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Sociologie - Systèmes de l'ordre social



SYSTÈMES DE L’ORDRE SOCIAL

L’ORDRE SOCIAL


L’ordre social est le principe de causalité ou de finalité qui régit les activités humaines ; il est décrit et apprécié selon différents concepts qui peuvent être regroupés en systèmes tels qu’étudiés par les sciences sociales (exemple : système marxiste, système capitaliste, etc.). L’étude de l’ordre social revient à dresser l’état de ces sciences, ce que T.B. Bettomore[1] s’est appliqué à faire dans l’Encyclopaedia universalis avec son article intitulé « Sciences sociales et idéologies radicales ».

Notre ambition, pour éclairer notre sujet, est d’en montrer le fil conducteur et de mettre en évidence les points saillants de cet aperçu historique de la sociologie.

Les premières vues de la sociologie

« D’un certain point de vue, on peut dire que la sociologie procède de deux intentions différentes, bien qu’apparentées : d’abord, elle entend définir une compréhension rationnelle de la société par le développement des théories scientifiques ; ensuite, elle veut contribuer au processus de libération de l’homme amorcé pat les révolutions du XVIIIème siècle ». Très vite, dans sa pensée, ces intentions ‘apparentées’ peuvent s’avérer ‘divergentes’ dans le fait qu’il puisse y avoir « opposition entre le désir de construire une science de la réalité sociale et la préoccupation morale concernant la liberté individuelle et l’épanouissement personnel ». Bien plus, d’autres éléments perturbateurs ne peuvent être passés sous silence, dans la mesure où ceux-ci peuvent être « hostiles à la fois au rationalisme et au radicalisme, qui entrent dans la formation de la sociologie. Le paradoxe de la sociologie […] réside dans le fait que, dans le grand courant de la modernité, quoi qu’en aient montré ses figures principales, ses concepts essentiels et ses perspectives implicites [l’incitent souvent] au conservatisme ».

Ainsi Bettomore constate que la pensée sociologique française, au XIXème siècle de Comte (1798-1857) à Durkheim (1856-1917) s’est plus préoccupée « de la recréation de la communauté et de la restauration de l’ordre social par le moyen d’une nouvelle autorité morale qui contrôlerait le comportement et qui, effectivement retarderait le changement social. Cette préoccupation est évidente chez le sociologue allemand Tönnies (1855-1936), lorsqu’il dépeint le contraste existant entre les deux types de société qu’il appelle ‘communauté’ (caractérisé par d’étroites relations personnelles) et ‘société’ (où prédominent les relations impersonnelles, comme en connaît l’économie capitaliste).


L’idéologie allemande

Marx (1818-1883) est le marqueur essentiel de cette idéologie[2]. Lorsqu’il se tourne vers lui, le professeur de Brighton, retrouve des traits semblables à ceux précités, remarquant surtout dans les écrits du jeune Marx leur centrage sur le contraste entre l’aliénation de l’homme chez la société capitaliste et la possibilité de surmonter cette aliénation dans la société communiste à venir car « celle-ci assurera à l’homme la liberté individuelle et l’épanouissement personnel ». Il voit deux courants distincts émerger de la pensée marxienne : « l’un rationaliste, cherchant à produire une théorie scientifique de la société, et l’autre moral, tendant à créer une véritable communauté humaine ».

Dans le marxisme plus récent, il voit ces deux courants de pensée recevoir des interprétations contradictoires : il y a ceux qui voient dans le marxisme une « philosophie critique » s’opposant à toute sociologie et ceux qui ont mis l’accent sur la théorie scientifique de Marx, soit comme théorie d’évolution sociale (formulation de l’impérialisme par Boukharine[3]), soit comme théorie structuraliste

(Althusser[4]) mettant à jour les affinités causales en toute structure sociale.

Par ailleurs, Bettomore, relève que la science marxiste de la société « ou bien exclut les valeurs, ou bien prétend qu’il y a coïncidence fortuite entre le cours nécessaire du développement social et la réalisation des fins morales que l’on vise ».

En fait, conclut l’auteur « au sein même du marxisme, le débat pose, sous une forme spécifique, la fonction sous-jacente à tous les débats sur la fonction critique de la sociologie, celle de la relation entre la science sociale et le jugement des valeurs ».

La controverse qui s’est élevée parmi les sociologues allemands au début du XXème siècle

Le débat, comme le décrit Bettomore, culmina avec la célèbre « dispute de valeur » lors de la réunion, en 1914, de l’Union pour la politique sociale. Dans cette controverse, Weber entra en conflit avec Gustav Schmoller et une majorité des membres de l’Union qui estimaient que les obligations des sciences sociales ne consistent pas seulement à expliquer les phénomènes sociaux et, si possible à en déduire l’avenir, mais aussi à préconiser en tant qu’idéaux à atteindre certaines mesures politiques.

Il est vrai que Weber avait engagé la controverse dès 1904, lorsqu’il avait publié un éditorial dans Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, dans lequel il réclamait une distinction rigoureuse entre les problèmes de la science sociale et ceux de la politique. Sa participation à la fondation de la Société sociologique, en 1910, n’était que la confirmation de cette orientation.

Le point de vue de Weber, tel qu’il est exprimé dans l’article qu’il écrivit en 1918,

publié plus tard sous le titre Le Sens de ‘liberté de valeur’ dans les sciences sociologiques et économiques et son essai La Science en tant que vocation, n’est pas que les valeurs n’entrent pas dans les sciences sociales, mais que les sciences sociales ne peuvent offrir aucun critère permettant de choisir entre différents jugements de valeur. En effet, selon lui, il n’existerait aucun moyen rationnel d’éviter les conflits au sujet des valeurs ; l’« irrationalité éthique » du monde avec son inépuisable réserve de significations, fait que le conflit entre diverses orientations de valeurs est irrémédiable. Mais puisque, en même temps, les valeurs du sociologue social influencent le choix de son sujet et la façon dont il formule ses hypothèses, cette idée semble impliquer que les conflits théoriques dans les sciences sociales ne peuvent finalement être résolus.

Il va sans dire que, si après avoir choisi la matière de son sujet et formulé des hypothèses, l’application de critères rationnels et empiriques permettent de juger de la valeur scientifique d’une investigation et de la validité des résultats ; mais une telle application serait bien insuffisante pour se prononcer entre des résultats obtenus sur la base d’hypothèses et de schémas conceptuels divergents.

L’idée de Weber quant à l’influence des valeurs en science sociale avait quelque affinité avec la conception marxiste de l’idéologie, mais elle n’accordait pas une position épistémologique privilégiée à une thèse de la société formulée du point de vue du prolétariat. Elle ne considérait pas davantage que les valeurs trouvaient leur source seulement, ou principalement, dans les intérêts de classe. Dans son relativisme éthique, elle apparaît plutôt comme les lignes de pensée qui ont abouti à la conception de Mannheim sur la distorsion idéologique de toute pensée sociale.

Bottomore relève au passage quelques problèmes relatifs à la philosophie de la science, mais nous nous contenterons de savoir que, selon ses propres termes, ils demeurent matière à controverse. On retiendra plutôt que « si l’on adopte l’idée (qui semble acceptée par ceux, toujours plus nombreux qui se penchent sur les problèmes philosophiques des sciences sociales) que ces sciences sont des sciences ‘morales’, s’attachant beaucoup plus aux actions humaines qu’à l’explication causale des évènements, on comprend dès lors les implications importantes que cette idée a pour le rapport entre la sociologie et la critique sociale. On remet en question la distinction absolue entre ‘fait’ et ‘valeur’ pour autant que l’on croie qu’appréciation et description sont inséparables. Le problème soulevé alors, comme dans la théorie de Mannheim sur l’idéologie, est celui du relativisme, ainsi traduit : peut-on dire qu’une description d’action humaine et d’appréciation qui en découle a une plus grande valeur objective qu’une autre ? On est en droit de conclure, comme le fit Weber, que les valeurs qui entrent dans la description et l’appréciation de l’action humaine proviennent de mouvements culturels généraux dont la validité ne peut être vérifiée par la science(1), et parmi lesquels le choix se fait par des moyens arbitraires et irrationnels (2). Le développement des différentes orientations en sociologie au cours des années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, semblent donner raison au second de ces jugements.

Tendances récentes en sociologie et en critique sociale

On peut distinguer deux phases dans le développement récent de la sociologie, les orientations conservatrices éphémères et le nouveau radicalisme.


Orientations conservatrices éphémères

Jusqu’à la fin des années 1950, la sociologie avait une orientation nettement conservatrice. Les écoles les plus influentes (fonctionnalisme et behaviorisme) s’appliquaient avant tout, surtout aux Etats-Unis, à expliquer le fondement des motivations des sociétés capitalistes d’Occident, caractérisées quelquefois comme des « démocraties établies ». Elles visaient également à suggérer comment les connaissances sociologiques pourraient amener des réformes mineures et éliminer tout élément persistant de « déséquilibre ».

Les sociologues de ces écoles s’intéressent peu aux problèmes des changements et des conflits de grande envergure et accordaient peu d’attention au marxisme. Ce point de vue conservateur a fait penser à une « fin de l’idéologie ». Au cours des années cinquante, il semblait que l’on assistait dans la société occidentale, à un ralentissement des conflits politiques, surtout des conflits de classes, errodés par les effets positifs d’une croissance économique notable. Ce consensus se trouvait conforté par le fait que le conflit le plus important de l’époque avait été situé entre les démocraties occidentales et les sociétés totalitaires de l’Europe de l’Est qui, elles aussi, prenaient l’allure de systèmes « stables » fondés sur une croissance économique rapide et sur l’autre idéologie d’unification représentée par le marxisme soviétique.

La fin des années cinquante était marquée par une renaissance d’une conscience politique radicale (révoltes de 1956 contre le modèle stalinien à l’Est, mouvements d’opposition à l’Ouest, mouvement pacifiste aux Etats-Unis).

Au cours de la décennie suivante, ces changements commencèrent à exercer une influence sur la sociologie, bien qu’un petit nombre de sociologues, spécialement C. Wright Mills, de même que quelques critiques marxistes de la version stalinienne du marxisme eussent déjà annoncé de grands changements dans la conscience sociale. Les théories de la société couramment acceptées, que ce soient celles du marxisme soviétique ou du fonctionnalisme, n’étaient plus capables de traiter valablement du phénomène nouveau de conflit social et du changement, et on essaya de donner une autre direction à la théorie sociologique. Dans une large mesure, ces essais entraînaient un renouveau de la pensée marxiste qui faisait appel à tout une gamme de formes et de thèmes nouveaux dont beaucoup s’inspiraient fortement des premiers écrits de Marx (en particulier du texte des Manuscrits de 1848) ; ils accordaient une place centrale au concept d’aliénation, dans une critique sociale de grande envergure dirigée non seulement contre le capitalisme, mais contre le socialisme bureaucratique et autoritaire, contre l’industrialisation et l’innovation technologique effrénée, et contre l’obsession de croissance économique et du niveau de consommation.


Le nouveau radicalisme

Après avoir assigné une importance moindre à la lutte des classes entre la bourgeoisie et le prolétariat, et à son abandon dans le Tiers monde au profit de la paysannerie comme principale force révolutionnaire, on regarda les conflits dans les nations industrialisées comme résultant du pouvoir politique (opposant ceux qui « dirigent » la société et ceux qui sont opprimés et impuissants) plutôt que comme ceux d’intérêts économiques incompatibles. Par exemple, les travaux les plus récents des représentants de l’Ecole de Francfort, spécialement Adorno et Habermas, ont abouti à la conclusion que le concept de classe a beaucoup perdu de son utilité comme instrument d’analyse sociale, et que les conflits dans les sociétés hautement industrialisées sont, avant tout, des luttes culturelles dans lesquelles les intellectuels radicaux jouent un rôle prépondérant. Aux Etats-Unis, C. Wright Mills est arrivé à la même conclusion, attendant des jeunes intellectuels y compris des étudiants, l’avènement d’un nouveau mouvement radical.

Le nouveau radicalisme a eu un impact considérable sur la sociologie. Alors qu’ils accordaient jusque-là leur attention aux notions de stabilité, d’équilibre et de consensus, nombre de sociologues se sont sentis concernés par les problèmes de la guerre[5] et de la révolution, par la domination des élites ou de classes particulières, par les idéologies qui les aident à maintenir leurs privilèges, par les conflits entre groupes dominants et subordonnés et par les changements sociaux rapides qui surgissent dans le monde entier et qui créent de nouvelles possibilités et de nouveaux dangers. En même temps, ces sociologues ont tenté, vainement jusqu’alors, au dire de Bettomore, « de regrouper les différentes tendances de la critique et de les fondre en une théorie sociale plus systématique et plus cohérente ».

