AVERROÈS ET LE DISCOURS DÉCISIF Extrait de « Au moyen du Moyen Âge » de Rémi Brague (5e Partie : Baudruches, dernier chapitre, articles A à G, p. 397 sq.) AVERROES EST-IL GENTIL ? Ibn Rushd dit AVERROÈS (1126-1198) na pas de chance. Il nest pas le seul philosophe arabe dans ce cas. Ainsi, Farabi, qui fut peut-être le plus grand, na été que très peu traduit au Moyen Âge et donc très peu connu en Europe. Averroès na pas été reçu dans le monde arabe, qui la à peu près totalement oublié dès sa mort. Il a été en revanche traduit et commenté, et très vite, aussi bien par les chrétiens que par les Juifs du Nord de la Méditerranée. Mais le plus curieux, et qui singularise Averroès, est ce paradoxe que, en Europe, il est malchanceux même quand il a de la chance. A. AU BON BEUR En apparence, en effet, la chance lui sourit. Dautant plus quil revient de loin. Il a été bien longtemps un personnage de légende, et de légende noire. Nétait-il pas, selon Thomas dAquin, plutôt le corrupteur de la philosophie aristotélicienne que son interprète[1] ? On lui prête des déclarations impies : « que mon âme meure de la mort des philosophes ! »Naurait-il pas été lauteur maudit du terrible traité « Des trois imposteurs », selon lequel lhumanité aurait été trompée par un berger, un médecin et un chamelier, dans lesquels on naura guère de mal à reconnaître les fondateurs successifs des trois monothéismes ? Le livre était aussi fameux quintrouvable, en tout cas, jusquà ce quon se lasse de le chercher et quon décide de lécrire, en plusieurs versions dailleurs, au XVIIe siècle. La tendance sest retournée dès la monographie de Renan[2], et encore plus après les travaux de Léon Gauthier[3]. Averroès devint par là un musulman bien comme il faut. Il est désormais un gentil, mot étant pris au sens hollywoodien du terme, un good guy, quoi. Cela va jusquà une averromanie. Averroès était déjà, récemment devenu un héros de cinéma. Le voilà maintenant affublé par la République française, une et indivisible du rôle du gentil arabe de service. Après avoir créé des islamistes modérés et les avoir nommés représentatifs, elle se donne maintenant leur équivalent intellectuel, projetant vers la Moyen Âge la version académique du béni ou-oui. Le signe de cette consécration est patent : Averroès vient dentrer officiellement dans lUniversité française. Certes, il figurait depuis longtemps parmi lesquels pourraient être interrogés, à loral de lagrégation de philosophie, les quelques rares candidats ayant choisi larabe. Cest à ce titre que Rémi Brague a eu le plaisir de lenseigner. Mais [depuis larrêté du 5 juillet 2001], il est désormais inscrit sur la liste de ceux dont une uvre peut être présentée à loral de philosophie du baccalauréat. Cela suscite en Rémi Brague une joie avec mélange. Car de quelle uvre sagira-t-il ? Des raisons de simple bon sens demandent un texte traduit en français, disponible dans le commerce, dune longueur raisonnable, dun niveau de difficulté accessible à des potaches. Il ny en a quun seul qui réponde à ces réquisits, et cest le Discours décisif. Il a été récemment retraduit dans une édition de poche par Marc Geoffroy, avec une longue présentation dAlain de Libera. Tous deux dailleurs savants dune compétence inattaquable, sont ainsi assurés dune rente de situation. B. UNE UVRE EN MARGE Averroès, par la force des choses plutôt que de propos délibéré, se trouve ramené à un seul et unique texte Effectuons donc un travelling arrière et prenons une vue cavalière de lensemble de luvre dAverroès. Rappelons que le sage de Cordoue a commenté tout ce qui était disponible de luvre dAristote, au moins une fois, parfois trois fois. Sur chacune de ces 19 uvres, il a en effet composé un résumé ou épitomé (jawâmi). Sur 16 une paraphrase (talkhîs). Sur 5 (Seconds Analytiques ; Physique ; Du Ciel ; De lâme, 546 pages de latin, dans lédition Crawford ; Métaphysique, 1756 pages darabe dans lédition de Bouyges, un commentaire dit « grand » (tafsîr) qui procède Aristote comme le faisait Tabari ou dautres pour le Coran : le passage à commenter est dabord reproduit intégralement, puis cité à nouveau lambeau par lambeau et expliqué. Ces ouvrages ne nous sont parvenus que partiellement dans loriginal arabe, mais les traductions hébraïques et latines comblant les lacunes de celui-ci, nous possédons le tout. Ces explications sont profondes et précises. En outre, Averroès a écrit une volumineuse réfutation de Ghazali (588 pages darabe dans lédition de Bouyges), quelques monographies philosophiques (Sur la substance de la sphère, Sur la conjonction, De la béatitude de lâme, etc.). Enfin, en dehors du champ philosophique, il a composé un volumineux ouvrage de droit (deux volumes denviron 500 pages chacun dans la traduction anglaise, et des ouvrages médicaux (270 pages despagnol). Rémi Brague pense que « nous sommes donc en face dun penseur à la stature importante, dun génie universel. Lennui est quavec le « Discours décisif » lAverroès des bacheliers est réduit à une portion de son uvre que lon peut estimer, comme ordre de grandeur, entre le centième et le cinq-centième de celle-ci. Par ailleurs, le Discours décisif est le premier volet dun diptyque dont la seconde moitié, le