LA DÉFENSE DAVERROÈS I / CELLE DE ALAIN DE LIBERA (EXTRAITS DE LA PRÉFACE DE « LISLAM ET LA RAISON ») Pour Averroès : son horizon du Kashf Pour les arabophones, le livre Fasl-al-maqal ou « Discours décisif » dIbn Rushd (Averroès une fois pour toutes) avait expliqué ce quil convenait de faire lorsquun énoncé pris au sens obvie (qui vient spontanément à lesprit) semblait en contradiction ouverte avec une conclusion philosophique : le « mettre en conformité » avec elle, grâce à une exégèse appropriée. Cette thèse ne signifiait pas que tous les énoncés du Coran dussent être soumis à une interprétation philosophique ni, a fortiori, quils pussent lêtre par nimporte qui. Elle ne visait que les passages du Texte révélés adressés « aux hommes de démonstration » comme des « signes » les appelant à entrer dans leur propre voie. La démarche dIbn Rushd constitue donc à la fois une défense du sens littéral et un éloge de la philosophie dans son usage théologique. Aucun passage du Fasl-al-maqal naffirmait limpossibilité philosophique de ce qui est vrai selon la foi, aucun naffirmait limpossibilité philosophique de ce que dit la foi, aucun ne posait lexistence de deux vérités contraires : la vérité de foi et la vérité de raison. Le relais est alors assuré par le Kashf [1] «dévoilement intuitif» qui constitue lapplication de la théorie générale de linterprétation exposée dans le Discours. Il vient mettre en pratique une vision claire de la nature et de la portée de la distinction entre ce qui doit et ce qui ne doit pas être soumis à la spéculation. Comme lécrit Marc Geoffroy, « la déconstruction de lasharisme nest quun préliminaire ». Elle doit être suivie dune reconstruction. On doit « substituer » à la mauvaise théologie, « une autre théologie, dont la supériorité sur celle des asharites tient à ce quelle nengage, elle, aucune thèse qui ne soit explicitement confirmée par la Révélation[2] ». Le but dIbn Rushd nest pas dinstaurer une tyrannie de la Raison. Un philosophe musulman na ni à se perdre dans linfra-humain de lérémitisme (façon de vivre des ermites) ni à préparer par la philosophie un hypothétique « règne des fins ». Le bon usage de la raison na quun but, la « justification » de la croyance. Qui, ainsi entendue correspond au meilleur de ce que devrait viser le kalâm : la « défense » de la religion contre ses ennemis. Cette « apologie défensive » de style averroïste, que devrait être idéalement le kalâm (cest dailleurs une des traductions reçues du terme), se distingue du kalâm réel dans la mesure où elle refuse la tentation ou la dérive métonymique qui travaille la théologie « sectaire » [Tout est dans lislam, circulez
][3]. Un kalâm à visée universelle, telle est la théologie de la « voie moyenne » défendue par Ibn Rushd. Pareille stratégie est incommensurable (hors de proportion) au geste moderne dun Kant, qui, héritant dun conflit fossile de la « raison » et de la « foi », doit limiter la première pour faire une place à la seconde. Ibn Rushd na pas à faire une place à la foi. Ce qui, selon sa vision de la société musulmane doit être limité, ce nest pas la raison : cest la prétention du dialecticien (et de ses clones fonctionnaires) à coder la méthode de la partie en Loi du tout. Mais le Kashf nest pas un programme. Cest le complément théorique indispensable du Fasl. Pour le lecteur moderne, cest aussi le meilleur, sinon le seul moyen darracher Ibn Rushd à lisotopie narrative du « libertinage » où la enfermé le récit historique de Renan. Le Kashf nest pas un ouvrage de philosophie destiné à la foule, pas plus quun texte de théologie destiné aux « philosophes purs », sil en est. Cest, selon lheureuse formule de Marc Geoffroy, un « contre-traité de théologie dialectique » : un livre destiné