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Synthèses - Lépanouissement
LÉPANOUISSEMENT Extrait du livre de Robert Redeker intitulé « Egobody » Le concept central au siècle des Lumières, cur battant autant que berceau de la croyance dans le progrès humain, était celui de la perfectibilité. Progrès moral et progrès politique, entraînant la disparition des vices liés pour le christianisme au péché originel. Introducteur du jansénisme en France, labbé de Saint-Cyran stigmatisait notre « corruption naturelle », dont il remarqua quelle était « un feu intérieur qui brûle toujours ». Feu inextinguible que les « eaux de la grâce » néteignent jamais définitivement, brûlant aussi bien au sein de chaque homme que dans le genre humain tout entier. Jusquà la fin des temps, lhomme serait condamné à lutter contre lui-même pour ne pas sabandonner à ses travers. Pour le progressisme, ceux-ci sont des accidents survenus dans lhistoire humaine, témoignages dune perfectibilité en action que lavenir parviendrait à éradiquer. Cest lhistoire, explique Rousseau, qui sème les vices dans lâme humaine. Le marquis de Condorcet dans Esquisse dun tableau historique du progrès de lesprit humain (1793) souligne : « La bonté morale de lhomme, résultat nécessaire de son organisation, est, comme toutes autres facultés, susceptible dun perfectionnement indéfini. » Après la Seconde Guerre mondiale, lidée de progrès humain est abandonnée au profit du concept dépanouissement de la personne. Egobody, lêtre qui se prend pour son corps, nattend rien dautre de la vie : sépanouir. Éduquer, ne cesse-t-on daffirmer urbi et orbi, cest épanouir lenfant. Fondamentalement, lépanouissement ne diffère pas de la technoscience. Ce nest pas un hasard si la partie théorique du type déducation ayant fixé lépanouissement comme but se fait appeler « sciences de léducation ». Lépanouissement est une imitation de la science tout comme il est une imitation de la technique. Comme elles, il est structuré Redeker suit ici la caractérisation que propose Heidegger de la science selon larraisonnement. Il partage avec elles la même idéologie : aller toujours plus loin dans lexploitation du fonds que constitue la nature (ici les potentialités, les gênes). La notion dépanouissement, en effet, est le revers de celle dexploitation. Épanouissement et exploitation sont les deux faces de la même pièce de monnaie. Le présupposé de léducation contemporaine se condense dans cette formule : rien dans lenfant ne doit rester « inépanoui » ; autrement dit, toutes ses possibilités doivent être exploitées jusquà leur terme, pour sa plus grande joie. Dans lhistoire du siècle dernier, la notion de progrès humain avait fini par constituer une entrave au progrès technique et matériel. Le progrès humain menaçait de freiner ce dernier en lui imposant des limitations dordre éthique tout en projetant de le soumettre à ses propres normes. Le XXe siècle a montré à travers ses guerres, Hiroshima, la destruction de la nature, la pollution, etc. comment le progrès technique pouvait provoquer des catastrophe humaines et écologiques. Il a montré quil pouvait sappuyer sur le mépris du progrès humain, dès lors que ce dernier risquait de sériger en obstacle à sa volonté dexpansion sans bornes. Tout effort de guerre comme la mis en évidence le développement de lénergie nucléaire ou même toute course aux armements engendre de formidables évolutions techniques qui sont tenues pour des progrès. Pourtant, le progrès humain ny trouve pas son compte. Et ce nest pas un hasard si lépanouissement a pris son essor postérieurement à la Seconde Guerre mondiale, évènement interprétable comme la victoire définitive et planétaire de la technique sur toutes les autres organisations de lexistence, relayant dans le cours de lhistoire une autre idéologie, celle du progrès humain. Lépanouissement de la personne humaine dont un aperçu sur les « sciences de léducation » permet de percer le secret est bien devenu le tombeau du progrès humain. Ce dernier, comme Condorcet nous le dit passe par la « bonté morale » peu compatible avec limpératif de lépanouissement personnel devenant la norme de la vie en société. La « bonté morale » na guère à voir avec la sympathique commisération humanitaire, aves l« abbépierrisme » des écrans, avec le télévangélisme du Téléthon. Haute vertu, elle est difficile, exigeante, parfois