque d'espérance et de foi en l'avenir.
         – Antidote contre cette société des individus et non des personnes, contre notre refus des héritages, de la Loi symbolique, de la
            responsabilité à l'égard des autres.

    Hier, comme aujourd'hui, Péguy est là. Là contre les injustices faites à la cité. Là contre les chrétiens trop fiers d'eux-mêmes et pas assez du « Dieu qui a foi en nous ». Là contre ceux qui détestent le «roman national». Là contre la prolifération des mémoires particulières. Là. Toujours là et encore mais en passager clandestin, en SDF intellectuel. Le lire suffit à alimenter dix procès contre l'époque, à donner du grain à moudre à tous nos débats actuels, à faire apparaitre un ou cinq ou dix arguments contre ce que nous sommes devenus.

    Il y a dans Péguy, s'il était pris au sérieux, enseigné, donné à lire à nos enfants, de quoi dynamiter ce que sont devenues les sciences humaines.

    Il y a dans Péguy, s'il était pris au sérieux, enseigné, donné à lire à nos enfants, de quoi dynamiter ce que sont devenues les sciences humaines. Pour l'enseignement du français, il ferait exploser l'inflation des jargons et cette primauté de la glose et du détail et du commentaire sur le bel amour de l'Histoire et des œuvres littéraire. Sa leçon est la suivante: il faut lutter contre le point de vue historique imposé à toutes les sciences humaines et qui conduit les hommes à devenir spectateurs de leurs propres humanités. La société des hommes n'agit pas mais se regarde agir. Elle ne croit pas mais se regarde croire. Elle ne vit pas mais se regarde vivre. Elle ne lit pas de la littérature mais se regarde lire des «objets littéraires». Ainsi, nous avons perdus le contact direct avec le monde, l'adhésion directe aux choses, la confiance première à l'égard des gens. Contre tout cela, Péguy considère qu'il faut en revenir à ce qu'il nomme «la plus grande religion», la première de toutes: «le respect absolu de la réalité, de ses mystères, la piété, le respect religieux de la réalité souveraine et maitresse, absolue, du réel, comme il nous est donné, de l'évènement, comme il vient». Cette piété n'a l'air de rien. Elle est pourtant l'assise de tout le reste. Il n'y a pas de culture ni de société ni de politique sans cette première piété.


    II /  Dans la peau de PÉGUY (Camille Riquier)

    Par Charles Jaigu

    17/05/2017

    CHRONIQUE - Le philosophe Camille Riquier met de l'ordre dans «le fatras» des textes de Péguy. Un ordre qui révèle la logique d'un antimoderne sans nostalgie, et un penseur aigu de notre relation au temps et à l'histoire.

    Cela fait longtemps que Charles Péguy nous est revenu d'entre les morts de 1914. Sa gloire date de ce moment-là. Quand Maurice Barrès, deux jours après le décès de l'écrivain, écrivit une nécrologie vibrante dans L'Écho de Paris. «Barrès ne fut pas rancunier, quelques années plus tôt Péguy l'avait traité de “Tartuffe moisi”», nous dit Camille Riquier, maître de conférences de l'Institut catholique de Paris. Riquier, la quarantaine intense, est tout rempli de son sujet auquel il consacre un livre dense et lumineux. Il y a vingt ans, avec Le Mécontemporain, Alain Finkielkraut a tiré Péguy de l'opprobre où on le tenait pour avoir été récupéré par la révolution nationale du régime de Vichy.

    Dans le livre qu'il publie aujourd'hui, Camille Riquier ne propose pas une réhabilitation philosophique. C'est un tout autre exercice de relecture. Il a tenté de discerner dans les litanies obsédantes, les phrases entêtées et répétées de l'écrivain polémiste et poète, protéiforme et intempestif, une doctrine philosophique. On dira plutôt une cohérence de pensée, tant le lyrisme de Péguy est en rupture avec la langue philosophique. Pour le non-péguyste - c'est notre cas -, Riquier est un précieux guide. Il lève cette impression d'un chaos brouillon et incantatoire. Car toute l'œuvre de Péguy déborde. Elle est passionnelle et contradictoire: entre socialisme et nationalisme, dreyfusisme et bellicisme, athéisme et christianisme mystique ; entre la dénonciation du moderne et le refus de la nostalgie, l'injonction à être présent au monde et le refus du monde tel qu'il est.

    Riquier repense les pensées de Péguy pour montrer le philosophe. Il nous montre surtout un homme de présence et de chair, qui fait corps avec le monde et fait vibrer son corps, à la recherche de l'événement qui le sauve. Ce premier événement sera l'affaire Dreyfus. «Sa pensée procède par approfondissements croissants depuis un point fixe, l'affaire Dreyfus», écrit Camille Riquier, qui montre qu'il n'y a pas trois Péguy - le socialiste dreyfusard, le contempteur du monde moderne et de l'argent, le catholique converti - mais un seul, déployé en plusieurs phases.

                    De là à considérer que le nouveau gouvernement est péguyste, il y a un pas
                    qu'on ne peut franchir, même si François Bayrou envisagea il y a longtemps
                    d'écrire une thèse sur « le rire chez Péguy »

    Pour voir par-delà les péripéties d'une vie convulsive, Riquier s'appuie sur Henri Bergson, sur lequel il a aussi écrit un livre. Péguy fut un disciple fervent de Bergson, auditeur libre de ses cours au Collège de France, et à tel point en dévotion qu'il envoyait, lorsqu'il était malade, les secrétaires du Parti socialiste sténographier les leçons du maître. Bergson, réévalué aujourd'hui à juste titre, fut une vedette de l'intelligentsia parisienne assumant une rupture avec la pensée scientiste et une approche existentielle de la philosophie. Péguy - bien plus que Proust - fut subjugué. Ce fut réciproque. Au point, nous raconte Riquier, qu'au moment de partir au combat, Bergson fit à Péguy cette confidence: «Si vous ne revenez pas, je m'occuperai de vos enfants.» Ce qu'il fit. Et ce n'est pas la moindre des émouvantes surprises dans ce livre de découvrir le dialogue philosophique entre les deux hommes. Si le premier fut le disciple enthousiaste du second, le second le fut aussi et devint «le disciple de son disciple» lorsqu'il publia, bien des années après la mort de Péguy, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1931).

    Péguy n'a pas de goût pour les tièdes et encore moins pour les gros malins. Le bon sens et l'acceptation du monde tel qu'il est, tout en grisaille et en nuances, ne sont pas au goût du poète philosophe. Il est toujours déçu, mais toujours prêt à se donner corps et âme à une nouvelle cause. Il dit quelque chose de la colère qui gronde. Son dépit à l'égard du Parti socialiste en intéressera peut-être quelques-uns du côté de la rue de Solferino. De là à considérer que le nouveau gouvernement est péguyste, il y a un pas qu'on ne peut franchir, même si François Bayrou envisagea il y a longtemps d'écrire une thèse sur «le rire chez Péguy». Un homme qui pourtant ne frappe pas par son sens du deuxième degré.