à prendre la place du kalâm dans un dispositif nouveau , bipartite, un « paysage doctrinal recomposé » qui, précisément par son bipartisme (dun côté les « méthoses communes », rhétorique et dialectique, utilisées par la Lettre du Coran ; de lautre, les méthodes de démonstration spécialement mises en uvre dans la Physique et la Métaphysique péripatéticiennes), change la signification du discours théologique. Le but dIbn Rushd dans le Kashf est de rendre au sens littéral, pour la masse, tout ce que les dialecticiens lui ont arraché, ce qui revient, miracle de laverroïsme bien compris, à relégitimer philosophiquement ce qui a été déligitimé dialectiquement. Pour Averroès : dans sa théologie de la « voie moyenne » comparée à la théologie de saint Thomas dAquin En exposant et en argumentant une théologie de la « voie moyenne », le Kashfréalise le tour de force dont le Fasl avait proclamé lurgence et la possibilité. En ce sens la théologie du Kashf est dans la tradition musulmane, le prototype dune théologie quon pourrait dire aussi bien « forte » que « réformée ». En tant que théologie « forte », la théologie dIbn Rushd nest pas fondamentalement différente de celle dun Thomas dAquin. Après tout, Thomas, lui aussi, propose « une alliance de la Raison-Aristote et de la Révélation contenue dans lÉcriture, pour dire le mystère de Dieu » et il est bien clair que : 1° au XIIIe siècle, tous les théologiens chrétiens sont loin denvisager la possibilité même dune telle alliance ; 2° cest contre les adversaires de cette alliance que Thomas engage, chaque fois quil le peut, un combat difficile ; 3° cest contre cette alliance que se mobilisent, dès sa mort (1274), les Tempier[4], les Duns Scot, puis les Occam. Thomas et Ibn Rushd ont ainsi, en un sens, et à cause de leur mutuel attachement à la « Raison-Aristote », des adversaires relativement semblables, chacun dans sa propre tradition religieuse. Cela suffit à les rapprocher. Ils nen sont pas moins séparés par leur rationalisme même et la fonction quils assignent structurellement, à la philosophie par rapport à la théologie. Il y a trois sortes de théologie chez Thomas dAquin :
Théol.1 : la theologia philosophorum, la science théologique en tant que science philosophique de Dieu et des substances séparées, telle que la définit Aristote dans la Métaphysique ; Théol.2 : la « sacrée doctrine » (sacra doctrina) ou theologia sanctorum, celle des Pères et des « saints docteurs » de lÉglise, fondée sur la Révélation vétéro- et néo-testamentaire ; Théol.3 : la « science des bienheureux », voire de Dieu lui-même, comprise comme vision de lessence divine.
Pour des raisons évidentes, Thomas et Ibn Rushd nont en commun que Théol. 1. On peut même aller jusquà dire que Ibn Rushd est plus près du christianisme que Thomas ne lest de lislam, puisquil admet un point de rencontre entre toutes les Révélations, alors que Thomas considère que les « mahométans », nétant daccord ni avec les juifs ni avec les chrétiens « sur lautorité dune Écriture » (puisque, selon lui, comme les païens, « ils ne reconnaissent ni lAncien ni le Nouveau Testament »), on ne peut les « confondre » quen « recourant à la raison naturelle à laquelle tous [juifs, chrétiens, musulmans] sont contraints de donner leur assentiment » (raison qui cependant reste bien « faible en ce qui concerne les choses de Dieu »). En outre, il est clair que, pour Thomas, la raison conduit au christianisme, alors que pour Ibn Rushd, cest le chemin qui conduit le philosophe à la vérité de la tradition prophétique ce qui explique les conversions successives des philosophes aux diverses Lois révélées (le sage ayant lobligation de choisir chaque fois la « meilleure » religion existant « de son temps »). Pour Ibn Rushd, léquivalent de Théol. 