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Phénoménologie - Sympathie et respect
SYMPATHIE ET RESPECT[1]
I. PHÉNOMÉNOLOGIE ET ÉTHIQUE DE LA SECONDE PERSONNE En posant le problème de la seconde personne, nous poursuivons un dessein essentiellement méthodologique. La méthode phénoménologique est-elle véritablement universelle ? Vaut-elle pour les personnes comme pour les choses? On ne peut, en effet, pratiquer une méthode sans être attentif à ses limites ; il y a chance quen découvrant ce qui la limite, on découvre aussi ce qui la justifie et la fonde. Cest pourquoi il a paru intéressant de surprendre un point où elle est en difficulté et où elle requiert, pour continuer dêtre pratiquée, le secours dun type de pensée autre que la description compréhensive de ce qui « apparaît », autre que lexégèse des « apparences ». Aussi nous commencerons par prendre conscience dune déception De cette déception qui sattache à tous les essais de phénoménologie qui tentent de rendre compte de lexistence dautrui par un simple bilan des modes de son apparaître.
II. DÉCEVANTE PHÉNOMÉNOLOGIE Pourquoi parler de déception à propos de la phénoménologie dautrui ?
La lutte contre le faux prestige de len-soi, contre le faux absolu de la chose, réussit trop bien à délester la « chose » de présence Car la présence, en dernier ressort, est le propre des personnes et ce sont elles qui confèrent de la présence aux choses même. Et cela de diverses manières :
La présence des personnes est si entremêlée à lapparence des choses que la conquête du pur apparaître des « profils » de choses présuppose bien plus que la suspension du prétendu en-soi de ces choses La « suspension », lépoché de la présence dautrui; bien plus, il faut poursuivre cette réduction non seulement dans les apparences, dans le flot de profils que déroule mon environnement vital, mais jusque dans la conscience sourde que je prends de mon corps, comme centre de perspective et dorientation, comme point zéro et comme ici, comme repère existentiel et comme puissance chamelle du présent vivant. Cest cette époché que HUSSERL élaborait naguère dans la VcMéditation cartésienne sous le nom de réduction à la sphère dappartenance propre, à la sphère du « propre ». La question est alors de savoir à quel prix il peut être rendu compte de la présence dautrui à partir de cette réduction héroïque car il y a de lhéroïsme dans cette lutte pour la constitution du monde, qui ose sengager dans le goulot détranglement du solipsisme transcendantal. Notre but, ici, nest pas de faire de lhistoire; aussi nous ne retracerons pas largumentation laborieuse de HUSSERL et nous irons droit au point où, selon nous, elle échoue. On peut dire que la VeMéditation est une gageure intenable; HUSSERL tente de ne lâcher aucune des deux exigences qui dominent le problème tel quil laposé.
Lexigence idéaliste veut quautrui comme la chose soit une unité de modes dapparition, un sens idéal présumé Cest ainsi que la docilité au réel veut quautrui «transgresse» ma sphère propre dexpérience, fasse surgir, aux bornes de mon vécu, un surcroît de présence, incompatible avec linclusion de tout sens en mon vécu. Le problème dautrui porte donc au jour le divorce latent entre les deux tendances de la phénoménologie husserlienne,
Le génie de Husserl est davoir tenu la gageure jusquau bout : en effet,
Ces deux soucis trouvent leur équilibre dans lidée dune saisie analogisante dautrui. Mais on peut douter que lénigme de lexistence dautrui en tant quautrui cest-à-dire à la fois comme autre et comme semblable tienne dans les bornes étroites de cette saisie analogisante où séquilibrent les deux exigences auxquelles Husserl tente de satisfaire à la fois. En effet, il ny a en un sens radical quune unique réalité primordiale, moi, mais pourtant elle se transgresse elle-même dans un « autre » Elle le fait par une sorte de multiplication par similitude que HUSSERL appelle « appariement» (.Paarung). Le corps dautrui est là lui-même, « apprésentant » le vécu dautrui qui nest pas là lui-même, sous peine de se confondre avec le mien ; ainsi lautre nest pas un moment de ma vie, bien que le déroulement de sa vie soit indiqué par son corps dont la « présentation » se produit dans ma sphère propre dappartenance. Le nerf de largument réside dans le lien analogique qui lie lautre corps au mien, seul donné à moi-même originairement comme corps vivant (Leib) HUSSERl nignore pas les difficultés classiques de la thèse de lanalogie ; il pense y échapper en faisant de lanalogie une saisie plus primitive que le «raisonnement» et que tout «acte de pensée», une sorte de renvoi à une première création de sens, de transposition pré-intellectuelle, dans le style des relations pré-intellectuelles des pré-relations étudiées plus tard dans Erfahrung