    Tout commence donc avec l'affaire Dreyfus - «l'affaire élue». Aux yeux de Péguy, cet événement devait avoir «une force générative» capable de «sortir de leur sommeil», les consciences nationales, toutes classes sociales confondues. Quelle naïveté de croire ainsi que de l'indignation morale découlerait la conversion des cœurs à un monde juste, « un nouveau monde socialiste »! Péguy assume cette candeur, et sa désillusion est son douloureux apprentissage. Il tombe de sa chaise quand il découvre que l'affaire Dreyfus est elle aussi corrompue par les arrangements politiques. Précurseur d'autres poètes et rêveurs d'histoire, tel Lawrence d'Arabie après 1919, Péguy invente la formule géniale: «Tout commence en mystique et finit en politique.» À la place de la Nouvelle Jérusalem socialiste qu'il croyait possible, il a vu advenir «le monde moderne».

                                                        «Dès qu'elle est incarnée, la grande idée est soit sacrifiée
                                                        (le Christ, Jeanne d'Arc), soit dégradée (Révolution
                                                        française, affaire Dreyfus), car le temps est une
                                                        déperdition et une chute»

                                                        Camille Riquier

    Riquier a le talent de nous faire comprendre de quoi Péguy est l'inlassable mage : l'incarnation. Son seul sujet, ce pour quoi il vit, est d'être le témoin de «l'insertion de l'éternel dans le temporel». Témoin voué à l'échec, mais sublime. «Dès qu'elle est incarnée, la grande idée est soit sacrifiée (le Christ, Jeanne d'Arc), soit dégradée (Révolution française, affaire Dreyfus), car le temps est une déperdition et une chute», résume Riquier. Cette chute n'est pas drue vers l'abîme, elle est sans cesse arrêtée par le jaillissement du nouveau: ce sont les grandes crises dans l'histoire. À chaque fois, quelque chose semble se cristalliser. «Là est le point de discernement qui seul décide si l'idée qu'on défend est vivante ou morte: cela même qui, étant de l'ordre du cœur et du sentiment, excède le raisonnement et fait qu'on est prêt à mourir pour… au lieu de vivre de…», écrit Riquier. Penser, c'est y laisser sa peau. Qu'on se garde pour autant de l'amalgame avec le djihadisme. «Péguy est contre le changement de société par la violence. On n'arrive pas à la justice par des moyens injustes. La confrontation doit être loyale, la conversion doit être libre», nous répond Riquier à propos du nihilisme islamiste ou de la tentation communiste, que Péguy réprouvait.

    Alors, bien sûr, Péguy est l'antimoderne par excellence. On peut ne pas le suivre, c'est notre cas, dans cette antipathie fiévreuse. Mais on reste frappé par le pressentiment qu'il a eu des maux du XXe siècle en lisant ces lignes: «Ce serait commettre une erreur grossière que de s'imaginer que le progrès de la culture dans le monde, que le salut temporel de l'humanité est assuré par le jeu bienveillant d'une fatalité accommodée (…). À défaut des théologies et des philosophies providentielles, une seule voie reste ouverte, qui est celle d'une éternelle inquiétude.»

    III / SIMPLE D'ESPRIT ET GRAND PHILOSOPHE  (Camille Riquier)

    Par Eugénie Bastié, le 27/05/2017

    FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Dans Philosophie de Péguy, Camille Riquier tâche de rétablir la profonde cohérence philosophique de la pensée de l'écrivain mystique.

    Camille Riquier est maître de conférences à l'Institut catholique de Paris. Spécialiste de Bergson

    LE FIGARO - Pourquoi avoir évoqué la «philosophie de Péguy»? Est-ce une dimension occultée de sa vie?

    Camille RIQUIER
    . - Écrivain, journaliste, historien, militant: on est prêts à lui attribuer toutes les casquettes, sauf celle-ci. Il n'appartient pas au Panthéon fermé des philosophes. Pourtant, il est cité par des philosophes comme Deleuze (le thème de la répétition), Merleau-Ponty (la philosophie de l'histoire) ou encore Latour (la question de la modernité). Il a une pensée singulière et originale, mais elle n'est pas reconnue comme telle : c'est cette injustice que j'ai voulu réparer, après quelques autres, sans pour autant la redistribuer sous la forme chapitrée de notions discrètes ou de concepts segmentés. Il faut suivre la cohérence du récit où sa pensée s'éprouve et se raconte en première personne.

    Lui-même se considérait-il comme un philosophe?

    Quand bien même il ne fut pas universitaire, il se dit toujours philosophe, et le répète ici ou là. Il a voulu faire une carrière de philosophe, mais il s'est rendu compte qu'à son époque on lisait beaucoup plus de journaux que de livres, et a fondé les Cahiers de la Quinzaine pour retrouver son public. Il a fait de la philosophie, non pas journalistique, mais journalière, en insérant la pensée dans l'évènement, dont l'exemple le plus frappant sera l'affaire Dreyfus. Il fait redescendre la philosophie dans la cité, l'éternité dans le temporel. Il cherche à réconcilier ces deux sœurs ennemies que sont la philosophie et l'histoire. Il descend dans les misères du présent. La question qu'il nous pose est celle-ci: «Comment faire de la philosophie hors des murs de l'université»? Est-ce vraiment ou seulement le lieu pour épanouir sa pensée, ou pouvons-nous philosopher autrement? Par sa méthode, il invente une autre manière de philosopher.
     

    «Il faut voir ce que l'on voit», « dire ennuyeusement la vérité ennuyeuse »: Péguy travaille beaucoup l'opposition entre les « réalistes» et les «systématiques ». Rejette-t-il l'esprit de système qui est pourtant à la base de la philosophie?
     

    Péguy appartient à la famille des « réalistes » dont fait partie Bergson. Pour lui, les « systématiques » bâtissent des châteaux de sable dans des universités déconnectées de la réalité, s'occupant du passé plus que de l'actualité. Or, il faut s'immerger dans le réel. C'est une manière d'expliquer la répétition chez Péguy. Cela ne vaut pas simplement du style, mais aussi des idées. C'est une manière de philosopher en se répétant, en se recoupant. L'idée s'organise, prend du corps et de l'épaisseur, à mesure que les évènements lui donnent de la matière. Une idée recoupe une autre, on va par éclaircissements croissants, en sillonnant le réel. On ne vise pas tout de suite à la vérité absolue. Ainsi la formule éclatante « tout commence en mystique et finit en politique», écrite en 1910, a été murie progressivement. Avant de dégager clairement cette loi historique des évènements, il la devine d'abord avec Jeanne d'Arc, qui commence par l'idéal, puis les batailles, enfin le procès. Et il la retrouve confirmée avec l'affaire Dreyfus.