2 ne peut être que la théologie quil engage dans son élaboration théorique de la « voie moyenne », une théologie nouvelle, à la fois positive et critique, accueillante à légard des Révélations antérieures « scellées » par lIslam, mais sans complaisance pour les « méthodes » théologiques particulières auto-érigées en normes universelles. Cest conscient de ces différences radicales quil faut sinterroger sur le rapport entre philosophie et théologie chez Ibn Rushd et Thomas dAquin. Le scénario bâti par Étienne Gilson Comparant seulement ce qui est comparable, on peut alors risquer la formule dÉtienne Gilson : « tout le secret du thomisme est dans un immense effort intellectuel pour reconstruire la philosophie sur un plan tel que son accord de fait avec la théologie apparaisse comme la conséquence des exigences de la raison elle-même et non comme le résultat accidentel dun simple désir de conciliation », lattitude dIbn Rushd peut être caractérisée de manière opposée mais symétrique. On peut en effet soutenir, inversant la formule de Gilson, que « tout le secret de laverroïsme est dans un immense effort dhonnêteté intellectuelle pour reconstruire la théologie sur un plan tel que son accord de fait avec la philosophie apparaisse comme la conséquence des exigences de la Révélation elle-même et non comme le résultat accidentel dun simple désir de conciliation. En ce sens, le scénario dE. Gilson pour expliquer comment, dans le monde latin, sest engagé le drame dont lencyclique Fides et Ratio de Jean-Paul II est le plus récent témoin, permet de désigner la place, que lon pourrait dire hors champ, occupée par Ibn Rushd dans lhistoire des rationalités religieuses. Pour Gilson, en effet, la « désintégration de la synthèse scolastique » entamée à laurore du XVIe siècle se laisse décrire à partir du sort réservé à la philosophie par rapport à la théologie chez les deux frères ennemis de la pensée chrétienne, Thomas dAquin et Jean Duns Scot : celui-ci continue Avicenne comme Thomas avait continué Ibn Rushd, mais chacun des deux rompt aussi avec son prédécesseur de manière strictement opposée (« Thomas a rompu avec Averroès en philosophe et sur le terrain de la philosophie » ; « Scot a rompu avec Avicenne en théologien [
] en lui reprochant [...] davoir indûment paré la métaphysique des plumes de la théologie » et « en réduisant [
] au minimum les limites de validité de la théologie naturelle ». Le scénario gilsonien nen laisse pas moins de côté une troisième possibilité, sans doute parce quil nen trouve pas dexemple dans le Moyen Âge latin. Ce tiers, qui nous vient dIslam, est, selon Alain de Libera, la voie même dIbn Rushd : la victoire de la philosophie dans la théologie au service de la Révélation. Reste alors une question : la critique dIbn Rushd est-elle fair-play ? Si lon préfère : sa dénonciation du kalâm est-elle pertinente, voire, simplement, équilibrée ? Défense du kalâm réel contre lattaque frontale dIbn Rushd La valeur du diagnostic posé sur la théologie sectaire ne fait pas de doute aux yeux de Alain de Libera pour ce qui touche à la définition du sectarisme et à lévaluation de ses conséquences. Il y a bel et bien un lien entre le fanatisme et la métonymie sectaire. Cela ne veut pas dire que tous les arguments de asharites soient irrationnels ni que le mode dargumentation du kalâm soit nécessairement déficient et sans intérêt philosophique. La « Raison-Aristote » nest pas la raison tout court, et, selon Alain de Libera lon ne voit pas ce qui, aux yeux dun moderne, pourrait bien légitimer philosophiquement pareille assimilation. En somme et pour faire court, le kalâm nest pas moins rationnel que le péripatétisme. Embrasser la cause de la raison contre le fanatisme