La critique sociale de la seconde moitié du XXème siècle s’intéresse à des objets divers, difficiles à identifier à un modèle particulier de société. La critique radicale et les mouvements sociaux avec lesquels elle sympathise et s’unit, peuvent être préoccupés des risques de la guerre nucléaire, de l’explosion démographique, [de la paupérisation dans le monde], de la pollution, de la destruction de l’environnement due aux progrès rapides de la technologie et de l’industrialisation, de l’autoritarisme appliqué par beaucoup de régimes socialistes, de la discrimination et de l’expression raciale ou sexuelle, ou encore ce qu’ils considèrent comme un déclin culturel général engendré par l’obsession du développement économique et par l’influence des mass-media.

Bettomore constate enfin que « toute cette diversité amène la pensée sociologique à se disperser en différentes écoles. Le marxisme lui-même, qui fut pendant plus d’un siècle un facteur d’unification s’est effrité en une variété de conceptions incompatibles et souvent antagonistes. Comme interprétation globale de l’histoire de la société, celle-ci est à présent , parfaitement ambiguë et inadéquate ». [On n’est pas loin de penser aujourd’hui que le conservatisme est passé dans son camp !].

[Au demeurant pour le professeur de Brigthon], « les théories et les recherches sociologiques reflètent les différentes orientations culturelles et les conflits d’intérêts dans les diverses situations aptes à susciter un point de vue soit plus conservateur, soit plus radical. Le rôle de la sociologie est de soumettre les différents mouvements à un examen rationnel et à une étude empirique, de même que les aspirations et les politiques qui naissent des tensions et des conflits à l’intérieur d’une culture. Comme le dit Robert Lynd, la science sociale est une partie organisée de la culture qui existe dans le but d’aider l’homme à comprendre et à reconstruire continuellement sa culture ».




PRÉSENTATION DE QUATRE SYSTÈMES PARTICULIERS

A la suite de cet aperçu de l’ »ordre social », nous avons retenu deux systèmes qui ont rapport à la guerre. Le premier est celui de Jurgen Habermas qui, dans les années 1980, a publié, d’une part, l’ « Agir communicationnel » comme remède au conflit et, d’autre part, « Connaissance et intérêt » où il redéfinit la distinction entre travail et praxis,la ramenant à la différence entre action instrumentale et action communicationnelle ; le second est celui de René Girard, qui très récemment, avec son ouvrage « Achever Clausewitz », est parvenu à diagnostiquer les ressorts de la guerre.

En outre nous avons recherché, pour les présenter ici, deux systèmes « motivationnels » qui peuvent servir à l’étude d’activités humaines à caractère pacifique : ce sont le système « monadique » de Leibniz que Michel Serres a étudié dans son ouvrage « Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques » et le système de Clifford Geertz consacré aux actions « symboliques » décrit dans ses ouvrages « The Interpretation of cultures » et « Savoir local, savoir global ».



Jurgen HABERMAS
selon Paul Ricoeur

(son anthropologie réaliste comme modèle néo-marxiste du principe de réalité)


L’ouvrage de référence choisi par Ricoeur[6] pour commenter l’anthropologie réaliste d’Habermas est son ouvrage intitulé Connaissance et Intérêt. Ce que ce modèle métacritique veut montrer c’est que le problème central est celui de la synthèse de l’objet. Le problème est le suivant : comment un sujet pose-t-il un objet en face de lui ou, pour parler comme Freud, comment construit-on le principe de réalité ?

Selon lui, la synthèse n’est pas celle d’une conscience mais celle d’une activité. C’est la praxis (une manière d’agir) qui porte la synthèse. Ricoeur souligne qu’ Habermas « utilise le concept de ‘genre humain concret’, qui est un résidu de ‘l’aliénation’ de Feuerbach. Une humanité pratique prend la place de la conscience transcendantale développée par Kant ».

Le fait d’avoir caractérisé l’ homo agens(l’homme concret) comme sujet de la synthèse a montré quatre avantages de la notion de travail envisagée comme synthèse.

1) Le premier avantage est que nous disposons à la fois d’une catégorie anthropologique et d’une catégorie épistémologique. Poser que le travail produit la synthèse de l’objet, ce n’est pas simplement remarquer le rôle économique de l’activité humaine, c’est aussi comprendre la nature de notre connaissance, la manière dont nous appréhendons le monde.

Cette conjonction des catégories épistémologiques et anthropologiques est cruciale pour la relation (qui sera abordée ultérieurement) entre intérêt et champ d’expérience. Comme on le verra, Habermas soutient que certaines sciences correspondent à certains intérêts. L’intérêt pour le contrôle et la manipulation correspondent aux sciences empiriques, l’intérêt pour la communication aux sciences historiques et interprétatives, et l’intérêt pour l’émancipation aux sciences sociales critiques telles que la psychanalyse. Pour étayer ces corrélations, Habermas doit introduire au départ la liaison (suggérée par le titre de son ouvrage) entre un concept anthropologique – un intérêt – et un système épistémologique – un système catégoriel permettant de traiter de certains champs de connaissance. Cette relation entre les deux jeux de catégories prend sa source dans la notion de travail envisagée comme synthèse. L’articulation du rapport ente épistémologie et anthropologie, entre connaissance et intérêt, telle est la problématique d’ensemble de la deuxième partie de l’ouvrage.

2) Le second avantage de la construction développée par Habermas à partir de Marx est que cette élaboration de la synthèse produit une meilleure interprétation de « monde vécu » (Lebenswelt), formulé d’abord dans le dernier texte de Husserl, La crise des sciences européennes. La compréhension du travail social comme synthèse nous permet d’éliminer un « un malentendu logico-transcendantal » (60) : nous éviterons alors de prendre le concept de « monde vécu » de manière anhistorique (…)

« L’espèce humaine n’est pas caractérisée par une complexion invariante, naturelle ou transcendantale, mais seulement par un mécanisme de devenir humain » (61). Les Manuscrits, souligne Ricoeur, parlent d’une nature qui devient plus naturelle. L’humanité et la nature sont promues ensemble, et c’est ensemble qu’elles deviennent plus naturelles et plus humaines.

Selon Habermas, cette historicisation du transcendantal est rendue possible parce que Marx a lié l’histoire aux forces productives. Habermas insiste sur la nature historique de la praxis – manifeste dans l’accumulation des outils où il s’agit d’une histoire technologique – et il montre comment Marx a lié cette histoire au concept de forces productives. La dimension historique est introduite par le moyen des forces productives : elles sont les porteurs de l’histoire. Donc, la synthèse assumée par le travail se distingue de l’essence figée assignée par Kant aux catégories. En un sens, c’est uniquement parce qu’il y a une histoire de l’industrie que l’histoire existe. Il apparaît alors, du fait de cet énoncé, que Habermas ne souscrit pas au parti pris de Marx : les idéologies n’ont pas d’histoire. L’entendement a une histoire qui lui est propre et qui peut être exemplifiée par l’histoire des sciences. L’industrie n’est pas l’unique facteur qui donne à l’existence humaine une dimension historique : les idées ont aussi une histoire.

3) Le troisième avantage est que « La synthèse de la matière du travail par la force de travail reçoit son unité effective à travers les catégories de l’homme manipulant » (67). Cette lecture de Marx, le situe plus ou moins dans la même catégorie que Peirce et Dewey. Dans l’un des chapitres suivants, Marx apparaît comme un précurseur du pragmatisme éclairé.

4) Le fait de traiter du travail comme synthèse de l’objet comporte un quatrième avantage : déployer l’importante analyse inaugurée par Fichte. Dans la tradition de l’idéalisme allemand. Fichte est avec Kant, l’autre figure qui annonce l’élaboration marxiste de la synthèse, et Habermas y revient sans cesse dans son livre. Fichte est celui qui a franchi le pas décisif d’une philosophie de la théorie à une théorie de la praxis, parce que son concept fondamental est l’activité de l’être humain qui se produit lui-même.

« Fichte a mis en relation la synthèse dans l’imagination avec l’activité du sujet. Le moi originaire est, dans la pensée de Fichte, le sujet agissant. Le moi susceptible d’accompagner toutes mes représentations – pour parler en langage kantien – n’est pas une représentation ultime. Il n’est pas une représentation d’un ordre plus élevé mais une activité, le moi qui se pose lui-même. Il y a de nombreux textes dans l’Idéologie allemande », nous rappelle Ricoeur, « où le concept de perception de soi, d’auto-constitution, est central. Habermas est fondé à remonter de ce concept d’auto-constitution jusqu’à l’idée fitchéenne d’une humanité qui se pose elle-même par le processus de la praxis et par l’échange avec la nature. L’engendrement réciproque de l’être humain et de la nature est dans le même temps un auto-engendrement de l’être humain ».


Le statut de la praxéologie (science de la praxis)

Ricoeur, dans son analyse, a observé les raisons qui ont conduit Habermas à redéfinir la distinction entre travail et praxis (travail + élément autre). Ainsi ramène-t-il cette distinction à celle qu’il entrevoit entre action instrumentale et interaction ou action communicationnelle. Dans le troisième chapitre de Connaissance et Intérêt, Habermas tire les conséquences épistémologiques de cette distinction. Sa question est la suivante : quel est le statut d’une science de la praxis ? Marx a élaboré une critique et non une science de la nature, mais il n’a produit aucune justification épistémologique pour sa théorie de la société. Au lieu de cela, il a sans cesse décrit son travail par analogie aux sciences de la nature. Le fait que con œuvre était une critique de l’économie politique aurait dû orienter son attention vers la dimension réflexive de cette critique, mais tel n’a pas été le cas. Habermas soutient par conséquent que dans la mesure où la praxis se voit réduite à la production matérielle, à l’activité instrumentale, le modèle est bien celui des sciences de la nature. La science de la praxis, dans ce cas, est purement et simplement abordée comme un prolongement des sciences de la nature.

En revanche, et c’est l’apport d’Habermas, si l’on doit élaborer une dialectique entre l’instrumentalité et les pôles interactifs de la praxis, on dispose d’une science qui n’est pas une extension ou une transposition des sciences de la nature, mais une discipline d’un genre différent : c’est la critique. Alors que, remarque Habermas, une science de la nature peut très bien être non réflexive du fait qu’elle traite d’objets distincts du sujet connaissant, du savant. La conséquence en est que le savant n’est pas impliqué dans son savoir, alors qu’il l’est à coup sûr dans les sciences de la société.

La présupposition qui veut que toute science se constitue par le modèle des sciences de la nature restreint l’idée fichtéenne d’auto-création de l’homme à la réalité industrielle. Pour Habermas, cette réduction est l’idéologie de la modernité. L’idéologie réduit progressivement l’activité au travail, le travail à l’activité instrumentale et l’activité instrumentale à la technologie qui engloutit notre travail. La science qui s’occupe de l’homme devient une province des sciences de la nature et rien de plus. Dans cette interprétation, quelque chose se trouve refoulé. La lecture « industrialiste » de l’activité humaine dissimule « la dimension de l’auto-réflexion dans laquelle elle doit cependant se mouvoir » (83).

La distinction entre une théorie des interactions et une théorie de l’activité instrumentale est la réponse de Habermas à la tension du technique et du pratique chez Marx. On doit entendre par « pratique » non seulement l’aspect matériel mais toutes les dimensions de l’activité déterminée par des normes et des idéaux : ce qui recouvre tout le champ de l’éthique et de l’éthique appliquée. La pratique inclut toutes les sphères de l’activité dotées d’une structure symbolique, d’une structure qui à la fois interprète et régule l’action. Le technique et la pratique constituent une bipartition du champ de l’activité humaine.

« Le milieu dans lequel les relations des sujets et des groupes sont réglées normativement est la tradition culturelle : elle forme le contexte linguistique de communication sur la base duquel les sujets interprètent la nature et s’interprètent eux-mêmes dans leur environnement naturel » (85).

La référence à la tradition culturelle, aux normes, aux institutions, au contexte linguistique de communication et à l’interprétation, vient conforter l’hypothèse de Ricoeur : le processus de distorsion ne prend sens[7] que si l’activité est conçue au travers de médiations symboliques. Le concept d’interprétation appartient à cette couche originaire et il désigne l’activité menée par les individus dans leur environnement à la fois à l’égard de la nature et vis-à-vis d’eux-mêmes.

Sans la distinction entre activité instrumentale et activité communicationnelle, il n’y a aucune place pour la critique, et pas même pour l’idéologie. Ce n’est qu’au sein d’un cadre institutionnel que la dépendance sociale et la domination politique peuvent déployer leurs effets répressifs. Ce n’est qu’au sein de ce cadre que l’idée d’une « communication exempte de domination » (86) prend sens.