                                            «Tout commence en mystique et finit en politique »
                                             Charles Péguy

    Que signifie profondément cette opposition entre mystique et politique, sur un plan philosophique?

    Pascal, Descartes et Bergson sont les trois grandes références philosophiques de Péguy. La théorie des trois ordres pascaliens qui consiste à voir une distance infranchissable entre l'ordre de la chair, l'ordre de l'esprit et l'ordre de la charité traverse toute l'œuvre de Péguy
         –  Pour Pascal, il y a une grandeur dans chaque ordre.
         – Pour Péguy, être grand dans l'ordre de la chair, c'est être un héros, être grand dans l'ordre de l'esprit, c'est être un génie, être grand dans l'ordre de la charité, c'est être un saint. Jeanne d'Arc réconciliant les trois ordres et les trois grandeurs. La mystique peut se trouver dans chaque ordre. La mystique républicaine, c'est d'abord l'héroïsme. La mystique hébraïque est, s'agissant de l'Affaire Dreyfus, du côté de l'esprit, etc. Dans chaque ordre, c'est la mystique qui nous élève et la politique qui nous abaisse, quand viennent, avec l'attrait du pouvoir, les petits arrangements entre-soi. Mais il n'y a pas que Pascal qui peut nous aider à mieux comprendre cette opposition philosophiquement. Ce n'est qu'un exemple. Kant, Corneille, Molière et surtout Bergson nous le permettent tout autant.

    Il a beaucoup critiqué la bifurcation politique de la mystique dreyfusiste, qui est à l'origine de sa dispute avec Jaurès. Pourquoi voit-il dans cette affaire l'exemple même de la dégradation de la mystique en politique?

    Pour Péguy, Jaurès est justement celui qui est à cheval entre la mystique et la politique, en raison de son statut de philosophe. Or il a dégradé la promesse de nouvelle cité harmonieuse en fondant le parti socialiste. Tout le crédit moral qu'il avait emmagasiné, il s'en est servi pour fonder un parti. Il autorise ainsi la mise aux enchères de la justice: Dreyfus n'a pas été jugé innocent, il a été gracié (la fameuse amnistie de 1902). Change-t-il d'avis ensuite pour s'en indigner? C'est encore pour des raisons politiques et électoralistes. À la source du combat, il y avait pourtant des vertus militaires (l'honneur), hébraïques (justice) et même chrétiennes (la charité). Mais la noble cause a été confisquée aux dreyfusards pour devenir une arme politique. Elle servira le combisme pour avilir l'Eglise, puis le hervéisme pour avilir l'armée. On profite du crédit moral pour obtenir des postes de députés. La dégradation de la mystique en politique est souvent le fruit d'une paresse. Il est dur de maintenir une mystique, de se maintenir au niveau d'une vie mystique, c'est une tension permanente.

    Au début, Péguy voue un culte à la raison. Puis il se rend compte qu'il était en réalité « passionnément rationnel ». Il se croyait kantien, alors qu'il était chrétien

    On cite souvent cette phrase de Péguy: «Le kantisme a les mains pures, mais il n'a pas de mains». Quel est son rapport à la morale kantienne?

    Il ne faut pas voir cette critique comme une critique professorale. C'est la critique d'un kantien à Kant. Il était d'accord avec la morale de l'impératif catégorique, qu'il a d'ailleurs appliqué à l'affaire Dreyfus: un innocent ne peut être sacrifié sur l'autel de la morale collective. Mais il rappelle à Kant la problématique de l'incarnation. À partir du moment où l'idée est incarnée, elle descend sur terre et subit les contrariétés du temps. À partir du moment où l'idée touche le sol, elle se fane et se retourne en son contraire. Il oppose à la morale du fonctionnaire, de l'intellectuel, qui se drape dans sa bonne conscience, celle d'un corps solidaire, inséré dans la société et qui ne peut se dispenser d'une « mortelle inquiétude ». En fait, pour Péguy l'impératif kantien n'engage que la raison. Au début Péguy, qui a pour maître Descartes, voue un culte à la raison. Puis il se rend compte qu'il était en réalité « passionnément rationnel ». Au fond, il se croyait kantien, alors qu'il était chrétien. Il était charitable.

    Vous évoquez la «conversion» de Péguy au socialisme. Pour lui, le socialisme est-il une mystique, une religion, une philosophie?

    Le socialisme dont parle Péguy a peu de chose à voir avec le socialisme que nous connaissons. Il appartient à la tradition du socialisme à la française qui a pris fin justement avec la fondation du parti socialiste. Pour lui le Congrès de 1899, la réunification des gauches et la création du Parti socialiste signent la mort du socialisme. Contaminé par le communisme, la gauche a occulté sa spécificité, telle qu'elle était aussi représentée par Pierre Leroux, Fourier ou Proudhon. Pour Péguy, la philosophie socialiste est simple et sobre: c'est une philosophie de producteur, qui consiste à mettre le travail au centre de la société. Il s'agit de réanoblir le travail. C'est pourquoi il se disait contre la grève et le sabotage. La cité harmonieuse doit se construire autour du travail bien fait. Le travail, qui s'oppose au capital, et donc à l'Argent. C'est cela le grand renversement du monde moderne que dénonce Péguy: que la société s'organise autour de l'Argent et non plus du travail.

    La révolution que propose Péguy est avant tout morale et sans violence : c'est une conversion des cœurs. Il faut d'abord changer les consciences, avant de transformer les conditions d'existence

    Pourquoi l'argent prend il le pouvoir dans le monde moderne?

    Si l'argent règne, c'est parce qu'on l'a laissé faire, et toujours de plus en plus, notamment par cette série d'abdications que nous raconte l'histoire de la décomposition du dreyfusisme en France. Le monde ancien était bigarré: il y avait de nombreuses puissances temporelles autour de l'argent, des barrières qui limitaient sa puissance. L'argent n'achetait pas tout: il y avait la puissance de l'armée, de la race, des compagnies, de l'honneur, etc. Mais avec la modernité, la puissance de l'argent a gagné la partie, tout devient négociable. L'argent finit par tout contaminer, notamment les puissances spirituelles qui, jusqu'ici, réussissaient à s'élever infiniment au-dessus de lui. Dans le monde moderne, l'esprit se met au service de l'argent, sans toujours le savoir. Il y a l'ordre de la chair, un plan strictement matériel auquel se conforme l'esprit, en pensant de façon mécanique, et il n'y a plus du tout d'ordre de la charité. Du moins celui-ci est-il occulté et le cœur asséché, tout cela par la puissance stérile et stérilisante de l'argent. Pour preuve, écrit Péguy, de Pascal, on ne retient aujourd'hui bien souvent que le roseau pensant.