ne signifie pas identifier la rationalité à lun des moments ou à lune des figures de la raison dans lhistoire, si accomplis soient-ils. On peut donc, en un sens, légitimement défendre le kalâm « légitimement », cest-à-dire au nom de la raison et de la pluralité des formes du rationnel. Tout dabord, parce quil est faux de placer une coupure radicale entre kalâm et philosophie. Maïmonide le rappelle non sans insistance, le kalâm a été chrétien, et, naturellement, juif, avant dêtre musulman[5]. Les premiers « kalamites » chrétiens Grecs et Syriens , étaient frottés de philosophie, quand ils nétaient pas eux-mêmes danciens philosophes (comme Jean Philopon) : beaucoup de leurs arguments gardent la trace de ce background philosophique, la plupart du temps non aristotélicien (ce qui explique, sans doute lhostilité de principe que leur porte Ibn Rushd, philosophe aristotélicien sil en est). Plus grave : le nerf même de la critique averroïste du kalâm, lévaluation des rôles respectifs de la dialectique et de la démonstration dans la science, nest pas si conforme que le croît Ibn Rushd à la pratique réelle de la philosophie, y compris chez Aristote. Enfin, certains arguments philosophiques avancés par le COMMENTATEUR [titre qui lui est conféré] contre les arguments asharites ne sont pas si décisifs quil le dit. La dévalorisation averroïste de la dialectique suppose lidentification de deux notions distinctes : celles dargument philosophique et dargument démonstratif. Cette identification nest pas entièrement conforme à la pensée dAristote. Si le Stagirite fait de la démonstration son idéal de connaissance scientifique, il ne renonce pas, en effet, à tout usage philosophique de la dialectique. La dialectique a une valeur heuristique (permet de découvrir), clairement reconnue. En outre, dans bien des domaines où la démonstration scientifique est ou paraît impossible, elle intervient comme le seul moyen dont dispose le philosophe pour accéder à un certain type de connaissance (et, de fait, nombreux sont les passages de la Métaphysique ou de la Physique dans lesquels Aristote recourt à des arguments dialectiques). En outre, le discours philosophique, si démonstratif soit-il, nest pas plus exempt de contradiction que le discours du théologien kalamite. Ibn Rushd le reconnaît lui-même, les principales thèses philosophiques des Grecs se contredisent ouvertement. Cette remarque, bien utile quand il sagit, contre al-Ghazäli, de faire valoir la diversité des philosophies comme signe de limpossibilité dun consensus en matière théorique, pose naturellement plus de problèmes lorsquil sagit, pour le philosophe, de présenter un front commun de « savants » face aux prétentions du théologien. Par ailleurs, Ibn Rushd semble considérer quil existe une alternative philosophique démonstrative à toute formulation théologique dialectique. On peut certainement mettre en doute cette thèse. Il est sûr en tout cas, que certains arguments du Kashf ne remplissent pas cette exigence. Réponse dun point de vue averroïste à cette défense du kalâm À laccusation de confondre rationalité et Raison-Aristote, on peut facilement répliquer quIbn Rushd ne dénie pas tout usage de la raison au théologien, même sectaire : certains arguments du kalâm méritent tout à fait dêtre dits « rationnels ». De ce point de vue, Ibn Rushd reconnaît dans le kalâm la même alternance darguments per auctoritates et darguments per rationes que présente, pour le médiéviste, la théologie scolastique et, pour le philosophe, le « problème » philosophique de type alexandrinien. Il reconnaît aussi lexistence de contradictions entre arguments rationnels. Est-ce dire, pour autant, que Ibn Rushd voit la contradiction des dispositifs conceptuels kalamites avec les