peu avenante. Ayant assimilé lidée, après un premier demi-siècle de fer, de feu et de sang, que le progrès technologique, matériel, ne rendait pas contrairement à lespoir des Lumières lhomme meilleur, notre époque a pris le parti de penser que ce type de progrès pouvait rendre lhomme plus heureux, au sens de plus épanoui. Bonté et bonheur sont devenus antinomiques sous la figure de lépanouissement. Il nest plus question daccomplir lessence de lhumanité, comme chez Rousseau ou Kant, mais de révéler les potentialités de chacun dentre nous. Cette quête na plus rien de collectif lessence concernait le genre humain , mais se trouve strictement réduite aux dimensions de lindividu, à la génétique, à la psychologie, entre autres. Et chacun le sait : on peut sépanouir contre autrui, voire contre lhumanité, jusquà constituer une forme de société qui serait la forme larvée dune guerre de chacun contre chacun (la société de la compétition absolue, idéal de léconomie capitaliste dont le sport met quotidiennement en images et en catéchisme le paradigme). Le progrès impliquait le développement maximal de lessence générique de lhomme dans chaque homme, chaque homme parvenant à devenir tout lhomme. Lidéologie dominante de lépanouissement exige linverse : un homme épanoui est un homme qui est lui-même, uniquement lui-même, et non lhomme en général. En un demi-siècle, la tyrannie de lépanouissement a envahi toutes les sphères de lexistence, jusquaux plus intimes. Sépanouir est désormais tenu pour la vraie raison de vivre. Une vie bonne, croit-on est une vie épanouie. Jusquaux rives du XXIe siècle, une vie bonne sidentifiait à une vie vertueuse, à une vie impliquant un idéal moral ; ainsi était-il possible, et sans doute fréquent, à la fois dêtre malheureux et de mener une vie bonne. Aujourdhui bon et épanoui sont devenus synonymes. Vivre bien (sépanouir, voire jouir) et bien vivre (vivre selon le bien, vertueusement) sont entrés en fusion tout en effaçant la vertu. Réussir sa vie ne consiste plus à mener une vie selon une ligne morale, conforme à la vertu, une vie dévouée aux autres, à la patrie, à lart, à un idéal, mais consiste à accomplir jusquau bout les potentialités psychologiques et physiques que chacun détient par lentremise de son capital génétique. Réussir sa vie consiste à faire fructifier ce capital. Une vie réussie sera une vie où toutes ces potentialités, comprises selon la métaphore économique du capital, auront pu sexprimer. Lépanouissement a remplacé la morale. Lépanouissement a remplacé le bien en devenant son synonyme. Dans le fanatisme de lépanouissement personnel qui ravage les sociétés de la modernité tardive gît une certaine conception de la nature tout à fait analogue à celle épinglée par Heidegger comme propre à la technologie moderne. Selon le maître de Messkirch, tout se passe dans la technique moderne comme si la nature était un fonds de ressources éternelles mis à la disposition de lhomme et appelé à être exploité jusquau bout. Cette forme dexploitation caractéristique de ce rapport à la nature porte chez Heidegger [comme on la déjà dit] le nom darraisonnement. Selon lui, larraisonnement est « cette interpellation qui requiert lhomme, cet-à-dire qui le provoque à dévoiler le réel comme fonds dans le mode du commettre ». Nous pouvons, pour accéder à une représentation claire de larraisonnement, songer au dispositif suivant : le Rhin canalisé dans une centrale hydroélectrique pour être commis à livrer son fonds, lénergie. A y regarder de près, le sport relève exactement de ce même dispositif darraisonnement. Mais léducation également. En effet, lorsque des idéologues comme Philippe Meirieu et ses disciples la font se muer en pédagogisme, leur objectif est essentiellement de capter les potentialités de lenfant pour les convertir en énergie adossée à lépanouissement. De fait, les potentialités de chacun, son capital génétique, ses possibilités physiques et intellectuelles sont généralement vues par la technique moderne comme un fonds similaire à la nature. Il est sous-entendu quil serait criminel de ne pas lexploiter. Lépanouissement prescrit à chacun dexploiter ay maximum ses potentialités. On tend à considérer comme immoral de les laisser en friche. Pis : on accolera la notion déchec à une vie qui aurait partiellement laissé de côté certaines de ses possibilités. Lépanouissement est un