    Quel est son rapport à la révolution?

    Son socialisme devait être révolutionnaire. Son adhésion au socialisme fut une conversion, au sens fort du terme, qui va jusqu'aux racines de l'être. La révolution qu'il propose est avant tout morale et sans violence: c'est une conversion des cœurs. Il faut d'abord changer les consciences, avant de transformer les conditions d'existence. Il est aussi un héritier de la Révolution française. Il estime qu'elle a été grande, qu'elle portait une forme de mystique, mais qu'elle était ratée. Elle était portée par des gens sans doctrine ni méthode. Les républicains d'alors valaient plus que l'idéal pour lequel ils se battaient, qui n'était au fond qu'un idéal d'ascension sociale. Si la révolution propose à chacun de devenir un bourgeois, il n'en veut pas. Pour lui, changer de rangs, gravir les échelons, ne pas rester à sa place, c'est une faute. C'est une des raisons pour laquelle il refuse de passer l'agrégation, de monter dans la société.

    Pour Péguy, l'histoire n'est pas une science, mais un art qui relève du génie. tout le monde ne peut pas être Michelet

    Dans L'Argent, il fait un lien entre capitalisme et méritocratie, estimant que la mobilité sociale, fait de ceux qui restent à leur place des « ratés »…

    Le dogme de l'ascension sociale promu par le monde moderne pénalise ceux qui veulent rester à leur place, car rester à sa place y équivaut à déchoir. Péguy a beau travailler du mieux qu'il peut aux Cahiers de la quinzaine, il ne cesse de déchoir, d'être misérable. Il ne demandait qu'à être pauvre, mais il ne peut pas être pauvre sans tomber dans la misère, sans pouvoir s'assurer du lendemain. C'est cela qu'il appelle « faire le malin », c'est vouloir changer de place. Dans Un Poète l'a dit (1907), il écrit qu'une société est foutue à partir du moment où on se demande, lorsqu'on travaille, combien on gagnerait si on était ailleurs.

    Péguy est-il avant tout un antimoderne? Comment se situe-t-il par rapport aux Lumières?

    Il se dit lui-même moderne à ses débuts, pour autant que la modernité devait conduire au socialisme, mais quand il s'aperçoit de la supercherie, c'est-à-dire que le monde moderne conduit à son strict contraire, au règne de l'argent, il devient violemment anti-moderne. Mais pas anti-Lumières: il veut reprendre l'héritage de la révolution, tout en recommençant ce qu'elle a raté. Il s'agit de l'achever en la recommençant. La cité harmonieuse dont il parle aurait repris ce qu'il y avait de meilleur dans toutes les anciennes humanités. Le monde socialiste devait être le couronnement du monde chrétien et du monde grec. Il ne s'agissait pas de s'opposer aux anciens mondes, mais de reprendre ce qu'il y a de grand en chacun pour les compléter.

    Il affirme que le monde moderne fait semblant de ne pas avoir de métaphysique, il en a honte, alors qu'en fait, il en a bien une. Quelle est la métaphysique des modernes?

    Péguy veut faire rendre gorge aux modernes de la métaphysique qu'ils portent en eux, et dont ils n'ont pas forcément conscience, parce qu'ils se disent scientistes, positivistes. Il n'est pas marxiste: il ne pense pas que l'économie est l'infrastructure de la société, mais que c'est la métaphysique qui guide tout, et laisse faire l'argent. Il cherche à retrouver les arrière-pensées du moderne, à mettre à jour son absurde métaphysique. Ces arrières pensées ne sont d'ailleurs efficaces que pour autant qu'elles sont inconscientes. L'idée de progrès par exemple, est un moteur, qui n'est efficace que si elle n'est pas questionnée et explicitée. La métaphysique laïque, positiviste, est certes de très pauvre qualité, la plus grossière jamais conçue, mais elle est répandue partout comme une évidence. Péguy dit aux modernes: vous faites de la métaphysique sans le savoir, vous croyez vous aussi. Vous ne croyez plus en un Dieu providentiel, mais vous croyez au Progrès. Le monde moderne n'est pas un monde athée, mais « autothée », c'est-à-dire qui croit en lui-même. Il espère qu'en révélant aux modernes leur métaphysique abâtardie, ils en auront honte et s'en détourneront. C'est ce à quoi, en philosophe, il s'emploie.

    Péguy dit aux modernes: vous faites de la métaphysique sans le savoir, vous croyez vous aussi. Vous ne croyez plus en un Dieu providentiel, mais vous croyez au Progrès

    Quelle est sa philosophie de l'histoire? Croit-il en une histoire linéaire?

    Il croit en une histoire circulo-linéaire, par boucles de plus en plus larges, qui s'élance d'autant plus loin dans l'avenir qu'elle puise plus profond dans le passé. On avance en remontant vers les origines, à la manière d'une spirale. On ne devient qu'en revenant. La cité socialiste n'aurait pas été un progrès, mais un retour aux sources. C'est pourquoi Jeanne d'Arc, sans être socialiste, pouvait permettre à Péguy de l'être en son temps propre. Pour Péguy, l'histoire n'est pas une science, mais un art, qui relève du génie. Tout le monde ne peut pas être Michelet. Parce que l'histoire moderne veut être une science, n'importe qui peut désormais se prétendre historien, pour peu qu'il s'y applique avec méthode, et ainsi être un petit dieu qui fait tourner les mondes autour de lui. Sa première Jeanne d'Arc est un drame, qu'il revit dans le présent de la narration. Elle use des procédés de l'art. Et Péguy refuse à parler d'elle objectivement, à distance, comme une figure révoquée du passé. Il en parle au présent et y participe à sa façon. L'histoire nécessite selon lui une forme de subjectivité, ou plutôt requiert pour être racontée des témoins, qui doivent y participer en quelque façon, avoir un parti pris.

    Il y a une imbécillité chrétienne: la pureté du cœur. «L'imbécillité», c'est la simplicité d'esprit des Évangiles

    Vous avez sous-titré votre livre «Les mémoires d'un imbécile». Pourquoi?


    Ce titre n'est pas de moi, mais de Péguy lui-même. «Si un jour je fais mes confessions, je pourrais les appeler Mémoires d'un imbécile» dit-il en substance dans Notre jeunesse . Et le mot ne vient pas là sous sa plume par hasard. L'imbécile est quasiment un concept chez Péguy (comme l'idiotie en est un chez Deleuze, qui fait de l'idiot un personnage philosophique à part entière). Il y a d'ailleurs plusieurs sens à cette imbécillité. C'est l'opposition entre les naïfs, ceux qui restent à leur place, et les « malins », ceux qui réussissent, dont nous parlions. Mais il y aussi une forme d'imbécillité qui s'entend comme crédulité: il raconte qu'à 20 ans, il a cru naïvement au socialisme, et il revendique cette forme d'imbécillité comme une forme de noblesse d'âme, qui se retrouve dans le peuple, qui se trouve surtout dans la jeunesse. Il a été trompé par ses maîtres en socialisme. Il fut un imbécile, comme tous ceux qu'on dupe. Mais il est pour lui encore préférable d'avoir été un imbécile plutôt qu'un homme très intelligent qui, prudent, n'y aurait jamais cru. Car en ce sens, être imbécile, c'est rester fidèle à une mystique. C'est tenir sa place dans un monde qui ne tient pas en place.