yeux dun Kant méditant les antinomies de la raison pure spéculative ? Non pas. La contradiction « théologienne » nest pas interne à la Raison, mais purement dialectique au sens averroïste du terme, et liée à la manière dont le théologien pose ses propres questions. Dans sa reconnaissance des contradictions entre arguments rationnels, Ibn Rushd ne vient pas buter sur les « bornes » de la raison, il ne fait que mettre en uvre la méthode diaporématique[6] dAristote. Son but nest pas de pousser la raison à la limite, ni même de construire une impasse dans un raisonnement procédant d'une incompatibilité logique « aporie », mais seulement de « reconstruire un problème » en présentant les vues des partisans du kalâm comme menant nécessairement à une impasse et, le cas échéant, en expliquant pourquoi. La discussion du problème de ladventicité du monde viendra illustrer dans le Kashf, laspect diaporématique de la critique averroïste. Pour AVERROÈS : dans le statut quil donne à la dialectique La thèse du COMMENTATEUR sur la dialectique ne consiste pas à rejeter tout usage de la méthode quAbélard appelait, dans son propre monde, le sic et non (la dialectique a chez lui, de toute évidence, un usage critique, qui apparente nettement certains passages du Kashf aux dubitationes et autres dubia scolastiques[7]). Elle consiste plutôt à soutenir quon ne peut « sortir » dune aporie théologique par la dialectique. Mais alors, dira-t-on, pourquoi des philosophes ? La réponse crève les yeux : si lon ne sait pas sortir dun problème mal posé, le mieux est de ny pas entrer. Cest le message, non négligeable, que délivre la philosophie. Il ne faut pas confondre « poser un problème » et « reconstruire un pseudo-problème ». La dialectique est utile, voire indispensable, dans le second cas : elle est inutile et dangereuse dans le premier. Cest donc en ce sens restreint, prophylactique et thérapeutique, quil faut interpréter la supposée tendance dIbn Rushd à croire quil existe une alternative philosophique démonstrative à toute formulation théologique dialectique. Sa théorie nest pas quil y ait une réponse démonstrative à chaque problème dialectique, si absurde soit-il, mais que la manière philosophique de problématiser un donné permet, au moins de ne pas sengager dans les impasses de la dialectique et, au plus, déliminer logiquement toutes les arguties inhérentes à lapproche non philosophique dune question « traditionnelle ». Maintenant, déterminer si toutes les hypothèses du kalâm conduisent à une impasse philosophique serait une autre affaire. Ibn Rushd le pense. On nest pas obligé de le suivre. Certaines ressemblances existent entre lasharisme et le cartésianisme[8]. La théorie asharite de Dieu « volonté pure » comporte des arguments qui ne sont pas sans évoquer la théorie huméenne de la « coutume[9] ». Pour un lecteur moderne, il est possible darbitrer philosophiquement entre Ibn Rushd et le kalâm
Ramenées à lessentiel, les positions dIbn Rushd mises en uvre dans le Kashf et dans le Tahäfut[10] sont claires. On peut les ressaisir ainsi : 1. lobligation de philosopher est prescrite par la Révélation, puisque la philosophie est indispensable au déploiement total du Révélé ; 2. elle est adressée aux « hommes de démonstration » par la difficulté même de certains énoncés (les énoncés de type q, qui appellent une lecture philosophique, seule capable de mettre en conformité le sens du Texte coranique avec des thèses rationnellement démontrées comme vraies et nécessaires). 3. réciproquement, la théologie véritable a pour tâche de montrer par ses résultats mêmes que la philosophie est indispensable à la préservation du noyau littéral dur du Texte révélé contre les « innovations blâmables » de la théologie sectaire.