und Urteil. HUSSERL ne peut rendre compte du fait que toutes les analogies jouent dobjet à objet à lintérieur de la sphère primordiale et que celle-ci va de lensemble de la sphère primordiale à un autre vécu qui est le vécu dun autre ; HUSSERL laccorde: «Rien du sens transféré à savoir le caractère spécifique de corps vivant ne peut être réalisé en original dans ma sphère primordiale». Étrange analogie qui ne va plus seulement du modèle au semblable, mais du propre à létranger. Lénigme se concentre dans la valeur ontique (Seinsgeltung) qui arrache le vécu de lautre ainsi «apprésenté » (saisi par analogie) à ma sphère primordiale. Lembarras de HUSSERL tient à son impuissance à sortir des cadres de pensée hérités de la constitution de la chose Il se demande dans quelle expérience concordante se confirme le sens : «vécu dautrui»; de même que lunité de sens que nous appelons arbre, maison, se confirme dans des profils concordants, de même les apprésentations dautrui « empruntent leur valeur ontique à leur connection motivante avec des présentations véritables qui ne cessent point de les accompagner ni pourtant de changer». Mais tout de suite Husserl rétablit lénigme de lexpérience dautrui La concordance du comportement dautrui «indique» (indiziert) seulement du psychique; ce nest pas le remplissement en original dun sens visé par une présence perçue, mais «lindication» indirecte dun vécu étranger par la cohérence dune conduite. La difficulté reste donc entière: pourquoi cette cohérence interne minvite-t-elle à viser un étranger et non point un objet de mon monde? Ce que HUSSERL ajoute sur le rôle des aspects potentiels de mon expérience propre (« là-bas » où est lautre, cest un « ici » possible de mon corps, un endroit où je peux aller) Ce qui rend plus facile le jeu de lanalogie, mais ne résoud pas lénigme de létranger; japparie autrui non seulement à mon expérience actuelle, mais à mon expérience potentielle; ce quautrui perçoit mest suggéré analogiquement par ce que je verrais de là-bas; mais le «ici» dautrui diffère essentiellement de mon « ici » potentiel, celui qui serait le mien si jallais là-bas ; ton « ici » est autre que le comme si jétais là-bas ; car il est le tien, et non le mien. Ainsi ne cessent de séquilibrer dans lanalyse scrupuleuse de HUSSERL les prétentions de lidéaliste qui sexpriment dans la réflexion sur les opérations de lego «dans» lesquelles je constitue lautre en moi et le respect proprement phénoménologique de lexpérience, qui sexprime dans la description pure et simple des traits spécifiques par lesquels autrui sexclut de ma sphère propre. Cette seconde tendance culmine dans cette notation que la compréhension dautrui et la réflexion sur moi-même sont strictement réciproques, «puisque toute association appariante est réversible »[2]. Cet aveu final natteste-t-il pas la précarité de lépoché qui a isolé la sphère propre ? Cette aventure de lidéalisme husserlien[3] permet de poser la question radicale : la « valeur ontique » Pour parler comme HUSSERL qui sattache à « lapprésentation » dautrui dans la « présentation » de son corps, cette question nest-elle pas dune nature irréductible à la « valeur ontique » qui sattache aux unités de sens présumées que nous appelons « choses » et qui se confirment en se remplissant intuitivement au fil du flot de silhouettes? KANT navait-il pas été droit au cur du problème quand il opposait pratiquement les personnes aux marchandises ? Tentera-t-on, pour briser le prestige de la Dingkonstitution et pour rompre le charme subtil de la « représentation », hérité de la réflexion sur la « chose », de chercher du côté des sentiments la révélation de lexistence dautrui? La vie attentive a-t-elle des ressources que na point la perception trop spectaculaire, trop contemplative? La sympathie serait-elle la clé de cette révélation ? Ce projet paraît dautant plus légitime que laffectivité vise et saisit quelque chose sans passer par la « représentation »; elle met en présence de..., sans proprement connaître. Il paraît donc légitime de chercher du côté de laffectivité louverture sur le monde des personnes. LA TENTATIVE DE MAX SCHELER, DANS NATURE ET FORMES DE LA SYMPATHIE1 On sait avec quelle chaleur à défaut de rigueur Max SCHELER a tenté de distinguer la sympathie (mitfühlen) de la contagion affective et de la fusion affective qui en est la forme extrême. La sympathie est une manière de « prendre part », de « partager » une tristesse ou une joie sans la répéter, sans léprouver par réduplication comme un vécu semblable. La contagion affective serait plutôt un phénomène de contamination psychologique aveugle et quasi-automatique, donc involontaire et inconscient, capable de samplifier par une sorte de résonnance ou de récurrence affective. Elle excluerait