La notion de compétence communicationnelle

Ce mot de compétence est utilisé de manière ambiguë. D’un côté une compétence est quelque chose qui est à notre disposition, une potentialité dont nous pouvons nous servir ou pas. Ricoeur précise qu’il s’agit là du corrélat de la performance de Chomsky : parce que j’ai la compétence de parler le français, je peux énoncer une phrase dans cette langue. Mais la compétence communicationnelle ne serait pas quelque chose qui serait à notre disposition : c’est plutôt ce qui s’apparente à l’idée kantienne, à une idée régulatrice. Ricoeur pose alors la question : pouvons-nous détenir cette idée sans une anthropologie ou une ontologie qui donne sens à un dialogue réussi ? (C’est l’argument constant de Gadamer dans sa discussion avec Habermas). Si nous ne disposons pas d’une ontologie au sein de laquelle le dialogue est constitutif de qui nous sommes, pouvons-nous envisager cet idéal communicationnel ? Mais peut-être n’est-ce purement et simplement qu’une question d’accent, et la question de Habermas est-elle : comment pouvons-nous comprendre le dialogue que nous sommes si ce n’est à travers l’utopie d’une communication sans frontières ni contraintes ?

Ricoeur avoue admettre tout à fait le rôle incontournable de cet élément utopique, dans la mesure où il est la composante ultime de toute théorie de l’idéologie. C’est toujours depuis les profondeurs de l’utopie que nous pouvons parler de l’idéologie. Tel était le cas du jeune Marx lorsqu’il parlait de l’homme total, celui qui s’en allait pêcher le matin, chasser l’après-midi et qui, le soir s’adonnait à la critique. Cette reconstruction de la totalité sous-jacente à la division du travail, cette vision d’un homme intégral, est l’utopie qui nous permet d’affirmer que l’économie politique anglaise n’a pas creusé au-dessous de la surface des relations économiques entre le salaire, le capital et le travail.

Ricoeur considère l’utopie comme étant elle-même un réseau complexe d’éléments d’origines diverses. Loin d’être homogène, elle est un assemblage de forces qui oeuvrent ensemble.


a) Les trois composantes de la structure utopique

– En premier lieu, l’utopie est soutenue par la notion d’auto-réflexion. C’est le cœur de l’utopie et la composante téléologique de toute critique, de toute analyse, de toute restauration de la communication. Ricoeur l’appelle composante transcendantale (…) Ce qui reste commun à la théorie et à la pratique, c’est cet élément d’auto-réflexion qui n’est pas historique mais transcendantal : intemporel, sans origine historique assignable, il est bien plutôt la possibilité fondamentale de l’être humain. Quand le jeune Marx parle de la différence entre l’animal et l’homme, il trace une ligne de démarcation : la différence tient à une transcendance dont l’homme peut se prévaloir. Ricoeur, quant à lui, préfère qualifier ce facteur de transcendantal car il est la condition de possibilité pour que soit réalisé quelque chose d’autre.

– La seconde composante de la structure utopique est culturelle. Cette caractéristique est moderne et provient de la tradition des Lumières : elle ajoute à l’activité imaginative la possibilité d’une rectification, la possibilité de mettre à l’épreuve les limites du réalisable. Ricoeur reprend une citation d’Habermas : « Les idées d’une philosophie des Lumières proviennent du fonds des illusions transmises historiquement. Ainsi devons-nous comprendre les actions d’une philosophie des Lumières comme la tentative de tester la limite du réalisable en ce qui concerne le contenu utopique du patrimoine culturel dans des conditions données » (315).

– La troisième composante est l’activité imaginative

L’activité imaginative correspond chez Habermas à ce que Freud appelle l’illusion ; celle-ci se distingue de l’idée délirante qui est à la fois invérifiable et irréalisable. L’illusion ou l’activité imaginative est l’élément de l’espérance, d’une espérance rationnelle. Dans l’article Connaissance et Intérêt d’Habermas, il est affirmé que l’humanité s’enracine dans des structures fondamentales telles que le travail, le langage et la domination. Il ajoute néanmoins qu’est également présent en nous quelque chose qui transcende cet ensemble de conditions : c’est l’utopie. Dans ce contexte, il utilise explicitement le mot « utopie ».

« La société n’est pas seulement un système d’auto-conservation. Il y a, présent chez l’individu en tant que libido, une nature qui est séduction, qui a quitté le domaine de l’auto-conservation et poursuit une satisfaction utopique » (153-154). L’activité imaginative est ce qui « poursuit une satisfaction utopique ».

Cette opposition, établie par Habermas entre utopie et auto-conservation est une bonne perspective pour analyser la relation entre idéologie et utopie.


b) Analyse de la relation entre idéologie et utopie dans leurs sens les plus positifs

Comme on le verra ultérieurement chez Geertz, la fonction essentielle d’une idéologie est de poser une identité, qu’il s’agisse de l’identité d’un groupe ou de celle d’un individu. L’utopie, de son côté rompt avec le « système d’auto-conservation » et « poursuit une satisfaction utopique ». Pour Habermas, le rôle effectif de cet élément utopique mène à la thèse suivante : « La connaissance est un instrument d’auto-conservation dans la même mesure qu’elle transcende la pure et simple conservation » (154). L’utopie est précisément ce qui empêche les trois intérêts constitutifs de la connaissance – instrumental, pratique et critique – d’être réduit à l’un d’entre eux. La visée utopique ouvre le spectre des intérêts et lui évite de se refermer ou de retomber dans l’intérêt instrumental.

Il se peut alors, poursuit Ricoeur, que l’utopie au sens positif du terme, s’étende jusqu’à la frontière entre le possible et l’impossible, laquelle frontière n’est peut-être en définitive, susceptible d’aucune rationalisation, même sous la forme d’une espérance rationnelle. Ne pourrait-on, dans ces conditions, soutenir que le facteur utopique est irréductible, que la critique de l’idéologie ne peut prendre appui sur une expérience analogue à celle du transfert dans la psychanalyse où le processus de libération peut mener à la reconnaissance de soi sous la conduite d’une reconnaissance effective et mutuelle ?

Il se peut même qu’une reconnaissance pleinement réciproque soit dans toute thérapie en tant que telle un élément utopique. imagination utopique est celle d’un acte idéal de langage, d’une situation idéale de communication : l’idée d’une communication sans frontières ni contraintes. Il se peut que cet idéal constitue notre véritable idée du genre humain. Nous parlons du genre humain, non seulement au titre de l’espèce, mais comme d’une tâche, puisque nulle part l’humanité n’est donnée. L’élément utopique peut être l’idée de l’humanité vers laquelle nous nous orientons et que nous tentons sans cesse d’actualiser.

Ce faisant, Habermas rend possible une critique de la société qui évite le paradoxe de Mannheim (le distinction de la science et de l’idéologie). Il ajoute quelque chose à Weber en montrant que c’est uniquement au terme de la démarche critique que nous pouvons reconquérir, comme étant notre œuvre propre, les prétentions de l’autorité et il attire notre attention sur le fait que cette reconquête va de l’ex-communication et de la désymbolisation vers la reconnaissance et la communication. Sur ce dernier point, il annonce Geertz « qui démontre que l’idéologie doit être comprise sur la base de la structure symbolique de l’action ».



René GIRARD
(son anthropologie posthégélienne)

1) Le mimétisme comme ampliation de l’imitation

a/ L’imitation est à l’œuvre dans les évolutions de l’ordre social depuis des millénaires

Gabriel Tarde a longuement étudié ces évolutions[8]. Nous retiendrons particulièrement son chapitre intitulé « Lois logiques de l’imitation[9] ».

Pour lui, « Les causes sociales sont de deux ordres : logiques ou non logiques. Cette distinction a la plus grande importance. Les causes logiques agissent quand l’innovation choisie par un homme l’est parce qu ‘elle est jugée par lui plus utile ou plus vraie que les autres, c’est-à-dire plus d’accord que celles-ci avec les buts ou les principes déjà établis en lui (toujours par imitation) ». Dans la catégorie logiques, « il n’y a en présence que des inventions ou des découvertes anciennes ou récentes, abstraction faite de tout prestige ou de tout discrédit attaché à la personne de leurs colporteurs, ou au temps et au lieu d’où elles proviennent ».

Si l’on reconnaît l’invention et l’imitation comme acte social élémentaire, on ignore la substance ou la force sociale dont cet acte est fait (dont il n’est que la forme). En d’autres termes qu’est-ce qui est inventé ou imité ? G. Tarde souligne que « c’est par des concours ou des concurrences de désirs, de besoins, que les sociétés fonctionnent. Les croyances religieuses et morales, mais aussi juridiques, politiques, linguistiques même (la puissance de persuasion aussi irrésistible qu’inconsciente exercée par notre langue maternelle) ». Telles sont les forces plastiques des sociétés, les besoins économiques ou esthétiques étant leurs forces fonctionnelles.

Mais quelles en sont véritablement les sources ? G. Tarde affirme « qu’elles ont leur source profonde au-dessous du monde social, dans le monde vivant. C’est ainsi que les forces plastiques et les forces fonctionnelles de la vie, spécifiées, employées par la génération, ont leurs forces au-dessus du monde vivant, dans le monde physique, et que les forces moléculaires et les forces motrices de celui-ci, régies par l’ondulation, ont aussi leur source, insondable à nos physiciens, dans un monde hypophysique que les uns appellent Noumènes, les autres Energie, les autres Inconnaissable. Energie est le nom le plus répandu de ce mystère. Par ce terme, on désigne une réalité qui, comme on le voit, est toujours double en ses manifestations ; et cette bifurcation éternelle, qui se reproduit sous des métamorphoses surprenantes à chacun des étages superposés de la vie universelle, n’est pas le moindre des traits communs à signaler entre eux. Sous les appellations de matière et de mouvement, d’organes et de fonctions, d’institutions et de progrès, cette grande distinction du statique et du dynamique, où rentre aussi celle de l’Espace et du Temps, partage en deux l’univers entier[10] ».

A mesure que la société s’étend, s’accroît, perfectionne et complique toutes ses institutions (droit, langue, institutions, etc.) où se forgent les croyances unanimes qu’elles incarnent (prévoyance, foi et assurance, vérité et sécurité), le progrès social globalise les désirs. La paix sociale, G. Tarde la résume ainsi : « la foi unanime en un même idéal ou une même illusion (l’utopie ricoeurienne), unanimité qui suppose une assimilation chaque jour plus étendue et plus profonde de l’humanité : voilà le terme où courent, qu’on le veuille ou non, toutes les révolutions sociales. – Tel est le progrès, c’est-à-dire l’avancement du monde social dans les voies logiques[11] ».

Quand une société élabore quelque grande conquête que son ambition rêve avant que son activité la déploie, que constate-t-on ? G. Tarde l’a bien vu : « Le progrès est une espèce de méditation collective et sans cerveau propre, mais rendue possible par la solidarité (grâce à l’imitation) des cerveaux multiples d’inventeurs, de savants, qui échangent leurs découvertes successives ». G. Tarde fait remarquer ici que « la fixation des découvertes par l’écriture qui permet leur transmission à distance et à de longs intervalles de temps, est l’équivalent de cette fixation des images qui s’accomplit dans le cerveau de l’individu et constitue le cliché cellulaire du souvenir ». De sorte que, pour lui, « le progrès social, comme le progrès individuel s’opère par deux procédés, la substitution et l’accumulation, et vis-à-vis d’eux, il y a des découvertes ou des inventions qui ne sont que substituables, d’autres qui sont accumulables. De là des combats (ou duels) logiques et des unions logiques ». Seul le « duel logique » retiendra ici notre attention.


b/ Le duel logique (ou téléologique)

Pourquoi le terme de duel ? Parce qu’en effet dans chacun des affrontements de la vie sociale édités à d’innombrables exemplaires, les jugements et les desseins en présence sont toujours au nombre de deux. A-t-on jamais vu à aucune période de notre histoire une bataille à trois ou à quatre ? Si bataille il y a, quelles que soient le nombre des armées, il n’y a que deux camps en présence ; de même que dans le conseil de guerre qui a précédé l’engagement, il n’y a eu que deux opinions à la fois en face et en lutte. Et de plus, il est visible que le différend, la querelle à vider se résume toujours à un oui opposé à un non. Sans doute, celui des deux adversaires qui nie l’autre (guerres religieuses ) ou qui contrecarre son dessein (luttes idéologiques ou politiques) a bien sa thèse ou son dessein aussi ; mais c’est seulement en tant que négation ou obstacle, plus ou moins explicite ou implicite, direct ou indirect, que sa pensée ou sa volonté rend le conflit inévitable.

