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Sociologie - Systèmes de l'ordre social
SYSTÈMES DE LORDRE SOCIAL LORDRE SOCIAL
Notre ambition, pour éclairer notre sujet, est den montrer le fil conducteur et de mettre en évidence les points saillants de cet aperçu historique de la sociologie. Les premières vues de la sociologie « Dun certain point de vue, on peut dire que la sociologie procède de deux intentions différentes, bien quapparentées : dabord, elle entend définir une compréhension rationnelle de la société par le développement des théories scientifiques ; ensuite, elle veut contribuer au processus de libération de lhomme amorcé pat les révolutions du XVIIIème siècle ». Très vite, dans sa pensée, ces intentions apparentées peuvent savérer divergentes dans le fait quil puisse y avoir « opposition entre le désir de construire une science de la réalité sociale et la préoccupation morale concernant la liberté individuelle et lépanouissement personnel ». Bien plus, dautres éléments perturbateurs ne peuvent être passés sous silence, dans la mesure où ceux-ci peuvent être « hostiles à la fois au rationalisme et au radicalisme, qui entrent dans la formation de la sociologie. Le paradoxe de la sociologie [ ] réside dans le fait que, dans le grand courant de la modernité, quoi quen aient montré ses figures principales, ses concepts essentiels et ses perspectives implicites [lincitent souvent] au conservatisme ». Ainsi Bettomore constate que la pensée sociologique française, au XIXème siècle de Comte (1798-1857) à Durkheim (1856-1917) sest plus préoccupée « de la recréation de la communauté et de la restauration de lordre social par le moyen dune nouvelle autorité morale qui contrôlerait le comportement et qui, effectivement retarderait le changement social. Cette préoccupation est évidente chez le sociologue allemand Tönnies (1855-1936), lorsquil dépeint le contraste existant entre les deux types de société quil appelle communauté (caractérisé par détroites relations personnelles) et société (où prédominent les relations impersonnelles, comme en connaît léconomie capitaliste). Lidéologie allemande Marx (1818-1883) est le marqueur essentiel de cette idéologie[2]. Lorsquil se tourne vers lui, le professeur de Brighton, retrouve des traits semblables à ceux précités, remarquant surtout dans les écrits du jeune Marx leur centrage sur le contraste entre laliénation de lhomme chez la société capitaliste et la possibilité de surmonter cette aliénation dans la société communiste à venir car « celle-ci assurera à lhomme la liberté individuelle et lépanouissement personnel ». Il voit deux courants distincts émerger de la pensée marxienne : « lun rationaliste, cherchant à produire une théorie scientifique de la société, et lautre moral, tendant à créer une véritable communauté humaine ». Dans le marxisme plus récent, il voit ces deux courants de pensée recevoir des interprétations contradictoires : il y a ceux qui voient dans le marxisme une « philosophie critique » sopposant à toute sociologie et ceux qui ont mis laccent sur la théorie scientifique de Marx, soit comme théorie dévolution sociale (formulation de limpérialisme par Boukharine[3]), soit comme théorie structuraliste (Althusser[4]) mettant à jour les affinités causales en toute structure sociale. Par ailleurs, Bettomore, relève que la science marxiste de la société « ou bien exclut les valeurs, ou bien prétend quil y a coïncidence fortuite entre le cours nécessaire du développement social et la réalisation des fins morales que lon vise ». En fait, conclut lauteur « au sein même du marxisme, le débat pose, sous une forme spécifique, la fonction sous-jacente à tous les débats sur la fonction critique de la sociologie, celle de la relation entre la science sociale et le jugement des valeurs ». La controverse qui sest élevée parmi les sociologues allemands au début du XXème siècle Le débat, comme le décrit Bettomore, culmina avec la célèbre « dispute de valeur » lors de la réunion, en 1914, de lUnion pour la politique sociale. Dans cette controverse, Weber entra en conflit avec Gustav Schmoller et une majorité des membres de lUnion qui estimaient que les obligations des sciences sociales ne consistent pas seulement à expliquer les phénomènes sociaux et, si possible à en déduire lavenir, mais aussi à préconiser en tant quidéaux à atteindre certaines mesures politiques. Il est vrai que Weber avait engagé la controverse dès 1904, lorsquil avait publié un éditorial dans Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, dans lequel il réclamait une distinction rigoureuse entre les problèmes de la science sociale et ceux de la politique. Sa participation à la fondation de la Société sociologique, en 1910, nétait que la confirmation de cette orientation. Le point de vue de Weber, tel quil est exprimé dans larticle quil écrivit en 1918, publié plus tard sous le titre Le Sens de liberté de valeur dans les sciences sociologiques et économiques et son essai La Science en tant que vocation, nest pas que les valeurs nentrent pas dans les sciences sociales, mais que les sciences sociales ne peuvent offrir aucun critère permettant de choisir entre différents jugements de valeur. En effet, selon lui, il nexisterait aucun moyen rationnel déviter les conflits au sujet des valeurs ; l« irrationalité éthique » du monde avec son inépuisable réserve de significations, fait que le conflit entre diverses orientations de valeurs est irrémédiable. Mais puisque, en même temps, les valeurs du sociologue social influencent le choix de son sujet et la façon dont il formule ses hypothèses, cette idée semble impliquer que les conflits théoriques dans les sciences sociales ne peuvent finalement être résolus. Il va sans dire que, si après avoir choisi la matière de son sujet et formulé des hypothèses, lapplication de critères rationnels et empiriques permettent de juger de la valeur scientifique dune investigation et de la validité des résultats ; mais une telle application serait bien insuffisante pour se prononcer entre des résultats obtenus sur la base dhypothèses et de schémas conceptuels divergents. Lidée de Weber quant à linfluence des valeurs en science sociale avait quelque affinité avec la conception marxiste de lidéologie, mais elle naccordait pas une position épistémologique privilégiée à une thèse de la société formulée du point de vue du prolétariat. Elle ne considérait pas davantage que les valeurs trouvaient leur source seulement, ou principalement, dans les intérêts de classe. Dans son relativisme éthique, elle apparaît plutôt comme les lignes de pensée qui ont abouti à la conception de Mannheim sur la distorsion idéologique de toute pensée sociale. Bottomore relève au passage quelques problèmes relatifs à la philosophie de la science, mais nous nous contenterons de savoir que, selon ses propres termes, ils demeurent matière à controverse. On retiendra plutôt que « si lon adopte lidée (qui semble acceptée par ceux, toujours plus nombreux qui se penchent sur les problèmes philosophiques des sciences sociales) que ces sciences sont des sciences morales, sattachant beaucoup plus aux actions humaines quà lexplication causale des évènements, on comprend dès lors les implications importantes que cette idée a pour le rapport entre la sociologie et la critique sociale. On remet en question la distinction absolue entre fait et valeur pour autant que lon croie quappréciation et description sont inséparables. Le problème soulevé alors, comme dans la théorie de Mannheim sur lidéologie, est celui du relativisme, ainsi traduit : peut-on dire quune description daction humaine et dappréciation qui en découle a une plus grande valeur objective quune autre ? On est en droit de conclure, comme le fit Weber, que les valeurs qui entrent dans la description et lappréciation de laction humaine proviennent de mouvements culturels généraux dont la validité ne peut être vérifiée par la science(1), et parmi lesquels le choix se fait par des moyens arbitraires et irrationnels (2). Le développement des différentes orientations en sociologie au cours des années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, semblent donner raison au second de ces jugements. Tendances récentes en sociologie et en critique sociale On peut distinguer deux phases dans le développement récent de la sociologie, les orientations conservatrices éphémères et le nouveau radicalisme. Orientations conservatrices éphémères Jusquà la fin des années 1950, la sociologie avait une orientation nettement conservatrice. Les écoles les plus influentes (fonctionnalisme et behaviorisme) sappliquaient avant tout, surtout aux Etats-Unis, à expliquer le fondement des motivations des sociétés capitalistes dOccident, caractérisées quelquefois comme des « démocraties établies ». Elles visaient également à suggérer comment les connaissances sociologiques pourraient amener des réformes mineures et éliminer tout élément persistant de « déséquilibre ». Les sociologues de ces écoles sintéressent peu aux problèmes des changements et des conflits de grande envergure et accordaient peu dattention au marxisme. Ce point de vue conservateur a fait penser à une « fin de lidéologie ». Au cours des années cinquante, il semblait que lon assistait dans la société occidentale, à un ralentissement des conflits politiques, surtout des conflits de classes, errodés par les effets positifs dune croissance économique notable. Ce consensus se trouvait conforté par le fait que le conflit le plus important de lépoque avait été situé entre les démocraties occidentales et les sociétés totalitaires de lEurope de lEst qui, elles aussi, prenaient lallure de systèmes « stables » fondés sur une croissance économique rapide et sur lautre idéologie dunification représentée par le marxisme soviétique. La fin des années cinquante était marquée par une renaissance dune conscience politique radicale (révoltes de 1956 contre le modèle stalinien à lEst, mouvements dopposition à lOuest, mouvement pacifiste aux Etats-Unis). Au cours de la décennie suivante, ces changements commencèrent à exercer une influence sur la sociologie, bien quun petit nombre de sociologues, spécialement C. Wright Mills, de même que quelques critiques marxistes de la version stalinienne du marxisme eussent déjà annoncé de grands changements dans la conscience sociale. Les théories de la société couramment acceptées, que ce soient celles du marxisme soviétique ou du fonctionnalisme, nétaient plus capables de traiter valablement du phénomène nouveau de conflit social et du changement, et on essaya de donner une autre direction à la théorie sociologique. Dans une large mesure, ces essais entraînaient un renouveau de la pensée marxiste qui faisait appel à tout une gamme de formes et de thèmes nouveaux dont beaucoup sinspiraient fortement des premiers écrits de Marx (en particulier du texte des Manuscrits de 1848) ; ils accordaient une place centrale au concept daliénation, dans une critique sociale de grande envergure dirigée non seulement contre le capitalisme, mais contre le socialisme bureaucratique et autoritaire, contre lindustrialisation et linnovation technologique effrénée, et contre lobsession de croissance économique et du niveau de consommation. Le nouveau radicalisme Après avoir assigné une importance moindre à la lutte des classes entre la bourgeoisie et le prolétariat, et à son abandon dans le Tiers monde au profit de la paysannerie comme principale force révolutionnaire, on regarda les conflits dans les nations industrialisées comme résultant du pouvoir politique (opposant ceux qui « dirigent » la société et ceux qui sont opprimés et impuissants) plutôt que comme ceux dintérêts économiques incompatibles. Par exemple, les travaux les plus récents des représentants de lEcole de Francfort, spécialement Adorno et Habermas, ont abouti à la conclusion que le concept de classe a beaucoup perdu de son utilité comme instrument danalyse sociale, et que les conflits dans les sociétés hautement industrialisées sont, avant tout, des luttes culturelles dans lesquelles les intellectuels radicaux jouent un rôle prépondérant. Aux Etats-Unis, C. Wright Mills est arrivé à la même conclusion, attendant des jeunes intellectuels y compris des étudiants, lavènement dun nouveau mouvement radical. Le nouveau radicalisme a eu un impact considérable sur la sociologie. Alors quils accordaient jusque-là leur attention aux notions de stabilité, déquilibre et de consensus, nombre de sociologues se sont sentis concernés par les problèmes de la guerre[5] et de la révolution, par la domination des élites ou de classes particulières, par les idéologies qui les aident à maintenir leurs privilèges, par les conflits entre groupes dominants et subordonnés et par les changements sociaux rapides qui surgissent dans le monde entier et qui créent de nouvelles possibilités et de nouveaux dangers. En même temps, ces sociologues ont tenté, vainement jusqualors, au dire de Bettomore, « de regrouper les différentes tendances de la critique et de les fondre en une théorie sociale plus systématique et plus cohérente ». La critique sociale de la seconde moitié du XXème siècle sintéresse à des objets divers, difficiles à identifier à un modèle particulier de société. La critique radicale et les mouvements sociaux avec lesquels elle sympathise et sunit, peuvent être préoccupés des risques de la guerre nucléaire, de lexplosion démographique, [de la paupérisation dans le monde], de la pollution, de la destruction de lenvironnement due aux progrès rapides de la technologie et de lindustrialisation, de lautoritarisme appliqué par beaucoup de régimes socialistes, de la discrimination et de lexpression raciale ou sexuelle, ou encore ce quils considèrent comme un déclin culturel général engendré par lobsession du développement économique et par linfluence des mass-media. Bettomore constate enfin que « toute cette diversité amène la pensée sociologique à se disperser en différentes écoles. Le marxisme lui-même, qui fut pendant plus dun siècle un facteur dunification sest effrité en une variété de conceptions incompatibles et souvent antagonistes. Comme interprétation globale de lhistoire de la société, celle-ci est à présent , parfaitement ambiguë et inadéquate ». [On nest pas loin de penser aujourdhui que le conservatisme est passé dans son camp !]