Développement des méthodes de démonstration quant aux principes de la religion, qui attend encore une traduction française intégrale, fait à peu près quatre fois la longueur. Dans la même édition, le Discours décisif fait 26 pages darabe, et lautre un peu moins de cent. Luvre na eu que fort peu dinfluence au Moyen Âge européen. Elle na pas eu les honneurs dune traduction latine, à lexception du bref Appendice, traduit en latin dans le Pugio fidei (1278)[4] du dominicain Raymond Martin sous le titre Epistula ad amicum (second quart du XIIIe siècle). En revanche le « Discours décisif » a été traduit en hébreu assez tard, au XVe siècle et a exercé une certaine influence sur des juifs comme Shem Tob Falaquera ou Elie del Medigo. Dans le monde arabe-prémoderne, son écho repérable a été extrêmement limité. Luvre a été imprimée pour la première fois en Occident par lorientaliste allemand M. J. Müller en 1859, lequel la traduisit en 1875. Les éditions ultérieures du XIXe siècle piratent celle-ci. » C. VÉRITÉ ET ORIGINALITÉ « On peut dire : certes, en quantité, le Discours décisif nest quune toute petite partie de la production dAverroès. Mais ce point de vue est secondaire si cette uvre exprime sa pensée. De plus, force est de considérer que la masse des textes dAverroès est constituée par des Commentaires qui sont de peu de poids à côté des uvres originales. Quelle idée va simposer ? Daprès Rémi Brague, une uvre originale exprime la pensée dun auteur qui y parle en son nom propre. En revanche, un commentaire est un travail historique dans lequel lauteur peut faire preuve de beaucoup de talent dans lart dinterpréter [de faire remonter à soi], mais où il se tait, voire où il est moralement tenu de se taire, quant à ses prises de position personnelles. Eh bien, il nous faut nous débarrasser de cette façon de voir si nous voulons comprendre Averroès. Comme tous les auteurs, celui-ci navait pas adopté le point de vue historique qui nous est devenu naturel depuis quelques siècles. Pour lui, Aristote était le sommet absolu de lhumanité hormis, bien sûr les Prophètes. Son intellect ne le cédait quà celui des hommes à qui Dieu dicte les règles de la communauté juste. On répète la formule de Dante à propos dAristote : le maître de ceux qui savent[5]. Mais cette formule nest pas grand-chose à côté des éloges hyperboliques dont le couvre Averroès. Ils serviront dexemple à Malebranche pour illustrer ce quil appelle la préoccupation des commentateurs[6]. Averroès voit en Aristote le sommet de lhumanité, un don de Dieu à celle -ci. Cette attitude a survécu à Averroès : son commentateur et disciple juif Moïse de Narbonne, renchérit encore : si Aristote a dit quelque chose, il nest plus besoin de chercher[7].[doù le qualificatif « décisif » du Discours] Et elle la précédé, car Moïse de Narbonne cite, sans le savoir ou en le sachant, une formule dun philosophe antérieur, Farabi, lequel écrit posément quaprès Aristote, la philosophie nest plus une enquête, mais le contenu dun enseignement : il nest plus besoin de chercher, il nest que de transmettre le savoir[8]. Pour Averroès, ce que dit Aristote était donc tout simplement vrai : la vérité, rien que la vérité. Ce qui explique quil nhésite pas à ajouter à ses commentaires des théories qui se sont avérées bien après. Ainsi, le rôle des nerfs dans la perception, dont Aristote navait aucune idée et qui ne fut établi que par Galien [au IIe siècle ap. J.C.]. Nous connaissons cette façon de penser dans le domaine religieux, comme ce concordisme qui fait reconnaître dans le Coran ou dans les Upanishads [textes philosophiques qui forment la base théorique de la religion hindoue], selon les progrès de la science occidentale, les atomes, les microbes, lévolution, etc. Quant à Aristote, cette attitude desprit aura la vie dure. À lépoque de Galilée, laristotélicien padouan Cesare Cremonini croira reconnaître dans un passage du traité de la Génération des animaux linvention du télescope. Ainsi, du point de vue dAverroès lui-même, loriginalité et la vérité, non seulement font deux, mais sopposent diamétralement. Il se peut quil nait vu dans ses uvres originales guère plus que des travaux de circonstance, destinés à défendre la philosophie contre ses adversaires, mais nullement établi une vérité dont il se savait déjà en possession. Cela ne signifie nullement quAverroès naurait pas été un penseur original. Ce que Rémi Brague vient seulement de dire quil ne voulait pas en être un. Or, il nest pas rare quune loi malicieuse sapplique aux penseurs comme elle sapplique aux écrivains et aux artistes : ceux qui cherchent à tout prix loriginalité, et prétendent à son de trompe renverser jusquà la racine tout ce qui a été fait avant eux ne font assez souvent que réchauffer et servir à leur sauce insipide quelque vieillerie qui navait de nouveau que dêtre oubliée. En revanche, ceux qui nont pas dautre ambition consciente ou du moins affichée que de se replacer dans une grande tradition pour lui apporter quelques minimes adaptations ou mises à jour se dévoilent souvent à un regard rétrospectif comme de puissants innovateurs, voire des révolutionnaires. Beaucoup de médiévaux sont des exemples de ce second cas de figure, et parmi