la « compréhension» véritable et «lintuition » active et consciente de ressentir «avec...», sans ressentir «comme...». Ainsi la sympathie distinguerait les êtres, la contagion et la fusion affective les mêleraient. La description de Max SCHELER est incontestable ; la question est seulement de savoir si la distinction quil fait est un donné phénoménologique Cette distinction entre la compassion compréhensive et la contagion aveugle serait-elle, en effet, un donné phénoménologique susceptible de servir ensuite de pierre de touche à la métaphysique de la personne, à léthique de la pitié, etc. ? A-t-on le droit de parler dune « distance phénoménologique » entre les êtres, au nom dun trait descriptif élevé au rang « dessence » ou d« a priori » ? Nous avons le droit dêtre sceptique, si nous considérons la confusion totale dans laquelle Max SCHELER trouve le problème de la sympathie et la confusion dans laquelle il le replonge. Tout son livre est dirigé contre SPENCER et DARWIN, contre SCHOPENHAUER et von HARTMAN, contre NIETZSCHE enfin : tous auraient confondu sympathie et contagion, voire sympathie et fusion affective, soit, les premiers, pour amorcer une genèse de tous les sentiments intersubjectifs à partir de cet affect ambigu, soit, les seconds pour louer la pitié, soit, le dernier, pour en ruiner le prestige. Pour être aussi répandue, la confusion de la sympathie et de la contagion affective ne tient-elle pas à la nature même de la sympathie ? La sympathie nest-elle pas elle-même cette relation équivoque à autrui qui attend dailleurs critique et discernement ? Sinon comment expliquer que la phénoménologie de la sympathie ait ainsi à remonter sans cesse la pente de la confusion? Cest ici quon peut douter que la phénoménologie opère ce redressement par les seules ressources de la description, au sens brut de la constatation dun fait ou dun état de chose. À dire vrai, la description de Max SCHELER introduit autant de confusion quelle en dissipe. Son livre est dune certaine façon une apologie de la fusion affective Avec complaisance, il la retrouve dans lextase des mystères grecs, dans lâme primitive et dans tout primitivisme psychique dordre infantile ou dordre pathologique, dans les émotions érotiques et le sentiment maternel, dans linstinct au sens de DRIESCH et de BERGSON ; et cette fusion affective, à laquelle il oppose par ailleurs la sympathie, tout son romantisme, tout son dionysisme tend à y voir la matrice affective de la sympathie : Un minimum de fusion affective non spécifiée est nécessaire pour rendre possible lintuition dun être vivant (voire du mouvement organique le plus simple, en tant que distinct du mouvement dun objet inanimé) en tant quêtre vivant, et...cest sur cette base de la plus primitive intuition des êtres extérieurs que sédifient la « reproduction affective » la plus élémentaire, la « sympathie » non moins élémentaire et, par delà ces deux attitudes, la «compréhension » spirituelle ». Le goût anti-moderne de Max SCHELER le portait, dautre part, à déplorer la décadence de la vie instinctive. Propos curieusement dissonants avec dautres tels que celui-ci : La reproduction affective et la sympathie sont totalement incompatibles avec la fusion affective et avec lidentification véritable. De là léquivoque constante de ce livre partagé entre deux soucis
Ce caractère équivoque de laffect comme tel nous invite à nous demander si la «distance phénoménologique» quil est censé révéler, si laltérité même des êtres, ne sont pas dun autre ordre que 1affect ; léquivoque qui paraît inhérente à la sympathie ne doit-elle pas sans cesse être tranchée par un acte de position dautrui en tant quautrui, par un acte qui confère à la sympathie ce discernement de la distance entre les êtres que la phénoménologie déclare constater ? Ce procès de la sympathie peut être poussé plus loin Pourquoi privilégier la sympathie parmi tous les sentiments intersubjectifs ? Ce privilège nest-il pas dun autre ordre que descriptif? En effet, la sympathie, comme modalité vécue, nest pas plus significative que lantipathie, la jalousie, la haine. Et même, peut-on dire, le jaloux perce avec plus de clairvoyance le décor de gesticulation dautrui en direction du foyer dintentions où se constitue son existence que le brave homme qui trouve tout le monde sympathique. La façon dont le jaloux épie les signes, les suspecte, les confronte, ne constitue-t-elle pas une sorte de doute méthodique, impitoyable et douloureux, opposé à tous les jugements précipités de la sympathie, à cette naïveté de la sympathie qui, spontanément, attache une pensée, un sentiment, une intention à une expression, à une conduite ? Nest-ce pas la jalousie qui, mieux que la compassion, reporte et repousse autrui au-delà des signes quil donne de