. [Au demeurant pour le professeur de Brigthon], « les théories et les recherches sociologiques reflètent les différentes orientations culturelles et les conflits dintérêts dans les diverses situations aptes à susciter un point de vue soit plus conservateur, soit plus radical. Le rôle de la sociologie est de soumettre les différents mouvements à un examen rationnel et à une étude empirique, de même que les aspirations et les politiques qui naissent des tensions et des conflits à lintérieur dune culture. Comme le dit Robert Lynd, la science sociale est une partie organisée de la culture qui existe dans le but daider lhomme à comprendre et à reconstruire continuellement sa culture ». PRÉSENTATION DE QUATRE SYSTÈMES PARTICULIERS A la suite de cet aperçu de l »ordre social », nous avons retenu deux systèmes qui ont rapport à la guerre. Le premier est celui de Jurgen Habermas qui, dans les années 1980, a publié, dune part, l « Agir communicationnel » comme remède au conflit et, dautre part, « Connaissance et intérêt » où il redéfinit la distinction entre travail et praxis,la ramenant à la différence entre action instrumentale et action communicationnelle ; le second est celui de René Girard, qui très récemment, avec son ouvrage « Achever Clausewitz », est parvenu à diagnostiquer les ressorts de la guerre. En outre nous avons recherché, pour les présenter ici, deux systèmes « motivationnels » qui peuvent servir à létude dactivités humaines à caractère pacifique : ce sont le système « monadique » de Leibniz que Michel Serres a étudié dans son ouvrage « Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques » et le système de Clifford Geertz consacré aux actions « symboliques » décrit dans ses ouvrages « The Interpretation of cultures » et « Savoir local, savoir global ». Jurgen HABERMAS selon Paul Ricoeur (son anthropologie réaliste comme modèle néo-marxiste du principe de réalité) Louvrage de référence choisi par Ricoeur[6] pour commenter lanthropologie réaliste dHabermas est son ouvrage intitulé Connaissance et Intérêt. Ce que ce modèle métacritique veut montrer cest que le problème central est celui de la synthèse de lobjet. Le problème est le suivant : comment un sujet pose-t-il un objet en face de lui ou, pour parler comme Freud, comment construit-on le principe de réalité ? Selon lui, la synthèse nest pas celle dune conscience mais celle dune activité. Cest la praxis (une manière dagir) qui porte la synthèse. Ricoeur souligne qu Habermas « utilise le concept de genre humain concret, qui est un résidu de laliénation de Feuerbach. Une humanité pratique prend la place de la conscience transcendantale développée par Kant ». Le fait davoir caractérisé l homo agens(lhomme concret) comme sujet de la synthèse a montré quatre avantages de la notion de travail envisagée comme synthèse. 1) Le premier avantage est que nous disposons à la fois dune catégorie anthropologique et dune catégorie épistémologique. Poser que le travail produit la synthèse de lobjet, ce nest pas simplement remarquer le rôle économique de lactivité humaine, cest aussi comprendre la nature de notre connaissance, la manière dont nous appréhendons le monde. Cette conjonction des catégories épistémologiques et anthropologiques est cruciale pour la relation (qui sera abordée ultérieurement) entre intérêt et champ dexpérience. Comme on le verra, Habermas soutient que certaines sciences correspondent à certains intérêts. Lintérêt pour le contrôle et la manipulation correspondent aux sciences empiriques, lintérêt pour la communication aux sciences historiques et interprétatives, et lintérêt pour lémancipation aux sciences sociales critiques telles que la psychanalyse. Pour étayer ces corrélations, Habermas doit introduire au départ la liaison (suggérée par le titre de son ouvrage) entre un concept anthropologique un intérêt et un système épistémologique un système catégoriel permettant de traiter de certains champs de connaissance. Cette relation entre les deux jeux de catégories prend sa source dans la notion de travail envisagée comme synthèse. Larticulation du rapport ente épistémologie et anthropologie, entre connaissance et intérêt, telle est la problématique densemble de la deuxième partie de louvrage. 2) Le second avantage de la construction développée par Habermas à partir de Marx est que cette élaboration de la synthèse produit une meilleure interprétation de « monde vécu » (Lebenswelt), formulé dabord dans le dernier texte de Husserl, La crise des sciences européennes. La compréhension du travail social comme synthèse nous permet déliminer un « un malentendu logico-transcendantal » (60) : nous éviterons alors de prendre le concept de « monde vécu » de manière anhistorique ( ) « Lespèce humaine nest pas caractérisée par une complexion invariante, naturelle ou transcendantale, mais seulement par un mécanisme de devenir humain » (61). Les Manuscrits, souligne Ricoeur, parlent dune nature qui devient plus naturelle. Lhumanité et la nature sont promues ensemble, et cest ensemble quelles deviennent plus naturelles et plus humaines. Selon Habermas, cette historicisation du transcendantal est rendue possible parce que Marx a lié lhistoire aux forces productives. Habermas insiste sur la nature historique de la praxis manifeste dans laccumulation des outils où il sagit dune histoire technologique et il montre comment Marx a lié cette histoire au concept de forces productives. La dimension historique est introduite par le moyen des forces productives : elles sont les porteurs de lhistoire. Donc, la synthèse assumée par le travail se distingue de lessence figée assignée par Kant aux catégories. En un sens, cest uniquement parce quil y a une histoire de lindustrie que lhistoire existe. Il apparaît alors, du fait de cet énoncé, que Habermas ne souscrit pas au parti pris de Marx : les idéologies nont pas dhistoire. Lentendement a une histoire qui lui est propre et qui peut être exemplifiée par lhistoire des sciences. Lindustrie nest pas lunique facteur qui donne à lexistence humaine une dimension historique : les idées ont aussi une histoire. 3) Le troisième avantage est que « La synthèse de la matière du travail par la force de travail reçoit son unité effective à travers les catégories de lhomme manipulant » (67). Cette lecture de Marx, le situe plus ou moins dans la même catégorie que Peirce et Dewey. Dans lun des chapitres suivants, Marx apparaît comme un précurseur du pragmatisme éclairé. 4) Le fait de traiter du travail comme synthèse de lobjet comporte un quatrième avantage : déployer limportante analyse inaugurée par Fichte. Dans la tradition de lidéalisme allemand. Fichte est avec Kant, lautre figure qui annonce lélaboration marxiste de la synthèse, et Habermas y revient sans cesse dans son livre. Fichte est celui qui a franchi le pas décisif dune philosophie de la théorie à une théorie de la praxis, parce que son concept fondamental est lactivité de lêtre humain qui se produit lui-même. « Fichte a mis en relation la synthèse dans limagination avec lactivité du sujet. Le moi originaire est, dans la pensée de Fichte, le sujet agissant. Le moi susceptible daccompagner toutes mes représentations pour parler en langage kantien nest pas une représentation ultime. Il nest pas une représentation dun ordre plus élevé mais une activité, le moi qui se pose lui-même. Il y a de nombreux textes dans lIdéologie allemande », nous rappelle Ricoeur, « où le concept de perception de soi, dauto-constitution, est central. Habermas est fondé à remonter de ce concept dauto-constitution jusquà lidée fitchéenne dune humanité qui se pose elle-même par le processus de la praxis et par léchange avec la nature. Lengendrement réciproque de lêtre humain et de la nature est dans le même temps un auto-engendrement de lêtre humain ». Le statut de la praxéologie (science de la praxis) Ricoeur, dans son analyse, a observé les raisons qui ont conduit Habermas à redéfinir la distinction entre travail et praxis (travail + élément autre). Ainsi ramène-t-il cette distinction à celle quil entrevoit entre action instrumentale et interaction ou action communicationnelle. Dans le troisième chapitre de Connaissance et Intérêt, Habermas tire les conséquences épistémologiques de cette distinction. Sa question est la suivante : quel est le statut dune science de la praxis ? Marx a élaboré une critique et non une science de la nature, mais il na produit aucune justification épistémologique pour sa théorie de la société. Au lieu de cela, il a sans cesse décrit son travail par analogie aux sciences de la nature. Le fait que con uvre était une critique de léconomie politique aurait dû orienter son attention vers la dimension réflexive de cette critique, mais tel na pas été le cas. Habermas soutient par conséquent que dans la mesure où la praxis se voit réduite à la production matérielle, à lactivité instrumentale, le modèle est bien celui des sciences de la nature. La science de la praxis, dans ce cas, est purement et simplement abordée comme un prolongement des sciences de la nature. En revanche, et cest lapport dHabermas, si lon doit élaborer une dialectique entre linstrumentalité et les pôles interactifs de la praxis, on dispose dune science qui nest pas une extension ou une transposition des sciences de la nature, mais une discipline dun genre différent : cest la critique. Alors que, remarque Habermas, une science de la nature peut très bien être non réflexive du fait quelle traite dobjets distincts du sujet connaissant, du savant. La conséquence en est que le savant nest pas impliqué dans son savoir, alors quil lest à coup sûr dans les sciences de la société. La présupposition qui veut que toute science se constitue par le modèle des sciences de la nature restreint lidée fichtéenne dauto-création de lhomme à la réalité industrielle. Pour Habermas, cette réduction est lidéologie de la modernité. Lidéologie réduit progressivement lactivité au travail, le travail à lactivité instrumentale et lactivité instrumentale à la technologie qui engloutit notre travail. La science qui soccupe de lhomme devient une province des sciences de la nature et rien de plus. Dans cette interprétation, quelque chose se trouve refoulé. La lecture « industrialiste » de lactivité humaine dissimule « la dimension de lauto-réflexion dans laquelle elle doit cependant se mouvoir » (83). La distinction entre une théorie des interactions et une théorie de lactivité instrumentale est la réponse de Habermas à la tension du technique et du pratique chez Marx. On doit entendre par « pratique » non seulement laspect matériel mais toutes les dimensions de lactivité déterminée par des normes et des idéaux : ce qui recouvre tout le champ de léthique et de léthique appliquée. La pratique inclut toutes les sphères de lactivité dotées dune structure symbolique, dune structure qui à la fois interprète et régule laction. Le technique et la pratique constituent une bipartition du champ de lactivité humaine. « Le milieu dans lequel les relations des sujets et des groupes sont réglées normativement est la tradition culturelle : elle forme le contexte linguistique de communication sur la base duquel les sujets interprètent la nature et sinterprètent eux-mêmes dans leur environnement naturel » (85). La référence à la tradition culturelle, aux normes, aux institutions, au contexte linguistique de communication et à linterprétation, vient conforter lhypothèse de Ricoeur : le processus de distorsion ne prend sens[7] que si lactivité est conçue au travers de médiations symboliques. Le concept dinterprétation appartient à cette couche originaire et il désigne lactivité menée par les individus dans leur environnement à la fois à légard de la nature et vis-à-vis deux-mêmes. Sans la distinction entre activité instrumentale et activité communicationnelle, il ny a aucune place pour la critique, et pas même pour lidéologie. Ce nest quau sein dun cadre institutionnel que la dépendance sociale et la domination politique peuvent déployer leurs effets répressifs. Ce nest quau sein de ce cadre que lidée dune « communication exempte de domination » (86) prend sens. La notion de compétence communicationnelle Ce mot de compétence est utilisé de manière ambiguë. Dun côté une compétence est quelque chose qui est à notre disposition, une potentialité dont nous pouvons nous servir ou pas. Ricoeur précise quil sagit là du corrélat de la performance de Chomsky : parce que jai la compétence de parler le français, je peux énoncer une phrase dans cette langue. Mais la compétence communicationnelle ne serait pas quelque chose qui serait à notre disposition : cest plutôt ce qui sapparente à lidée kantienne, à une idée régulatrice. Ricoeur pose alors la question : pouvons-nous détenir cette idée sans une anthropologie ou une ontologie qui donne sens à un dialogue réussi ? (Cest largument constant de Gadamer dans sa discussion avec Habermas). Si nous ne disposons pas dune ontologie au sein de laquelle le dialogue est constitutif de qui nous sommes, pouvons-nous envisager cet idéal communicationnel ? Mais peut-être nest-ce purement et simplement quune question daccent, et la question de Habermas est-elle : comment pouvons-nous comprendre le dialogue que nous sommes si ce nest à travers lutopie dune communication sans frontières ni contraintes ? Ricoeur avoue admettre tout à fait le rôle incontournable de cet élément utopique, dans la mesure où il est la composante ultime de toute théorie de lidéologie. Cest toujours depuis les profondeurs de lutopie que nous pouvons parler de lidéologie. Tel était le cas du jeune Marx lorsquil parlait de lhomme total, celui qui sen allait pêcher le matin, chasser laprès-midi et qui, le soir sadonnait à la critique. Cette reconstruction de la totalité sous-jacente à la division du travail, cette vision dun homme intégral, est lutopie qui nous permet daffirmer que léconomie politique anglaise na pas creusé au-dessous de la surface des relations économiques entre le salaire, le capital et le travail. Ricoeur considère lutopie comme étant elle-même un réseau complexe déléments dorigines diverses. Loin dêtre homogène, elle est un assemblage de forces qui oeuvrent ensemble. a) Les trois composantes de la structure utopique En premier lieu, lutopie est soutenue par la notion dauto-réflexion. Cest le cur de lutopie et la composante téléologique de toute critique, de toute analyse, de toute restauration de la communication. Ricoeur lappelle composante transcendantale ( ) Ce qui reste commun à la théorie et à la pratique, cest cet élément dauto-réflexion qui nest pas historique mais transcendantal : intemporel, sans origine historique assignable, il est bien plutôt la possibilité fondamentale de lêtre humain. Quand le jeune