eux, Averroès nest pas le moindre. D. LE DISCOURS DÉCISIF Le « Discours décisif », est une consultation juridique, une sorte de fatwa. Ce mot est connu en Occident depuis celle qui a été lancée contre Salmon Rushdie. Rémi Brague rappelle ici quil ne désigne pas nécessairement une condamnation, encore moins une condamnation à mort, mais simplement la réponse dun juriste (muftî) à une question à lui posée sur la légitimité dune pratique. Averroès y fait comparaître lactivité philosophique devant le tribunal de la sharia. Cest le mouvement contraire de ce qui se passe en chrétienté, où Thomas dAquin, au début de sa Somme théologique, sinterroge sur la légitimité de la théologie devant le tribunal de la philosophie en demandant : une autre science que celle-ci est-elle bien nécessaire ? Le but de guerre dAverroès est de remplacer les juristes malikites et les théologiens du Kalâm asharite comme conseillers du prince. Le texte sachève par une allusion au régime victorieux (al-amr al-ghâlib) sous lequel Averroès vit. Le philosophe fait de la sorte appel au bras séculier pour assurer le triomphe de sa propre lecture de la Loi islamique. Sa stratégie est de montrer que linvestigation philosophique est obligatoire pour ceux qui en ont les moyens, cest-à-dire lélite des philosophes, et interdite aux autres, cest-à-dire la masse du bon peuple. Comme chez Pascal, ceux qui « troublent le monde et jugent mal de tout » sont les demi-savants[9], en loccurrence les gens du Kalâm. Sagit-il de montrer laccord de la philosophie et de la religion ? Cest ce que suggèrent les titres choisis par certains traducteurs : harmonie, concorde, etc. Dautres plus récents sont beaucoup plus circonspects. Ainsi Marc Geoffroy traduit le titre plus littéralement : « Le livre du discours décisif où lon établit la connexion (ittisâl) existant entre la révélation (sharia) et la philosophie (hikmâ)[10] ». La traduction des deux derniers mots mis entre parenthèses semble problématique à Rémi Brague et il préfère quant à lui celle, encore plus littérale, celle de Charles Butterworth : « The book of the Decisive Treatise determining the connexion between the Law and Wisdom », voire celle encore plus exacte, due au même savant qui la reconnaît lui-même inutilisable, de « Book of the decisively judging the statement and determining the connexion between the Law and Wisdom ». Dans son Introduction à la traduction de Marc Geoffroy, Alain de Libera attaque à plusieurs reprises et avec beaucoup déloquence linterprétation qui voit dans cette « connexion » une conciliation[11]. Peut-être
Reste que, lorsquAverroès lui-même renvoie à son uvre dans louvrage qui y fait suite, il utilise le titre de « Discours décisif sur la correspondance (muwâfaqa) » ou « sur laccord (muwâfaqa) de la sagesse et de la Loi ». E. UN DUR Dune manière générale, Averroès nest pas un tendre. Et pas seulement dans ses uvres juridiques, ou dans celles où lon pourrait penser quil lui faut donner le change, mais là-même où il écrit en tant que philosophe. Ainsi, dans le Commentaire de la République de Platon, il nélève aucune objection contre lélimination des enfants handicapés.Il na rien à dire non plus sur le point par lequel Socrate mis en scène par Platon touche à Pol Pot, à savoir lexpulsion des adultes de la cité idéale à fonder. Sa seule réserve est dordre technique : il existe une autre méthode que celle préconisée par le Socrate de la République, et elle est peut-être plus efficace. On rencontre la même attitude dans une uvre où Averroès se donne pour tâche de défendre la philosophie contre ses détracteurs. Il sagit en loccurrence de repousser les attaques de Ghazali, dans la célèbre Incohérence de lIncohérence. Cest là que, par deux fois, il justifie la mort des hétérodoxes. Un de ces passages, tout à la fin du texte, est disponible en français dans une traduction récente que Rémi Brague reproduit ici : Ceux qui mettent en doute de telles choses, qui les contredisent et sexpriment ouvertement là-dessus, ce sont ceux dont le but est dinvalider les Lois révélées et les vertus, ce sont les zindiq-s, ceux qui pensent quil ny a dautre fin pour lhomme que de jouir des plaisirs matériels. Mais personne [parmi les philosophes] ne doute de la réalité [de la vie future], et aucun ne doute non plus que si lon était parvenu à semparer dun de ceux-là [i. e. un hérétique] les porteurs de Lois révélées et les sages tous ensemble les eussent condamné à mort. Lautre passage, en revanche, nest, en la connaissance de Rémi Brague, pas accessible dans notre langue, ce pour quoi il risque une traduction : Quant à lopposition au miracle dAbraham[12] quil [Ghazali] attribue « aux philosophes », cest une chose que personne dautre ne dit que les hétérodoxes (zanâdiqa) de lislam. Selon ceux des philosophes qui sont sages, il nest pas permis de parler ou de discuter dialectiquement des principes des religions. Celui qui le fait, selon eux, requiert une sévère correction ? En effet, puisque toute discipline a des principes, et puisquil faut que celui qui sapplique à cette discipline en admette les principes et ne leur oppose ni rejet ni réfutation, il en est ainsi, à plus forte raison, de la discipline pratique qui relève