Philosophe et théologien, Ibn Rushd ne laisse pas dêtre cadi [juriste]. Dire que la conciliation de la sagesse et de la religion nest pas lobjet dun désir du philosophe, quelle lui est prescrite par la Révélation elle-même comme une tâche positive, comme une occasion dexercer un « effort personnel » dont la société humaine est lultime bénéficiaire, permet de voir nettement ce qui distingue Ibn Rushd dun scolastique chrétien. Pour Ibn Rushd, selon de Libera, la société musulmane a besoin de théologie comme elle a besoin de théologie. Les deux besoins sont liés par luniversalité même de la Révélation, telle que la comprend laverroïsme. Chaque voie indiquée dans le Texte précieux doit être à tout moment possible, donc préservée : celle de la masse ; celle de lélite. Si la théologie dialectique a pour fruit amer de déchirer la « communauté » et de mener à la persécution de lélite véritable, la « théologie forte », autrement dit la théologie de la « voie moyenne », a pour but de recoudre le tissu social communautaire et de restaurer la coexistence pacifique de la foule avec lélite, compromise par le sectarisme. Le diptyque formé par le Fasl et le Kashf na donc pas pour fonction de supprimer la théologie mais bien, et seulement de la refonder en la réformant. Si le Fasl et le Kashf forment un système, ce sont aussi les éléments dun ensemble encore plus vaste, dun triptyque, dont le Tahäfut al-Tahäfut (lIncohérence de lIncohérence) constitue la troisième partie. Cest ainsi que la boucle averroïste parviendra à se boucler. Le Fasl avait argumenté juridiquement contre al-Gazhäli , le Kitäb al- Kashf avait philosophiquement mis en pièces la théologie asharite sur le terrain de la théologie ; le Tahäfut al-Tahäfut, pour en finir, retrouvera al-Gazhäli, et réduira à néant la plus forte attaque menée par lasharisme contre la philosophie sur le terrain de la philosophie. Ce faisant, toutefois, Ibn Rushd ne se contentera pas de défendre les philosophes contre le dogmatisme de la « Référence de lIslam », il défendra au premier chef la théologie « forte » mise en uvre dans le Kashf. Tout alors, en effet, se tiendra. Attaquer la philosophie cest attaquer la raison philosophique qui porte toute lentreprise intellectuelle et religieuse de la théologie de la « voie moyenne ». Répondre à al-Gazhäli, critique des « philosophes », ce sera donc faire dune pierre deux coups (à la fois pour le passé et pour le présent) : défendre contre lui les droits de la raison péripatéticienne (cest le terrain revisité philosophiquement du Fasl) ; défendre lalmohadisme théologique contre les disciples andalous dal-Gazhäli (cest le terrain du Kashf.
II/ CELLE DE BARBARA CANOVA-GEOFFROY (DANS SON ARTICLE « ARISTOTE ET LE CORAN »[11] ) Dans le Kitāb al-Kaf ʿan manāhiǧ al-adilla dAverroès » (p.193-214), Barbara Canova présente une lecture inédite de lun des ouvrages les plus difficiles daccès dAverroès, le Kitāb al-Kaf ʿan manāhiǧ al-adilla. Par une étude minutieuse de ce texte, elle parvient à montrer que le manque dhomogénéité et de rigueur qui lui a été parfois reproché nest quapparent. Elle démontre quil sagit au contraire dun texte rigoureusement construit qui, faisant appel à lapprentissage par cur de ses destinataires, ne leur donne que lincipit (premiers mots qui donnent le titre au document) des citations extraites du Coran, de la tradition musulmane et du kalam, ainsi que celle des textes dAristote. Cet ouvrage, loin dêtre un compendium un peu confus adressé à la masse comme cela a été dit parfois sinscrit pleinement dans le projet philosophique dAverroès qui cherche à reconduire la vérité religieuse et la vérité philosophique à un dénominateur commun. Le Kaf (dévoilement intuitif) témoigne de la volonté dAverroès dintroduire dans les débats propres au kalam classique les règles de la pensée apodictique [12], culminant, selon le Cordouan, dans les doctrines dAristote. Pour éclairer la méthode utilisée par Averroès dans le Kaf, Canova étudie un exemple précis : le refus par Averroès de lallégorisation par les mutakallimūn des mentions dune direction « vers le haut » sagissant de Dieu. Les mutakallimūn considèrent que lévocation dune direction sagissant de Dieu renvoie