Marx parle de la différence entre lanimal et lhomme, il trace une ligne de démarcation : la différence tient à une transcendance dont lhomme peut se prévaloir. Ricoeur, quant à lui, préfère qualifier ce facteur de transcendantal car il est la condition de possibilité pour que soit réalisé quelque chose dautre. La seconde composante de la structure utopique est culturelle. Cette caractéristique est moderne et provient de la tradition des Lumières : elle ajoute à lactivité imaginative la possibilité dune rectification, la possibilité de mettre à lépreuve les limites du réalisable. Ricoeur reprend une citation dHabermas : « Les idées dune philosophie des Lumières proviennent du fonds des illusions transmises historiquement. Ainsi devons-nous comprendre les actions dune philosophie des Lumières comme la tentative de tester la limite du réalisable en ce qui concerne le contenu utopique du patrimoine culturel dans des conditions données » (315). La troisième composante est lactivité imaginative Lactivité imaginative correspond chez Habermas à ce que Freud appelle lillusion ; celle-ci se distingue de lidée délirante qui est à la fois invérifiable et irréalisable. Lillusion ou lactivité imaginative est lélément de lespérance, dune espérance rationnelle. Dans larticle Connaissance et Intérêt dHabermas, il est affirmé que lhumanité senracine dans des structures fondamentales telles que le travail, le langage et la domination. Il ajoute néanmoins quest également présent en nous quelque chose qui transcende cet ensemble de conditions : cest lutopie. Dans ce contexte, il utilise explicitement le mot « utopie ». « La société nest pas seulement un système dauto-conservation. Il y a, présent chez lindividu en tant que libido, une nature qui est séduction, qui a quitté le domaine de lauto-conservation et poursuit une satisfaction utopique » (153-154). Lactivité imaginative est ce qui « poursuit une satisfaction utopique ». Cette opposition, établie par Habermas entre utopie et auto-conservation est une bonne perspective pour analyser la relation entre idéologie et utopie. b) Analyse de la relation entre idéologie et utopie dans leurs sens les plus positifs Comme on le verra ultérieurement chez Geertz, la fonction essentielle dune idéologie est de poser une identité, quil sagisse de lidentité dun groupe ou de celle dun individu. Lutopie, de son côté rompt avec le « système dauto-conservation » et « poursuit une satisfaction utopique ». Pour Habermas, le rôle effectif de cet élément utopique mène à la thèse suivante : « La connaissance est un instrument dauto-conservation dans la même mesure quelle transcende la pure et simple conservation » (154). Lutopie est précisément ce qui empêche les trois intérêts constitutifs de la connaissance instrumental, pratique et critique dêtre réduit à lun dentre eux. La visée utopique ouvre le spectre des intérêts et lui évite de se refermer ou de retomber dans lintérêt instrumental. Il se peut alors, poursuit Ricoeur, que lutopie au sens positif du terme, sétende jusquà la frontière entre le possible et limpossible, laquelle frontière nest peut-être en définitive, susceptible daucune rationalisation, même sous la forme dune espérance rationnelle. Ne pourrait-on, dans ces conditions, soutenir que le facteur utopique est irréductible, que la critique de lidéologie ne peut prendre appui sur une expérience analogue à celle du transfert dans la psychanalyse où le processus de libération peut mener à la reconnaissance de soi sous la conduite dune reconnaissance effective et mutuelle ? Il se peut même quune reconnaissance pleinement réciproque soit dans toute thérapie en tant que telle un élément utopique. Limagination utopique est celle dun acte idéal de langage, dune situation idéale de communication : lidée dune communication sans frontières ni contraintes. Il se peut que cet idéal constitue notre véritable idée du genre humain. Nous parlons du genre humain, non seulement au titre de lespèce, mais comme dune tâche, puisque nulle part lhumanité nest donnée. Lélément utopique peut être lidée de lhumanité vers laquelle nous nous orientons et que nous tentons sans cesse dactualiser. Ce faisant, Habermas rend possible une critique de la société qui évite le paradoxe de Mannheim (le distinction de la science et de lidéologie). Il ajoute quelque chose à Weber en montrant que cest uniquement au terme de la démarche critique que nous pouvons reconquérir, comme étant notre uvre propre, les prétentions de lautorité et il attire notre attention sur le fait que cette reconquête va de lex-communication et de la désymbolisation vers la reconnaissance et la communication. Sur ce dernier point, il annonce Geertz « qui démontre que lidéologie doit être comprise sur la base de la structure symbolique de laction ». René GIRARD (son anthropologie posthégélienne) 1) Le mimétisme comme ampliation de limitation a/ Limitation est à luvre dans les évolutions de lordre social depuis des millénaires Gabriel Tarde a longuement étudié ces évolutions[8]. Nous retiendrons particulièrement son chapitre intitulé « Lois logiques de limitation[9] ». Pour lui, « Les causes sociales sont de deux ordres : logiques ou non logiques. Cette distinction a la plus grande importance. Les causes logiques agissent quand linnovation choisie par un homme lest parce qu elle est jugée par lui plus utile ou plus vraie que les autres, cest-à-dire plus daccord que celles-ci avec les buts ou les principes déjà établis en lui (toujours par imitation) ». Dans la catégorie logiques, « il ny a en présence que des inventions ou des découvertes anciennes ou récentes, abstraction faite de tout prestige ou de tout discrédit attaché à la personne de leurs colporteurs, ou au temps et au lieu doù elles proviennent ». Si lon reconnaît linvention et limitation comme acte social élémentaire, on ignore la substance ou la force sociale dont cet acte est fait (dont il nest que la forme). En dautres termes quest-ce qui est inventé ou imité ? G. Tarde souligne que « cest par des concours ou des concurrences de désirs, de besoins, que les sociétés fonctionnent. Les croyances religieuses et morales, mais aussi juridiques, politiques, linguistiques même (la puissance de persuasion aussi irrésistible quinconsciente exercée par notre langue maternelle) ». Telles sont les forces plastiques des sociétés, les besoins économiques ou esthétiques étant leurs forces fonctionnelles. Mais quelles en sont véritablement les sources ? G. Tarde affirme « quelles ont leur source profonde au-dessous du monde social, dans le monde vivant. Cest ainsi que les forces plastiques et les forces fonctionnelles de la vie, spécifiées, employées par la génération, ont leurs forces au-dessus du monde vivant, dans le monde physique, et que les forces moléculaires et les forces motrices de celui-ci, régies par londulation, ont aussi leur source, insondable à nos physiciens, dans un monde hypophysique que les uns appellent Noumènes, les autres Energie, les autres Inconnaissable. Energie est le nom le plus répandu de ce mystère. Par ce terme, on désigne une réalité qui, comme on le voit, est toujours double en ses manifestations ; et cette bifurcation éternelle, qui se reproduit sous des métamorphoses surprenantes à chacun des étages superposés de la vie universelle, nest pas le moindre des traits communs à signaler entre eux. Sous les appellations de matière et de mouvement, dorganes et de fonctions, dinstitutions et de progrès, cette grande distinction du statique et du dynamique, où rentre aussi celle de lEspace et du Temps, partage en deux lunivers entier[10] ». A mesure que la société sétend, saccroît, perfectionne et complique toutes ses institutions (droit, langue, institutions, etc.) où se forgent les croyances unanimes quelles incarnent (prévoyance, foi et assurance, vérité et sécurité), le progrès social globalise les désirs. La paix sociale, G. Tarde la résume ainsi : « la foi unanime en un même idéal ou une même illusion (lutopie ricoeurienne), unanimité qui suppose une assimilation chaque jour plus étendue et plus profonde de lhumanité : voilà le terme où courent, quon le veuille ou non, toutes les révolutions sociales. Tel est le progrès, cest-à-dire lavancement du monde social dans les voies logiques[11] ». Quand une société élabore quelque grande conquête que son ambition rêve avant que son activité la déploie, que constate-t-on ? G. Tarde la bien vu : « Le progrès est une espèce de méditation collective et sans cerveau propre, mais rendue possible par la solidarité (grâce à limitation) des cerveaux multiples dinventeurs, de savants, qui échangent leurs découvertes successives ». G. Tarde fait remarquer ici que « la fixation des découvertes par lécriture qui permet leur transmission à distance et à de longs intervalles de temps, est léquivalent de cette fixation des images qui saccomplit dans le cerveau de lindividu et constitue le cliché cellulaire du souvenir ». De sorte que, pour lui, « le progrès social, comme le progrès individuel sopère par deux procédés, la substitution et laccumulation, et vis-à-vis deux, il y a des découvertes ou des inventions qui ne sont que substituables, dautres qui sont accumulables. De là des combats (ou duels) logiques et des unions logiques ». Seul le « duel logique » retiendra ici notre attention. b/ Le duel logique (ou téléologique) Pourquoi le terme de duel ? Parce quen effet dans chacun des affrontements de la vie sociale édités à dinnombrables exemplaires, les jugements et les desseins en présence sont toujours au nombre de deux. A-t-on jamais vu à aucune période de notre histoire une bataille à trois ou à quatre ? Si bataille il y a, quelles que soient le nombre des armées, il ny a que deux camps en présence ; de même que dans le conseil de guerre qui a précédé lengagement, il ny a eu que deux opinions à la fois en face et en lutte. Et de plus, il est visible que le différend, la querelle à vider se résume toujours à un oui opposé à un non. Sans doute, celui des deux adversaires qui nie lautre (guerres religieuses ) ou qui contrecarre son dessein (luttes idéologiques ou politiques) a bien sa thèse ou son dessein aussi ; mais cest seulement en tant que négation ou obstacle, plus ou moins explicite ou implicite, direct ou indirect, que sa pensée ou sa volonté rend le conflit inévitable. Même dans le duel linguistique élémentaire, le terme ou la locution reçus affirment et le terme ou la locution nouveaux nient. G. Tarde cite plusieurs exemples : « Dans toute lAsie antérieure, lécriture cunéiforme sest propagée longtemps seule, de même que lécriture phénicienne dans tout le bassin méditerranéen. Mais, un jour, ces deux alphabets se sont disputés le terrain de la première, qui, lentement a reculé et a disparu seulement vers le premier siècle de notre ère Ce qui sest passé pour lécriture, avait déjà eu lieu pour le langage. Le progrès linguistique sopère toujours, par imitation dabord, puis par lutte lente entre deux langues ou deux dialectes qui se disputent un même pays et dont lun refoule lautre, ou entre deux locutions ou deux tournures de phrases qui répondent à la même idée. Cette lutte est un conflit de thèses opposées, impliquée dans chaque mot ou dans chaque tournure qui tend à se substituer à un autre mot ou à une autre forme grammaticale[12] ». Dans le duel religieux, le dogme officiel affirme, le dogme hérétique nie, comme plus tard quand la science tend à remplacer la religion, la théorie admise fait figure daffirmation alors quelle se trouve niée par la théorie nouvelle. Dans tout procès quelconque soumis au juge, il y a un demandeur qui affirme et un défendeur qui nie. Quant aux concurrences industrielles, les duels interviennent par affrontement de « créances » : inventions simultanées ayant le même objet ou répondant au même besoin et invention se substituant à une invention précédente. Il y a toujours dans une société en progrès industriel, un certain nombre de produits anciens qui se défendent avec un bonheur inégal avec des produits nouveaux. G. Tarde cite quelques exemples : « La production et la consommation des premiers, par exemple des chandelles de suif, impliquent cette affirmation, cette conviction intime, contredite par les producteurs ou les consommateurs de seconds, à savoir : ce procédé déclairage est le meilleur ou le plus économique. Sous cette dispute de boutiques, on découvre avec surprise un conflit de propositions. La querelle aujourdhui terminée, entre le sucre de cannes et le sucre de betteraves, entre la diligence et la locomotive, entre la navigation à voile et la navigation à vapeur, etc., était une véritable discussion sociale, voire même une argumentation. Car ce nétaient pas seulement deux propositions, mais deux syllogismes qui saffrontaient conformément à un fait général méconnu par les logiciens ; lun disant par exemple : Le cheval est lanimal domestique le plus rapide ; or, la locomotion nest possible quau moyen danimaux ; donc la diligence est le meilleur moyen de locomotion ; lautre répondant :Le cheval est bien lanimal le plus rapide, mais il nest pas vrai que les forces animales soient seules utilisables pour le transport des voyageurs et des marchandises ; donc, la précédente conclusion est fausse. Cette remarque doit être généralisée et de pareils chocs syllogistiques se montreraient facilement à nous, sous les duels logiques ci-dessus énumérés[13] ». A la suite des concurrences industrielles, il nest pas sans intérêt de faire remarquer que tout gouvernement nest quune industrie spéciale, propre ou jugée propre à satisfaire le besoin, le dessein majeur, que la nature des productions et des consommations longtemps prépondérantes ou des convictions longtemps régnantes a mis hors de pair dans le cur dun peuple, et auquel la morale veut quon subordonne tous les autres. Tel pays réclame de la gloire avant tout, tel autre des terres, un troisième des aides financières, suivant quil a plus travaillé sous les armes, à la charrue ou à la fabrique. « A chaque instant, peuples ou individus, souligne G. Tarde, nous sommes, sans nous en douter, sous lempire dun désir dirigeant, ou plutôt dune résolution antérieure qui persiste en nous et qui, née dune victoire antérieure a toujours de nouveaux combats à soutenir ; et sous lempire dune idée fixe, dune opinion qui, acceptée après hésitation, ne cesse dêtre attaquée dans sa citadelle. Voilà ce quon nomme un état mental chez les individus, un état social chez les nations. Tout état social ou mental suppose donc, aussi longtemps quil dure, un idéal. A