Même dans le duel linguistique élémentaire, le terme ou la locution reçus affirment et le terme ou la locution nouveaux nient. G. Tarde cite plusieurs exemples :

« Dans toute l’Asie antérieure, l’écriture cunéiforme s’est propagée longtemps seule, de même que l’écriture phénicienne dans tout le bassin méditerranéen. Mais, un jour, ces deux alphabets se sont disputés le terrain de la première, qui, lentement a reculé et a disparu seulement vers le premier siècle de notre ère…Ce qui s’est passé pour l’écriture, avait déjà eu lieu pour le langage. Le progrès linguistique s’opère toujours, par imitation d’abord, puis par lutte lente entre deux langues ou deux dialectes qui se disputent un même pays et dont l’un refoule l’autre, ou entre deux locutions ou deux tournures de phrases qui répondent à la même idée. Cette lutte est un conflit de thèses opposées, impliquée dans chaque mot ou dans chaque tournure qui tend à se substituer à un autre mot ou à une autre forme grammaticale[12] ».

Dans le duel religieux, le dogme officiel affirme, le dogme hérétique nie, comme plus tard quand la science tend à remplacer la religion, la théorie admise fait figure d’affirmation alors qu’elle se trouve niée par la théorie nouvelle.

Dans tout procès quelconque soumis au juge, il y a un demandeur qui affirme et un défendeur qui nie.

Quant aux concurrences industrielles, les duels interviennent par affrontement de « créances » : inventions simultanées ayant le même objet ou répondant au même besoin et invention se substituant à une invention précédente. Il y a toujours dans une société en progrès industriel, un certain nombre de produits anciens qui se défendent avec un bonheur inégal avec des produits nouveaux.

G. Tarde cite quelques exemples : « La production et la consommation des premiers, par exemple des chandelles de suif, impliquent cette affirmation, cette conviction intime, contredite par les producteurs ou les consommateurs de seconds, à savoir : ce procédé d’éclairage est le meilleur ou le plus économique. Sous cette dispute de boutiques, on découvre avec surprise un conflit de propositions. La querelle aujourd’hui terminée, entre le sucre de cannes et le sucre de betteraves, entre la diligence et la locomotive, entre la navigation à voile et la navigation à vapeur, etc., était une véritable discussion sociale, voire même une argumentation. Car ce n’étaient pas seulement deux propositions, mais deux syllogismes qui s’affrontaient conformément à un fait général méconnu par les logiciens ; l’un disant par exemple : ‘Le cheval est l’animal domestique le plus rapide ; or, la locomotion n’est possible qu’au moyen d’animaux ; donc la diligence est le meilleur moyen de locomotion’ ; l’autre répondant :’Le cheval est bien l’animal le plus rapide, mais il n’est pas vrai que les forces animales soient seules utilisables pour le transport des voyageurs et des marchandises ; donc, la précédente conclusion est fausse’. Cette remarque doit être généralisée et de pareils chocs syllogistiques se montreraient facilement à nous, sous les duels logiques ci-dessus énumérés[13] ».

A la suite des concurrences industrielles, il n’est pas sans intérêt de faire remarquer que tout gouvernement n’est qu’une industrie spéciale, propre ou jugée propre à satisfaire le besoin, le dessein majeur, que la nature des productions et des consommations longtemps prépondérantes ou des convictions longtemps régnantes a mis hors de pair dans le cœur d’un peuple, et auquel la morale veut qu’on subordonne tous les autres. Tel pays réclame de la gloire avant tout, tel autre des terres, un troisième des aides financières, suivant qu’il a plus travaillé sous les armes, à la charrue ou à la fabrique. « A chaque instant, peuples ou individus, souligne G. Tarde, nous sommes, sans nous en douter, sous l’empire d’un désir dirigeant, ou plutôt d’une résolution antérieure qui persiste en nous et qui, née d’une victoire antérieure a toujours de nouveaux combats à soutenir ; et sous l’empire d’une idée fixe, d’une opinion qui, acceptée après hésitation, ne cesse d’être attaquée dans sa citadelle. Voilà ce qu’on nomme un état mental chez les individus, un état social chez les nations. Tout état social ou mental suppose donc, aussi longtemps qu’il dure, un idéal. A la formation de cet idéal, que la morale défend et préserve, a concouru tout le passé militaire et industriel d’une société, et aussi tout son passé artistique. Or, l’art lui-même enfin a ses combats singuliers de thèses et d’antithèses. Dans chacun de ces domaines, à chaque instant, une école règne, qui affirme un genre de beau nié par quelque autre école[14] ».

Pour conclure ce chapitre sur les duels logiques, il nous faut bien comprendre comment les inventions, de même que leurs agrégats, des institutions, peuvent s’affirmer ou se nier.

Une invention ne fait que satisfaire ou provoquer un désir ; un désir s’exprime par un dessein ; et un dessein, en même temps qu’il est un pseudo-jugement par sa forme affirmative ou négative (je veux, je ne veux pas), renferme le plus souvent une espérance ou une crainte, c’est-à-dire toujours un véritable jugement. Espérer ou craindre, c’est affirmer ou nier avec un degré de croyance plus ou moins élevé, que la chose désirée sera. Si, par hypithèse je désire être député, – d »sir développé en moi par l’existence du régime parlementaire et du suffrage universel –,c’est que j’espère le devenir en prenant les moyens nécessaires. Et si mes adversaires me barrent le chemin (parce qu’ils croient qu’un autre servira mieux leurs intérêts, leurs désirs tels que suscités par la fonction elle-même), c’est qu’ils ont une espérance qui est en mesure de contrarier la mienne. J’affirme que, selon toute vraisemblance, je serai élu, grâce à mon savoir faire ; eux, le nient. S’ils cessaient absolument de le nier, s’ils perdaient tout espoir, ils ne s’opposeraient plus à moi, et le duel téléologique prendrait fin, ici comme partout, avec le duel logique, ce qui montre l’importance capitale de celui-ci.


2) Un élément moteur, l’aliénation, tel que retenu par la pensée hégélienne

La conscience humaine, aspirant à ce qu’elle ne peut être, désirant l’Infini qu’elle ne peut obtenir, est foncièrement malheureuse. L’absolu ne cesse de la défier. Sa requête, sa soif d’être qui la constitue est celle de l’impossible. Et l’homme est renvoyé à sa misère, à sa finitude, à sa mort. Tel semble être l’inexorable destin qui nous frappe tous, croyants et incroyants. Hegel s’efforce de trouver la logique de ce dessein contrarié qui envahit toute œuvre humaine, l’épure de la nécessité qui nous situe dans le tragique de l’échec...En termes religieux, Dieu ne se laisse pas trouver sans nous réprouver ou nous dissoudre en lui. Il nous récuse ou nous aliène.(toujours niant ce que nous affirmons) Il est trop humain et nous n’y gagnons qu’en songe – Feuerbach le retiendra – ou inhumain et nous y perdons tout. La Religion est révoquée par ses deux extrêmes, par l’humanisme ou par le théisme. L’un et l’autre interdisent la réconciliation de l’homme avec Dieu c’est-à-dire notre salut. Et, souligne C. Bruaire[15], « il est remarquable que l’un annonce toujours le retour de l’autre selon le rythme d’un balancier incapable de s’arrêter au point médian. Il manque un centre qui stabilise, réconcilie. Ainsi peut être représentée la dialectique dont le principe régit, selon Hegel, nos pensées, nos actions, notre histoire, tant que n’intervient pas une conciliation inaugurant le retour du salut.

Hegel n’a jamais parlé de thèse à ce sujet, mais conformément à l’étymologie, le terme de dialectique – qui signifie d’abord dialogue et donc opposition d’opinions –

Désigne chez lui le mouvement qui transporte d’une position extrême à l’autre, interdisant toute conciliation. C’est pourquoi on parle aussi abusivement à ce sujet d’‘identité des contraires’. L’exact propos de Hegel, c’est que des positions extrêmesdeviennentéquivalentesdansceva-et-vientdialectique,faute d’entretenir des relations, faute d’être liées par un milieu, un moyen terme conciliateur. S’il est vrai qu’un usage ancien étend le mot ‘dialectique’ à tout raisonnement, Hegel le réserve donc, lorsqu’il lui donne un sens précis, au contraire de la raison, un négatif de la conciliation, au mécanisme qui commande l’abstraction – ne voit qu’une chose – et qui peut engendrer tout à la fois l’erreur et le malheur. On voit aussitôt comment se lient ou se contarient, selon Hegel, logique et conscience humaine ».


3) La loi de la montée aux extrêmes

Les précisions qui viennent d’être données, nous amènent à penser que les positions extrêmes, faute d’entretenir des relations, sont prises dans un va-et-vient stérile ; elles ne se résoudront jamais. Ce mouvement de balancier oppose deux abstractions, deux positions s’excluant l’une l’autre et qui vont, dans cette oscillation même, devenir équivalentes.

Mais ce que Hegel n’a pas vu, c’est que l’oscillation des positions contraires, devenues équivalentes, peuvent très bien monter aux extrêmes, que l’adversité peut très bien se rapprocher de l’hostilité, l’alternance monter vers la réciprocité. La pensée hégélienne passe donc de la dialectique à la réconciliation, de la réciprocité à la relation de manière très confiante, en donnant souvent l’impression d’où elle vient, en fait….

Clausewitz qui, en stratège avisé, a longuement étudié les guerres napoléoniennes, est en mesure de nous apprendre ce qu’il en est du duel et de l’oscillation des opposés dans la situation faite à la guerre moderne. Clausewitz nous dit que cette oscillation peut monter aux extrêmes, qu’elle peut passer de l’alternance à la réciprocité : elle ne sera plus alors intégrable dans une théodicée de l’Esprit. Voilà où se situe, selon R. Girard, la formidable opposition de ces deux penseurs.(…)

(73) La « conscience malheureuse » de Hegel est une manière de prendre acte du fait que les hommes sont désormais identiques dans leurs désirs, comme dans leurs haines, jamais aussi près de se réconcilier que quand ils se font la guerre. Girard avoue volontiers avoir des affinités avec cette philosophie, mais son analyse diverge sur un point fondamental. Ce désir du désir de l’autre n’a que peu de choses à voir avec le désir mimétique qui est désir de ce que l’autre possède : ce peut être un objet[16], un animal, un homme[17] ou une femme, mais aussi un être propre, des qualités essentielles. C’est presque dire que les homme s’affrontaient sur des objets réels. C’est ce désir d’appropriation[18], beaucoup plus que de reconnaissance qui dégénère très vite dans ce que Girard appelle le désir métaphysique, où le sujet cherche à s’approprier l’être de son modèle. Je veux alors être ce que devient l’autre lorsqu’il possède cet objet[19] ».


4) La médiation double

Comment cela se passe-t-il ? De manière à la fois plus concrète et plus violente que le « désir de reconnaissance ». Je désire cet objet non pas spontanément, mais parce qu’un autre à côté de moi le désire, ou parce que je soupçonne cet autre de le désirer. Je m’approche donc de cet objet en même temps que mon médiateur se rapproche de moi, il devient mon modèle, au point que je finis par oublier totalement l’objet que je croyais désirer au départ. Comme toute action est réciproque, mon rival vit le même drame : il me voit désirer un objet qui lui est proche ; il se met à désirer à nouveau cet objet, que l’absence de rival lui avait fait oublier ; il me rencontre sur le chemin de cet objet, au moment où moi aussi je le rencontre sur le même chemin.

C’est le stade que Girard appelle la « médiation double », où chacun des deux rivaux devient un modèle-obstacle pour l’autre. La rivalité devient gémellaire et les rivaux vont de plus en plus se ressembler. L’un des deux peut l’emporter et retrouver son illusion d’autonomie ; l’autre s’humiliera alors devant lui au point (74) de sacraliser son adversaire. Cette action-répulsion est à la base de toutes les pathologies du ressentiment : l’adoration du modèle-obstacle, le désir métaphysique que j’ai de son être même, peuvent me conduire au meurtre. Le modèle que j’adore et devant lequel je m’humilie, dans l’espoir de m’approprier sa puissance supposée, est redevenu insupportable, et qu’il me faut supprimer.

Mensonge romantique et vérité romanesque que Girard a publié en 1961, contenait en germe la théorie mimétique. Il y aurait une genèse mimétique de l’ordre social, où la violence de milliers de frères ennemis, risquant de faire imploser le groupe, se polariserait sur un tiers choisi au hasard, parce qu’il apparaîtrait soudain comme néfaste[20]. Cette polarisation de tous contre un est une forme d’imitation monstrueuse : tout comme dans les pathologies du ressentiment, la victime est à la fois tout et rien, adorée et détestée. Le désir mimétique est ainsi à la racine même du religieux archaïque.


5) La violence de la réciprocité

Cette analyse de la réciprocité montre qu’elle serait donc plus violente que la « lutte à mort » de Hegel, qui fonctionne toujours comme un besoin de reconnaissance[21].