de la Loi (shar iyya). En effet, la quête des vertus relevant de la Loi, selon eux, nest pas nécessaire pour lêtre de lhomme en tant quil est homme, mais en tant quil est homme savant. Cest pourquoi tout homme est obligé dadmettre les principes de la Loi et de se soumettre à leur propos et inévitablement à celui qui les a posés. En effet contester et les discuter est pernicieux pour lexistence de lhomme. En conséquence, il est obligatoire de tuer les hétérodoxes. Dans le premier texte cité, Averroès rapporte ce quauraient fait les fondateurs de religion et les philosophes [i.e. ceux de son temps], unanimes pour une fois. Il ne prend pas explicitement position en faveur de leur attitude. Dans le second texte, il se range de leur côté et prononce la sentence en son propre nom. La question se pose donc : parle-t-il ici en musulman pieux, en docteur de la loi, ou en philosophe ? Rémi Brague craint bien que ce ne soit aussi en tant que philosophe. Car enfin, qui a dit que les philosophes étaient des tendres ? Qui peut encore ignorer ce que lon pourrait appeler leur faible pour la force ? On se souvient du flirt de Heidegger avec le nazisme. On connaît aussi le penchant pour les régimes idéologiques les plus criminels Union soviétique, Chine, Cambodge, Iran, etc. de bien des intellectuels de notre époque, dont certains ne se sont jamais excusés. On peut citer avant eux la servilité des « philosophes » autoproclamés du XVIIIe siècle français, ainsi Voltaire glorifiant linvasion de la Silésie, sans déclaration de guerre, par la Prusse de Frédéric II. On na pas oublié non plus, tout au début, la collusion de Platon avec [Hiéron Ier], le tyran de Syracuse. Tout cela devrait mener à un examen de conscience de la corporation, et il serait trop facile de se lépargner en ne voyant dans ces cas que des exceptions
En tout cas, on ne vit pas pourquoi les médiévaux auraient dû faire mieux que leurs prédécesseurs et leurs successeurs. Rémi Brague souhaite terminer sur une note plus « progressiste » : Averroès profite du passage de la République dans lequel Socrate défend légalité des gardiens et des gardiennes de la cité qui visent peut-être la condition de la femme dans les pays islamiques. Il constate que celles-ci nont à son époque dautre fonction que de soccuper des enfants, et, pour se faire de largent, de filer et tisser ; elles sont par là ravalées à létat de plantes. Cela dit, Averroès ne met nullement laccent sur le tort qui est ainsi fait aux femmes, mais bien sur leur inutilité et sur la charge quelles représentent en conséquence pour leurs maris. F. UN INTELLECTUEL ORGANIQUE Pourquoi va-t-on étudier le Discours décisif ? Il y a fort à parier que ce sera pour montrer que lislam est compatible avec nos propres dadas, quon les appelle du nom que lon voudra : raison, modernité, progrès, laïcité, etc. On risque par là de plaquer sur Averroès des problématiques qui nétaient pas les siennes, et de sinterdire du coup tout accès un peu probe à la lettre de ce quil écrit. Or, celle-ci séclaire par son contexte, à savoir par une condition historique déterminée, par des présupposés dogmatique déterminés, tous sujets quil est question dexploiter dans le cadre dun cours de philosophie en classe terminale. Tout au plus le professeur serait-il bien venu de saider de quelque bon livre pour reconstruire larrière-plan sur lequel luvre dAverroès devient compréhensible. Je pense en particulier à la biographie modeste, mais précise de Dominique Urvoy. On connaît le concept d« intellectuel organique » (Gramsci[13]) auquel on oppose l« intellectuel critique ». Or, Averroès est aussi un « intellectuel organique », et tout porte à croire quil se soit lui-même compris comme tel. Il se comprend dabord comme exerçant un métier qui le met au service de lIslam. Ce métier nest pas celui de philosophe. Du reste, lactivité philosophique du Moyen Âge na nullement été institutionnalisée ailleurs quen chrétienté. En terre dislam et dans les communautés juives, elle reste un violon dIngres que lon exerce à côté de son vrai métier. Celui dAverroès est le droit religieux [Il est classé parmi les nombreux juristes malikites]. Il est en effet grand cadi[14] de Cordoue. Cette situation dans la cité musulmane entraîne des obligations. À long terme, il doit appliquer la Loi islamique. De façon ponctuelle, il doit prêcher la « guerre sainte » lorsque son suzerain décide de la mener. Comme philosophe, il lui faut également donner un fondement rationnel à ladite guerre [voir le texte suivant concernant le jihad pour Averroès]. Averroès se comprend plus précisément comme au service des Almohades. Il fait léloge du régime au service duquel il se trouve en critiquant celui des Almoravides[15], que ses maîtres avaient renversé. Cest un thème sur lequel Dominique Urvoy a beaucoup insisté, longtemps un peu seul[16]. Son intuition vient dêtre confirmée par Marc Geoffroy. Celui-ci a récemment découvert une version du Dévoilement
