LHOMME-PROMESSE
Extrait du livre de Robert Redeker intitulé « Egobody »
Lhomme des rêves utopiques des deux derniers siècles, celui des totalitarismes des années 1930-1989, était, selon les configurations où il apparaissait, soit un homme accompli, soit un surhomme. Cet ancien « homme nouveau » était néanmoins une promesse. On lentendait, au sens propre, comme un messie : il délivrerait lhumanité de ses tares et de ses limites. Luvre de Rousseau est traversée par cette promesse dhomme. Lanthropologie rousseauiste range lhomme exception faite de lhomme tel quil existe dans les sociétés européennes, lhomme-actuel concret selon trois concepts : lhomme à létat de nature, lhomme accompli-autocentré (celui dont lEmile décrit léducation), et lhomme accompli-hétérocentré (le citoyen programmé par la mise en uvre du Contrat social). Dans le Discours sur lorigine de linégalité, Rousseau nous avertit de la non-existence de lhomme à létat de nature cet état « qui nexiste plus, qui na peut-être pas existé, qui probablement nexistera jamais ». Chez Rousseau, cette pure fiction philosophique fonctionne comme létalon-or en économie : cest à laune de cet homme inexistant à létat de nature que sont comparées et jugées toutes les formes dhumanité, les réelles autant que les rêvées. Si lhomme à létat de nature nest pas lhomme nouveau, cest pourtant en se mesurant à lui que seront évaluées les deux formes dhomme nouveau entre lesquelles Rousseau balance. Autrement dit, lhomme à létat de nature est le négatif de toutes les formes humaines, en particulier des deux formes constituant lhomme-promesse, et, dans cette mesure, il est le messie négatif.
Que pourrait alors être lhomme de demain, lhomme attendu, lhomme-promesse ? La réponse rousseauiste est disjonctive : soit « lhomme naturel vivant dans létat de société » le « sauvage fait pour habiter dans les villes », bref, Emile devenu adulte , soit le citoyen accompli, entièrement aliéné à lEtat. Lun ou lautre : « Il faut opter entre faire un homme ou faire un citoyen, car on ne peut être à la fois lun et lautre », confesse Rousseau au moyen dune formule vertigineuse selon laquelle le vrai citoyen ne peut être un homme vrai, ni lhomme vrai un vrai citoyen. Le citoyen accompli, pour sa part, résulte dun procédé de fabrique que Rousseau appelle dun mot nouveau (néologisme) en philosophie, laliénation : les clauses du contrat se réduisent toutes à une seule, savoir laliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ». Et, « cette aliénation se faisant sans réserve », Rousseau présente le contrat social comme une sorte daliénation créatrice participant au processus danthropo-facture.
Par la bouche de son Zarathoustra, Nietzsche ne manqua pas de répercuter cette disjonction rousseauiste, même sil ne prit pas conscience de ce quil devait à un auteur dont le seul nom le révulsait ; « Là où cesse lEtat, cest là que commence lhomme
» Ce qui rend grandiose la réflexion de Rousseau, cest moins le dessein philosophique de cette entité lhomme à venir que loscillation même entre la fabrique de cet homme par léducation (thème de lEmile) et la société politique (thème du Contrat social). Les deux sont la promesse qui senracine dans une troisième entité, lhomme qui na jamais existé : lhomme à létat de nature. La figure de lhomme à venir, lhomme-promesse, quelle que fût sa forme, incarnait charnellement non seulement dans la pensée de Rousseau, mais dans tout le mouvement des Lumières un néo-messianisme athée, obtenu par la sécularisation des théologies chrétiennes : le progressisme.
La nouvelle espèce dhomme nouveau, apparue avec la société de consommation, qui prolifère sous nos yeux, pour sa part, ne promet rien. Lhomme-promesse ce nest pas lui. Un trait frappe dès quon le considère du point de vue de Sirius : il ressemble aux figures humaines des affiches publicitaires au milieu desquelles il évolue le nouvel homme nouveau est aussi bien homme que femme ! paraissent clonées sur le mode gynoïde de la publicité pour lOréal : « LOréal. Parce que vous le valez bien ». Ce nouvel homme nouveau diffuse en permanence autour de lui, telle une insignifiante aura, une impression pathogène de vacuité. Il est vrai que, englué dans la tendance historique à lindifférenciation des sexes, à landrogynie civilisationnelle, lhomme nouveau est indifféremment mâle ou femelle. Son reflet miroite jour et nuit, en flux continu, sur les écrans de télévision allumés en permanence. Notre lecteur aura reconnu lhomme de la rue, version XXIe siècle, véritable zombie anthropologique. Cest de lui dont il faut dire, pour parodier Nietzsche, que nous sommes fatigués (« Nous sommes fatigués de lhomme ») !
En cette époque de lunaparkisation de la vie, de néantisation de lexistence par le divertissement généralisé, le travail aliénant apparaît comme un espace-temps non encore conquis par le loisir, encore libre de cet arraisonnemen-là. Si le divertissement est déjà parvenu à soumettre lécole à sa volonté de puissance, en lui imposant la dictature de lépanouissement de lenfant, il se heurte à la résistance du travail quand il est dur labeur, ultime zone de liberté.
Naguère jusquaux dernières décennies du siècle dernier la morale et léducation structuraient lêtre humain. La société le fabriquait dans la pâte du sens. Son moi sorganisait autour de normes. Les familles tenaient léducation la plus sérieuse des préoccupations. Aujourdhui, le mot « éducation » dit le contraire de ce quil signifie, nétant plus quun vocable gonflé de vent et devenu synonyme de formation à la réussite sociale. Eduquer ne consiste plus à construire un homme, comme Rousseau le pensait, ni un citoyen, comme Condorcet le souhaitait, mais un être qui pourra exhiber publiquement tous les fétiches de sa réussite : des objets de consommation griffés aux grandes marques ainsi que la panoplie des objets high-tech. Ainsi le sens du mot « éducation » sest-il perdu dans les sables de loubli, pour ne plus contenir autre chose que lacquisition du bagage permettant de « réussir ». Totalement oublié lavertissement de Pascal dans ses Pensées : « le divertissement nous détourne dêtre vraiment hommes ».