nécessairement à le doter dune corporéité. La réfutation de la doctrine des mutakallimūn se fait en plusieurs temps : a) rupture du lien nécessaire entre direction et lieu ; b) preuve quau-delà de la dernière sphère il ny a pas de corps ; c) preuve quau-delà de la dernière sphère il ny a pas de vide ; d) preuve quau-delà de la dernière sphère se trouve lêtre spirituel le plus parfait. Canova reconstruit alors minutieusement le raisonnement dAverroès, montrant que derrière chaque allusion parfois vague à Aristote se trouve un texte bien précis du Stagirite, qui fournit larmature démonstrative sur laquelle le Cordouan fonde sa réfutation. Il sagit de passages de la Physique, de la Métaphysique et du De caelo. Ainsi, le Kaf puise dans le De caelo tous les arguments nécessaires pour prouver que lon peut établir que Dieu a comme attribut dêtre « en haut » ce quatteste le Coran. Sagissant de la démonstration de lunicité divine, le Kaf développe la question en deux parties ; la première propose une méthode présentée comme à la fois coranique et rationnelle pour obtenir la conviction de la véridicité du dogme. La seconde dénonce la fausseté de la méthode ashʿarite. Le nud de largument dAverroès est tiré de la Physique dAristote (202 a 32-35) : de deux mouvements provenant de deux moteurs de la même espèce devraient se produire dans le substrat mû, deux altérations différentes. Ainsi, de deux actes de créations, devraient résulter deux mondes. Largument se poursuit par labsurde : deux principes identiques ne peuvent produire que deux choses identiques, il suffit de constater quil ny a dans la réalité quun seul produit de cette sorte (le monde) pour démontrer quil ny a quun seul principe qui la causé. Canova montre quAverroès emprunte à Aristote non seulement son argumentation logique, mais aussi lexplication utilisée dans les dernières lignes du livre Lambda de la Métaphysique pour invoquer la nécessité dun principe unique. Cet article conclut sur ce quil a parfaitement mis à jour, à savoir léchange intertextuel complexe qui intervient entre Coran, tradition aristotélicienne et kalam dans le Kaf. Le Kaf, tel que le lit Canova, illustre parfaitement le credo dAverroès selon lequel, lorsque linterprétation du texte sacré est nécessaire, lart apodictique est le seul à pouvoir la pratiquer en garantissant une lecture véridique du message divin. (DANS LINTERVIEW RÉALISÉ PAR JEAN BIRNBAUM 24/07/2008 Le Monde) Quelle a été pour vous luvre marquante dAverroès ?
De tous les textes d'Averroès, celui qui ne me quitte jamais est le Grand commentaire sur le De anima, dont j'ai commencé de donner la première traduction dans une langue moderne. Ce texte difficile, quasi perdu en arabe, a été l'occasion d'une expérience unique. J'en ai discuté chaque phrase avec Marc Geoffroy, qui critiquait mes choix en s'aidant de sa propre rétroversion en arabe de l'effroyable traduction latine de Michel Scot[13]. Certains jours, la fatigue aidant, nous nous croyions à Tolède plutôt qu'à Paris... Le texte valait bien cette peine et ces voyages immobiles. Peu d'uvres ont eu un tel retentissement du XIIIe au XVIIe siècle, donné lieu à plus de controverses, soulevé plus de problèmes nouveaux, suscité plus de théories psychologiques complexes et stimulantes. Depuis dix ans, j'essaie d'écrire une archéologie de la subjectivité, tentant de comprendre comment et pourquoi la notion aristotélicienne de "sujet" a pu entrer en psychologie, sidentifier au "moi", voire à la "personne". Ce travail est le fruit direct de la lecture d'Averroès, des averroïstes latins et, surtout, des anti-averroïstes, qui de Thomas d'Aquin à Leibniz n'ont cessé de discuter la thèse de l'unité de l'intellect autrement dit de l'unicité du sujet de la pensée, l'intellect unique, séparé de l'âme et du corps de l'homme. Qui pense ? Quel est ou qui est le sujet pensant ? La mise en crise averroïste du cogito jette une lumière vive sur les problématiques modernes de la personne, de l'ipséité, du "cela" ou "ça" qui, selon le mot de Lichtenberg repris par des esprits aussi différents que Schelling et Wittgenstein, "pense en moi". Selon vous, où l'uvre d'Averroès trouve-t-elle aujourd'hui son actualité la plus intense ?