lui-même? Le jaloux natteste-t-il pas, par sa souffrance même, lexistence dautrui, lexistence absolue et certaine dun Soi étranger et inaccessible, qui se cache autant quil se montre dans le phénomène de lui-même ? Et le timide, pris sous le regard dautrui, pétrifié par ce regard, ne fait-il pas une expérience absolue de la subjectivité étrangère dans lépreuve même de sa propre existence convertie en objet sous le regard qui pèse sur elle? On sait les ressources que Sartre a tirées de cette situation. Brusquement le privilège de la sympathie parmi toutes les humeurs et les tonalités intersubjectives seffondre Il seffondre en même temps que les équivoques propres à la sympathie en ruinent la clarté révélatrice. Dun point de vue strictement descriptif, tous les affects comme tels sont également intéressants et la phénoménologie des apparitions dautrui doit se perdre dans une multiplicité de monographies aussi valables les unes que les autres : phénoménologie de la honte, de la pudeur, de lantipathie, de la colère, de la peur, de la jalousie, de lenvie, de la timidité, etc. Le problème dautrui est alors la proie dune décomposition sans fin qui est bien un des périls de la phénoménologie, sans compter les méfaits de lamateurisme descriptif, de son goût pour la subtilité. Une question sérieuse est ainsi posée sur le plan méthodologique: quest-ce qui peut résister à cette dispersion sans fin dapparitions sans cesse ramifiées, à cette vaine curiosité qui sappelle volontiers phénoménologie ? On serait alors porté à chercher dun côté autre que celui de la sympathie, la relation fondamentale à autrui capable de regrouper la multiplicité des révélations de son existence HUSSERL, SCHELER et toute leur descendance nont-ils pas omis le moment de négativité que HEGEL et MARX ont discerné au cur des relations interhumaines? Cest un fait que les analyses hégélienne du maître et de lesclave, marxiste de la lutte des classes, sartrienne du regard et de la honte paraissent aujourdhui plus riches de contenu humain que la phénoménologie de lEinfühlung ou du Mitfühlen; la lutte qui dramatise le problème dautrui nest-elle pas mieux accordée à la réalité quotidienne que la compassion ? Bref, on est tenté de penser que lopposition des consciences est la clé de leur altérité; autres parce que poursuivant chacune la mort de lautre; là serait le secret de la « distance phénoménologique » que Max SCHELER crut trouver dans la sympathie.
III. DE LA SYMPATHIE AU RESPECT Une sorte de doute sceptique se dégage du procès de la sympathie; ses équivoques, son contestable privilège parmi les innombrables affects intersubjectifs, nous laissent dans une disposition soupçonneuse à légard des prétentions de notre sensibilité intersubjective. Ce doute sceptique, il faut le transformer hardiment en doute méthodique: en déposant en bloc tous les affects rivaux où autrui semble se montrer et tout à la fois se cacher. Faisons surgir lacte de position dautrui toujours préalable à lacte de déposition de tous ses aspects rivaux De quelle nature peut être cet acte de position ? Il ne peut se produire dans le prolongement du cogito cartésien, mais, comme la bien vu KANT, dans lacte par lequel la raison limite les prétentions du sujet empirique; la réalité dautrui satteste dans une réflexion sur la limite, non point la limite subie comme une « situation » qui maffecte, mais voulue comme le moyen de donner de la valeur au moi empirique; cet acte dauto-limitation justifiante cette position volontaire de finitude peut sappeler indifféremment devoir ou reconnaissance dautrui; en effet, je ne puis limiter mon désir en mobligeant, sans poser le droit dautrui à exister de quelque manière; réciproquement reconnaître autrui, cest mobliger de quelque manière ; obligation et existence dautrui sont deux positions corrélatives. Autrui est un centre dobligations pour moi, et lobligation est un abrégé abstrait de comportements possibles à légard dautrui. Par conséquent, tandis que la position du cogito dans le doute cartésien peut rester un acte éthiquement neutre, la position dautrui en tant quautrui, la reconnaissance dune pluralité et dune altérité mutuelle ne peut pas ne pas être éthique. Il nest pas possible que je reconnaisse autrui dans un jugement dexistence brute qui ne soit pas un consentement de mon vouloir au droit égal dun vouloir étranger Cest ici que KANT va plus loin que DESCARTES ; la constitution dune philosophie pratique qui ne soit pas une extension de notre connaissance théorétique et ne puisse virer à la spéculation me permet seule de massurer dautrui, comme je massure de moi, de Dieu et des corps dans les Méditations. Ce recours à KANT sur le terrain de la phénoménologie de la seconde personne peut paraître dautant plus singulier que celui-ci