dans laquelle Averroès, sans doute au vu de remarques faites par un théologien, adapte son uvre à lorthodoxie de la doctrine almohade. Quant à savoir si, dans toutes ses activités, Averroès est sincère, ou sil ne fait que sexécuter à son cur défendant, pour donner au pouvoir en place de leau bénite de cour, qui pourrait en décider. G. CONCLUSION Averroès était sans aucun doute un grand philosophe et un grand savant, en particulier un grand commentateur dAristote. Mais cétait un homme de son temps. Il se sentait inséré dans la cité musulmane de son époque. En partageait-il les convictions au fond de son cur ? Qui peut le dire ? Toujours est-il quil défendait ces convictions dans son uvre écrite, qui est le seul document que nous possédions. Faire dAverroès le précurseur de quoi que ce soit, en faire le totem dun quelconque progressisme, dune quelconque réforme, cest peut-être travailler pour une très noble cause. Mais cest en tout cas aller contre la vérité historique. LE JIHAD POUR AVERROÈS Averroès traite de la guerre sainte en tant que juriste explicitement dans son manuel juridique. Il comprend celle-ci comme lislam le comprend à son époque, et dailleurs comme lislam tout entier la toujours comprise, à savoir comme une guerre très concrète. Seuls font exception quelques rares soufis, ceux-là mêmes qui ont inventé de toutes pièces et mis en circulation le trop fameux hadith sur le grand et le petit jihâds, dont Rémi Brague rappelle quil ne figure dans aucun des six recueils canoniques de déclarations du Prophète. Dans ce chapitre de luvre juridique dAverroès, il est en tout cas question, comme dans tout traité de fiqh, de choses militaires : quel sort faut-il réserver aux captifs ? de quelle façon convient-il de répartir le butin ? etc. Il lapprouve aussi en tant que musulman conscient de son devoir et chef de communauté considéré. Son biographe Al-Ansârî al-Marrâkushî, qui sappuie sur le témoignage dun disciple immédiat, Abû 1-Qâsim b. at- Taylisân (1179-1244), rapporte à ce sujet quAverroès, dans un prêche à la Grande Mosquée de Cordoue, a appelé à la guerre sainte contre les royaumes chrétiens du Nord. Il ny a là rien de surprenant ni de choquant : cétait la guerre. Juge-t-on Bergson sur ses discours antiboches de 1917, pendant quil cherchait à décider les Etats-Unis à se ranger du côté des alliés dans la Grande Guerre ? Ou ses collègues allemands de la même période sur les brochures par lesquelles ils contribuaient à leffort de guerre de leur pays ? 1. Jihâd et équité Cest aussi en tant que philosophe quAverroès traite de la guerre sainte. Il lui consacre un court passage de son commentaire du livre V de l Éthique à Nicomaque dAristote[17]. Il sagit dune digression dans le chapitre X (14), sur léquité (epieikeia). Daprès Aristote, léquité est une amélioration de la loi. La loi doit être améliorée si elle se révèle par trop générale ; mais lamélioration de celle-ci doit se produire par le fait que lon se demande où le législateur voulait en venir à proprement parler, par conséquent, ce quil aurait dit dans tel ou tel cas concret. La raison pour laquelle tout nest pas réglé par une loi est simple : dans certains cas, il est impossible de promulguer une loi, et à cause de cela on doit prendre une décision particulière[18]. Averroès sattache à cela. Les lois sur le jihâd, dit-il, en sont un exemple éclatant. Dans la loi se trouve le commandement général dexterminer totalement les adversaires (mî she-hôleq imman ; qui diversi sunt ab eis). Il y a cependant des époques durant lesquelles la paix est préférable à la guerre. Or, la grande masse des musulmans simagine que ce principe est obligatoire dune manière générale, même si lextermination des adversaires est impossible. Cela conduit à un grand dommage. Elle fait cela parce quelle méconnaît lintention du législateur. En même temps, Averroès ne met en aucune manière en doute le caractère définitif du principe. Seule son application doit céder à un autre principe, à savoir le bien à long terme de la communauté islamique. Si celui-ci devait être mis en danger à cause de la stricte application de la loi, alors lapplication de celle-ci doit être suspendue ou limitée. Le but dernier est le bien de lIslam ; en elle- même la guerre danéantissement est un moyen parfaitement légitime pour cela. La guerre dune manière générale vient sur le tapis surtout dans la Paraphrase de la République de Platon dAverroès[19]. Son intention principale est toujours de comprendre Platon et de ladapter à ses propres fins. Rémi Brague va examiner plus en détail deux passages. 2. La guerre en tant que chemin vers Dieu. Un long passage discute en détail la vertu de courage[20]. Averroès sattache à la doctrine de Farabi, à savoir la version quelle a dans un passage déjà examiné. Exactement comme son prédécesseur, Averroès distingue deux méthodes dinstruction. La seconde méthode est la contrainte. La guerre est une espèce de ce genre. Dans ce contexte, Averroès écrit : « Les nations de lextérieur (...) doivent être contraintes. Dans le cas de nations difficiles, cela ne peut se produire que par la guerre. Il en est ainsi dans les lois qui procèdent conformément aux lois humaines, comme dans notre loi divine. Car les chemins qui dans cette loi conduisent à Dieu (...) sont deux : le premier est par le discours, le second par la guerre[21] ». Nous lisons non sans quelque étonnement : la guerre est un chemin vers Dieu. Lexpression nécessite un commentaire. Elle