Cependant, ce désir de reconnaissance les empêche de se tuer. Comment pourraient-ils se reconnaître si l’un des deux meurt, ou s’ils sont tués tous les deux ? Dans tout duel; l’un doit avoir peur de l’autre, le reconnaître comme son maître et se faire (75) reconnaître comme esclave de ce maître. La dialectique du maître et de l’esclave, en ce sens, m’a toujours semblé irénique. Elle ressemble à ce que les éthologues nous disent des réseaux de dominance dans les sociétés animales.

Le danger de la pensée hégélienne vient paradoxalement qu’elle n’a pas au départ une conception assez radicale de la violence. D’où l’intérêt de lire ensemble Hegel et Clausewitz. On voit tout de suite que l’unité du réel et du concept mène à la paix chez Hegel, à la montée des extrêmes chez Clausewitz. Ce dernier évoluait dans les milieux militaires. Hegel, lui, n’a jamais participé à une opération militaire.(…)

(80) Nous sommes immergés dans le mimétisme et il nous faut renoncer aux pièges de notre désir , qui est toujours désir de ce que l’autre possède.

Girard le répète, « il n’y a pas de savoir absolu possible, nous sommes obligés de rester au cœur de l’histoire, d’agir au cœur de la violence, parce que nous en comprenons toujours mieux les mécanismes. Saurons-nous pour autant les déjouer ? J’en doute.(…)

(97) C’est parce qu’elles ne comprennent pas cette dimension prophétique de la perte des différences que les sagesses modernes ont réintroduit de la différence, du conflit, de l’obstacle à surmonter pour parvenir enfin à la réconciliation[22]. Elles espéraient toujours que tout se résoudrait à la fin de l’histoire. C’est pour ne pas désespérer de l’identité, c’est-à-dire de la réconciliation, qu’elles ont multiplié les différences cachées qu’il faut éliminer avant d’arriver à l’identité vraie. Nous avons vu que Hegel pensait l’advenue d’un Etat mondial, par delà les conflits interétatiques. A son image, les sagesses modernes n’ont pas voulu renoncer à voir dans la mauvaise réciprocité le signe avant-coureur de la bonne. Mais cet alibi du dernier obstacle à surmonter avant la réconciliation, cette façon de différer la paix universelle ont nécessairement fait croître la violence. Il faudra toujours plus de violence avant la réconciliation. Auschwitz et Hiroshima se sont chargés de nous le rappeler.

Nous ne pouvons donc plus continuer à penser de la sorte. Ce raisonnement apocalyptique inconscient nous est révélé par la montée des extrêmes. Nous savons maintenant que différer la violence, ne pas y renoncer tout de suite, c’est toujours la faire croître. La violence n’est jamais perdue pour la violence. Les hommes continuent néanmoins de ne pas vouloir voir la catastrophe qu’ils préparent en réintroduisant à chaque fois des différences nouvelles, et de nouveaux conflits. Cette méconnaissance ne fait qu’un avec le mimétisme qui est un déni de notre propre violence ».(…)


6) Nécessité de penser la réconciliation non plus comme la suite, mais comme l’envers de la montée aux extrêmes

(98) Elle est là, comme une possibilité réelle, mais que personne ne veut voir…Tel est le paradoxe de notre monde. La pensée apocalyptique s’oppose donc à cette sagesse qui croît l’identité paisible, la fraternité accessible sur le plan purement humain. Elle s’oppose aussi à toutes les pensées réactionnaires qui veulent restaurer de la différence et qui ne voient dans l’identité qu’uniformité destructrice ou conformisme niveleur. La pensée apocalyptique reconnaît dans l’identité la source du conflit. Mais elle y voit aussi la présence dissimulée du « comme toi-même », incapable, certes, de triompher, mais secrètement actif, secrètement dominant, derrière le bruit et la fureur qui le recouvrent.(…)

Les pensées modernes n’ont ainsi pu surgir qu’à un moment déterminé de l’histoire, celui où la symétrie s’accusait, où l’absence des différences apparaissait, où le rien qui sépare les frères ennemis suggérait toujours plus instamment la possibilité de leur union. Il devait suffire aux hommes de reconnaître qu’aucun obstacle essentiel ne les séparait pour qu’ils se réconcilient. Les penseurs modernes ont [malheureusement] cherché à corriger leur optimisme excessif.



Gottfried Wilhem LEIBNIZ selon Michel Serres[23]

(sa philosophie de la vraie ‘nature des choses’)

Leibniz, du fait que l’image que Descartes et la tradition lui ont laissée de leur ordre est « celle de la chaîne, qui concrétise pour l’imagination l’unicité de la progression et la liaison des raisons », l’image qui s’est imposée à lui « est celle d’un réseau à plusieurs chaînes concourantes qui présente de multiples entrées et entrecroisements : tapisserie, tissage, broderie ou dentelle, et l’étude au même titre que l’exercice du calcul et que Platon, dans un tableau fameux, donnait à ourdir au savant politique ». Pour comprendre la systématicité leibnizienne, « il faut donc, semble-t-il construire un réseau, essayer de constituer le plan du labyrinthe ; ou plutôt deux : celui des notions ‘philosophiques’, et le réseau de référence, celui qui constitue le modèle mathématique, quitte à réfléchir, par après, sur leurs liaisons respectives. Chaque région de ces réseaux est figurée par une sorte de nœud étoilé (‘de sommet’) dont chaque fil, efférent et (ou) afférent, croise et rejoint tout ou partie des autres sommets[24] ».

Il paraît vite que « Leibniz a toujours eu le plus grand soin de multiplier ces jonctions et croisements, de relier chaque point à tous les autres par le plus de chemins, voire tous les chemins possibles : combinaison, composition, expression, conspiration ». Et l’idée générale qu’il se fait de la mathématique « est analogue à l’idée qu’il se fait du système philosophique : ici, comme là, toutes choses consentent, et la plus haute des sciences est, à ses yeux, la théorie de ce consentement[25] ». Enfin la notion d’ordre elle-même « est trop liée chez Leibniz aux notions qualitatives de situation et de disposition, d’arrangement sur un ‘terrain’ en général, de combinaisons et de variations de situs pour qu’on la restreigne au cheminement unilinéaire d’une déduction ; il y a ici une combinatoir e des ordres effectivement constituée : nous tenons que le système général est fidèle aux définitions préalables de la combinatoire ».

Dès l’avertissement de Michel Serres, on peut lire que « le système de Leibniz est ainsi fait – si l’on y prend garde – que, sans cesse et d’un seul mouvement il se construit et parle de lui, il se forme et décrit sa formation, qu’il entrelace, si l’on permet ce mot, sa sémantique et sa syntaxe.

Et cette dernière, discours à la fois suivi sur l’organisation et interne à l’organisation interne même, est de nature à rendre terminable cette tâche infinie : discours formel, nous verrons dans quel sens. D’autre part, comme chaque région du système, distributivement, est décrite comme expression de la totalité, c’est-à-dire lui répondant selon des lois fixes, on peut espérer, sur un cas précis, découvrir une image, un paradigme, qui serve d’index singulier et régulateur à l’étude d’ensemble ».

Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, « Leibniz aime définir un type de connaissance dont il va disant qu’elle est la plus fréquente, sinon la plus complète, la connaissance aveugle ou symbolique. Elle découvre des lois qui ordonnent une série de problèmes ou de notions, différents à l’inspection de l’esprit et dont l’énumération exhaustive nous échappe ; c’est d’elle dont on pourrait dire qu’elle connaît les rapports, les analogies, les proportionnalités, qu’elle porte l’unité dans la multiplicité, et, contre toute attente, ramène les discordances dans l’harmonie. Tous ces rapports ne sont pensables que par une pensée formaliste, c’est-à-dire lucide à la loi, et aveugle à l’objet. Les lois formelles sont valables, quels que soient les objets, c’est-à-dire pour un objet quelconque. Voilà le sens précis du terme de structure ; c’est un ensemble de signification non définie, groupant des éléments en nombre quelconque (éléments dont on ne spécifie pas le contenu) et des relations, en nombre fini, dont on ne définit pas la nature, mais dont on définit la fonction quant aux éléments. On obtient un modèle (un paradigme) de cette structure si l’on spécifie le contenu des éléments et la nature des relations. L’ensemble de ces paradigmes ont en commun, analogiquement, la structure en question. Ce mot a ici ce sens précis et jamais un autre ; il nous aidera à éclairer, dans son esprit même, cette organisation systématique ».

Au soir de sa vie, conclut Michel Serres, « Leibniz consentit à dessiner son système : ‘C’est à peu près comme lorsqu’on jette dans l’eau plusieurs pierres à la fois, dont chacune fait des cercles qui se croisent sans se détruire, mais quand le nombre des pierres est trop grand, les yeux s’y confondent’. »


Relations multiple-multiple : similitude et parallélisme

Ces relations sont explicitées par Leibniz en ces termes :

« Une chose en exprime une autre, dans mon langage, lorsqu’il y a un rapport constant et réglé entre ce qui peut se dire de l’une et de l’autre. C’est ainsi qu’une projection de perspective exprime son géométral. expression est commune à toutes les formes, et c’est un genre dont la perception naturelle, le sentiment animal et la connaissance intellectuelle sont des espèces. Dans la perception naturelle et le sentiment, il suffit que ce qui est divisible et se trouve dispersé en plusieurs êtres soit exprimé ou représenté dans un seul être indivisible[26] ».

A partir de ce texte Michel Serres croit bon d’insister sur l’universalité de la notion d’expression, commune à toutes les formes : « Il est permis, sans erreur notable des varier sur le dernier terme. Il a le sens obvie de ‘formes substantielles’ : l’expression est alors commune à l’univers des monades ; parmi l’échelle continue-infinie des êtres, chacun est, par essence, représentation dans son ordre et tous s’entr’expriment. Chaque ‘forme’ représente son corps propre , son département, le monde…, suivant une gradation du distinct au confus correspondant en précision dans la chaîne graduée des existants, comme si le spectre de la représentation s’appliquait point par point à l’échelle entière (scala entium). Au degré près, par conséquent, chacun exprime tous et tous expriment chacun. Alors la représentation ou expression est la liaison bi-univoque de la Totalité et de l’Unicité…L’universalité n’est point ici saisie en termes d’implication (totalité concentrée dans l’individu), mais en terme d’application ou de relation en général.

L’expression n’est pas commune à toutes les formes seulement parce qu’elle se retrouve en chacune, identique ou conservée au degré près, mais surtout parce qu’elle constitue leur communauté ou leur communication : elle est relation constitutive de l’univers, et universel de la relation. D’où vient que si la monade est perception, la substance, certes, est un microcosme, mais l’activité perspective est en soi (en ipso) relation mondiale par excellence, la loi de l’existant en général. Le monde est la réunion ou l’intersection des relations monadiques.

D’une autre manière, le terme forme a le sens formel de note quelconque, signe, caractère ou marque[27]. Tel élément formel exprime alors tel autre, son et signe, signe et sens, langue et langues, etc. L’expression est alors commune à l’univers du Discours. Connaître comme activité et comme savoir est un cycle de représentations. L’expression est la loi générale de la connaissance au sens de l’encyclopédie et au sens de l’effort du sujet : sous une même loi, les deux sens n’en sont qu’un, l’omniscience confuse étant ce sur quoi s’exerce en lui-même le sujet…D’où l’importance du modèle lecture-écriture : percevoir, c’est être écrit ; connaître, c’est faire effort pour lire sa propre tabula écrite, ou préécrite. Mieux, percevoir c’est avoir été impressionné ou imprimé ; perception est impression (et l’impression sensible a ma même définition que l’impression scripturaire ; empreinte de quelque chose sur la cire d’une table)…L’impression est l’impliqué dont l’expression est l’expliqué, l’enveloppé à développer ; mieux, elle est le résultat de l’application de quelque chose sur quelque chose : d’un objet sur un objet, du sujet sur le sujet, des objets sur le sujet, du sujet sur les objets…Et pour comprendre comment la multiplicité est exprimée-imprimée dans l’un, il faut considérer les applications du multiple dans le multiple. Or, c’est ainsi Que Leibniz analyse la perception[28] ».


Relations multiple-un : scénographie, géométral

Toujours selon Michel Serres, « le monde leibnizien est structuré comme un espace à géodésiques parallèles[29] ; il se présente comme une collection de multiplicités ontologiquement distinctes, chacune demeurant organisée selon des lois autochtones, assignables de l’intérieur : chaque signalétique est en soi connexe, chaque langue est réglée, le monde phénoménal est lié, le détail intérieur à la monade est sérié en soi et pour soi, il y une chaîne indépendante des causes finales et une autre des efficiences, un monde original de la Nature et un autre de la Grâce, un domaine des raisons mécaniques et un autre de la perception tels qu’une infinité des premières ne saurait produire une représentation, etc. Toutes ces multiplicités organisées en elles-mêmes et organisées de telle manière que chacune suffit à expliquer le monde en son genre, toutes ces multiplicités sont parallèles ; le parallélisme est, naturellement, un schéma de séparation et d’analogie, deux séquences quelconques ne se rencontrant jamais (comme les s »éries de la solitude monadique), mais jouissant de la même direction ; autrement dit, c’est le meilleur diagramme pour représenter le pluralisme des Mêmes essentiellement Autres, ou des Autres essentiellement Mêmes, c’est-à-dire le maximum d’identité dans la différence ontologique, et le maximum de différence dans l’identité législatrice ; c’est la structure élémentaire de l’espace de la similitude, de l’analogie, de l’expression, de l’harmonie et, d’autre part, de la séparation, de la différence et de l’altérité(…).