na jamais posé de façon explicite le problème de lexistence dautrui, comme il pose celui du monde dans la Réfutation de lIdéalisme et le Postulat de la pensée empirique ; mais cette existence, précisément, ne doit pas être cherchée ailleurs que dans les implications de la philosophie pratique. CEST DANS LANALYSE DU RESPECT QUEST CONTENUE TOUTE LA PHILOSOPHIE KANTIENNE DE LEXISTENCE DAUTRUI Lorsque KANT introduit brusquement la notion de personne, avec la deuxième formule de limpératif catégorique, il conteste quil y ait un problème de lexistence dautrui avant celui du respect : dans le respect un vouloir pose sa limite en posant un autre vouloir. Ainsi lexistence en soi dautrui est posée avec sa valeur absolue dans un seul et même acte ; et cette existence est demblée autre que celle des choses : la « chose » appartient comme objet de mon désir à lordre des moyens; la « personne » appartient comme vis-à-vis de mon vouloir à lordre des fins en soi : Les êtres raisonnables [écrit KANT dans les Fondements de la Métaphysique des Murs] sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, cest-à-dire comme quelque chose qui ne peut être employé simplement comme moyen, quelque chose qui, par suite, limite dautant toute faculté dagir comme bon me semble et qui est un objet de respect ; Lopposition de la personne et de la chose est existentielle parce quelle est éthique, et non le contraire Nous aurons tout à lheure à éclairer deux points difficiles :
La force de lanalyse kantienne, dont on dira assez par la suite linsuffisance, est davoir lié le problème de la personne à celui de lobligation et celui de lobligation à celui de la raison pratique; cest dire que la reconnaissance de lexistence dautrui est corrélative de la double instance du devoir être et de la rationalité en tant que pratique; nous sommes en face dune triple et indivisible émergence. KANT la résume dans le beau mot d'humanité quil appelle fin objective en tant que « condition suprême restrictive de toutes les fins subjectives », ou encore en tant que « condition limitative suprême de tous les moyens». Par le respect, la personne se trouve demblée située dans un champ de personnes Leur altérité mutuelle est strictement fondée sur leur irréductibilité chaque fois à des moyens; autrement dit, leur existence cest leur dignité, leur valeur non commerciale, hors de prix. Quand chaque personne non seulement mapparaît, mais se pose absolument comme fin en soi limitant mes prétentions à lobjectiver théoriquement et à lutiliser pratiquement, cest alors quelle existe à la fois pour moi et en soi. Bref, lexistence dautrui est une existence-valeur. Lillusion des phénoménologies de la sympathie est que lexistence dautrui subsisterait encore de manière perceptive ou affective si autrui avait perdu la dimension éthique de sa dignité. Dans le langage kantien, lexistence dautrui est un postulat Cest-à-dire une proposition existentielle impliquée dans le principe de la moralité (« la proposition : la nature rationnelle existe comme fin en soi est un postulat»); ce postulat, cest le concept dun règne des fins, cest-à-dire la liaison systématique des êtres raisonnables par la loi même de leur respect réciproque. On naccède pas à ce postulat par simple réflexion sur les actes du cogito, mais par analyse des intentions de la volonté bonne ; cette intention implique lacte de se situer soi-même dans un tout de personnes comme membre et souverain de la communauté éthique que les personnes formeraient toutes ensemble si chacun se situait par rapport à tous selon la réciprocité du respect. Reste à comprendre comment le respect enrôle, si lon peut dire, la sympathie et la lutte elle-même Ainsi que et le juridique et le politique, et lhistoire enfin. KANT, très consciemment, na pas dépassé le formel de lobligation et lexistence dautrui garde le caractère ponctuel et abstrait dune existence corrélative de lobligation morale toute pure. Il est vain de reprocher à KANT son formalisme : la pauvreté même du formalisme est sa raison dêtre; même sil est par ailleurs le fruit amer dune méfiance chagrine à lendroit de laffectivité, il est dabord une exigence de méthode; le prix de cette impitoyable ascèse des moments empiriques est la mise à nu du moment proprement pratique de lexistence dautrui. À partir de là tout reste à faire KANT na jamais dit quune morale effective dût rester formelle; il répète inlassablement que la détermination complète de quoi que ce soit est indivisément forme et matière. Ce qui est vrai dune physique et dune éthique lest aussi de lappréhension concrète dun monde des personnes. Labstraction kantienne du respect na donc de sens que si maintenant nous surprenons le respect à luvre dans la pulpe affective et historique de la sympathie et de la lutte.