la formation de cet idéal, que la morale défend et préserve, a concouru tout le passé militaire et industriel dune société, et aussi tout son passé artistique. Or, lart lui-même enfin a ses combats singuliers de thèses et dantithèses. Dans chacun de ces domaines, à chaque instant, une école règne, qui affirme un genre de beau nié par quelque autre école[14] ». Pour conclure ce chapitre sur les duels logiques, il nous faut bien comprendre comment les inventions, de même que leurs agrégats, des institutions, peuvent saffirmer ou se nier. Une invention ne fait que satisfaire ou provoquer un désir ; un désir sexprime par un dessein ; et un dessein, en même temps quil est un pseudo-jugement par sa forme affirmative ou négative (je veux, je ne veux pas), renferme le plus souvent une espérance ou une crainte, cest-à-dire toujours un véritable jugement. Espérer ou craindre, cest affirmer ou nier avec un degré de croyance plus ou moins élevé, que la chose désirée sera. Si, par hypithèse je désire être député, d »sir développé en moi par lexistence du régime parlementaire et du suffrage universel ,cest que jespère le devenir en prenant les moyens nécessaires. Et si mes adversaires me barrent le chemin (parce quils croient quun autre servira mieux leurs intérêts, leurs désirs tels que suscités par la fonction elle-même), cest quils ont une espérance qui est en mesure de contrarier la mienne. Jaffirme que, selon toute vraisemblance, je serai élu, grâce à mon savoir faire ; eux, le nient. Sils cessaient absolument de le nier, sils perdaient tout espoir, ils ne sopposeraient plus à moi, et le duel téléologique prendrait fin, ici comme partout, avec le duel logique, ce qui montre limportance capitale de celui-ci. 2) Un élément moteur, laliénation, tel que retenu par la pensée hégélienne La conscience humaine, aspirant à ce quelle ne peut être, désirant lInfini quelle ne peut obtenir, est foncièrement malheureuse. Labsolu ne cesse de la défier. Sa requête, sa soif dêtre qui la constitue est celle de limpossible. Et lhomme est renvoyé à sa misère, à sa finitude, à sa mort. Tel semble être linexorable destin qui nous frappe tous, croyants et incroyants. Hegel sefforce de trouver la logique de ce dessein contrarié qui envahit toute uvre humaine, lépure de la nécessité qui nous situe dans le tragique de léchec...En termes religieux, Dieu ne se laisse pas trouver sans nous réprouver ou nous dissoudre en lui. Il nous récuse ou nous aliène.(toujours niant ce que nous affirmons) Il est trop humain et nous ny gagnons quen songe Feuerbach le retiendra ou inhumain et nous y perdons tout. La Religion est révoquée par ses deux extrêmes, par lhumanisme ou par le théisme. Lun et lautre interdisent la réconciliation de lhomme avec Dieu cest-à-dire notre salut. Et, souligne C. Bruaire[15], « il est remarquable que lun annonce toujours le retour de lautre selon le rythme dun balancier incapable de sarrêter au point médian. Il manque un centre qui stabilise, réconcilie. Ainsi peut être représentée la dialectique dont le principe régit, selon Hegel, nos pensées, nos actions, notre histoire, tant que nintervient pas une conciliation inaugurant le retour du salut. Hegel na jamais parlé de thèse à ce sujet, mais conformément à létymologie, le terme de dialectique qui signifie dabord dialogue et donc opposition dopinions Désigne chez lui le mouvement qui transporte dune position extrême à lautre, interdisant toute conciliation. Cest pourquoi on parle aussi abusivement à ce sujet didentité des contraires. Lexact propos de Hegel, cest que des positions extrêmesdeviennentéquivalentesdansceva-et-vientdialectique,faute dentretenir des relations, faute dêtre liées par un milieu, un moyen terme conciliateur. Sil est vrai quun usage ancien étend le mot dialectique à tout raisonnement, Hegel le réserve donc, lorsquil lui donne un sens précis, au contraire de la raison, un négatif de la conciliation, au mécanisme qui commande labstraction ne voit quune chose et qui peut engendrer tout à la fois lerreur et le malheur. On voit aussitôt comment se lient ou se contarient, selon Hegel, logique et conscience humaine ». 3) La loi de la montée aux extrêmes Les précisions qui viennent dêtre données, nous amènent à penser que les positions extrêmes, faute dentretenir des relations, sont prises dans un va-et-vient stérile ; elles ne se résoudront jamais. Ce mouvement de balancier oppose deux abstractions, deux positions sexcluant lune lautre et qui vont, dans cette oscillation même, devenir équivalentes. Mais ce que Hegel na pas vu, cest que loscillation des positions contraires, devenues équivalentes, peuvent très bien monter aux extrêmes, que ladversité peut très bien se rapprocher de lhostilité, lalternance monter vers la réciprocité. La pensée hégélienne passe donc de la dialectique à la réconciliation, de la réciprocité à la relation de manière très confiante, en donnant souvent limpression doù elle vient, en fait . Clausewitz qui, en stratège avisé, a longuement étudié les guerres napoléoniennes, est en mesure de nous apprendre ce quil en est du duel et de loscillation des opposés dans la situation faite à la guerre moderne. Clausewitz nous dit que cette oscillation peut monter aux extrêmes, quelle peut passer de lalternance à la réciprocité : elle ne sera plus alors intégrable dans une théodicée de lEsprit. Voilà où se situe, selon R. Girard, la formidable opposition de ces deux penseurs.( ) (73) La « conscience malheureuse » de Hegel est une manière de prendre acte du fait que les hommes sont désormais identiques dans leurs désirs, comme dans leurs haines, jamais aussi près de se réconcilier que quand ils se font la guerre. Girard avoue volontiers avoir des affinités avec cette philosophie, mais son analyse diverge sur un point fondamental. Ce désir du désir de lautre na que peu de choses à voir avec le désir mimétique qui est désir de ce que lautre possède : ce peut être un objet[16], un animal, un homme[17] ou une femme, mais aussi un être propre, des qualités essentielles. Cest presque dire que les homme saffrontaient sur des objets réels. Cest ce désir dappropriation[18], beaucoup plus que de reconnaissance qui dégénère très vite dans ce que Girard appelle le désir métaphysique, où le sujet cherche à sapproprier lêtre de son modèle. Je veux alors être ce que devient lautre lorsquil possède cet objet[19] ». 4) La médiation double Comment cela se passe-t-il ? De manière à la fois plus concrète et plus violente que le « désir de reconnaissance ». Je désire cet objet non pas spontanément, mais parce quun autre à côté de moi le désire, ou parce que je soupçonne cet autre de le désirer. Je mapproche donc de cet objet en même temps que mon médiateur se rapproche de moi, il devient mon modèle, au point que je finis par oublier totalement lobjet que je croyais désirer au départ. Comme toute action est réciproque, mon rival vit le même drame : il me voit désirer un objet qui lui est proche ; il se met à désirer à nouveau cet objet, que labsence de rival lui avait fait oublier ; il me rencontre sur le chemin de cet objet, au moment où moi aussi je le rencontre sur le même chemin. Cest le stade que Girard appelle la « médiation double », où chacun des deux rivaux devient un modèle-obstacle pour lautre. La rivalité devient gémellaire et les rivaux vont de plus en plus se ressembler. Lun des deux peut lemporter et retrouver son illusion dautonomie ; lautre shumiliera alors devant lui au point (74) de sacraliser son adversaire. Cette action-répulsion est à la base de toutes les pathologies du ressentiment : ladoration du modèle-obstacle, le désir métaphysique que jai de son être même, peuvent me conduire au meurtre. Le modèle que jadore et devant lequel je mhumilie, dans lespoir de mapproprier sa puissance supposée, est redevenu insupportable, et quil me faut supprimer. Mensonge romantique et vérité romanesque que Girard a publié en 1961, contenait en germe la théorie mimétique. Il y aurait une genèse mimétique de lordre social, où la violence de milliers de frères ennemis, risquant de faire imploser le groupe, se polariserait sur un tiers choisi au hasard, parce quil apparaîtrait soudain comme néfaste[20]. Cette polarisation de tous contre un est une forme dimitation monstrueuse : tout comme dans les pathologies du ressentiment, la victime est à la fois tout et rien, adorée et détestée. Le désir mimétique est ainsi à la racine même du religieux archaïque. 5) La violence de la réciprocité Cette analyse de la réciprocité montre quelle serait donc plus violente que la « lutte à mort » de Hegel, qui fonctionne toujours comme un besoin de reconnaissance[21]. Cependant, ce désir de reconnaissance les empêche de se tuer. Comment pourraient-ils se reconnaître si lun des deux meurt, ou sils sont tués tous les deux ? Dans tout duel; lun doit avoir peur de lautre, le reconnaître comme son maître et se faire (75) reconnaître comme esclave de ce maître. La dialectique du maître et de lesclave, en ce sens, ma toujours semblé irénique. Elle ressemble à ce que les éthologues nous disent des réseaux de dominance dans les sociétés animales. Le danger de la pensée hégélienne vient paradoxalement quelle na pas au départ une conception assez radicale de la violence. Doù lintérêt de lire ensemble Hegel et Clausewitz. On voit tout de suite que lunité du réel et du concept mène à la paix chez Hegel, à la montée des extrêmes chez Clausewitz. Ce dernier évoluait dans les milieux militaires. Hegel, lui, na jamais participé à une opération militaire.( ) (80) Nous sommes immergés dans le mimétisme et il nous faut renoncer aux pièges de notre désir , qui est toujours désir de ce que lautre possède. Girard le répète, « il ny a pas de savoir absolu possible, nous sommes obligés de rester au cur de lhistoire, dagir au cur de la violence, parce que nous en comprenons toujours mieux les mécanismes. Saurons-nous pour autant les déjouer ? Jen doute.( ) (97) Cest parce quelles ne comprennent pas cette dimension prophétique de la perte des différences que les sagesses modernes ont réintroduit de la différence, du conflit, de lobstacle à surmonter pour parvenir enfin à la réconciliation[22]. Elles espéraient toujours que tout se résoudrait à la fin de lhistoire. Cest pour ne pas désespérer de lidentité, cest-à-dire de la réconciliation, quelles ont multiplié les différences cachées quil faut éliminer avant darriver à lidentité vraie. Nous avons vu que Hegel pensait ladvenue dun Etat mondial, par delà les conflits interétatiques. A son image, les sagesses modernes nont pas voulu renoncer à voir dans la mauvaise réciprocité le signe avant-coureur de la bonne. Mais cet alibi du dernier obstacle à surmonter avant la réconciliation, cette façon de différer la paix universelle ont nécessairement fait croître la violence. Il faudra toujours plus de violence avant la réconciliation. Auschwitz et Hiroshima se sont chargés de nous le rappeler. Nous ne pouvons donc plus continuer à penser de la sorte. Ce raisonnement apocalyptique inconscient nous est révélé par la montée des extrêmes. Nous savons maintenant que différer la violence, ne pas y renoncer tout de suite, cest toujours la faire croître. La violence nest jamais perdue pour la violence. Les hommes continuent néanmoins de ne pas vouloir voir la catastrophe quils préparent en réintroduisant à chaque fois des différences nouvelles, et de nouveaux conflits. Cette méconnaissance ne fait quun avec le mimétisme qui est un déni de notre propre violence ».( ) 6) Nécessité de penser la réconciliation non plus comme la suite, mais comme lenvers de la montée aux extrêmes (98) Elle est là, comme une possibilité réelle, mais que personne ne veut voir Tel est le paradoxe de notre monde. La pensée apocalyptique soppose donc à cette sagesse qui croît lidentité paisible, la fraternité accessible sur le plan purement humain. Elle soppose aussi à toutes les pensées réactionnaires qui veulent restaurer de la différence et qui ne voient dans lidentité quuniformité destructrice ou conformisme niveleur. La pensée apocalyptique reconnaît dans lidentité la source du conflit. Mais elle y voit aussi la présence dissimulée du « comme toi-même », incapable, certes, de triompher, mais secrètement actif, secrètement dominant, derrière le bruit et la fureur qui le recouvrent.( ) Les pensées modernes nont ainsi pu surgir quà un moment déterminé de lhistoire, celui où la symétrie saccusait, où labsence des différences apparaissait, où le rien qui sépare les frères ennemis suggérait toujours plus instamment la possibilité de leur union. Il devait suffire aux hommes de reconnaître quaucun obstacle essentiel ne les séparait pour quils se réconcilient. Les penseurs modernes ont [malheureusement] cherché à corriger leur optimisme excessif. Gottfried Wilhem LEIBNIZ selon Michel Serres[23] (sa philosophie de la vraie nature des choses) Leibniz, du fait que limage que Descartes et la tradition lui ont laissée de leur ordre est « celle de la chaîne, qui concrétise pour limagination lunicité de la progression et la liaison des raisons », limage qui sest imposée à lui « est celle dun réseau à plusieurs chaînes concourantes qui présente de multiples entrées et entrecroisements : tapisserie, tissage, broderie ou dentelle, et létude au même titre que lexercice du calcul et que Platon, dans un tableau fameux, donnait à ourdir au savant politique ». Pour comprendre la systématicité leibnizienne, « il faut donc, semble-t-il construire un réseau, essayer de constituer le plan du labyrinthe ; ou plutôt deux : celui des notions philosophiques, et le réseau de référence, celui qui constitue le modèle mathématique, quitte à réfléchir, par après, sur leurs liaisons respectives. Chaque région de ces réseaux est figurée par une sorte de nud étoilé (de sommet) dont chaque fil, efférent et (ou) afférent, croise et rejoint tout ou partie des autres sommets[24] ». Il paraît vite que « Leibniz a toujours eu le plus grand soin de multiplier ces jonctions et croisements, de relier chaque point à tous les autres par le plus de chemins, voire tous les chemins possibles : combinaison, composition, expression, conspiration ». Et lidée générale quil se fait de la mathématique « est analogue à lidée quil se fait du système philosophique : ici, comme là, toutes choses consentent, et la plus haute des sciences est, à ses yeux, la théorie de ce consentement[25] ». Enfin la notion dordre elle-même « est trop liée chez Leibniz aux notions qualitatives de situation et de disposition, darrangement sur un terrain en