rappelle tout dabord le langage du Coran. Celui-ci connaît un « chemin de Dieu » qui peut même être interprété militairement : les adeptes de Mahomet combattent, mettent leur vie et leur avoir en jeu, et sont même tués « sur le chemin de Dieu » (fî sabîliLlah)[22]. La tournure peut simplement signifier « selon la volonté de Dieu ». Mais ce chemin conduit aussi à lhomme. Averroès parle des « lois qui procèdent conformément aux lois humaines ». Par « lois humaines », il veut vraisemblablement dire celles qui se conforment à la nature humaine, dans la mesure où cette nature est connue de la philosophie. « Humain » signifie dans ce contexte « bon », à savoir non au sens actuel dun traitement « humain » des animaux par exemple, mais au sens de « conforme à son essence ». Lhumain devient par là la mesure des lois[23]. La Loi islamique, qui est tenue pour divine, est à considérer comme humaine parce quelle suit pour ainsi dire les exigences de la philosophie. La loi qui exige la guerre est humaine par ce quelle aide à faire advenir ce qui est proprement humain dans lhomme. Comme chez Farabi, la fin dernière est la sagesse, non lIslam[24]. 3. Surenchère religieuse au sujet de la guerre Un second passage du même ouvrage est à considérer. Dans une déclaration fameuse, Platon explique que les guerres entre Grecs sont à proprement parler des guerres civiles. Par conséquent, il propose certaines règles pour la conduite de la guerre : il ne devrait pas être permis de mettre le feu aux maisons des ennemis, dabattre leurs arbres fruitiers, etc. Averroès compare de telles guerres aux discordes à lintérieur dune même famille[25]. Après avoir mentionné les règlements platoniciens, Averroès souligne que Platon se distingue de maints législateurs. En ce qui concerne le contenu des lois, on est en droit de supposer quil pensait à un épisode bien connu de la vie du Prophète. Mahomet avait en effet ordonné une fois de déraciner les palmiers de ses ennemis juifs, les Banû Nadîr, une action quAverroès mentionne ailleurs[26]. Avant lui, cétait tenu pour un crime grave[27] . Or, daprès lIslam, les faits et gestes du Prophète sont le modèle du permis et de linterdit. Sur le sens de cette différence entre le philosophe grec et le prophète des Arabes, Averroès ne dit pratiquement rien. Une réponse se trouve cependant entre les lignes, là où il remarque que les ennemis, daprès Platon, devraient être tenus pour des gens qui sont dans lerreur, non pour des incroyants. Il emploie à cette occasion les mots « tôeh » et « kôfer ». En arabe se trouvaient vraisemblablement les mots « dâllun » et « kâfir », cest-à- dire des expressions techniques du droit islamique. Ce qui est suggéré ainsi, cest lempoisonnement des querelles par une dimension religieuse surajoutée une idée qui ne demeure pas sans parallèle chez les philosophes ou les esprits philosophiques[28]. E. CONCLUSION En conclusion, Rémi Brague résume ses résultats et avance quelques thèses. La doctrine des falâsifa correspond plus ou moins à celle de leurs sources grecques. Cela vaut pour les versions mesurées de cette doctrine, mais aussi pour les cas les plus scandaleux pour nous. Aristote, dejà, avait distingue trois cas dans lesquels il est juste de conduire une guerre : pour conserver sa propre liberté, pour acquérir un commandement (hègèmonia) qui contribue aux besoins de ceux qui sont commandes, pour dominer (despozein) des gens qui méritent dêtre esclaves (axios douleuein)[29]. Cela correspond aux premier, troisième et quatrième cas dans la liste de Farabi. Aristote applique cette distinction au livre VII de la Politique, ouvrage qui selon toute vraisemblance na jamais été traduit en arabe. Mais il nest pas exclu que des fragments ou des notions en soient parvenus dans le monde islamique. Quoi quil en soit, on doit remarquer que les deux derniers cas nous paraissent hautement discutables. que cela nous plaise ou non, ni les philosophes grecs ni les philosophes arabes nétaient des pacifistes. 2) Dans lIslam en tant que réalité historique, et même contemporaine, les philosophes se trouvaient devant le fait de la guerre de conquête avec une dimension religieuse. De même, ils se trouvaient devant une doctrine déjà en cours de développement, qui devait limiter cette guerre par des normes et en même temps la justifier. Ils saccordent en de nombreux points avec cette théorie. 3) Cependant, on doit approuver Kraemer : les philosophes nont pas développé de théorie de la guerre islamique en tant que telle. Chez eux, le mot jihâd signifie, sil se présente, « guerre » en général. Ils évitent le plus souvent le mot technique en faveur dun mot neutre qui caractérise toute espèce de guerre, à savoir harb. Ceci a dautant plus de poids que, suivant la doctrine classique, après lapparition du Prophète aucune guerre « profane » ne peut plus avoir lieu[30]. Avicenne flirte quelque peu avec les expressions techniques de la théologie. Il le fait par ailleurs dans toute son uvre. Averroès lui a notoirement reproché de trahir lintérêt purement philosophique, pour se mettre au service des théologiens du Kalâm[31]. 