IV. DU RESPECT À LA SYMPATHIE ET À LA LUTTE LES DIFFÉRENTES MANIÈRES DE JUSTIFIER LA SYMPATHIE Le respect, dabord, opère la justification critique de la sympathie Il travaille comme un discriminant au sein de la confusion affective inhérente à la sympathie; cest le respect qui, sans cesse, arrache la sympathie à sa tendance romantique, soit à se perdre en autrui, soit à absorber autrui en soi - tendance que Max SCHELER a bien discernée sous le titre de fusion hétéropathique ou idiopathique.
Dans un autre langage, on pourrait mettre le respect au rang des « prises de position» Cette expression des phénoménologues de lécole de Münich correspond assez à ce que KANT appelait « maxime subjective du libre-arbitre » ; cest une prise de position qui reprend en sous-uvre la pâte affective et lélève au rang du sentiment; le sentiment de sympathie est ainsi, comme la générosité cartésienne, une action dans une passion, une passion du libre-arbitre. Aussi le phénoménologue nest-il pas devant un spectacle psychologique, mais devant une disposition passive-active, qui peut faire défaut et à laquelle la réflexion collabore activement; aussi bien est-ce le moment de «prise de position» immanent à la sympathie, cest-à-dire la spontanéité volitive opérant au cur de laffect qui peut devenir mauvaise comme nous le verrons tout à lheure et qui, en fait, est toujours déjà mystérieusement mauvaise. Nous pouvons donc appeler trans-affectif le moment du respect, quoiquil nexiste que dans un affect quil remodèle intérieurement Je crois que cest ce que KANT veut dire dans la Critique de la raison pratique quand, reprenant par une démarche synthétique le thème du respect à partir de lautonomie, il oppose le respect comme « mobile a priori » aux autres mobiles empiriques de la sensibilité ; il lappelle alors un sentiment « produit spontanément » par opposé aux autres affects qui sont « subis ou reçus par influence » ; il est, en effet, comme lempreinte de la faculté dagir dans la faculté de désirer. Il fallait donc traverser le doute sur la sympathie, accéder au moment pur du respect pratique, afin de conquérir le sens de la sympathie. A ce moment seulement nous avons le droit de dire que la sympathie et le respect sont un seul et même «vécu» : la sympathie, cest le respect considéré dans sa matière affective, cest-à-dire dans sa racine de vitalité, dans son élan et sa confusion; le respect, cest la sympathie considérée dans sa forme pratique et éthique, cest-à-dire comme position active dun autre Soi, dun alter ego. Le respect, disions-nous, justifie la sympathie
Dun point de vue descriptif, on la vu, la sympathie nest pas plus révélatrice des relations avec autrui que lantipathie, que la timidité et la honte, que la colère et la haine, que lenvie et la jalousie. La supériorité de la sympathie sur les autres affects intersubjectifs, cest son affinité avec léthique du respect Cest sa supériorité existentielle comme révélation dexistence étrangère est, en réalité, une supériorité éthique. Pour bien entendre ce point, il faut tenter de situer les autres affects par rapport au respect ; il est possible, en effet, de découvrir analytiquement en chacun un moment « de prise de position» par rapport à autrui, par conséquent, un acte dappréciation, dévaluation de lexistence-valeur dautrui ; cest par ce côté que tout affect intersubjectif peut être situé par rapport au respect. Esquissons cette analyse à propos de la haine Cest en un sens un affect qui enveloppe une prise de position déprédatrice de lexistence-valeur dautrui; le haineux esquisse le mouvement de ravaler autrui parmi les choses quon foule aux pieds; mais la haine est une prise de position composée: lévaluation négative de lexistence-valeur dautrui est en conflit avec une évaluation positive quelle essaie dannuler; c est de ce conflit que procède le dynamisme de la haine ; c est parce que je narrive pas à annuler en moi une appréciation de son existence qui le pose face à moi avec un droit égal, que je macharne sur lui pour annuler le reproche que retourne contre moi-même la valeur dautrui, reconnue par un respect enfoui plus profondément que ma haine. Il y a donc du respect malheureux dans la haine, du respect dépité, si jose dire. Cette analyse de la haine ne peut être poussée plus loin quen mettant en jeu les mouvements complexes de la culpabilité et de la mauvaise conscience Cest que le conflit au sein dune même conscience du respect qui pose autrui et de la haine qui le dépose est lamorce dun processus qui senfle lui-même sans fin et fait le malheur de la conscience ; le respect, en effet, rattache à autrui dune manière qui ne cesse dincriminer la haine; se sentant incriminé, le haineux tente de refuser sa culpabilité, de lexpulser en la projetant sur autrui ; il