    Il y a, enfin, une imbécillité chrétienne: la pureté du cœur. L'imbécillité, c'est la simplicité d'esprit des Évangiles. Je crois comme un imbécile, dit-il, je suis aussi bête que Jean-Chrysostome et que Saint Augustin, je n'ai pas fait de progrès. Ce qu'il y a de plus cher dans son cœur, ce qui l'a fait tenir debout, c'est d'être resté un simple d'esprit, qui préserve en lui le souvenir sacré de l'affaire Dreyfus (socialisme), qui lui donne ensuite et dans son prolongement, de croire de la foi catholique, avec la même sincérité (christianisme).

    IV / NOTRE JEUNESSE (Charles Péguy)

    Par Eugénie Bastié

    Publié le 12/07/2019

    SÉRIE (1/7) - Dans Notre jeunesse, publié en 1910, Charles Péguy revient, quinze ans après son commencement, sur l’affaire Dreyfus qui a enflammé sa génération. Il y affirme son refus de se rallier aux nationalistes, tout en critiquant sévèrement ceux qui, comme Jaurès, ont exploité l’événement à des fins politiciennes. Une leçon de courage intellectuel.

    «Tout commence en mystique et finit en politique»: la formule est si connue qu’on dirait quelque loi générale de la société découverte par un physicien de l’humain. On en vient presque à oublier qu’elle est le cœur de Notre jeunesse, œuvre qui s’inscrit dans un contexte historique précis. Et pas n’importe lequel: celui de «l’Affaire», qui reste le plus grand événement intellectuel français, et même, le moment où apparaissent le mot et la figure de «l’intellectuel». Publié quinze ans après la dégradation du capitaine Dreyfus, douze ans après le «J’accuse...!» de Zola et quatre ans après l’acquittement, Notre jeunesse, où Péguy emploie sans cesse la troisième personne du pluriel, se faisant le porte-parole d’une génération, est un manifeste, une mise au point, une façon de remettre les pendules à l’heure pour celui qui professe «la seule exactitude».

    Un dreyfusard repenti?

    Entre-temps, que s’est-il passé? Péguy, infatigable chef de file des dreyfusards a évolué vers le catholicisme (il refuse le mot de «conversion»). Pas de chemin de Damas ni de pilier de Notre-Dame, mais un glissement progressif, mûri d’amour de la France, de rejet de l’effroyable monde moderne, et de déception de l’utopie socialiste.
    En 1910, il publie Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, drame médiéval et méditation sur la figure historique de la Pucelle et la vertu d’espérance. Méprisé par les radicaux («Péguy? Il a su mettre de l’eau bénite dans son pétrole de la Commune», dira Ernest Lavisse), le livre est encensé par les nationalistes qui voient dans Péguy un dreyfusard repenti. «Il est de chez nous!» chantent Le Gaulois et L’Action française. «Ô prodige! Voilà l’Évangile rattaché à la vie d’un jeune scolard de Sorbonne», s’enthousiasme Barrès.
    C’est qu’il existe de véritables repentis parmi les dreyfusards. En avril 1910, le vieux compagnon de route de Péguy, Daniel Halévy, publie dans Les Cahiers, Apologie pour notre passé, texte plein de désenchantement où ce farouche patriote analyse la dégénérescence du parti dreyfusiste, en cédant presque tout aux nationalistes. Pris entre ces deux feux: repentir et récupération, Péguy va répondre. Ce sera Notre jeunesse, publié dans Les Cahiers en juillet 1910.

                                            «Il est certain qu’il y a eu une trahison au moins dans l’affaire
                                             Dreyfus, et c’est la trahison du dreyfusisme même»

                                             Charles Péguy

    Le manifeste se veut une réaction en deux temps. Aux nationalistes, Péguy rappelle qu’il est toujours dreyfusard, et qu’il ne regrette rien: «Nous n’avons rien fait dont nous n’ayons à nous glorifier», répond-il à Halévy. Au «parti intellectuel», il martèle cette vérité: «Il est certain qu’il y a eu une trahison au moins dans l’affaire Dreyfus, et c’est la trahison du dreyfusisme même.» Il clarifie et accentue ses attaques contre Jaurès, «un retors entre les retors, un fourbe entre les fourbes».
    Que reproche-t-il à son ancien camarade et ami? D’avoir exploité le dreyfusisme, de s’en être servi politiquement. Il l’accuse d’avoir, en cédant à l’anticléricalisme et à l’antimilitarisme, construit l’illusion rétrospective que le dreyfusisme était un mouvement antifrançais et antichrétien. D’avoir sali l’honneur des dreyfusistes. D’avoir servi le «combisme» (du nom d’Émile Combes, artisan de la loi de 1905 et violemment anticlérical) et l’«hervéisme» (de Gustave Hervé, socialiste qui prônait la grève générale en cas de guerre avec l’Allemagne, et que Jaurès refusa d’exclure de la SFIO).

    Ni Jaurès ni Maurras

    Contre tous les nationalistes qui virent dans le parti dreyfusard «l’anti-France» et contre les socialistes qui exploitèrent effectivement l’affaire Dreyfus à des visées anticléricales et pacifistes, Péguy veut prouver que les dreyfusards étaient des patriotes: s’ils ambitionnaient de prouver l’innocence de Dreyfus, c’est bien parce qu’ils estimaient qu’il n’y avait de tache plus infamante que d’être déclaré traître à la France. L’affaire est un point de «recoupement» entre trois mystiques: la mystique juive, la mystique chrétienne et la mystique française. Pas de «en même temps» dans cette synthèse, mais l’évidence pour Péguy d’une profonde unité de l’âme française. On présente souvent l’affaire Dreyfus comme le symptôme d’une France alors particulièrement antisémite. En réalité, et Péguy s’en veut la preuve, elle est un éclatant témoignage de l’âme de la France, de cette France éternelle, qui met son bras au service de la justice et a le sens de l’honneur.