4) Les philosophes ont choisi vis-à-vis du jihâd au sens propre une tactique particulière. On peut la décrire au moyen dune comparaison avec dautres solutions, comme par exemple celle des soufis. La mystique islamique transpose le combat en un combattimento spirituale de celui qui prie, contre lui-même, contre les inclinations, etc. Cela a conduit à des faux, comme par exemple la déclaration beaucoup citée du Prophète sur le petit et le grand jihâd. On ne peut lire cette invention pieuse dans aucun des six recueils classiques[32]. Les philosophes ont changé la fin ; mais les moyens demeurent résolument militaires. À légard de leffusion de sang, ils nont dune manière générale aucun remords. Contre le meurtre des hommes « bestiaux », Farabi na rien à redire. Avicenne suggère que lon devrait torturer le sceptique jusquà ce quil avoue que la différence entre le vrai et le non-vrai est bien pertinente[33]. Averroès prône lélimination des handicapés mentaux. Il se réfère à la proposition de Platon de fonder lEtat idéal en chassant les adultes sans même sourciller[34]. Ces penseurs médiévaux ne sont dailleurs ni plus cruels ni plus cléments que leurs maîtres antiques, et même que bon nombre de leurs collègues parmi les modernes. Au sujet des ufs quil faut casser pour faire une omelette, ou des petites fleurs innocentes quécrase en passant le char de lhistoire universelle, la philosophie moderne verse aussi à peine une larme. Dans son approbation de la guerre, la falsafa est encore plus radicale que la pratique islamique, non philosophique, ordinaire. Celle-ci a pour but la conquête et le contrôle de lEtat, non des esprits. Il sagit de semparer du pouvoir. Daprès la doctrine islamique ordinaire, la conversion à long terme des peuples conquis est hautement souhaitable, mais nest pas la fin première. Dans la pratique, elle na lieu de toute façon que dans une seconde étape. La fin principale est la paix (salâm), cest- à-dire la domination islamique sur un domaine « pacifié » (dâr as-salâm). Les philosophes développent une doctrine daprès laquelle la guerre sainte peut conduire à la philosophie, par quoi ils veulent conquérir aussi les âmes. Ainsi pouvons-nous revenir à notre antinomie du début. Le philosophe que met en scène Jehuda Halévi interdit seulement le meurtre des chrétiens ou des musulmans en tant que tels, cest-à-dire la guerre religieuse, non le meurtre des hommes en général[35]. Le philosophe rejette la guerre sainte, non la guerre en général. Ou, pour lexprimer encore plus précisément : pour lui, ce nest pas la religion, mais seulement la philosophie qui peut sanctifier la guerre. APPROPRIATION POST MORTEM DE LUVRE PHILOSOPHIQUE DAVERROÈS Une des quatre références incontestées de l'école malikite, Ibn Rushd dit Averroès ayant été padulé par les occidentaux et les musulmans, on peut se demander qu'est-ce qui est à l'origine de ce consensus? En réalité, il n'y en a pas, car ce sont différents traits de sa personnalité ou de sa connaissance que chacun des mondes essaie de s'approprier. Il n'est donc pas étonnant de voir à quel point les essais d'Ibn Rushd sur les écrits grecs et la philosophie sont étudiés en occident et que ses écrits relatifs au droit musulman n'intéressent de prime abord que le monde arabo-musulman. En fait, chez certains spécialistes européens, Averroès est le symbole de l'ouverture d'esprit et il représente l'exception dans un monde qu'ils schématisent et taxent d'uniformément canonisé et figé
Le fameux face à face dAverroès avec Al Ghazali, sa réponse "L'incohérence de l'incohérence" à "L'incohérence des philosophes" est cité de manière systématique par beaucoup d'orientalistes; comme pour renvoyer dos à dos, deux conceptions du monde... En réalité, il n'en est rien. Le débat se situe à un autre niveau : sous quelle forme la philosophie est-elle synonyme de raison raisonnante? Son statut de mère des sciences est-il absolu? La Révélation est-elle à la portée de l'intellect ou réside-t-il des mystères que la raison humaine ne peut concevoir ?
[1] Thomas dAquin, De unitate intellectus, contra Averroistas, 2, § 214. [2] E. Renan, Averroès et laverroïsme. Essai historique (1852). [3] L. Gauthier, La Théorie dIbn Rushd (Averroès) sur les rapports de la religion et de la philosophie, rééd. Vrin, 1983. [4] Soit quatre ans après la mort de Thomas dAquin. [5] Dante, Divine Comédie, Enfer, 4, v. 131. [6] Malebranche, Recherche de la vérité, Livre II, IIe partie, chapitre 6, dans uvres, éd. G. Rodis Lewis, Paris, Gallimard, t. I, 1979, p. 224-225. [7] Moïse de Narbonne, Commentaire sur le De substatia orbis dAverroès. [8] Farabi, Book of Letters, II §143, p. 152, Mahdi. [9] Pascal, Pensées, n° 327 Brunschvicg. [10] Averroès, DD, p. 273. [11] Averroès, DD, p. 65-67, 81-82. [12] Ce miracle constitua un défi pour des gens idolâtres qui se prosternaient pour les idoles et les sanctifiaient. Ils voulurent brûler Abraham pour venger leurs divinités et mirent la vengeance en uvre dune façon qui glorifiait leurs idoles et faisait dAbraham un exemple pour quiconque aurait dans lidée de les humilier ou les rejeter. Ils emmenèrent Abraham. Puis, devant leurs divinités et sous leur protection allumèrent un feu gigantesque pour le brûler. Le fait de le brûler devant les divinités et sous leur regard visait à faire de la vengeance contre Abraham une vengeance terrifiante bénie par les divinités