laccuse ; en laccusant, il le déprécie; et le phénomène circulaire, amorcé par le reproche quirradie linvincible respect, se relance soi-même, sentretient par récurrence. Si le mépris arrivait à étouffer le respect, il arriverait assez bien à annuler la valeur-existence dautrui; autrui dévalué serait un outil, un objet; et le mépris séteindrait dans le succès, donnant le contentement à lâme. Le temps du mépris serait aussi le temps du bonheur. Mais lexpérience commune et lhistoire montrent assez que le mépris ne vient jamais à son terme et que son plaisir nest jamais consommé. Ce qui distingue la sympathie des affects négatifs, cest le bonheur Son bonheur nest pas seulement celui de la consonance affective avec autrui ce que linstinct donne à moindres frais mais celui de la consonance éthique entre un affect pathétique et lévaluation absolue du respect; les affects négatifs comportent une souffrance morale; ils sont empreints dun malheur de la dissonance qui est éprouvé comme faute, refusé comme faute et aggravé par un essai manqué de disculpation : le haineux sent obscurément quil est le méchant; il ne laccepte pas, se déteste lui-même et tente de se purger en autrui de sa détestation. Du moins est-ce encore linnocence du respect qui lui permet de souffrir en haïssant ; il faut être originairement innocent pour être originellement coupable ; le malheur, fait de reproche et déchec, de tous les affects intersubjectifs négatifs témoigne encore de cette innocence enfouie; les passions surgissent dans linnocence du respect comme une catastrophe de la communication ; le respect fournit la trame intersubjective originaire sur laquelle se tisse le malheur du jaloux, de lenvieux, du luxurieux... La consonance et la dissonance avec le respect font dès lors, partie de la structure éthique de tous les affects intersubjectifs Ceci par le moyen de la « prise de position » qui les détermine pratiquement ; par le respect, autrui continue dêtre obscurément reconnu, lors même quil est passionnément supprimé et nié en intention ou en fait. Cest pourquoi la sympathie, comme compassion active, la signification exceptionnelle de guérir les affects malades et de régénérer lâme injuste. La sympathie avait été nommée tout à lheure la matière du respect ; on peut maintenant lappeler la splendeur du respect ; car cest lui qui fait de la sympathie un affect purificateur, par sa proximité éthique à légard du respect. Enfin, troisième manière de justifier la sympathie : cest de montrer comment elle se coordonne à la lutte, en se subordonnant au respect Nous avons signalé dans la première partie lémiettement sans fin de la phénoménologie de lintersubjectivité et la tentation qui se propose de regrouper les innombrables figures de lexpérience dautrui, non plus à partir de la sympathie, mais à partir du conflit. Dans le prolongement de la Phénoménologie de lEsprit, quon opposerait alors à la phénoménologie de style husserlien et schelérien , lopposition des consciences dans la lutte pour la reconnaissance serait le véritable révélateur de leur existence les unes pour les autres. Lintérêt principal de cette conception est de faire apparaître, avec le moment de négativité, un ordre dialectique qui est en même temps une histoire, idéale ou réelle, lhistoire des oppositions à travers quoi les consciences « deviennent » dans leur réciprocité ; ainsi la lutte apporterait à la fois le moment dialectique et le moment historique qui manquent aussi bien à léthique du respect quà la phénoménologie de la sympathie. Tant que lon considère dun point de vue simplement descriptif lutte et sympathie, leur véritable relation napparaît pas; les raisons de donner le pas à la lutte ne manquent pas. Non seulement la sympathie ne paraît pas couvrir tout le champ des apparitions dautrui, mais il lui manque de sélever, semble-t-il, au plan proprement historique, cest-à-dire social et politique ; elle reste immergée dans la compassion aux larmes et au rire, à la tristesse et à la joie; la lutte dynamise les relations humaines moins chargées de vitalité, plus marquées par le travail, lappropriation des choses, la concurrence sociale, la brigue du pouvoir. La sympathie paraît ainsi reléguée dans le secteur « privé » des relations humaines, hors du champ des forces qui meuvent lhistoire. Inversement, un plaidoyer pour la sympathie naurait pas de peine à tirer argument,