    Contre l’antisémitisme

    Aussi faut-il rappeler à ceux qui, comme Bernard-Henri Lévy (dans L’Idéologie française), affirment qu’«il y a deux Péguy», un dreyfusard, l’autre protofasciste, qu’il n’y a qu’un seul Péguy, et que Notre jeunesse est aussi un plaidoyer extraordinairement prophétique contre l’antisémitisme. «LES ANTISÉMITES NE CONNAISSENT PAS LES JUIFS», crie Péguy (les majuscules sont de lui). Il répond point par point aux arguments des antidreyfusards. Les juifs sont-ils riches? Il n’a connu personnellement qu’un usurier, et il était, il a honte de le dire, bon chrétien. L’affaire a-t-elle été montée par le «parti intellectuel»? Péguy démonte les ressorts de ce qu’on n’appelle pas encore «complotisme». Et s’il cite ce vers du Cid: «Je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu», ce n’est pas pour se réclamer d’une quelconque pureté raciale, mais pour invoquer une immémoriale tradition de l’honneur. Du reste, comme l’a magistralement rappelé Alain Finkielkraut dans Le Mécontemporain: «L’amour du concret, la religion du réel, la piété à l’égard de la terre ne s’identifient jamais dans sa pensée au repli de la raison sur la région ou sur la race.»
    Il va sans dire que Notre jeunesse fut très mal reçu dans les milieux nationalistes. L’éloge de Bernard Lazare, journaliste juif, dépeint comme un «saint», exaspérera L’Action française. Paul Claudel lui écrit sa déception: «Quel dommage de trouver un vrai Français, un soldat de Saint Louis combattant avec des gens qui ne sont pas de sa race contre la sienne.» Seul Barrès lui gardera son estime, et fera campagne pour lui en 1911 en vue de l’attribution du grand prix de littérature de l’Académie française pour Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (en vain).
    Mais les critiques viennent aussi des dreyfusards. Ainsi Georges-Guy Grand accuse Péguy de verser dans l’idéalisme. Il remarque que la fin de Notre jeunesse a dû remplir Maurras d’allégresse: «Quel fut, en effet, le grand argument de Maurras contre les dreyfusistes? C’est qu’ils étaient des mystiques, des adorateurs de nuées, des gens perdus dans leur rêve et qui en oubliaient les réalités immédiates.»
    Idéaliste, Péguy? Il s’en défend, et retourne le reproche: à ceux qui sacrifieraient volontiers l’homme Dreyfus à l’idée de la France, lui préfère l’homme à l’idée: «Un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social.» Il est décidément du côté d’Antigone contre Créon, de la vérité contre la raison d’État. Dans un texte écrit en 1905, Heureux les systématiques, Péguy se plaçait du côté des «réalistes» contre les tenants de l’esprit de système. Les réalistes sont ceux qui disent «bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse», là où les systématiques font entrer au chausse-pied le réel dans leurs cases.

    Antimoderne

    Dans Notre jeunesse, Péguy crée une nouvelle summa divisio- on dirait aujourd’hui un «nouveau clivage» - entre mystique et politique. L’affrontement n’est plus entre ceux qui croient au Ciel et ceux qui n’y croient pas, dreyfusards et antidreyfusards, Ancien Régime et Révolution, républicains et royalistes, mais entre toutes les anciennes mystiques et le monde moderne. «Le monde qui fait le malin. (…) C’est-à-dire le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien.»
    Halévy, Jaurès, Sorel… la vie de Péguy est jonchée d’amitiés brisées, décapitées par sa plume vindicative qui ne pardonne rien, pas même au nom de la camaraderie. Lançant ses anathèmes depuis sa ligne de crête, Péguy a quelque chose d’exaspérant, avec son style itératif qui psalmodie les raisonnements, ce style de laboureur, qui sans cesse revient dans le même sillon, creusant chaque fois un peu plus profond à peine, style qui parut inaccessible à nombre de ses contemporains.
    Et pourtant, ce qu’il y a d’extraordinaire dans ce livre, c’est la force de conviction qui s’en dégage, cette sincérité de feu qu’on retrouvera chez Bernanos et Simone Weil, portée par la conscience aiguë d’être du côté de la justice. Si la jeunesse de Péguy parle à toutes les jeunesses, si ce texte si ancré dans une époque porte un message universel, c’est parce qu’il est d’abord une leçon de courage intellectuel. Il faut dire la vérité, même si elle déplaît à son propre camp. C’est aussi une mise en garde contre l’exploitation de l’événement à des fins politiciennes, et ce moment où la politique dévore la mystique dont elle est issue. C’est cela qui nous dérange et qui nous fascine chez l’auteur de Notre jeunesse : n’avoir jamais vieilli de l’âme.


    V / 5 SEPTEMBRE 1914: CE PUITS OU PÉGUY S’EST DÉSALTÉRÉ UNE DERNIÈRE FOIS AVANT D’ÊTRE TUÉ

    Par Jean-François Roseau

    Publié le 05/09/2019

    FIGAROVOX/TRIBUNE - «Symbole muet de calcaire effrité, ce puits dit l’isolement de Péguy ; massif, vulnérable.» Dans un texte splendide, l’écrivain Jean-François Roseau rend hommage à Charles Péguy. Il évoque le puits où, voilà 105 ans, l’écrivain a bu juste avant de tomber au champ d’honneur.

    Jean-François Roseau est écrivain, auteur de plusieurs romans dont Au plus fort de la bataille (Pierre-Guillaume de Roux, 2014) et La Chute d’Icare (Folio, 2018).

    Il y a quelques semaines, un député européen a cru de bon ton de reléguer Péguy dans le camp des nationalistes abhorrés par une sorte de vertu sourcilleuse illustrant les dérives de la communication politique: parler, parler toujours, s’insurger par réflexe et par slogan, qu’importe qu’on ait raison ou tort, qu’on sache ou non de quoi l’on parle. L’indignation honore. Cela suffit. En condamnant un autre député qui s’était audacieusement permis de citer le créateur des Cahiers de la Quinzaine, l’élu, étonnamment scandalisé qu’on cite un dreyfusard de la première heure, eut sans doute le sentiment très juste d’œuvrer pour la paix, la concorde et l’intelligence collectives. L’équation était simple. Puisque Péguy était «nationaliste», n’était-il pas infréquentable, réactionnaire et belliqueux? Les deux dernières épithètes sont du même député soudainement inspiré d’une grâce d’exégète converti en censeur.

    Ce puits est l’image simple et sensible d’un présent vécu autrefois, mort à présent, loin de « l’histoire endimanchée » des temples mémoriels.