Le feu ne séteignit pas. Au contraire, il sattisa. Puis, ils y jetèrent Abraham. Cest alors que Dieu - Gloire à Lui - gela les propriétés du feu et il devint fraîcheur et sécurité pour Abraham... Donc, le miracle dAbraham nétait pas déchapper au feu. Si telle était la volonté de Dieu, Il les aurait empêché de linterpeller ou il aurait envoyé une pluie qui éteindrait les flammes. Mais Dieu voulut que le feu reste allumé, violent et brûlant et quAbraham soit amené au vu du public et quil soit jeté dans le feu. Et là, Dieu suspend les lois physiques du feu. "Nous dîmes au feu : soit fraîcheur et sécurité pour Abraham". La volonté de Dieu neutralise les propriétés du feu devant les idoles quAbraham avait fracassées, le feu était allumé, Abraham était dedans, et les idoles quils voulaient venger restaient au vu de tous incapables de faire quAbraham soit brûlé ou quil soit atteint du moindre mal. [13] Au cur du message de Gramsci, il y a cette idée que l'organisation de la culture est «organiquement» liée au pouvoir dominant. Ce qui définit les intellectuels, [14] Magistrat musulman remplissant des fonctions civiles, judiciaires et religieuses, dont celle de juger les différends entre particuliers. [15] Le mouvement almohade a été fondé, au début du xiie siècle, par Muhammad ibn Tûmart, un réformateur de lAnti-Atlas. Sopposant au rite malikite pratiqué par les Almoravides, Ibn Tûmart prêche le retour aux sources religieuses de lislam ; formé en Orient et influencé par le chiisme, il reproche aux Almoravides davoir délaissé létude du Coran pour un juridisme excessif ; il dénonce également leur conception anthropomorphe de Dieu, contraire au principe fondamental de lunité divine (ou tawhid, « unité divine »). Sa véritable originalité fut dans la méthode de diffusion de sa doctrine plus que dans son contenu lui-même. son livre "aazou ma youtlab" (le meilleur qu'on puisse chercher), constitua la référence expliquant sa doctrine. Si la diminution progressive, mais rapide, du poids de la doctrine dIbn Tûmart au sein du régime almohade et particulièrement dans la haute société permet le développement dune culture brillante en laissant place au goût immodéré des califes pour les arts, elle nefface pas les scrupules religieux de ces derniers, qui se montrent toujours sévères face à des personnages dont lorthodoxie peut sembler douteuse. Ainsi, le philosophe andalou Averroès Ibn Rushd de son nom arabe est dabord encouragé dans son uvre de traduction dAristote par le calife Abû Yûsuf Yaqûb, mais voit ses livres brûlés vers 1189 (à l'exception des ouvrages médicaux et astronomiques) à la suite dune guerre sainte menée contre une rébellion chrétienne au Maroc. Il tombe en disgrâce vers 1195, et sexile en 1197, le recours à la raison et la pratique de la philosophie ayant alors été interdits. On le retrouve comme médecin à Marrakech. Il y connaît toutefois, après un court séjour en prison, un retour en grâce peu avant sa mort qui survient en décembre 1198. Ses cendres seront ramenées à Cordoue. Le philosophe juif Maïmonide, quant à lui, est victime des persécutions lancées au début de lère almohade : après un premier exil de Marrakech à Fès, il doit, pour ne pas abjurer sa religion, sexiler en 1165 vers la Palestine et lÉgypte, où il finira par entrer au service du sultan Saladin. Toutefois comme lillustre lexemple dAverroès ces vexations diverses nempêchent pas le développement dune intense activité intellectuelle à la cour almohade, favorisée par les échanges nombreux avec lOrient, lEurope, et surtout entre lAfrique du Nord et al-Andalûs. Sur le plan artistique, les réalisations almohades sont peut-être plus brillantes encore : les arts plastiques et la musique sont largement encouragés, et larchitecture de lépoque réalise une admirable synthèse entre influences maghrébines et andalouses, dont la mosquée de Hassan à Rabat ou la Giralda de Séville comptent parmi les plus belles réalisations. [16] Voir p. 57-60 de son livre biographique. [17] Averroès, Commentaire sur lÉthique à Nicomaque, V (10, 1137 b) [latin], éd. Juntes, Venise, 1552, vol. 3, fol. 39 b. [18] Aristote, Éthique à Nicomaque, V, x (14), 1137 b 27-29. [19] Averroès Commentary on Platon Republic, éd. Lerner, Ithaca/ Londres, Cornell University Press, 1974. [20] Averroès, CR, I, vii-viii, p. 25-27/118. [21] Ibid, I, vii, 11, p. 26, 14-18. [22] Coran II, 154 ; III, 146, 167, 169, etc. [23] Voir Averroès, CR, I, vii, 9, p. 26, 9. [24] Averroès, CR, I, vii, 10, p. 26, 14-15. [25] Ibid, I, xxvii, 3-xxix, 3, p. 60/173-175. [26] Voir Morabia, GIM, p. 18-19. [27] Voir M. Rodinson ; Mahomet, Paris, Seuil, 1994, p. 226. [28] Voir Maïmonide, G, I, 31, p.44, 29-45, 36 ; trad. Munk, p.107-109. [29] Aristote, Politique, VII, 14, 1333 b 38-1334 a 2. [30] Morabia, GIM, p. 175. [31] Averroès, Grand Commentaire de la Métaphysique, III, C 3, c,, p. 313, Bouyges. [32] Morabia, GIM, p. 297. [33] Avicenne, SM, I, 8, p. 53, 13-15. [34] Voir Averroès, CR, I, xvii, 8,p. 38, 16-17. [35] Voir L. Strauss, The Law of Reason in the Kuzari (1943) dans Persecution and the Art of Writing, p. 117.
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