général, de combinaisons et de variations de situs pour quon la restreigne au cheminement unilinéaire dune déduction ; il y a ici une combinatoir e des ordres effectivement constituée : nous tenons que le système général est fidèle aux définitions préalables de la combinatoire ». Dès lavertissement de Michel Serres, on peut lire que « le système de Leibniz est ainsi fait si lon y prend garde que, sans cesse et dun seul mouvement il se construit et parle de lui, il se forme et décrit sa formation, quil entrelace, si lon permet ce mot, sa sémantique et sa syntaxe. Et cette dernière, discours à la fois suivi sur lorganisation et interne à lorganisation interne même, est de nature à rendre terminable cette tâche infinie : discours formel, nous verrons dans quel sens. Dautre part, comme chaque région du système, distributivement, est décrite comme expression de la totalité, cest-à-dire lui répondant selon des lois fixes, on peut espérer, sur un cas précis, découvrir une image, un paradigme, qui serve dindex singulier et régulateur à létude densemble ». Et comme un bonheur narrive jamais seul, « Leibniz aime définir un type de connaissance dont il va disant quelle est la plus fréquente, sinon la plus complète, la connaissance aveugle ou symbolique. Elle découvre des lois qui ordonnent une série de problèmes ou de notions, différents à linspection de lesprit et dont lénumération exhaustive nous échappe ; cest delle dont on pourrait dire quelle connaît les rapports, les analogies, les proportionnalités, quelle porte lunité dans la multiplicité, et, contre toute attente, ramène les discordances dans lharmonie. Tous ces rapports ne sont pensables que par une pensée formaliste, cest-à-dire lucide à la loi, et aveugle à lobjet. Les lois formelles sont valables, quels que soient les objets, cest-à-dire pour un objet quelconque. Voilà le sens précis du terme de structure ; cest un ensemble de signification non définie, groupant des éléments en nombre quelconque (éléments dont on ne spécifie pas le contenu) et des relations, en nombre fini, dont on ne définit pas la nature, mais dont on définit la fonction quant aux éléments. On obtient un modèle (un paradigme) de cette structure si lon spécifie le contenu des éléments et la nature des relations. Lensemble de ces paradigmes ont en commun, analogiquement, la structure en question. Ce mot a ici ce sens précis et jamais un autre ; il nous aidera à éclairer, dans son esprit même, cette organisation systématique ». Au soir de sa vie, conclut Michel Serres, « Leibniz consentit à dessiner son système : Cest à peu près comme lorsquon jette dans leau plusieurs pierres à la fois, dont chacune fait des cercles qui se croisent sans se détruire, mais quand le nombre des pierres est trop grand, les yeux sy confondent. » Relations multiple-multiple : similitude et parallélisme Ces relations sont explicitées par Leibniz en ces termes : « Une chose en exprime une autre, dans mon langage, lorsquil y a un rapport constant et réglé entre ce qui peut se dire de lune et de lautre. Cest ainsi quune projection de perspective exprime son géométral. Lexpression est commune à toutes les formes, et cest un genre dont la perception naturelle, le sentiment animal et la connaissance intellectuelle sont des espèces. Dans la perception naturelle et le sentiment, il suffit que ce qui est divisible et se trouve dispersé en plusieurs êtres soit exprimé ou représenté dans un seul être indivisible[26] ». A partir de ce texte Michel Serres croit bon dinsister sur luniversalité de la notion dexpression, commune à toutes les formes : « Il est permis, sans erreur notable des varier sur le dernier terme. Il a le sens obvie de formes substantielles : lexpression est alors commune à lunivers des monades ; parmi léchelle continue-infinie des êtres, chacun est, par essence, représentation dans son ordre et tous sentrexpriment. Chaque forme représente son corps propre , son département, le monde , suivant une gradation du distinct au confus correspondant en précision dans la chaîne graduée des existants, comme si le spectre de la représentation sappliquait point par point à léchelle entière (scala entium). Au degré près, par conséquent, chacun exprime tous et tous expriment chacun. Alors la représentation ou expression est la liaison bi-univoque de la Totalité et de lUnicité Luniversalité nest point ici saisie en termes dimplication (totalité concentrée dans lindividu), mais en terme dapplication ou de relation en général. Lexpression nest pas commune à toutes les formes seulement parce quelle se retrouve en chacune, identique ou conservée au degré près, mais surtout parce quelle constitue leur communauté ou leur communication : elle est relation constitutive de lunivers, et universel de la relation. Doù vient que si la monade est perception, la substance, certes, est un microcosme, mais lactivité perspective est en soi (en ipso) relation mondiale par excellence, la loi de lexistant en général. Le monde est la réunion ou lintersection des relations monadiques. Dune autre manière, le terme forme a le sens formel de note quelconque, signe, caractère ou marque[27]. Tel élément formel exprime alors tel autre, son et signe, signe et sens, langue et langues, etc. Lexpression est alors commune à lunivers du Discours. Connaître comme activité et comme savoir est un cycle de représentations. Lexpression est la loi générale de la connaissance au sens de lencyclopédie et au sens de leffort du sujet : sous une même loi, les deux sens nen sont quun, lomniscience confuse étant ce sur quoi sexerce en lui-même le sujet Doù limportance du modèle lecture-écriture : percevoir, cest être écrit ; connaître, cest faire effort pour lire sa propre tabula écrite, ou préécrite. Mieux, percevoir cest avoir été impressionné ou imprimé ; perception est impression (et limpression sensible a ma même définition que limpression scripturaire ; empreinte de quelque chose sur la cire dune table) Limpression est limpliqué dont lexpression est lexpliqué, lenveloppé à développer ; mieux, elle est le résultat de lapplication de quelque chose sur quelque chose : dun objet sur un objet, du sujet sur le sujet, des objets sur le sujet, du sujet sur les objets Et pour comprendre comment la multiplicité est exprimée-imprimée dans lun, il faut considérer les applications du multiple dans le multiple. Or, cest ainsi Que Leibniz analyse la perception[28] ». Relations multiple-un : scénographie, géométral Toujours selon Michel Serres, « le monde leibnizien est structuré comme un espace à géodésiques parallèles[29] ; il se présente comme une collection de multiplicités ontologiquement distinctes, chacune demeurant organisée selon des lois autochtones, assignables de lintérieur : chaque signalétique est en soi connexe, chaque langue est réglée, le monde phénoménal est lié, le détail intérieur à la monade est sérié en soi et pour soi, il y une chaîne indépendante des causes finales et une autre des efficiences, un monde original de la Nature et un autre de la Grâce, un domaine des raisons mécaniques et un autre de la perception tels quune infinité des premières ne saurait produire une représentation, etc. Toutes ces multiplicités organisées en elles-mêmes et organisées de telle manière que chacune suffit à expliquer le monde en son genre, toutes ces multiplicités sont parallèles ; le parallélisme est, naturellement, un schéma de séparation et danalogie, deux séquences quelconques ne se rencontrant jamais (comme les s »éries de la solitude monadique), mais jouissant de la même direction ; autrement dit, cest le meilleur diagramme pour représenter le pluralisme des Mêmes essentiellement Autres, ou des Autres essentiellement Mêmes, cest-à-dire le maximum didentité dans la différence ontologique, et le maximum de différence dans lidentité législatrice ; cest la structure élémentaire de lespace de la similitude, de lanalogie, de lexpression, de lharmonie et, dautre part, de la séparation, de la différence et de laltérité( ). Tout point quelconque de lespace de représentation peut être conçu comme intersection dautant de droites que lon veut. Il existe toujours une droite parallèle à une direction donnée qui y passe. En lui concourent donc toutes les séquences actuelles du monde. Il est un univers en raccourci, il exprime lunivers selon la relation multiple-un. Cela est vrai pour tous les points. Ceux-ci diffèrent entre eux par leur situation, point de vue, position des uns par rapport aux autres. Ils sont donc tous différents (aussi bien par leur nature dintersection que par leur situation qualitative toujours discernable), et cependant tous soumis à la même loi dexpression universelle Soit maintenant deux points : pour chacun deux, on peut trouver une droite parallèle à une droite passant par lautre, ceci autant de fois quon voudra. Ces deux droites ont en commun leur point à linfini. Par conséquent, pour autant de séquences ou dévénements quon voudra, ces deux points sentrexpriment, quoique sans jamais communiquer dans le fini, puisquils sont situés sur autant de couples de parallèles quon voudra ; ils sont en harmonie préétablie, cest-à-dire dans linfinité originaire (remarquons au passage la causalité de linfini sur le fini). Ceci est de nouveau vérifié pour tous points : doù la connexion de leurs représentations, doù la communication des substances dans leur expression de lunivers Toute monade est située à un moment donné sur une séquence parallèle à une gerbe de séquences parallèles passant par tous les points, et ceci, de nouveau, autant de fois quon voudra ». Monadologie des êtres vivants Michel Serres fait remarquer que[30] « dès louverture de la Monadologie il existe des notations, un style et un vocabulaire, qui désignent non seulement des modèles de linerte, mais aussi des modèles du vivant. Périr et commencer, cela signifie, certes, pour lagrégat, se dissoudre et se constituer par parties, mais pour un agrégat organique, mourir et naître. Parler de fenêtres, dentrer et de sortir, dire là-dedans et au-dehors cest employer le langage métaphorique de la technologie. Cela conduit à poursuivre la série des représentations approximantes, par un modèle aussi peu peu fidèle que les premiers issu des sciences de la vie, et, sigulièrement dune « biologie » technologique à la mode cartésienne. Mais pourquoi introduire des considérations de cet ordre dès le commencement dune méditation à portée universelle sur lun et le multiple ? Ne sagit-il pas dune question régionale ? Il était, en fait, nécessaire que Leibniz introduisit dès lorigine, et refusât dun même mouvement, des théories déterminées sur lêtre vivant, dans une méditation universelle sur la multiplicité. Car le système définitif ne fera pas de la vie une région du monde ; il exhibera au contraire une nature partout animée, partout vivante : lâme ou lanalogon de lâme, le sentiment et lappétit, la force intérieure et la perception sont partout denses dans une nature pleine de vie. Autrement dit, la distribution infinie dunités ou monades brutes, devenues principes de vie, transforme lagrégat mondial des agrégats locaux en une nature. Dès lors, toute théorie ayant force explicative dans le domaine du vivant se trouve désenclavée de sa région épistémologique stricte ; brisant la ligne symbolique sacrée (pomoerium), elle généralise sa portée à luniversel de la nature. Chez les mécanistes, le modèle de linerte envahissait uniformément le domaine des vivants ; chez Leibniz le modèle du vivant envahit infinitésimalement le domaine de linerte. Cela signifie quil ny a pas que du vivant il y a toujours des lacs pour les poissons , mais il y a partout une infinité de vivants il y a toujours une infinité de poissons dans quelque lac que ce soit. Dès lors, toute méditation sur le multiple, comme tel, doit nécessairement passer par une traduction de lagrégat en organisme( ) ». Les tables dindividus Chez Leibniz, « chaque région du savoir, déconnectée du projet systématique, se présente comme une telle table, où lauteur choisit , pour des raisons de commodité, un échantillon quil développe comme un paradigme généralisable : grammaire latine pour la langue rationnelle, algèbre pour la caractéristique[31], et ainsi de suite. Il faut dire un mot de léchantillonnage comme tel, et indiquer, tout dabord, quil sagit quil sagit là dune traduction méthodique de ce point de doctrine quon pourrait appeler la philosophie pluraliste de lexemple. Lindividu est universellement exprimant le monde est le monde même sous un point de vue : lire, si cest possible, la loi complète gravée sur la monade, ouvre luniversel suivant une perspective : en dautres termes, lindividu est le profil de luniversel. Lanalogie méthodique est immédiate : pour atteindre la loi, il faut ordonner des séries de profils, et, pour cela faire proliférer les différences, énoncer une multitude de cas, ou régions, traduire en mille langues[32], étant entendu quen chaque langue gît la primitive en perspective cavalière. Dès lors, il est intéressant de redresser la torsion, lobliquité due au point de vue, sur les lieux mêmes dune certaine et quelconque région . Pour obtenir une grammaire rationnelle, on commence par former une grammaire latine rationnelle, grâce à laquelle la traduction dans la langue rationnelle sera aisée ; on traduit alors toutes les langues dans ce latin exemplaire, puis ce latin exemplaire dans luniversel. Ainsi pour la jurisprudence, ainsi pour la caractéristique : lanalyse la plus générale des pensées humaines a pour modèle principal lanalyse mathématique[33] ; notation algébrique, signalétique du calcul et art combinatoire Quel que soit lespace à lintérieur duquel est visé lUniversel linguistique, théorie du droit, doctrine de signe, atlas complet du savoir , il y a variation pluraliste sur les domainees exemplaires selon léventail le plus ouvert et le plus différencié : étude singulière dun quelconque de ces domaines, et confluence de la pluralité des exemples vers le mieus aménagé ou rationalisé ; cette confluence est propédeutique à la visée de luniversel à travers la région rectifiée, grammaire latine, écriture mathématique, petit mémento encyclopédique, échantillons, non par défaut, mais par système. Mais il faut insister encore, et souligner que la variation dans lexemplarité va jusquau plus fin de la différence ce qui rend difficile lappréhension de la loi ; il nt a pas chez Leibniz une pétition nationaliste à luniversel, immédiate et de décision : il se charge dabord de tous les péchés du monde, jusquà linfiniment petit du différencié. Lexemple