Tout point quelconque de l’espace de représentation peut être conçu comme intersection d’autant de droites que l’on veut. Il existe toujours une droite parallèle à une direction donnée qui y passe. En lui concourent donc toutes les séquences actuelles du monde. Il est un univers en raccourci, il exprime l’univers selon la relation multiple-un. Cela est vrai pour tous les points. Ceux-ci diffèrent entre eux par leur situation, point de vue, position des uns par rapport aux autres. Ils sont donc tous différents (aussi bien par leur nature d’intersection que par leur situation qualitative toujours discernable), et cependant tous soumis à la même loi d’expression universelle…

Soit maintenant deux points : pour chacun d’eux, on peut trouver une droite parallèle à une droite passant par l’autre, ceci autant de fois qu’on voudra. Ces deux droites ont en commun leur point à l’infini. Par conséquent, pour autant de séquences ou d’événements qu’on voudra, ces deux points s’entr’expriment, quoique sans jamais communiquer dans le fini, puisqu’ils sont situés sur autant de couples de parallèles qu’on voudra ; ils sont en harmonie préétablie, c’est-à-dire dans l’infinité originaire (remarquons au passage la causalité de l’infini sur le fini). Ceci est de nouveau vérifié pour tous points : d’où la connexion de leurs représentations, d’où la communication des substances dans leur expression de l’univers… Toute monade est située à un moment donné sur une séquence parallèle à une gerbe de séquences parallèles passant par tous les points, et ceci, de nouveau, autant de fois qu’on voudra ».


Monadologie des êtres vivants

Michel Serres fait remarquer que[30] « dès l’ouverture de la Monadologie il existe des notations, un style et un vocabulaire, qui désignent non seulement des modèles de l’inerte, mais aussi des modèles du vivant. Périr et commencer, cela signifie, certes, pour l’agrégat, se dissoudre et se constituer par parties, mais pour un agrégat organique, mourir et naître. Parler de fenêtres, d’entrer et de sortir, dire ‘là-dedans’ et ‘au-dehors’…c’est employer le langage métaphorique de la technologie. Cela conduit à poursuivre la série des représentations approximantes, par un modèle – aussi peu peu fidèle que les premiers – issu des sciences de la vie, et, sigulièrement d’une « biologie » technologique à la mode cartésienne. Mais pourquoi introduire des considérations de cet ordre dès le commencement d’une méditation à portée universelle sur l’un et le multiple ? Ne s’agit-il pas d’une question régionale ?

Il était, en fait, nécessaire que Leibniz introduisit dès l’origine, et refusât d’un même mouvement, des théories déterminées sur l’être vivant, dans une méditation universelle sur la multiplicité. Car le système définitif ne fera pas de la vie une région du monde ; il exhibera au contraire une nature partout animée, partout vivante : l’âme ou l’analogon de l’âme, le sentiment et l’appétit, la force intérieure et la perception sont partout denses dans une ‘nature pleine de vie’. Autrement dit, la distribution infinie d’unités ou monades brutes, devenues principes de vie, transforme l’agrégat mondial des agrégats locaux en une nature. Dès lors, toute théorie ayant force explicative dans le domaine du vivant se trouve désenclavée de sa région épistémologique stricte ; brisant la ligne symbolique sacrée (pomoerium), elle généralise sa portée à l’universel de la nature. Chez les mécanistes, le modèle de l’inerte envahissait uniformément le domaine des vivants ; chez Leibniz le modèle du vivant envahit infinitésimalement le domaine de l’inerte. Cela signifie qu’il n’y a pas que du vivant – il y a toujours des lacs pour les poissons –, mais il y a partout une infinité de vivants – il y a toujours une infinité de poissons dans quelque lac que ce soit. Dès lors, toute méditation sur le multiple, comme tel, doit nécessairement passer par une traduction de l’agrégat en organisme(…) ».


Les tables d’individus

Chez Leibniz, « chaque région du savoir, déconnectée du projet systématique, se présente comme une telle table, où l’auteur choisit , pour des raisons de commodité, un échantillon qu’il développe comme un paradigme généralisable : grammaire latine pour la langue rationnelle, algèbre pour la caractéristique[31], et ainsi de suite. Il faut dire un mot de l’échantillonnage comme tel, et indiquer, tout d’abord, qu’il s’agit qu’il s’agit là d’une traduction méthodique de ce point de doctrine qu’on pourrait appeler la philosophie pluraliste de l’exemple. L’individu est universellement exprimant – le monde est le monde même sous un point de vue : lire, si c’est possible, la loi complète gravée sur la monade, ouvre l’universel suivant une perspective : en d’autres termes, l’individu est le profil de l’universel. L’analogie méthodique est immédiate : pour atteindre la loi, il faut ordonner des séries de profils, et, pour cela faire proliférer les différences, énoncer une multitude de cas, ou régions, traduire en mille langues[32], étant entendu qu’en chaque langue gît la primitive en perspective cavalière. Dès lors, il est intéressant de redresser la torsion, l’obliquité due au point de vue, sur les lieux mêmes d’une certaine – et quelconque – région . Pour obtenir une grammaire rationnelle, on commence par former une grammaire latine rationnelle, grâce à laquelle la traduction dans la langue rationnelle sera aisée ; on traduit alors toutes les langues dans ce latin exemplaire, puis ce latin exemplaire dans l’universel. Ainsi pour la jurisprudence, ainsi pour la caractéristique : l’analyse la plus générale des pensées humaines a pour modèle principal l’analyse mathématique[33] ; notation algébrique, signalétique du calcul et art combinatoire… Quel que soit l’espace à l’intérieur duquel est visé l’Universel – linguistique, théorie du droit, doctrine de signe, atlas complet du savoir –, il y a variation pluraliste sur les domainees exemplaires selon l’éventail le plus ouvert et le plus différencié : étude singulière d’un quelconque de ces domaines, et confluence de la pluralité des exemples vers le mieus aménagé ou rationalisé ; cette confluence est propédeutique à la visée de l’universel à travers la région rectifiée, grammaire latine, écriture mathématique, petit mémento encyclopédique, échantillons, non par défaut, mais par système.

Mais il faut insister encore, et souligner que la variation dans l’exemplarité va jusqu’au plus fin de la différence – ce qui rend difficile l’appréhension de la loi ; il n’t a pas chez Leibniz une pétition nationaliste à l’universel, immédiate et de décision : il se charge d’abord de tous les péchés du monde, jusqu’à l’infiniment petit du différencié. L’exemple chez lui, c’est l’individu ; non l’individué scolastiquement défini, mais l’individu historique, dénommé, existant et charnel, ici et maintena nt. De même qu’il se plonge en fait dans la différenciation épistémologique jusqu’au précis de la découverte de détail, de même n’en finit-il pas de passer en revue l’humanité exemplaire : Léandre et la belle Héro, le Prince des Assassins, seigneur de la Montagne, le roi Artus de Grande-Bretagne, Alexandre, Daeius et Porus, Sextus et l’oracle de son destin, César passant le Rubicon…La définition est extraite de la variation des cas, du concret des paradigmes individuels – très exactement ce qu’il demandait pour la médecine (Phil., V, 407, où le cas est reconnu comme occasion de déchiffrer), la démographie et l’économie politique…Parler de modèles et d’exemplarité ne signifie donc pas seulement adopter une méthode plus souple pour reconstruire le système, mais surtout désigner une méthode élémentaire de l’art leibnizien qui consiste, quel que soit le sujet traité, à multiplier autant qu’il se peut les cas singuliers, les variétés et les degrés , avant de découvrir l’invariant de la variation – et non ‘diviser autant qu’il se pourrait…’ ».



Clifford GEERTZ

(son anthropologie d’élargissement de l’univers du discours humain)[34]


Il est parmi ceux, [et leur nombre tend à croître] qui ont vu la vie sociale comme

organisée en termes de symboles (signes, représentations, signifiants… la terminologie varie) dont nous devons saisir le sens (sens, teneur, signification) si ous voulons comprendre cette organisation et formuler ses principes » (30).

Paul Ricoeur a consacré à cet auteur deux chapitres importants de son œuvre L’Idéologie et l’Utopie[35]auxquels nous nous référons.



I. SA CONCEPTION SÉ
MIOTIQUE DE LA CULTURE

Le but de l’anthropologie, selon Geertz, est « l’élargissement de l’univers du discours humain […]. C’est un but auquel une conception sémiotique de la culture est particulièrement appropriée. En tant que système de navigation où travaillent ensemble des signes analysables (ce que, ignorant les usages spécialisés, j’appellerais des symboles], la culture n’est pas un pouvoir, quelque chose à quoi peuvent être assignés causalement des évènements sociaux, des comportements, des institutions ou des processus : c’est un contexte, quelque chose au sein duquel ils peuvent être d écrits de façon intelligible, c’est-)-dire à grands traits » (14).

Le concept de culture, [auquel Ricoeur, avoue adhérer] est essentiellement sémiotique. Ce qu’il entend par là, c’est que l’analyse de la culture est ‘non pas une science expérimentale à la recherche de lois, mais une discipline interprétative à la recherche de sens’. Geertz n’est pas si loin de Weber : il le suit dans sa conviction que ‘l’homme est un animal suspendu à la toile des significations qu’il a lui-même tissées’(5).


II. SON CONCEPT D’ACTION SYMBOLIQUE
[36]

ou mieux dit, d’action symboliquement médiée

Pour Geertz, l’action est symbolique exactement comme le langage. La notion d’action symbolique pourrait donc nous abuser dans le contexte visé par Geertz, remarque Ricoeur, raison pour laquelle il préfère parler de l’action comme symboliquement médiée. Cela lui paraît moins équivoque que le terme d’« action symbolique », car celle-ci n’est pas l’action que nous entreprenons mais celle à laquelle nous substituons des signes. La littérature est action symbolique alors qu’ici on veut dire que l’action en tant que telle est symbolique au sens où elle s’analyse sur la base de symboles fondamentaux.

Pour marquer une démarcation entre les modèles qui sont rencontrés en biologie et ceux qui se développent dans la vie culturelle, Geertz utilise le concept de « symbole extrinsèque ». Dans la vie culturelle, tous les symboles sont importés au lieu d’être homogènes à la vie.

L’idée de Geertz, c’est que la plasticité biologique (ou la flexibilité de la vie humaine) ne nous donne pas de fil conducteur pour traiter des diverses situations culturelles – la rareté, [l’abondance, l’aliénation], le travail, etc.. On a donc besoin d’un système secondaire de symboles et de modèles qui ne sont plus naturels mais culturels.

En effet, précise Ricoeur, « la pensée consiste à construire et à manipuler des systèmes symboliques, qui sont utilisés comme modèles pour d’autres systèmes, physique, organique, social, psychologique et ainsi de suite, de telle sorte que la structure de ces autres systèmes […] est ‘comprise’. On pense et on comprend en opposant ‘les états et les processus des modèles symboliques aux états et aux processus du monde élargi’(214).

Si on rentre dans une cérémonie sans connaître les règles du rituel, tous les mouvements sont alors dépourvus de sens. Comprendre, c’est apparier ce que nous voyons avec les règles du rituel. Un objet (ou un événement, un acte, une émotion) est identifié lorsqu’on le situe par rapport à l’arrière-plan d’un symbole approprié (215)

Nous voyons [nous comprenons] le mouvement comme ce qui déplace une masse, comme ce qui accomplit un sacrifice, etc. Le thème principal est la notion d’appariement ou d’harmonisation. Les formes culturelles sont donc des programmes. Ils fournissent, dit Geertz :« un patron ou un schème directeur pour l’organisation des processus sociaux et psychologiques tout comme les systèmes génériques fournissent un tel patron pour l’organisation des structures organiques. Le processus sémiotique propose un plan. (216).


III. SA REFIGURATION DE LA PENSÉE SOCIALE

Ce que l’on trouve encore intéressant chez Geertz, c’est son exploration « des lieux du savoir ». C’est l’ambition qu’il a affichée dans « Savoir local, savoir global[37] » qui va servir de base à ce chapitre. Il assume, en premier lieu, la « refiguration de la pensée sociale » au sein des « genres flous »

A / Il réalise une nouvelle forme d’explication interprétative du monde social

a) Il s’agit en premier lieu pour lui de passer de l’idéal d’explication des lois à l’idéal de cas et d’interprétations.