    J’en parle, mais je ne devrais pas. Cette anecdote a si peu d’importance. La politique a ses travers. Nous le savons ; à quoi bon insister? Parlons donc d’autre chose. Parlons de Péguy puisque les passions suscitées par son nom n’ont pas fini, semble-t-il, à plus d’un siècle de sa mort, d’animer une France partagée sur son compte. Que l’on récuse Péguy par goût, ou plutôt par dégoût, cela passe encore. On aurait au moins l’honnêteté de juger sur pièces, c’est-à-dire sur texte. Mais qu’on l’accuse par ignorance, à l’occasion d’une formule hâtive ou d’un jugement définitif que l’on croit digne parce qu’il dénonce, cela est plus grave. C’est même un outrage à la probité. S’agissant de l’auteur du Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, je parle moi-même en repenti. Je l’avais lu de loin. Il m’avait ennuyé. J’avais trouvé sa prose ardue, laborieuse, pénible, et je l’avais abandonnée. Mais une rencontre manquée n’est jamais sans recours. Il y a quelques mois, il n’a fallu qu’un coup de fil de mon frère, maçon passionné de vieilles pierres, contacté par l’Amitié Charles Péguy au sujet de la rénovation d’un puits, pour que je me penche de plus près sur un auteur dont je m’étais cru débarrassé. Ce puits, le Puits de Puisieux, évoque un lieu où s’abreuvèrent le lieutenant Péguy et sa compagnie, la 19e du 276e Régiment d’infanterie, avant l’ultime assaut du 5 septembre 1914. Ce puits loge dans un champ. Ce champ s’étend près de Villeroy. Villeroy se trouve en Seine-et-Marne, théâtre de l’une des premières batailles de cette guerre mangeuse d’hommes que l’on dira «Grande» pour honorer ses morts et se dissimuler l’innommable gâchis des charniers. C’est de ce puits, plutôt, que je voudrais parler.
    Proust, au début du Contre Sainte-Beuve, a des mots lumineux sur l’entremêlement mystérieux des choses et des vies, des hommes et des objets, des lieux et de ceux qui s’y meuvent ou s’y sont mus un jour: «Chaque heure de notre vie, écrit-il, aussitôt morte, s’incarne et se cache en quelque objet matériel». Les objets, donc, conservent, dans leur simplicité, un peu des millions d’heures dont ils furent les témoins et des hommes qui les manipulèrent, s’en émurent, s’en servirent. Le signalement de ce puits, le puits de Péguy, m’a rappelé la formule de Proust. La pierre est vieille, abîmée, friable. Le puits est seul et perdu loin des villes. Seul s’anime, au-dessus, le cortège des avions qui rejoignent Roissy. Symbole muet de calcaire effrité, il dit l’isolement de Péguy ; massif, vulnérable. Il dit le travail séculaire des hommes et oppose au «parti du sabre», qui emporta Péguy avec des millions d’autres, le «parti de la charrue» qui sème, cultive, maçonne et reconstruit ce que le premier ne sait que ravager. Il est l’image simple et sensible d’un présent vécu autrefois, mort à présent, loin de «l’histoire endimanchée» des temples mémoriels. Histoire endimanchée: l’expression est de Péguy.

    Ce puits, à sa manière, fait figure d’anti-Panthéon.

    Cette histoire, c’est celle des grands hommes, mise en scène par l’État et figée dans les temples où l’on vient quelquefois rendre hommage aux reliques embaumées. Le Panthéon est l’un de ces temples sublimes. Il en impose et cela est utile à nos mémoires trop courtes. Le Panthéon se tient comme un immense tombeau, admirable, édifiant, dominant les hauteurs de la rue Soufflot et les pavés de la Place où il côtoie de plus anciennes, sinon de plus nobles enceintes. En accueillant Genevoix, le Panthéon remplira son office: le décor séduira, les discours émouvront, la gratitude des officiels consacrera un homme avec tous ceux dont il se fit l’écho. C’est cela, sans doute, l’Histoire endimanchée. Elle nous est essentielle autant que des chasses aux reliques quand nous doutons de l’authenticité d’un tibia ou d’une langue. Mais l’histoire des autres jours, celle du lundi, du jeudi ou du samedi, qui nous l’enseignera? Quel objet ou quel lieu? Ce puits, à sa manière, fait figure d’anti-Panthéon. Loin de s’y opposer, il le complète. Il est humble et tassé, si chétif et si bas qu’on ne s’y arrêterait, le temps d’un recueillement, s’il n’était annoncé par un panneau hissé par la commune. Tant d’objets sont comme lui. Des millions d’objets dérisoires, à première vue insignifiants. Ils ont la discrétion exagérée de ceux qui se dérobent, qui se cachent à la foule, par pudeur ou angoisse, mais auraient plus de choses à nous dire que le moins creux des m’as-tu-vu qui se pavanent au sommet de leur socle.
    Le puits de Puisieux, d’ailleurs, n’appartient à personne. Pas plus à Péguy qu’à sa compagnie. Pas plus aux soldats de la Marne qu’aux laboureurs des environs. Car il leur préexiste à tous. Il a vu tant de choses: on prétend même qu’il fut édifié là, dans un domaine des temps mérovingiens. Mais rénover ce puits, comme l’a opportunément voulu l’Amitié Charles Péguy, c’est rendre hommage à l’histoire quotidienne des hommes, une histoire immense, besogneuse, inaperçue, à laquelle appartient Péguy comme tant d’autres. Lui prêter attention, c’est voir l’histoire dans ses plus infimes témoignages. C’est vouloir conserver la mémoire ailleurs que dans les moulures d’une chapelle ou d’un musée trop vaste. Remailler la surface comme on rempaille une chaise, remplacer la pierre, enduire le parement écaillé, ce sont autant de mots - d’actions, plutôt - qui n’auraient pas déplu, peut-être, au fils d’un menuisier aux yeux duquel c’est par l’ouvrage que l’homme se réalise en respectant ce qui l’a précédé. C’est ainsi que l’on «tue la guerre». En bâtissant. En réparant ce que les hommes ou le temps ont détruit. En donnant le goût de créer et de voir ce que d’autres ont créé. Le soin, l’attention, l’œil curieux valent mille cérémonies et autant de rubans.

    Ce puits fait surgir tout un monde oublié.

    Péguy fut tué à l’ennemi un 5 septembre. Au deuxième mois de cette première année de guerre qu’on annonçait brève et tranquille comme une partie de campagne. À Villeroy, près de Meaux, au cœur d’un champ, ce puits fait surgir tout un monde oublié. Il dit le repos des soldats, l’angoisse du front et les palpitations de la mitraille. Il dit Péguy, sa mort, celle de ses hommes et de bien d’autres choses. L’enseignement est riche. Regardons tout autour de nous, une plaque où des fleurs ont fané, un nom de rue, une avenue que traversèrent des milliers de semelles, la façade d’une maison… Ces choses sont comme le puits. Gageons que le petit Péguy regardait ainsi les pavés d’Orléans qu’avait foulé avant lui l’héroïne de son œuvre. L’histoire est là, aussi. Rassurante, paisible ou tourmentée. Elle nous enveloppe et nous promet que les démolisseurs, tant que l’on saura voir dans les lieux et les choses ce qui fut avant nous, n’auront jamais le dernier mot.