chez lui, cest lindividu ; non lindividué scolastiquement défini, mais lindividu historique, dénommé, existant et charnel, ici et maintena nt. De même quil se plonge en fait dans la différenciation épistémologique jusquau précis de la découverte de détail, de même nen finit-il pas de passer en revue lhumanité exemplaire : Léandre et la belle Héro, le Prince des Assassins, seigneur de la Montagne, le roi Artus de Grande-Bretagne, Alexandre, Daeius et Porus, Sextus et loracle de son destin, César passant le Rubicon La définition est extraite de la variation des cas, du concret des paradigmes individuels très exactement ce quil demandait pour la médecine (Phil., V, 407, où le cas est reconnu comme occasion de déchiffrer), la démographie et léconomie politique Parler de modèles et dexemplarité ne signifie donc pas seulement adopter une méthode plus souple pour reconstruire le système, mais surtout désigner une méthode élémentaire de lart leibnizien qui consiste, quel que soit le sujet traité, à multiplier autant quil se peut les cas singuliers, les variétés et les degrés , avant de découvrir linvariant de la variation et non diviser autant quil se pourrait ». Clifford GEERTZ (son anthropologie délargissement de lunivers du discours humain)[34] Il est parmi ceux, [et leur nombre tend à croître] qui ont vu la vie sociale comme organisée en termes de symboles (signes, représentations, signifiants la terminologie varie) dont nous devons saisir le sens (sens, teneur, signification) si ous voulons comprendre cette organisation et formuler ses principes » (30). Paul Ricoeur a consacré à cet auteur deux chapitres importants de son uvre LIdéologie et lUtopie[35]auxquels nous nous référons. I. SA CONCEPTION SÉMIOTIQUE DE LA CULTURE Le but de lanthropologie, selon Geertz, est « lélargissement de lunivers du discours humain [ ]. Cest un but auquel une conception sémiotique de la culture est particulièrement appropriée. En tant que système de navigation où travaillent ensemble des signes analysables (ce que, ignorant les usages spécialisés, jappellerais des symboles], la culture nest pas un pouvoir, quelque chose à quoi peuvent être assignés causalement des évènements sociaux, des comportements, des institutions ou des processus : cest un contexte, quelque chose au sein duquel ils peuvent être d écrits de façon intelligible, cest-)-dire à grands traits » (14). Le concept de culture, [auquel Ricoeur, avoue adhérer] est essentiellement sémiotique. Ce quil entend par là, cest que lanalyse de la culture est non pas une science expérimentale à la recherche de lois, mais une discipline interprétative à la recherche de sens. Geertz nest pas si loin de Weber : il le suit dans sa conviction que lhomme est un animal suspendu à la toile des significations quil a lui-même tissées(5). II. SON CONCEPT DACTION SYMBOLIQUE[36] ou mieux dit, daction symboliquement médiée Pour Geertz, laction est symbolique exactement comme le langage. La notion daction symbolique pourrait donc nous abuser dans le contexte visé par Geertz, remarque Ricoeur, raison pour laquelle il préfère parler de laction comme symboliquement médiée. Cela lui paraît moins équivoque que le terme d« action symbolique », car celle-ci nest pas laction que nous entreprenons mais celle à laquelle nous substituons des signes. La littérature est action symbolique alors quici on veut dire que laction en tant que telle est symbolique au sens où elle sanalyse sur la base de symboles fondamentaux. Pour marquer une démarcation entre les modèles qui sont rencontrés en biologie et ceux qui se développent dans la vie culturelle, Geertz utilise le concept de « symbole extrinsèque ». Dans la vie culturelle, tous les symboles sont importés au lieu dêtre homogènes à la vie. Lidée de Geertz, cest que la plasticité biologique (ou la flexibilité de la vie humaine) ne nous donne pas de fil conducteur pour traiter des diverses situations culturelles la rareté, [labondance, laliénation], le travail, etc.. On a donc besoin dun système secondaire de symboles et de modèles qui ne sont plus naturels mais culturels. En effet, précise Ricoeur, « la pensée consiste à construire et à manipuler des systèmes symboliques, qui sont utilisés comme modèles pour dautres systèmes, physique, organique, social, psychologique et ainsi de suite, de telle sorte que la structure de ces autres systèmes [ ] est comprise. On pense et on comprend en opposant les états et les processus des modèles symboliques aux états et aux processus du monde élargi(214). Si on rentre dans une cérémonie sans connaître les règles du rituel, tous les mouvements sont alors dépourvus de sens. Comprendre, cest apparier ce que nous voyons avec les règles du rituel. Un objet (ou un événement, un acte, une émotion) est identifié lorsquon le situe par rapport à larrière-plan dun symbole approprié (215) Nous voyons [nous comprenons] le mouvement comme ce qui déplace une masse, comme ce qui accomplit un sacrifice, etc. Le thème principal est la notion dappariement ou dharmonisation. Les formes culturelles sont donc des programmes. Ils fournissent, dit Geertz :« un patron ou un schème directeur pour lorganisation des processus sociaux et psychologiques tout comme les systèmes génériques fournissent un tel patron pour lorganisation des structures organiques. Le processus sémiotique propose un plan. (216). III. SA REFIGURATION DE LA PENSÉE SOCIALE Ce que lon trouve encore intéressant chez Geertz, cest son exploration « des lieux du savoir ». Cest lambition quil a affichée dans « Savoir local, savoir global[37] » qui va servir de base à ce chapitre. Il assume, en premier lieu, la « refiguration de la pensée sociale » au sein des « genres flous » A / Il réalise une nouvelle forme dexplication interprétative du monde social a) Il sagit en premier lieu pour lui de passer de lidéal dexplication des lois à lidéal de cas et dinterprétations. « Le fait est que de nombreuses sciences sociales se sont éloignées dun idéal dexplication des lois et des exemples pour se tourner vers un idéal de cas et dexplications cherchant moins la sorte de chose qui associe les planètes et les balanciers et plus la sorte qui associe les chrysanthèmes et les épées. Les analogies tirées des humanités en viennent à jouer la sorte de rôle dans lentendement sociologique que les analogies tirées des métiers et de la technologie ont longtemps joué dans lentendement de la physique » (27). b) Il lui faut en second lieu rechercher des réalités bien comprises. Du fait que la théorie scientifique ou autre, se meut surtout par analogies, un entendement qui « voit comme », allant au moins intelligible à partir de ce qui lest plus (la terre est un aimant, le cur est une pompe, la lumière est une vague, le cerveau est un ordinateur et lespace est un ballon), lorsque son cours sinfléchit, les expressions brillantes par lesquelles elle sexprime varient avec elle. « Aux premiers stades des sciences naturelles, avant que les analogies soient devenues si lourdement intra-muros cest le travail artisanal et plus tard le travail industriel qui ont pour la plus grande part fourni les réalités bien comprises (bien comprises parce que, certum quod factum , comme disait Vico, lhomme les a fabriquées) avec lesquelles celles quon comprenait mal (parce quil ne les avait pas fabriquées) pouvaient être amenées dans le cercle du connu. La science doit plus à la machine à vapeur que la machine à vapeur ne doit à la science ; sans lart du teinturier il ny aurait pas de chimie ; la métallurgie est la théorie de la mine. Dans les sciences sociales, ou du moins dans celles qui ont abandonné une conception réductionniste de ce quelles sont, les analogies viennent de plus en plus des dispositifs de la représentation culturelle du théâtre, de la peinture, de la grammaire, de la littérature, du droit, du jeu plutôt que de ceux de la manipulation physique. Ce que le levier a fait pour la physique, le jeu déchecs promet de le faire pour la sociologie » (31) Il sensuit que le remodelage de la théorie sociale sopérant en termes qui sont plus familiers aux joueurs et aux esthéticiens quaux artisans et aux ingénieurs est clairement engagé. « Le recours aux humanités pour des analogies explicatives dans les sciences sociales est à la fois une déstabilisation des genres et une montée de la direction interprétative et leur résultat le plus visible est un style modifié du discours dans les études sociales. Les instruments de raisonnement sont en train de changer et la société est de moins en moins décrite comme une machine complexe ou un quasi-organisme et de plus en plus comme un jeu sérieux, un drame du trottoir ou un texte du comportement » (32). B/ Il stigmatise lurgence quil y a pour les chercheurs des sciences sociales à rechercher des modèles tirés des domaines humanistes Les spécialistes en sciences humaines qui sont désireux de choisir cette orientation rencontrent cependant une difficulté majeure. Pour eux, la confusion générale des identités professionnelles constitue un réel handicap. Sils doivent développer des systèmes danalyse ou des conceptions telles que construire une représentation, exprimer une attitude ou décrypter des intentions, ils vont devoir recourir à des praticiens qui sont plus à leur aise parmi de telles notions queux-mêmes ne le sont. Cest alors que « ce raisonnement prudent à partir de lanalogie » comme lappelait Locke, peut nous conduire à la découverte de vérités et de productions utiles, qui autrement demeureraient cachées ». (Locke parlait du frottement de deux bâtons lun contre lautre pour produire du feu et de la théorie de la chaleur par friction atomique, bien que la participation en affaires et le contact social lauraient servi aussi bien.) » (33). Garder un raisonnement prudent, donc utile, donc vrai, cest, à proprement parler, sadapter librement, et mieux encore « jouer ». On touche ainsi à lanalogie avec le jeu qui est de plus en plus présent dans la vie moderne. a) Lanalogie avec le jeu « Lanalogie avec le jeu est à la fois de plus en plus populaire dans la théorie sociale contemporaine et a de plus en plus besoin dun examen critique. La propension à voir lune ou lautre sorte de comportement social comme tel genre de jeu est venue de nombreuses sources (sans exclure peut-être limportance des spectacles de sport dans la société de masse). Mais les plus importantes sont la conception de Wittgenstein des formes de la vie comme « jeux de mots »[38] (le langage considéré comme une vieille cité), la vue ludique de la culture de Huizinga, et les nouvelles stratégies dans la Theory of Games and Economic Behavior de von Neumann et Morgenstern » (33). De Wittgenstein est venue la notion daction intentionnelle comme étant celle de « suivre une règle ». De Huizinga est venue celle de la pièce de théâtre comme étant le paradigme de la vie collective. De von Neumann et Morgenstern viennet le comportement social comme étant une manuvre déchanges réciproques pour une répartition des avantages. Prises ensemble elles conduisent à un style dinterprétation nerveux ( ) ; un sens fort de lordre formel des choses sy mêle à un sens également fort de larbitraire radical de cet ordre : linévitabilité du jeu déchecs qui aurait pu aussi bien avoir été autre. Erving Goffman : ses écrits reposent presque entièrement sur lanalogie avec le jeu. Goffman emploie aussi beaucoup le langage de la scène, mais comme son optique du théâtre consiste en une sorte bizarrement conduite de jeu dinteraction une partie de ping-pong jouée sous des masques son uvre nest pas véritablement uvre de dramaturge. « Goffman le sociologue américain le plus en honneur aujourdhui, et sûrement le plus ingénieux applique limagerie du jeu à exactement tout ce sur quoi il peut mettre la main, ce qui fait beaucoup Le va-et-vient des mensonges, menaces, pots de vin et chantage qui englobe le monde de lespionnage, est décomposé en jeux dexpressions ; un carnaval de duperies qui ressemble assez à la vie en général, Etiquette, diplomatie, finances, publicité, droit, séduction, et le royaume quotidien du décorum badin sont vus comme des jeux dinformatique des structures labyrinthiques de joueurs, déquipes, de mouvements, de jeux de hasard, et de résultats où seuls progressent les vrais joueurs ceux qui veulent et sont capables de dissimuler à propos de nimporte quoi » (34). Limage de la société qui émerge de luvre de Goffman et de celle des chercheurs qui le suivent, est celle dun flot ininterrompu de stratagèmes, dartifices, de déguisements, de conspirations dans la mesure ou les individus ou des coalitions dindividus luttent parfois habilement, plus souvent de façon comique pour jouer des jeux énigmatiques dont la structure est claire mais dont lenjeu ne lest pas. La vision pessimiste de Goffman tranche avec les pieuses traditions humanistes. Elle ne manque pas de force sans toutefois être inhumaine avec son éthique désignée du « jouer-avec-ce-quon-a ». « Ce qui unit toutes ces conceptions de la vie sociale est la vue selon laquelle les humains sont moins poussés par des forces que soumis à des règles, que les règles sont telles quelles suggèrent des stratégies, les stratégies telles quelles inspirent des actions, et les actions telles quelles sont gratifiantes en soi pour le sport. De même que les jeux réels baseball ou poker créent des petits univers de sens, où certaines choses sont permises et dautres non (on ne peut pas roquer aux dominos), il en va de même dans les jeux analogues du culte, du gouvernement ou de la cour quon fait à une femme (vous ne pouvez pas vous mutiner dans une banque). Voir la société comme une accumulation de jeux veut dire la voir comme une immense pluralité de conventions acceptées et de procédures appropriées des mondes clos, sans air, de manches et de contre-manches, une vie en règle » (35-36). Lanalogie avec les jeux nest pas une vue qui peut être unanimement partagée, notamment par ceux qui pensent que les gens nobéissent pas systématiquement aux règles et qui, sans chercher a priori des avantages, agissent librement et mettent en uvre leurs plus belles capacités. Cette analogie ne peut non plus être contrée frontalement au nom de vérités consacrées, en citant lEcriture contre le soleil. « A mesure que la théorie sociale se détourne des métaphores de propulsion (le langage des pistons) pour aller vers des métaphores ludiques ( le langage des passe-temps) les humanités sont reliées à ses raisonnements non à la façon de spectateurs sceptiques mais en tant que source de son imagerie, comme des