« Le fait est que de nombreuses sciences sociales se sont éloignées d’un idéal d’explication des lois et des exemples pour se tourner vers un idéal de cas et d’explications cherchant moins la sorte de chose qui associe les planètes et les balanciers et plus la sorte qui associe les chrysanthèmes et les épées. Les analogies tirées des humanités en viennent à jouer la sorte de rôle dans l’entendement sociologique que les analogies tirées des métiers et de la technologie ont longtemps joué dans l’entendement de la physique » (27).

b) Il lui faut en second lieu rechercher des réalités bien comprises.

Du fait que la théorie scientifique ou autre, se meut surtout par analogies, un entendement qui « voit comme », allant au moins intelligible à partir de ce qui l’est plus (la terre est un aimant, le cœur est une pompe, la lumière est une vague, le cerveau est un ordinateur et l’espace est un ballon), lorsque son cours s’infléchit, les expressions brillantes par lesquelles elle s’exprime varient avec elle.

« Aux premiers stades des sciences naturelles, avant que les analogies soient devenues si lourdement intra-muros…c’est le travail artisanal et plus tard le travail industriel qui ont pour la plus grande part fourni les réalités bien comprises (bien comprises parce que, certum quod factum , comme disait Vico, l’homme les a fabriquées) avec lesquelles celles qu’on comprenait mal (parce qu’il ne les avait pas fabriquées) pouvaient être amenées dans le cercle du connu. La science doit plus à la machine à vapeur que la machine à vapeur ne doit à la science ; sans l’art du teinturier il n’y aurait pas de chimie ; la métallurgie est la théorie de la mine. Dans les sciences sociales, ou du moins dans celles qui ont abandonné une conception réductionniste de ce qu’elles sont, les analogies viennent de plus en plus des dispositifs de la représentation culturelle – du théâtre, de la peinture, de la grammaire, de la littérature, du droit, du jeu – plutôt que de ceux de la manipulation physique. Ce que le levier a fait pour la physique, le jeu d’échecs promet de le faire pour la sociologie » (31)

Il s’ensuit que le remodelage de la théorie sociale s’opérant en termes qui sont plus familiers aux joueurs et aux esthéticiens qu’aux artisans et aux ingénieurs est clairement engagé.

« Le recours aux humanités pour des analogies explicatives dans les sciences sociales est à la fois une déstabilisation des genres et une montée de la ‘direction interprétative’ et leur résultat le plus visible est un style modifié du discours dans les études sociales. Les instruments de raisonnement sont en train de changer et la société est de moins en moins décrite comme une machine complexe ou un quasi-organisme et de plus en plus comme un jeu sérieux, un drame du trottoir ou un texte du comportement » (32).

B/ Il stigmatise l’urgence qu’il y a pour les chercheurs des sciences sociales à rechercher des modèles tirés des domaines humanistes

Les spécialistes en sciences humaines qui sont désireux de choisir cette orientation rencontrent cependant une difficulté majeure. Pour eux, la confusion générale des identités professionnelles constitue un réel handicap. S’ils doivent développer des systèmes d’analyse ou des conceptions telles que construire une représentation, exprimer une attitude ou décrypter des intentions, ils vont devoir recourir à des praticiens qui sont plus à leur aise parmi de telles notions qu’eux-mêmes ne le sont. C’est alors que « ce raisonnement prudent à partir de l’analogie » comme l’appelait Locke, peut nous conduire à la découverte de vérités et de productions utiles, qui autrement demeureraient cachées ». (Locke parlait du frottement de deux bâtons l’un contre l’autre pour produire du feu et de la théorie de la chaleur par friction atomique, bien que la participation en affaires et le contact social l’auraient servi aussi bien.) » (33).

Garder un raisonnement prudent, donc utile, donc vrai, c’est, à proprement parler, s’adapter librement, et mieux encore « jouer ». On touche ainsi à l’analogie avec le jeu qui est de plus en plus présent dans la vie moderne.


a) L’analogie avec le jeu

« L’analogie avec le jeu est à la fois de plus en plus populaire dans la théorie sociale contemporaine et a de plus en plus besoin d’un examen critique. La propension à voir l’une ou l’autre sorte de comportement social comme tel genre de jeu est venue de nombreuses sources (sans exclure peut-être l’importance des spectacles de sport dans la société de masse). Mais les plus importantes sont la conception de Wittgenstein des formes de la vie comme « jeux de mots »[38] (le langage considéré comme une vieille cité), la vue ludique de la culture de Huizinga, et les nouvelles stratégies dans la Theory of Games and Economic Behavior de von Neumann et Morgenstern » (33).

De Wittgenstein est venue la notion d’action intentionnelle comme étant celle de « suivre une règle ».

De Huizinga est venue celle de la pièce de théâtre comme étant le paradigme de la vie collective.

De von Neumann et Morgenstern viennet le comportement social comme étant une manœuvre d’échanges réciproques pour une répartition des avantages. Prises ensemble elles conduisent à un style d’interprétation nerveux (…) ; un sens fort de l’ordre formel des choses s’y mêle à un sens également fort de l’arbitraire radical de cet ordre : l’inévitabilité du jeu d’échecs qui aurait pu aussi bien avoir été autre.

Erving Goffman : ses écrits reposent presque entièrement sur l’analogie avec le jeu. Goffman emploie aussi beaucoup le langage de la scène, mais comme son optique du théâtre consiste en une sorte bizarrement conduite de jeu d’interaction – une partie de ping-pong jouée sous des masques – son œuvre n’est pas véritablement œuvre de dramaturge.

« Goffman – le sociologue américain le plus en honneur aujourd’hui, et sûrement le plus ingénieux – applique l’imagerie du jeu à exactement tout ce sur quoi il peut mettre la main, ce qui fait beaucoup…Le va-et-vient des mensonges, menaces, pots de vin et chantage qui englobe le monde de l’espionnage, est décomposé en ‘jeux d’expressions’ ; un carnaval de duperies qui ressemble assez à la vie en général,…Etiquette, diplomatie, finances, publicité, droit, séduction, et le ‘royaume quotidien du décorum badin’ sont vus comme ‘des jeux d’informatique’– des structures labyrinthiques de joueurs, d’équipes, de mouvements, …de jeux de hasard, et de résultats où seuls progressent les ‘vrais joueurs’ – ceux qui veulent et sont capables de ‘dissimuler à propos de n’importe quoi’ » (34).

L’image de la société qui émerge de l’œuvre de Goffman et de celle des chercheurs qui le suivent, est celle d’un flot ininterrompu de stratagèmes, d’artifices, de déguisements, de conspirations dans la mesure ou les individus ou des coalitions d’individus luttent – parfois habilement, plus souvent de façon comique – pour jouer des jeux énigmatiques dont la structure est claire mais dont l’enjeu ne l’est pas. La vision pessimiste de Goffman tranche avec les pieuses traditions humanistes. Elle ne manque pas de force sans toutefois être inhumaine avec son éthique désignée du « jouer-avec-ce-qu’on-a ».

« Ce qui unit toutes ces conceptions de la vie sociale est la vue selon laquelle les humains sont moins poussés par des forces que soumis à des règles, que les règles sont telles qu’elles suggèrent des stratégies, les stratégies telles qu’elles inspirent des actions, et les actions telles qu’elles sont gratifiantes en soi – pour le sport. De même que les jeux réels – baseball ou poker…– créent des petits univers de sens, où certaines choses sont permises et d’autres non (on ne peut pas roquer aux dominos), il en va de même dans les jeux analogues du culte, du gouvernement ou de la cour qu’on fait à une femme (vous ne pouvez pas vous mutiner dans une banque). Voir la société comme une accumulation de jeux veut dire la voir comme une immense pluralité de conventions acceptées et de procédures appropriées – des mondes clos, sans air, de manches et de contre-manches, une vie en règle » (35-36).

L’analogie avec les jeux n’est pas une vue qui peut être unanimement partagée, notamment par ceux qui pensent que les gens n’obéissent pas systématiquement aux règles et qui, sans chercher a priori des avantages, agissent librement et mettent en œuvre leurs plus belles capacités. Cette analogie ne peut non plus être contrée frontalement au nom de ‘vérités consacrées, en citant l’Ecriture contre le soleil’.

« A mesure que la théorie sociale se détourne des métaphores de propulsion (le langage des pistons) pour aller vers des métaphores ludiques ( le langage des passe-temps) les humanités sont reliées à ses raisonnements non à la façon de spectateurs sceptiques mais en tant que source de son imagerie, comme des complices passibles de poursuites » (36).


b) L’analogie avec le théâtre

L’analogie entre le théâtre et la vie sociale a naturellement été présente de façon fortuite – tout le monde est en scène et nous de pauvres acteurs qui nous pavanons, etc. – depuis très longtemps. Et des termes empruntés à la scène, le plus notable étant « rôle » ont été à la base du discours sociologique au moins depuis les années trente.

« Ce qui est relativement nouveau – nouveau, mais non sans précédents – c’est deux choses. D’abord tout le poids de l’analogie en vient à être appliqué de façon extensive et systématique, au lieu d’être présenté par bribes – quelques allusions ici, quelques images là. Et en second lieu, elle vient pour être appliquée moins ‘comme simple représentation’, une mode de masques et de simulations qui a tendu à caractériser son emploi général, et plus de façon constructive, véritablement dramaturgique – faire, non pas faire semblant, comme l’a dit l’anthropologue Victor Turner » (37).

Ces deux développements, naturellement, ne peuvent pas être disjoints. Voir ce qu’est le théâtre comme une construction implique qu’une perspective dramatiste dans les sciences sociales a besoin d’entraîner plus que le fait de mentionner que « nous avons tous nos entrées et nos sorties », que nous jouons tous des rôles, que nous savons ou non donner la réplique, que nous aimons faire semblant. De sorte que nous pouvons prendre tout à fait au sérieux l’analogie avec le théâtre et chercher à découvrir derrière de telles allusions familières les mécanismes expressifs qui irriguent la vie sociale. Une telle recherche est venue de sources dans les humanités qui ne sont pas tout à fait commensurables.

« D’une part, il y a eu la soi-disant théorie rituelle du théâtre[39] associée à des figures aussi diverses que Jane Harrison, Francis Fergusson, T. S. Eliot, et Antonin Artaud.

De l’autre, il y a l’action symbolique – le ‘dramatisme’ comme il l’appelle – du théoricien de la littérature et philosophe américain Kenneth Burke, dont l’influence, du moins aux Etats-Unis, est à la fois énorme et – du fait que presque personne, en réalité, n’emploie son vocabulaire baroque, avec ses réductions, ses proportions – insaisissable (…). Les grands rythmes dramatiques, les formes maîtresses du théâtre, sont perçus dans des processus sociaux de toutes sortes, de toutes formes et de toutes significations. Cependant les détails qui individualisent, la sorte de chose qu’un Conte d’hiver est différent de Mesure pour Mesure, Macbeth de Hamlet, sont laissés à l’empirisme encyclopédique…Si les pièces de théâtre sont, pour adopter une phrase de Sussan Langer des poèmes sous forme d’action, il manque quelque chose : ce que, exactement, socialement, les poèmes disent.

Ce déballage de signification représentée est ce que les approches de l’action symbolique sont conçus pour accomplir. Ici il n’y a pas un nom [propre] unique à citer, seulement un catalogue qui va croissant d’études particulières, les unes tributaires de Kenneth Burke, quelques unes de Ernst Cassirer, Northorp Frye, Michel Foucault ou Emile Durkheim, qui ont le souci de dire ce que quelque fragment joué – un couronnement, un sermon, une émeute, une exécution – dit.

Si les théoriciens du rituel, les yeux sur l’expérience, ont tendance à être des hérissons, les théoriciens de l’action symbolique, ont tendance à être des renards.

Etant donné la nature dialectique des choses, nous avons besoin de nos opposants, et les deux sortes d’approche sont essentielles. Ce qui nous manque le plus à l’état présent est une façon quelconque de les synthétiser » (38-40).