Il y a deux sortes d'actualité. Celle des news, sans importance, et l'autre : celle de la mise en acte d'une pensée, de sa réactualisation par celles et ceux qui s'efforcent de penser avec un texte, un concept ou un problème transmis par la tradition philosophique. La recherche de nouveaux modèles de l'activité mentale, d'analyse de la relation de l'esprit et du corps (le Body-Mind problem) est certainement l'un des domaines où le traitement averroïste des thèses de la psychologie d'Aristote a l'actualité la plus intense. Mais il va de soi que l'actualité d'Averroès ne concerne pas que les psychologues ou les spécialistes de sciences cognitives. L'averroïsme dont Renan a créé le type pour la modernité est né de la fusion de trois cauchemars médiévaux. Les deux premiers sont ceux des théologiens chrétiens : sous la plume du philosophe musulman, ils voyaient la théologie devenir fable, et la religion, privée de tout rapport à la vérité, ne conserver qu'une utilité sociale. Le troisième est celui de Pétrarque : chez les "aristotéliciens" de son temps, il voyait une sorte d'athéisme cynique se substituer au christianisme. Averroès n'a fourni pour peupler ces rêves que quelques formules arrachées à leur contexte. L'averroïsme, produit de synthèse, a abouti au libertinage, à la dissimulation honnête, à la cryptophilosophie. En appartenant à la fois à l'histoire de la philosophie européenne "latine" et à celle de la théologie musulmane, de la science et de l'incroyance, du conservatisme et du progrès, l'uvre d'Averroès a une forme d'actualité quasi "people". Sa véritable actualité reste à venir : elle réclame que l'on achève de traduire les écrits que les Latins médiévaux n'ont pas connus, que l'on aille librement à la rencontre de cet autre, au lieu de subir les effets cumulés de ses refoulements et de ses retours. Les Européens ont fait de leurs Averroès successifs un grand livre des réponses, en ignorant celui de ses questions. La lecture d'un Averroès enfin complètement traduit donnera un tout autre sens aux fumeux débats sur l'identité culturelle de l'Europe, en fournissant un portail d'entrée à l'ensemble de l'histoire des rationalités philosophique et religieuse dans lIslam classique. Après les Entretiens d'Averroès qui depuis quinze ans rassemblent à Marseille ceux pour qui le dialogue euroméditerranéen a un sens, la présence d'une partie de l'uvre d'Ibn Rushd dans la série du "Monde de la philosophie" est un second pas, décisif, dans la même direction.
[1] Kashf : concept soufi enraciné dans les idéaux gnostiques désignant la connaissance du cur plutôt que de l'intellect. [2] Cf M.Geoffroy, « Lalmohadisme
» p. 28. [3] Elle émane du Coran : v 79/85 à 82/88 « Quiconque recherche une religion autre que l'Islam, [cela] ne sera pas accepté de lui et il sera, dans la [Vie] Dernière, parmi les Perdants. [4] Étienne Tempier, connu également comme Stéphane d'Orléans (mort le 3 septembre 1279), fut chancelier de l'École cathédrale de Paris puis évêque de Paris. [5] Maïmonide, Guide des Égarés, I, 71. [6] La cause, cest la forme et le paradigme de la quiddité (de la chose en soi). [8] La chose a été suggérée par É. Gilson, dès 1913 (Cf. La liberté chez Descartes et la Théologie, p. 153). [9] La coutume est une tendance de l'esprit à associer deux idées par une relation de nécessité, par l'influence de la conjonction constante des impressions qui leur correspondent. [10] Tahafut al-falasifa ou Incohérence des philosophes est l'un des plus célèbres ouvrages du théologien musulman Al-Ghazali. Il attaque principalement les philosophes Avicenne et Al-Farabi. [11]Averroès et les averroïsmes juif et latin. Actes du colloque international (Paris, 16-18 juin 2005), édités par J.- Brenet. Turnhout, Brepols, 2007. [12]Est apodictique ce qui présente un caractère d'universalité et de nécessité absolue.
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