combat de tous les instants. Il est la forme psychologique et anthropologique de larraisonnement. Cette notion dépanouissement passant par laccomplissement maximal des facultés de chaque homme et de chaque femme demeurait absente de lanthropologiedesLumières.Onlachercheraiten vain dans lEmile de Rousseau. Pour lui, en effet, « il ny a quune science à enseigner aux enfants ; celle des devoirs de lhomme ». Ainsi, loin des idéaux formulés jadis par les Lumières, lidéologie de lépanouissement constitue le propre de lappréhension contemporaine de lhomme, de lanthropologie implicite de notre époque et ce, dans les domaines de léducation, du sport, de la publicité et même de la politique, puisque laction politique se conçoit désormais comme lorganisation des conditions collectives permettant cet épanouissement. Nous le constatons tous les jours : le programme politique nest pas centré sur le bonheur à linverse de ce quannonçait Saint-Just mais sur lépanouissement. Le bonheur se situe du côté de la limitation, de la retenue, il est une des fleurs de la sagesse. Lépanouissement se situe en revanche du côté de la maximalisation, de lénergie vitale du « toujours plus », du « plus vite, plus haut, plus loin » cher aux sportifs, aux entrepreneurs et aux spéculateurs. Homme heureux et homme épanoui ne sont pas synonymes, pas plus que femme heureuse et femme épanouie. La recherche du bonheur est une activité philosophique, quand la recherche de lépanouissement est une activité sociobiologique. Le bonheur est chose rare, exigeant une ascèse, des renoncements difficiles ; lépanouissement est une chose commune, à la portée de tout un chacun. Une vie heureuse nest pas forcément voire pas du tout une vie épanouie. Inversement, une vie épanouie peut être une vie bien malheureuse, manquant de lessentiel, la richesse de la vie intérieure. Cet impératif dépanouissement sappuie sur un détournement éhonté de la psychanalyse. Celle-ci se voit réduite au rang de thérapie chargée de liquider les obstacles à lépanouissement. Elle sabaisse jusquà se vautrer dans la distribution de conseils en tous genres pour élever ses enfants, réussir sa vie conjugale, parfaire sa vie sexuelle, trouver de la joie dans sa vie professionnelle. Dans cette configuration commune à la radio, à la télévision, aux magazines, lusage de la psychanalyse tombe au-dessous même du niveau de la rubrique astrologie, occupant le même office dans la société. Aux yeux de lopinion, la différence entre la célèbre diseuse de bonne aventure Elisabeth Tessier et une psychanalyste dimportance comme Françoise Dolto sestompe. Bien entendu, rien nest plus étranger à la puissance hautement philosophique de luvre freudienne que cet usage soporifique et dénué de pensée de la psychanalyse. La pensée de Freud que lon relise pour sen convaincre, les Actuelles sur la guerre et la mort. LAvenir dune illusion ou Malaise dans la civilisation est avant tout une anthropologie pessimiste de haute volée philosophique. Les envahissants docteurs en épanouissement, parfois estampillés spécialistes en « développement personnel », omettent lessentiel : toutes les possibilités et potentialités dun être humain ne sont pas nécessairement et germinalement présentes en lui, pour saccomplir au cours de lexistence. Nous ne sommes pas sans savoir que leur déploiement peut parfois procurer lillusion du bonheur. Mais il faut au contraire affirmer que certaines dispositions gisent en nous, non pas pour que nous les développions, mais pour que nous leur résistions. Aidés par les thuriféraires de lépanouissement, lhomme moderne a perdu cette faculté, que la religion et la morale savaient si bien cadrer, de résister à lui-même. La croyance au diable contraignait lhomme à la lucidité sur son propre compte, elle lobligeait à rentrer en guerre contre une partie de lui-même. Elle cultivait la faculté de résister à soi-même. De nos jours, nous nenvisageons plus la limitation que sous la contrainte extérieure. Lorsque nous nous limitons, ce nest aucunement pour nous élever par le biais du renoncement, pour éprouver notre capacité de résistance à nos penchants, mais pour écarter de futures souffrances, voire, tout simplement, pour jouir. Nous sommes devenus aveugles à la valeur de la limitation. Date de création : 22/11/2010 @ 11:41 Réactions à cet article
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