La sympathie est sur la voie des relations anonymes aux relations personnelles; si la lutte «historise», la sympathie « intimise » les relations inter-humaines. Ce jeu demeure vain aussi longtemps que napparaît pas la structure éthique de la lutte, fût-elle lutte pour la reconnaissance. Une réflexion sur le rôle de lopposition en général peut servir dintroduction à la question de savoir si la lutte est la manifestation primitive de la pluralité des consciences de soi. Lopposition na peut-être pas le privilège quune philosophie à la fois tragique et logique voudrait lui conférer; lopposition nest quune figure empirique particulièrement voyante et spectaculaire de laltérité. Cest le lieu de rappeler la démonstration du Sophiste de PLATON : le non- être cest lautre; lopposition des contraires nest quune espèce de laltérité. Quand des consciences sopposent, cela reste vrai : il y a dans lopposition des consciences la reconnaissance de laltérité plus autre chose;
Cest bien pourquoi dans la fameuse dialectique du Maître et de lEsclave, cest déjà la reconnaissance de lesclave comme un autrui qui maintient en face du Maître un vis-à-vis qui soit plus quun outil; je ne vois pas que la conscience stoïcienne de légalité du maître et de lesclave soit postérieure à la lutte; même si elle ne se réfléchit que secondairement elle est présupposée par la structure même de la lutte, pour autant que lesclave, dans lequel le maître a sa vérité, demeure autre chose quun outil. Il y a dans lesclave un autrui en voie dannulation, un outil en voie dhumanisation Nous retrouvons dans la dialectique du Maître et de lEsclave une dialectique semblable à celle de la haine Elle est de fait déchirée entre la valorisation naissante dautrui, laquelle maintient un sujet humain face à la haine et la dévalorisation dautrui, qui conduirait au bonheur si elle réussissait à objectiver totalement autrui, cest-à-dire à le mortifier dans la chose ou dans loutil. La lutte nest donc pas une relation simple ; cest pourquoi il ne paraît pas que la phénoménologie doive privilégier la négativité comme situation originaire de la communication ; il faut, au contraire, procéder à une analyse régressive des conditions de la lutte, pour en dégager le respect implicite et en recomposer le sens, comme il est possible de le faire pour les autres rapports intersubjectifs chargés de «négativité»; ce serait la tâche dune généalogie des passions, édifiée sur le fondement du respect; la lutte y apparaîtrait comme une des dramatisations passionnelles de la révélation daltérité instituée par le respect. La portée de ce renversement qui subordonne la lutte au respect (et, en général, lopposition à laltérité) Ce renversement nest pas seulement théorique, mais pratique; entendons : il ne concerne pas uniquement la filiation des significations et des concepts, mais aussi notre jugement moral et politique; car si nous comptons seulement sur les avatars de la lutte, sur ses hasards on sur sa logique, pour assurer la reconnaissance dautrui, nous adorerons lhistoire, en célébrant la négativité. Le respect me paraît être le moment trans-affectif qui peut justifier critiquement la sympathie Non seulement trans-affectif, mais également trans-historique qui nous permet daccepter ou de refuser ce que lhistoire produit dans la douleur. La justification critique de la sympathie est aussi rectification pratique de la lutte. Seul le respect, en effet, peut anticiper la fin de la lutte, au double sens de visée morale et de terme historique, et ainsi donner une mesure à la violence. Cest également lui qui fait participer la non violence à lhistoire, lui confère une efficacité spécifique qui larrache à son rôle noble et dérisoire de mauvaise conscience de lhistoire; car le témoignage concret et actuel que le non- violent rend à lamitié possible des hommes rejoint secrètement la visée éthique de la violence progressiste; non seulement il la rejoint, mais il la révèle, en lanticipant follement dans un présent intempestif, inactuel; plus: en révélant la visée éthique de la violence, il justifie la violence, autant que cela est possible ; car en agissant non seulement en direction des fins humanistes de lhistoire, mais par la force désarmée de ces fins, lhomme du respect, le non-violent, maintient au cur de la violence son sens actuel qui nest pour elle que son espérance toujours différée. Cette dialectique concrète de la non-violence et de la violence dans lhistoire, sous limpulsion du respect, contient le rapport essentiel entre la sympathie et la lutte.
V. CONCLUSIONS MÉTHODOLOGIQUES Laissant de côté ces vues sur laction dans lhistoire, revenons pour finir à nos préoccupations méthodologiques initiales :
[1] Paul RICUR, in « À lécole de la phénoménologie », Vrin, 1er trim. 2004, p. 333 à 359. [2] Ve Méditation cartésienne. [3] Les Méditations cartésiennes représentent la pointe avancée de lidéalisme husserlien ; aussi nest-il pas étonnant que les inédits ultérieurs marquent le reflux de lidéalisme soulignent lirréductibilité des personnes à celle des choses.
Date de création : 11/11/2015 @ 14:12 Réactions à cet article
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