complices passibles de poursuites » (36). b) Lanalogie avec le théâtre Lanalogie entre le théâtre et la vie sociale a naturellement été présente de façon fortuite tout le monde est en scène et nous de pauvres acteurs qui nous pavanons, etc. depuis très longtemps. Et des termes empruntés à la scène, le plus notable étant « rôle » ont été à la base du discours sociologique au moins depuis les années trente. « Ce qui est relativement nouveau nouveau, mais non sans précédents cest deux choses. Dabord tout le poids de lanalogie en vient à être appliqué de façon extensive et systématique, au lieu dêtre présenté par bribes quelques allusions ici, quelques images là. Et en second lieu, elle vient pour être appliquée moins comme simple représentation, une mode de masques et de simulations qui a tendu à caractériser son emploi général, et plus de façon constructive, véritablement dramaturgique faire, non pas faire semblant, comme la dit lanthropologue Victor Turner » (37). Ces deux développements, naturellement, ne peuvent pas être disjoints. Voir ce quest le théâtre comme une construction implique quune perspective dramatiste dans les sciences sociales a besoin dentraîner plus que le fait de mentionner que « nous avons tous nos entrées et nos sorties », que nous jouons tous des rôles, que nous savons ou non donner la réplique, que nous aimons faire semblant. De sorte que nous pouvons prendre tout à fait au sérieux lanalogie avec le théâtre et chercher à découvrir derrière de telles allusions familières les mécanismes expressifs qui irriguent la vie sociale. Une telle recherche est venue de sources dans les humanités qui ne sont pas tout à fait commensurables. « Dune part, il y a eu la soi-disant théorie rituelle du théâtre[39] associée à des figures aussi diverses que Jane Harrison, Francis Fergusson, T. S. Eliot, et Antonin Artaud. De lautre, il y a laction symbolique le dramatisme comme il lappelle du théoricien de la littérature et philosophe américain Kenneth Burke, dont linfluence, du moins aux Etats-Unis, est à la fois énorme et du fait que presque personne, en réalité, nemploie son vocabulaire baroque, avec ses réductions, ses proportions insaisissable ( ). Les grands rythmes dramatiques, les formes maîtresses du théâtre, sont perçus dans des processus sociaux de toutes sortes, de toutes formes et de toutes significations. Cependant les détails qui individualisent, la sorte de chose quun Conte dhiver est différent de Mesure pour Mesure, Macbeth de Hamlet, sont laissés à lempirisme encyclopédique Si les pièces de théâtre sont, pour adopter une phrase de Sussan Langer des poèmes sous forme daction, il manque quelque chose : ce que, exactement, socialement, les poèmes disent. Ce déballage de signification représentée est ce que les approches de laction symbolique sont conçus pour accomplir. Ici il ny a pas un nom [propre] unique à citer, seulement un catalogue qui va croissant détudes particulières, les unes tributaires de Kenneth Burke, quelques unes de Ernst Cassirer, Northorp Frye, Michel Foucault ou Emile Durkheim, qui ont le souci de dire ce que quelque fragment joué un couronnement, un sermon, une émeute, une exécution dit. Si les théoriciens du rituel, les yeux sur lexpérience, ont tendance à être des hérissons, les théoriciens de laction symbolique, ont tendance à être des renards. Etant donné la nature dialectique des choses, nous avons besoin de nos opposants, et les deux sortes dapproche sont essentielles. Ce qui nous manque le plus à létat présent est une façon quelconque de les synthétiser » (38-40). Ce que soutient Geertz, après avoir analysé le régime indonésien à Bali comme un « Etat théâtral » est que certains de ceux capables de juger un tel travail doivent être des humanistes, réputés savoir quelque chose de ce que sont le théâtre, la mimésis et la rhétorique. Cette remarque vaut non seulement pour son propre travail, mais pour le courant qui va grandissant régulièrement danalyses sociales où lanalogie avec le drame, sous une forme ou sous une autre, domine. c) Lanalogie avec le texte Lanalogie avec le texte, selon Geertz, est la plus vaste des refigurations récentes de la théorie sociale, la plus aventureuse et la moins bien développée. Il ajoute que, plus encore que le « jeu » ou le « drame », le « texte » est un terme qui manque dangereusement de mise au point et son application à laction sociale, au comportement de gens envers dautres gens, implique un déchirement conceptuel qui va loin, une façon de « voir-comme-si » particulièrement étrange. Décrire le comportement humain en le comparant au jeu entre deux partenaires, ou à lacteur et son public, semble, quels que soient les pièges, en quelque mesure plus naturel que de le décrire en termes décrivain ou de lecteur. A première vue, la suggestion que les activités sociales les plus diverses, celles des comédiens, celles des joueurs, celles des sportifs, celles des travailleurs en postes, sont des mouvements sur un échiquier ou des spectacles est assurément plus plausible et plus pensable que la notion que ce sont des discours, des phrases. « Mais la première vue est un guide douteux quand on en vient à établir une analogie : sinon nous penserions au cur comme à un fourneau, et aux poumons comme des soufflets. Lanalogie avec le texte a quelques avantages non apparents encore insuffisamment exploités et la différence de surface, nous sommes ici, nous sommes là de linteraction sociale avec le calme solide des lignes sur une page est ce qui lui donne sa force dinterprétation ou peut le faire quand le désaccord est bien aligné » (42). La clé pour la transition du texte à lanalogue du texte, de lécriture comme discours à laction comme discours, est, comme la indiqué Paul Ricoeur, le concept d« inscription » : la fixation du sens. Quand nous parlons, nos déclarations senvolent en tant quévènements comme toute autre façon dagir ; à moins que nos paroles soient inscrites dans lécriture (ou selon quelque autre procédé denregistrement établi), elles sont aussi évanescentes que ce que nous faisons. Si elles sont inscrites, naturellement elles passent de toute façon ; mais au moins leur sens ce qui a été dit, non le fait de dire demeure jusquà un certain point et pour un temps. Ceci nest pas différent pour laction en général ; son sens peut persister dune façon qui demeure inaccessible à son actualité. « Le grand mérite de lextension de la notion de texte au-delà des choses écrites sur le papier ou sculptées dans la pierre est quelle attire lattention précisément sur ce phénomène : comment linscription de laction est provoquée, quels sont ses véhicules et comment ils fonctionnent, et aussi sur ce quimplique pour linterprétation sociologique la fixation du sens à partir du flot des évènements lhistoire à partir de ce qui sest passé, la pensée à partir de la réflexion, la culture à partir du comportement. Voir les institutions sociales, les coutumes sociales, les changements sociaux comme en un certain sens lisibles équivaut à modifier tout notre sens de ce quest une telle interprétation et à le déplacer vers des modes de pensée plutôt familiers au traducteur, à lexégète ou à liconographe quà celui qui fait passer des tests, au praticien de lanalyse factorielle ou à lenquêteur. Tout ceci ressort avec une clarté exemplaire du travail dAlton Becker, un linguiste comparatif, sur le théâtre dombres javanais qui est, dit Becker une manière de bâtir un texte, une façon de grouper des symboles afin dédifier une expression. Pour la construire, pour comprendre non seulement ce quelle signifie mais comment elle y parvient, on a besoin, dit-il dune nouvelle philologie » (42-43). La philologie, létude du langage centrée sur le texte, par contraste avec la linguistique, qui est centrée sur la parole sest naturellement intéressée traditionnellement à rendre des documents anciens ou étrangers ou ésotériques accessibles à ceux pour qui ils présentent ces caractéristiques. Les termes sont discutés, des notes sont ajoutées, des commentaires rédigés, et, quand cest nécessaire, des transcriptions sont faites et des traductions effectuées tout cela dans le but de produire une édition annotée aussi lisible que peut la rendre la philologie. Ce que fait essentiellement un philologue, qui est une sorte dauteur supplétif, est de réinscrire : interpréter un texte avec un texte. Cette forme daction a subi un éclatement en spécialités disjointes et rivales et plus particulièrement la croissance dune division entre ceux qui étudient les textes individuels (historiens, éditeurs, critiques qui aiment se dire des humanistes) et ceux qui étudient lactivité de création de textes en général ( linguistes, psychologues, ethnographes qui aiment se dire des scientifiques). Létude des inscriptions se trouve coupée de létude du fait dinscrire. Létude du sens fixé est coupée de létude des processus sociaux qui le fixent. On a donc besoin, comme le déclare Becker, dun nouveau philologue un spécialiste des relations contextuelles « dans tous les domaines de la connaissance où la construction du texte est une activité centrale, littérature, histoire, droit, musique, politique, psychologie, commerce, même la guerre et la paix ». « Dans la mesure où la théorie de sens impliquée par cette contextualisation multiple des phénomènes culturels existe le moins du monde, cest à limage dun catalogue de suggestions vacillantes et didées jointes à moitié. Jusquoù peut aller cette sorte danalyse au-delà de domaines aussi spécifiquement expressifs que les marionnettes, et quels ajustements devra-t-elle faire pour cela est naturellement très incertain. De même que les tenants de « la vie est un jeu » ont tendance à graviter vers linteraction face à face comme étant le terrain le plus le plus fertile pour leur sorte danalyse, et que les tenants de « la vie est un théâtre » sont pour la même raison attirés vers les scènes de masse de même les tenants de « la vie est un texte » inclinent vers lexamen de formes imaginatives Il ny a rien de surprenant et de répréhensible à cela ; chacun essaie naturellement ses analogies là où elles semblent devoir le mieux opérer » (45). d) Le débordement des analogies les unes sur les autres « Non seulement les trois analogies distinctes [précédemment spécifiées] débordent lune sur lautre de même que des écrivains individuels naviguent entre des expressions ludiques, dramatiques et textualistes, mais il y a dautres analogies humanistes au moins aussi frappantes sur la scène des sciences sociales : les analyses de lémission de la parole selon Austin et Searle ; des modèles de discours aussi différents que ceux de la compétence communicative de Habermas, et que larchéologie du savoir de Foucault ; les approches représentationnistes se guidant sur les esthétiques cognitives De Cassirer [et de ses successeurs comme Mircea Eliade] , et naturellement la cryptologie de haut niveau de Lévi-Strauss. Elles ne sont pas non plus encore ajustées intérieurement ni homogènes : les divisions entre ceux qui pensent « jeu » et ceux qui pensent « stratégie » auxquels jai fait allusion en parlant de lapproche ludique, et celles entre les ritualistes et les rhétoriciens en ce qui concerne lapproche dramatique, sont plus quégalées dans lapproche du texte par les heurts entre ceux qui sont contre linterprétation et [les tenants] du néo-marxisme qui sont pour la domination symbolique » (46). e) Conclusion de la refiguration de la pensée sociale Geertz sinterroge sur la diversité des options et sur la possibilité dune convergence entre les différents tenants mais, pour lui, la « question intéressante nest pas de savoir comment toute cette confusion va saccorder, mais ce que veut dire cette agitation ». « Une des choses quelle veut dire est que, pour échevelé quil soit, un défi est lancé à quelques unes des hypothèses centrales du grand courant des sciences sociales. La stricte séparation entre la théorie et les faits, lidée du fait brut ; leffort pour créer un vocabulaire formel danalyse qui soit purgé de toute référence subjective, lidée dun langage idéal ; et la prétention à la neutralité morale et à la vue olympienne, lidée dune vérité divine rien de cela ne peut réussir quand lexplication tend à être vue comme devant relier laction à un sens plutôt que le comportement à ses déterminants. La refiguration de la théorie sociale représente, ou représentera si cela continue dans notre notion non tellement de ce quest le savoir mais de ce que nous voulons savoir. Les évènements sociaux sont des causes et les institutions sociales des effets ; mais il se peut justement que la route pour découvrir ce que nous affirmons en affirmant cela se trouve moins en posant comme principe des forces et en les mesurant quen notant des expressions et en les examinant [travail longuement élaboré par Bachelard]. Le fait quune section importante des sciences sociales sest détournée des analogies avec le processus physique pour aller vers celles avec la forme symbolique, a introduit un débat fondamental dans la communauté des sciences sociales, portant non pas seulement sur leurs méthodes mais sur leurs buts. Cest un débat qui croît chaque jour en intensité. Lâge dOr (ou peut-être était-ce seulement du laiton) des sciences sociales quand, quelles que fussent les différences dans les positions théoriques et les prétentions empiriques, tous étaient daccord sur le but fondamental de lentreprise trouver les dynamiques de la vie collective et les modifier dans les directions désirées est clairement dépassé. Il y a trop de spécialistes en sciences sociales à luvre aujourdhui pour qui ce dont on a besoin est un procédé pour disséquer la pensée, non pour manipuler le comportement ( ). Le rapport entre la pensée et laction dans la vie sociale ne peut pas plus être conçu en termes de sagesse quil ne peut lêtre en termes de compétence. Comment doit-il être conçu, comment les jeux, les pièces de théâtre ou les textes que nous ne faisons pas quinventer ou regarder mais que nous vivons ont la conséquence quils ont, reste très loin dêtre clair » (46-47). CE QUE CES DIFFÉRENTS SYSTEMES SOUS-TENDENT Tous représentent des essais pour formuler comment ce peuple-ci ou celui-là, cette époque ou celle-là, cette personne ou cette autre est logique envers soi, et, comprenant cela, ce que nous comprenons de lordre social, du changement historique, ou du fonctionnement psychique en général. Lenquête porte sur des cas ou des ensembles de cas et sur les traits particuliers qui les délimitent ; mais ses buts sont de discerner les matériaux de lexpérience humaine » (31) Ainsi lexplication interprétative porte attention sur ce que les institutions, les actions, les images, les déclarations, les évènements, les usages, tous les objets habituels dintérêt socioscientifique, veulent dire pour eux, dont ils sont par ailleurs parties prenantes. Comme résultat, cela ne débouche pas sur des lois ni sur des mécanismes (lévolution, par exemple), mais sur des constructions comme celles de Leibniz, de Weber, de Freud, dHabermas, de René Girard, de Geertz. La sorte même de ces constructions varie : Leibniz multiplie les ordres,Weber modélise, Freud diagnostique, Habermas communique, René Girard imite, Geertz refigure la pensée sociale. ÉTUDE DES DIFFÉRENTS AGIRS