    VI / ÉDOUARD TÉTREAU: «CHARLES PEGUY, L’INDISPENSABLE»

    Par Edouard Tetreau

    Publié le 05/09/2019 à 10h20

    TRIBUNE - Voilà 105 ans jour pour jour, le 5 septembre 1914, l’éditeur des Cahiers de la Quinzaine était tué au combat. L’essayiste* souligne la fécondité de son œuvre pour penser aujourd’hui.

    Le 5 septembre 1914, le lieutenant de réserve Charles Péguy, 41 ans, tombait au champ d’honneur, à Villeroy, près de Meaux, quelques jours avant la décisive bataille de la Marne. Cent cinq ans après cette mort sacrificielle, l’une des figures intellectuelles françaises majeures du XXe siècle semble connaître un retour en grâce, après des décennies aux oubliettes. Il est vrai que son œuvre et sa vie stigmatisent les choix de la société française depuis la mort du chef d’État qu’il a le plus inspiré - le général de Gaulle, voici bientôt cinquante ans.
    Il faut revisiter l’éditeur des Cahiers de la Quinzaine. Péguy dérange par son parcours, improbable dans la France de 2019: imagine-t-on le fils d’un menuisier et d’une rempailleuse de chaises, passé par les écoles publiques d’Orléans avant d’intégrer l’École normale supérieure, vivre de ses écrits et publications et s’imposer seul comme la figure centrale de la vie intellectuelle française, sans réseaux ni lobbies?
    «Il n’y a qu’un aventurier au monde, c’est le père de famille», a écrit Péguy. Alors que, aujourd’hui, dans la société française, 45 % des mariages finissent en divorce et 60 % des enfants naissent hors mariage, tandis que la mention même de «père» de famille va sinon disparaître de l’état civil du moins n’être plus qu’une option parmi d’autres, ce cri du cœur est celui d’un homme qui accepte et aime ses limites. Celui qui choisit de faire passer son œuvre et sa liberté bien après le devoir dû aux siens, quoi qu’il lui en coûte. Et pour Péguy, cela fut un dur combat.
    Socialiste, anticlérical, libertaire, ami des Juifs à une époque où l’antisémitisme était largement répandu, Péguy fut un dreyfusard implacable. Combattant de la vérité, celle qui dérange, le journaliste Péguy aurait-il supporté le journalisme de délation qui triomphe aujourd’hui? Celui qui s’amuse à défaire carrières et réputations, dans le seul but de nuire, et de rendre ingouvernables un pays, une société, des entreprises respectivement aux prises avec la violence, la compétition et le basculement du monde? «Flatter les vices du peuple est encore plus lâche et plus sale que de flatter les vices des grands», a-t-il écrit.
    Pourquoi cet auteur fait-il l’objet d’un tel ostracisme de la part de belles âmes germanopratines qui l’ont travesti en vichyste improbable? Péguy a inspiré parmi les figures les plus héroïques de la résistance française intérieure, intellectuelle et militaire, d’Edmond Michelet (Combat), déporté à Dachau, à Emmanuel Mounier, chef de file du personnalisme chrétien, et Charles de Gaulle, qui se référait explicitement à Péguy dans son discours charnière de l’Albert Hall le 18 juin 1942.
    Mais, pour les pasdarans de la gauche caviar, Péguy a commis une faute inexcusable: il a retrouvé, adulte, le catholicisme de son enfance. Il a laissé grandir en lui, au fur et à mesure de sa conversion spirituelle, un amour charnel pour la France. «Mère, voici tes fils qui se sont tant battus.»
    Or, il fallait bien un républicain farouche pour faire revivre, dans l’âme populaire comme dans la France intellectuelle, les figures matricielles de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc. Des figures de femmes, de résistantes face à l’envahisseur, de saintes.

                          «Tout l’avilissement du monde moderne (…) vient de ce qu’(il) a considéré
                           comme négociables des valeurs que le monde antique et le monde chrétien
                          considéraient comme non négociables» 

                          ²Charles Péguy

    Il fallait un catholique fervent, en butte à la hiérarchie de l’Église au point de ne pas pouvoir entrer dans une église, pour rallumer la flamme de la foi, de l’espérance et de la charité, dans un pays dévoré par le doute, le cynisme et l’argent. L’Argent, titre d’un de ses livres. Si Péguy avait un ennemi mortel, ce n’était pas l’Allemagne, ou l’étranger - il avait en horreur les xénophobes -, mais bien l’emprise de l’argent sur la conscience des hommes. «Tout l’avilissement du monde moderne (…) vient de ce qu’(il) a considéré comme négociables des valeurs que le monde antique et le monde chrétien considéraient comme non négociables.» Au moment où tout va bientôt se marchander dans la société française et mondiale - corps, ovocytes et opinions inclus -, Péguy indique le nord à une société qui a perdu sa boussole.
    Son nord est exigeant: il est celui d’une France d’un seul bloc, et non d’un pays coupé en deux par la guillotine de la Révolution. Il n’y a pas, chez Péguy, d’un côté, ceux qui croient au Ciel, à sainte Geneviève et à Jeanne d’Arc, et de l’autre, ceux qui espèrent dans le Progrès, le Socialisme et l’avènement de la Technique pour que s’accomplisse le bonheur sur terre. Mais une mise en garde, d’une actualité brûlante dans la France du XXIe siècle, où prospèrent les radicalisations à bas bruit d’une société qui ne croit plus dans son avenir parce qu’elle voudrait renier son passé: «Qu’on ne s’y trompe pas. Le mouvement de dérépublicanisation de la France est profondément le même mouvement que sa déchristianisation. (…) C’est du même mouvement profond (…) que ce peuple ne croit plus à la République et qu’il ne croit plus à Dieu. Une même stérilité dessèche la cité politique et la cité chrétienne. C’est proprement la stérilité moderne.»
    Au moment où les lumières de la raison comme celles de la foi semblent vouloir s’éclipser dans un pays honorant «un pacte vingt fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté du monde», il est encore temps de regarder ce qui nous constitue ; ce qui nous éclaire depuis des siècles. La petite lumière et la «petite fille Espérance» de Péguy ne doivent-elles pas retrouver le chemin des enseignements littéraires et philosophiques pour tous les lycéens de France? Car, si ma génération et celles qui précèdent ont cru utile de s’affranchir de cette lumière exigeante, il n’est jamais trop tard pour la rallumer: les vieilles nations ne meurent jamais. L’espérance, non plus.

    * À notamment publié Au-delà du mur de l’argent (Éditions Stock, 2015).

     


    Date de création : 16/11/2019 @ 14:14
    Dernière modification : 16/11/2019 @ 14:38
    Catégorie : Parcours Péguy
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