Etudier la nature et la forme des différents agirs, cest déchiffrer les signes et les symboles qui sont « véhicules de sens » dans le psychisme social ; de tels signes et symboles, de tels véhicules de sens jouent un rôle dans la société ou une partie de la société et cest cela en fait qui leur donne vie. Pour être vraiment utile dans létude du sport, la sémiotique doit dépasser la considération des signes comme moyen de communication, un code à déchiffrer, pour considérer ces signes comme un mode de penser, un idiome à interpréter. Lagir « concurrentiel » qui correspond au système monadique de Leibniz est : celui de lunité dans une multiplicité, où les monades ne sentrepêchent pas lune lautre. Dune certaine manière, lautre est « comme si » il était éternellement présent et je me dois de le surpasser dans toutes les circonstances que je choisis moi-même. Lagir « mimétique » (Etudes anthropologiques de René Girard) On peut le définir brièvement à partir de la coïncidence du désir de lun et du désir de lautre qui peut être un objet, un animal, un homme ou une femme, mais aussi un être propre, des qualités essentielles. Ce désir du désir de lautre na que peu de choses à voir avec le désir mimétique qui est désir de ce que lautre possède qui intervient dans une concomitance[40] ; en elle, loscillation des opposés peut monter aux extrêmes ; elle peut passer de lalternance à la réciprocité. Cest ce désir dappropriation, beaucoup plus que de reconnaissance qui dégénère très vite dans ce qui a été appelé le désir métaphysique[41], où le sujet cherche à sapproprier lêtre de son modèle. Je veux alors être ce que devient lautre lorsquil possède cet objet ». Lagir « communicationnel » (Etudes socio-philosophiques dHabermas). Pour le définir également très brièvement : cest le fait davoir opté une bonne fois pour toutes de communiquer avec lautre, danticiper au mieux ses actions pour agir en conséquence, pour fournir mes meilleurs arguments, sans jamais perdre de vue que mon objectif est de gagner. Lagir « symboliquement médié » (Etudes anthropologiques dEliade, de Geertz et épistémologiques de Bachelard). Ce type dagir ne peut se contenter de quelques phrases pour le définir : il faut entrer dans la symbolique. Le mot lui-même, emprunté à Kenneth Burke[42], signifie que ce nest pas laction que nous entreprenons mais celle à laquelle nous substituons des signes. Pour être encore plus précis, nous voulons dire que laction, en tant que telle, est symbolique au sens où elle sanalyse sur la base de symboles fondamentaux. Le concept de « symbole extrinsèque » est utilisé pour marquer une démarcation entre les modèles qui sont rencontrés en biologie et ceux qui se développent dans la vie culturelle. Dans cette dernière, tous les symboles sont importés au lieu dêtre homogènes à la vie. Mieux quà des modèles biologiques qui sont dune trop grande « plasticité », on a recours à un système secondaire de symboles et de modèles qui ne sont plus naturels mais culturels. La culture, en effet, présente un ensemble de symboles, et ne se comprend jamais mieux qu'à travers l'action et la pratique partagées. La libido, depuis Jung, « nest plus la pulsion infra-humaine quelle était chez Freud, elle devient « inconscient collectif », énorme réservoir archétypique où sabreuve tout limaginaire humain, délires, rêves, rêveries[43], littératures, mythes, religions ». Mythes et symboles se situent au centre de la réflexion anthropologique. La pensée symbolique est surtout importante car elle « rend possible à lhomme la libre circulation à tous les niveaux du réel ». ¨Par là, lhomme et cest ce qui fait sa sapience « ne se sent plus un fragment imperméable, mais un cosmos vivant relié à tous les autres cosmos vivants qui lentourent ». Cest ici, en conclusion des agirs quil convient de faire remarquer que René Girard et Habermas ont tous les deux tourné leur regard vers la guerre, lun pour diagnostiquer ses ressorts, lautre pour diagnostiquer les ressorts de la paix. Il y a deux points communs entre tous ces agirs : le premier réside dans le fait quils correspondent tous à une possibilité dautoconstrucion de lêtre, le second se trouve dans le fait que les activités sportives se développent selon trois analogies qui se superposent « la vie est un jeu », « la vie est un théâtre » et « la vie est un texte » et ensemble recouvrent trois mondes : un mode objectif, un monde normatif, et un monde subjectif. La variété de lexpression découle de la variété des conceptions quont les hommes de saffronter et, à travers les sens, les émotions sont en mesure de répondre. [1] T. B. BETTOMORE, professeur à lUniversité du Sussex, Brighton. [2] Le marxisme, dans lIdéologie allemande, sappuie sur sept concepts fondamentaux et apparaît sous deux lignes de pensée. Ricoeur en a fait létude dans son ouvrage Lidéologie et lutopie, Seuil ; Points Essais, 1997, (pp135-147) Les concepts fondamentaux sont : le matériel et le réel, les forces productives, la classe, le matérialisme historique, lidéologie, la conscience, la division du travail. [3] Nicolas Ivanovitch BOUKHARINE (1888-1938), économiste de formation, il consacre son premier ouvrage théorique, lEconomie du rentier à une critique très pénétrante de la théorie marginaliste de la valeur. La guerre mondiale lui fait aborder la question de limpérialisme ; dans son livre, LEconomie mondiale et limpérialisme, écrit en 1915, il sinspire du célèbre ouvrage dHilferding , le Capitalisme financier, et met laccent sur la tendance à linternationalisation du capital qui brise les cadres nationaux de léconomie. De ses thèses économiques, Boukharine fait découler une opposition absolue, une hostilité totale à la nation quil considère comme une forme politique surannée et par conséquent, réactionnaire. Il polémique sur ce point en 1915, avec Lénine qui, à la même époque soulignait la différence entre nation impérialiste et nation opprimée et, par suite, insistait sur limportance pour la révolution socialiste de la lutte des nations opprimées pour leur indépendance. [4] Louis ALTHUSSER (191 dans son Pour Marx, Paris, Maspero 1965, et Positions, Paris Editions sociales, 1976, soutient que « le marxisme devait être non seulement une doctrine politique , une méthode danalyse et daction, mais aussi en tant que science, le domaine théorique dune recherche fondamentale indispensable au développement non seulement de la science des sociétés et des diverses sciences humaines, mais aussi des sciences de la nature et de la philosophie »(16).Il oppose ainsi au modèle usuel de la causalité mécanique où la cause y procède par délégation, une conception de la causalité comme action structurante. [5] Ce fut le cas notamment de Habermas et de René Girard, le premier étudiant les remèdes à la guerre, le second étudiant les ressorts de celle-ci. [6] Paul Ricoeur, Lidéologie et lutopie, Habermas (1) et (2), Seuil,1997, pp.285-334. [7] Ricoeur, dans son étude sur « lidéologie », avant même daborder Weber, avait formulé le cadre général au sein duquel se situait son approche : « dans la mesure où je me suis attaché dabord à Marx puis à Althusser, jai commencé par le concept marxiste didéologie envisagé comme distorsion. La suite de ces leçons sur lidéologie constitue une réponse au problème soulevé par lorientation marxiste : au sein de quel cadre conceptuel le concept didéologie entendu comme déformation fait-il pleinement sens ? [8] Gabriel TARDE, Les lois de limitation, Les Empêcheurs de penser en rond, Seuil, 2001. [9] ibid.,pp. 200-246 [10] ibid., p.206. [11] ibid., p.207. [12] ibid., p. 213. [13] ibid., pp. 216-217. [14] ibid., pp. 217-218. [15] Encyclopaedia Universalis, Hegel, vol.8; p.277 c. [16] ballon dans les sports collectifs avec contact. [17] corps-à-corps dans les sports individuels avec contact. [18] On trouve lexpression de ce désir métaphysique dans la proposition 32 de la troisième partie de lEthique de Spinoza (Origine et nature des sentiments): « si nous imaginons que quelquun tire de la joie dune chose quun seul peut posséder, nous nous efforcerons de faire quil ne lait plus en sa possession ». [19] le maître du ballon dans les sports collectifs avec contact. [20] :Voilà lapparition de larbitre comme bouc-émissaire au football. [21] : voir Durkheim à ce sujet. [22] Telle semble être la finalité des « sports de contact », et lengouement quils suscite à titre « dobstacles à surmonter ». [23] Michel SERRES, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, PUF Septembre 1968, rééd. Août 2007. [24] Toutes citations contenues aux pages 14-16 du livre de Michel Serres. [25] Leibniz est assez fidèle à une idée de système très antérieure à son époque, « en gros celle des Stoïciens, dont il aime à répéter lapophtegme qui porte que toutes choses concourent, conspirent, consentent ; et , curieusement, cette fidélité prend sa garantie sur la plus lucide et la mieux adaptée de la science-modèle au nom de lquelle ses contemporains abandonnaient cette idée. Sur ce problème, comme sur bien dautres, Leibniz nest pas de son siècle, il est à la fois traditionaliste et moderne ; il dégage les cheminements rationnels de conditions trop fortes qui, par prudence, élaguaient trop. Par là il se délivre du more geometrico de ses contemporainsen le multipliant, élabore un système à la stoïcienne, met en place une mathématique arborescente et tabulaire; dans les deux cas, pense la rigueur en termes de multilinéarité ou de multivalence ».(Serres, p.16). [26] A Arnaud, sept. oct. 1678, Phil. II, 112. [27] Leibniz na jamais varié sur lidée selon laquelle la science la plus générale était une science ou une logique ou une Mathesis du semblable et du dissemblable. [28] De même la mémoire est un stock complet de caractères, ensemble qui forme notre innéité. Lorsque nous pensons nous nous souvenons, mais nous ne penserions pas si nous nécrivions pas en caractères, car nous ne pourrions pas conserver le souvenir de toute la chaîne de nos pensées présentes. Il faut donc marquer des traces dans le calcul, des sous-totaux, des gros grains dans la chaîne des bornes milliaires, etc. Il faut avoir des marques caractéristiques dans un calcul qui est lui-même une caractéristique. Nous ne faisons donc que représenter, ou exprimer notre stock dimpressions innées , et savoir, cest se souvenir. Nous ne faisons que le reproduire, et le savoir écrit est le souvenir de lhumanité, de la République des Esprits (bibliothèques, encyclopédies, académies). [29] Selon Maine de Biran, le parallélisme universel est représenté par lharmonie particulière de lâme et du corps, P. Tisserand, Exposition de la doctrine philosophique de Leibniz, PUF 1939, p.482. . [30] ibid. p.327 [31] Définis par des axiomes qui dégagent les propriétés usuelles des opérations daddition et de multiplication dans les ensembles de nombres et les polynômes, les anneaux constituent le cadre général (un algèbre) dans lequel on peut appliquer les règles du calcul algébrique élémentaire. A partir de la notion danneau on arrive à démontrer que tout anneau de Boole (où le carré de tout élément est égal à cet élément [x²= xx = x] ) est de caractéristique 2, alors que lanneau des entiers relatifs est de caractéristique nulle. [32] Wilkins eut lidée de traduire le Pater en 49 langues (London, 1668) ; mais analogiquement, réciter à Arnaud un Pater qui puisse être professé par tous les chrétiens. Un sens dans une multiplicité de langues, sans répartition ; une religion universelle pour réconcilier une multiplicité de religions. Et de nouveau, à tous les niveaux, lunité dans la multitude ; mais les deux efforts sont bien analogiques ou parallèles : luthérianisme, gallicanisme, etc., sont des analogues des langues positives, qui professent, sous un point de vue, un moyen religieux commun. [33] Foucher de Careil, VII, 467-596. [34] Clifford GEERTZ, The Interprétation of Cultures, New York, Basic Books, 1973: les pages ( ) se réfèrent à ce document... [35] Paul RICOEUR, LIdéologie et lUtopie, au Seuil, Points, 1997. [36] Le mot lui-même est de Kenneth Burke, dans Studies in Symbolic Action. [37] Ouvrage publié en 1986, réédité pour la 3ème fois aux PUF en janv. 2006. [38] « On peut considérer notre langage comme une vieille cité : un labyrinthe de ruelles et de petites places, de vieilles et de nouvelles maisons, des maisons agrandies à différentes époques ; et ceci environné dune quantité de nouveaux faubourgs aux rues rectilignes bordées de maisons uniformisé. » [39] Le tenant le plus en vue de lapproche de la théorie rituelle dans les sciences sociales est lanthropologue Victor Turner formé en Angleterre et re-formé en Amérique. Il a produit une série remarquable de travaux consacrés à la vie cérémonielle dune tribu en Afrique centrale ; il a développé une conception de « drame social » en tant que processus régénératif qui, de façon assez semblable à celle de Goffman sur le « jeu social » en tant quinteraction stratégique a attiré à elle un nombre de chercheurs de talent assez grand pour former une école interprétative distincte et puissante. [40] Dans le sport, ce peut être un ballon ou un palet. [41] On trouve lexpression de ce désir métaphysique dans la proposition 32 de la troisième partie de lEthique de Spinoza (Origine et nature des sentiments): « si nous imaginons que quelquun tire de la joie dune chose quun seul peut posséder, nous nous efforcerons de faire quil ne lait plus en sa possession ». [42] Studies in Symbolic Action. [43] Gaston Bachelard, a laissé deux études de limagination terrestre : la première a été écrite sous le signe de la préposition contre (La terre et les rêveries de la volonté), la seconde sous le signe de la préposition dans (La terre et les rêveries du repos) . Date de création : 06/04/2009 @ 08:44 Réactions à cet article
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