Ce que soutient Geertz, après avoir analysé le régime indonésien à Bali comme un « Etat théâtral » est que certains de ceux capables de juger un tel travail doivent être des humanistes, réputés savoir quelque chose de ce que sont le théâtre, la mimésis et la rhétorique. Cette remarque vaut non seulement pour son propre travail, mais pour le courant qui va grandissant régulièrement d’analyses sociales où l’analogie avec le drame, sous une forme ou sous une autre, domine.


c) L’analogie avec le texte

L’analogie avec le texte, selon Geertz, est la plus vaste des refigurations récentes de la théorie sociale, la plus aventureuse et la moins bien développée. Il ajoute que, plus encore que le « jeu » ou le « drame », le « texte » est un terme qui manque dangereusement de mise au point et son application à l’action sociale, au comportement de gens envers d’autres gens, implique un déchirement conceptuel qui va loin, une façon de « voir-comme-si » particulièrement étrange. Décrire le comportement humain en le comparant au jeu entre deux partenaires, ou à l’acteur et son public, semble, quels que soient les pièges, en quelque mesure plus naturel que de le décrire en termes d’écrivain ou de lecteur. A première vue, la suggestion que les activités sociales les plus diverses, celles des comédiens, celles des joueurs, celles des sportifs, celles des travailleurs en postes, sont des mouvements sur un échiquier ou des spectacles est assurément plus plausible et plus pensable que la notion que ce sont des discours, des phrases.

« Mais la première vue est un guide douteux quand on en vient à établir une analogie : sinon nous penserions au cœur comme à un fourneau, et aux poumons comme des soufflets. L’analogie avec le texte a quelques avantages non apparents encore insuffisamment exploités et la différence de surface, nous sommes ici, nous sommes là de l’interaction sociale avec le calme solide des lignes sur une page est ce qui lui donne sa force d’interprétation – ou peut le faire quand le désaccord est bien aligné » (42).

La clé pour la transition du texte à l’analogue du texte, de l’écriture comme discours à l’action comme discours, est, comme l’a indiqué Paul Ricoeur, le concept d’« inscription » : la fixation du sens. Quand nous parlons, nos déclarations s’envolent en tant qu’évènements comme toute autre façon d’agir ; à moins que nos paroles soient inscrites dans l’écriture (ou selon quelque autre procédé d’enregistrement établi), elles sont aussi évanescentes que ce que nous faisons. Si elles sont inscrites, naturellement elles passent de toute façon ; mais au moins leur sens – ce qui a été dit, non le fait de dire – demeure jusqu’à un certain point et pour un temps. Ceci n’est pas différent pour l’action en général ; son sens peut persister d’une façon qui demeure inaccessible à son actualité.

« Le grand mérite de l’extension de la notion de texte au-delà des choses écrites sur le papier ou sculptées dans la pierre est qu’elle attire l’attention précisément sur ce phénomène : comment l’inscription de l’action est provoquée, quels sont ses véhicules et comment ils fonctionnent, et aussi sur ce qu’implique pour l’interprétation sociologique la fixation du sens à partir du flot des évènements – l’histoire à partir de ce qui s’est passé, la pensée à partir de la réflexion, la culture à partir du comportement. Voir les institutions sociales, les coutumes sociales, les changements sociaux comme en un certain sens ‘lisibles’ équivaut à modifier tout notre sens de ce qu’est une telle interprétation et à le déplacer vers des modes de pensée plutôt familiers au traducteur, à l’exégète ou à l’iconographe qu’à celui qui fait passer des tests, au praticien de l’analyse factorielle ou à l’enquêteur.

Tout ceci ressort avec une clarté exemplaire du travail d’Alton Becker, un linguiste comparatif, sur le théâtre d’ombres javanais…qui est, dit Becker une manière de bâtir un texte, une façon de grouper des symboles afin d’édifier une expression. Pour la construire, pour comprendre non seulement ce qu’elle signifie mais comment elle y parvient, on a besoin, dit-il d’une nouvelle philologie » (42-43).

La philologie, l’étude du langage centrée sur le texte, par contraste avec la linguistique, qui est centrée sur la parole s’est naturellement intéressée traditionnellement à rendre des documents anciens ou étrangers ou ésotériques accessibles à ceux pour qui ils présentent ces caractéristiques. Les termes sont discutés, des notes sont ajoutées, des commentaires rédigés, et, quand c’est nécessaire, des transcriptions sont faites et des traductions effectuées – tout cela dans le but de produire une édition annotée aussi lisible que peut la rendre la philologie. Ce que fait essentiellement un philologue, qui est une sorte d’auteur supplétif, est de réinscrire : interpréter un texte avec un texte.

Cette forme d’action a subi un éclatement en spécialités disjointes et rivales et plus particulièrement la croissance d’une division entre ceux qui étudient les textes individuels (historiens, éditeurs, critiques – qui aiment se dire des humanistes) et ceux qui étudient l’activité de création de textes en général ( linguistes, psychologues, ethnographes – qui aiment se dire des scientifiques). L’étude des inscriptions se trouve coupée de l’étude du fait d’inscrire. L’étude du sens fixé est coupée de l’étude des processus sociaux qui le fixent.

On a donc besoin, comme le déclare Becker, d’un nouveau philologue – un spécialiste des relations contextuelles – « dans tous les domaines de la connaissance où la construction du texte…est une activité centrale, littérature, histoire, droit, musique, politique, psychologie, commerce, même la guerre et la paix ».

« Dans la mesure où la théorie de sens impliquée par cette contextualisation multiple des phénomènes culturels…existe le moins du monde, c’est à l’image d’un catalogue de suggestions vacillantes et d’idées jointes à moitié.

Jusqu’où peut aller cette sorte d’analyse au-delà de domaines aussi spécifiquement expressifs que les marionnettes, et quels ajustements devra-t-elle faire pour cela est naturellement très incertain.

De même que les tenants de « la vie est un jeu » ont tendance à graviter vers l’interaction face à face …comme étant le terrain le plus le plus fertile pour leur sorte d’analyse, et que les tenants de « la vie est un théâtre » sont pour la même raison attirés vers les scènes de masse… de même les tenants de « la vie est un texte » inclinent vers l’examen de formes imaginatives…Il n’y a rien de surprenant et de répréhensible à cela ; chacun essaie naturellement ses analogies là où elles semblent devoir le mieux opérer » (45).


d) Le débordement des analogies les unes sur les autres

« Non seulement les trois analogies distinctes [précédemment spécifiées] débordent l’une sur l’autre de même que des écrivains individuels naviguent entre des expressions ludiques, dramatiques et textualistes, mais il y a d’autres analogies humanistes au moins aussi frappantes sur la scène des sciences sociales : les analyses de l’émission de la parole selon Austin et Searle ; des modèles de discours aussi différents que ceux de la ‘compétence communicative’ de Habermas, et que ‘l’archéologie du savoir’ de Foucault ; les approches représentationnistes se guidant sur les esthétiques cognitives De Cassirer [et de ses successeurs comme Mircea Eliade]…, et naturellement la cryptologie de haut niveau de Lévi-Strauss. Elles ne sont pas non plus encore ajustées intérieurement ni homogènes : les divisions entre ceux qui pensent « jeu » et ceux qui pensent « stratégie » auxquels j’ai fait allusion en parlant de l’approche ludique, et celles entre les ritualistes et les rhétoriciens en ce qui concerne l’approche dramatique, sont plus qu’égalées dans l’approche du texte par les heurts entre…ceux qui sont contre l’interprétation et [les tenants] du néo-marxisme qui sont pour la domination symbolique » (46).


e) Conclusion de la refiguration de la pensée sociale

Geertz s’interroge sur la diversité des options et sur la possibilité d’une convergence entre les différents tenants mais, pour lui, la « question intéressante n’est pas de savoir comment toute cette confusion va s’accorder, mais ce que veut dire cette agitation ».

« Une des choses qu’elle veut dire est que, pour échevelé qu’il soit, un défi est lancé à quelques unes des hypothèses centrales du grand courant des sciences sociales. La stricte séparation entre la théorie et les faits, l’idée du ‘fait brut’ ; l’effort pour créer un vocabulaire formel d’analyse qui soit purgé de toute référence subjective, l’idée d’un ‘langage’ idéal ; et la prétention à la neutralité morale et à la vue olympienne, l’idée d’une ‘vérité divine’ – rien de cela ne peut réussir quand l’explication tend à être vue comme devant relier l’action à un sens plutôt que le comportement à ses déterminants. La refiguration de la théorie sociale représente, ou représentera si cela continue dans notre notion non tellement de ce qu’est le savoir mais de ce que nous voulons savoir. Les évènements sociaux sont des causes et les institutions sociales des effets ; mais il se peut justement que la route pour découvrir ce que nous affirmons en affirmant cela se trouve moins en posant comme principe des forces et en les mesurant qu’en notant des expressions et en les examinant [travail longuement élaboré par Bachelard].

Le fait qu’une section importante des sciences sociales s’est détournée des analogies avec le processus physique pour aller vers celles avec la forme symbolique, a introduit un débat fondamental dans la communauté des sciences sociales, portant non pas seulement sur leurs méthodes mais sur leurs buts.

C’est un débat qui croît chaque jour en intensité. L’âge d’Or (ou peut-être était-ce seulement du laiton) des sciences sociales quand, quelles que fussent les différences dans les positions théoriques et les prétentions empiriques, tous étaient d’accord sur le but fondamental de l’entreprise – trouver les dynamiques de la vie collective et les modifier dans les directions désirées – est clairement dépassé. Il y a trop de spécialistes en sciences sociales à l’œuvre aujourd’hui pour qui ce dont on a besoin est un procédé pour disséquer la pensée, non pour manipuler le comportement (…).

Le rapport entre la pensée et l’action dans la vie sociale ne peut pas plus être conçu en termes de sagesse qu’il ne peut l’être en termes de compétence. Comment doit-il être conçu, comment les jeux, les pièces de théâtre ou les textes que nous ne faisons pas qu’inventer ou regarder mais que nous vivons ont la conséquence qu’ils ont, reste très loin d’être clair » (46-47).


CE QUE CES DIFFÉRENTS SYSTEMES SOUS-TENDENT

Tous représentent des essais pour formuler comment ce peuple-ci ou celui-là, cette époque ou celle-là, cette personne ou cette autre est logique envers soi, et, comprenant cela, ce que nous comprenons de l’ordre social, du changement historique, ou du fonctionnement psychique en général. L’enquête porte sur des cas ou des ensembles de cas et sur les traits particuliers qui les délimitent ; mais ses buts sont…de discerner les matériaux de l’expérience humaine » (31)

Ainsi l’explication interprétative porte attention sur ce que les institutions, les actions, les images, les déclarations, les évènements, les usages, tous les objets habituels d’intérêt socioscientifique, veulent dire pour eux, dont ils sont par ailleurs parties prenantes. Comme résultat, cela ne débouche pas sur des lois ni sur des mécanismes (l’évolution, par exemple), mais sur des constructions comme celles de Leibniz, de Weber, de Freud, d’Habermas, de René Girard, de Geertz. La sorte même de ces constructions varie : Leibniz multiplie les ordres,Weber modélise, Freud diagnostique, Habermas communique, René Girard imite, Geertz refigure la pensée sociale.



ÉTUDE DES DIFFÉRENTS AGIR’S

Etudier la nature et la forme des différents agir’s, c’est déchiffrer les signes et les symboles qui sont « véhicules de sens » dans le psychisme social ; de tels signes et symboles, de tels véhicules de sens jouent un rôle dans la société ou une partie de la société et c’est cela en fait qui leur donne vie. Pour être vraiment utile dans l’étude du sport, la sémiotique doit dépasser la considération des signes comme moyen de communication, un code à déchiffrer, pour considérer ces signes comme un mode de penser, un idiome à interpréter.

L’agir « concurrentiel » qui correspond au système monadique de Leibniz est :

celui de l’unité dans une multiplicité, où les monades ne s’entrepêchent pas l’une l’autre. D’une certaine manière, l’autre est « comme si » il était éternellement présent et je me dois de le surpasser dans toutes les circonstances que je choisis moi-même.

L’agir « mimétique » (Etudes anthropologiques de René Girard)

On peut le définir brièvement à partir de la coïncidence du désir de l’un et du désir de l’autre qui peut être un objet, un animal, un homme ou une femme, mais aussi un être propre, des qualités essentielles. Ce désir du désir de l’autre n’a que peu de choses à voir avec le désir mimétique qui est désir de ce que l’autre possède qui intervient dans une concomitance[40] ; en elle, l’oscillation des opposés peut monter aux extrêmes ; elle peut passer de l’alternance à la réciprocité. C’est ce désir d’appropriation, beaucoup plus que de reconnaissance qui dégénère très vite dans ce qui a été appelé le désir métaphysique[41], où le sujet cherche à s’approprier l’être de son modèle. Je veux alors être ce que devient l’autre lorsqu’il possède cet objet ».

L’agir « communicationnel » (Etudes socio-philosophiques d’Habermas).

Pour le définir également très brièvement : c’est le fait d’avoir opté une bonne fois pour toutes de communiquer avec l’autre, d’anticiper au mieux ses actions pour agir en conséquence, pour fournir mes meilleurs arguments, sans jamais perdre de vue que mon objectif est de gagner.

L’agir « symboliquement médié » (Etudes anthropologiques d’Eliade, de Geertz et épistémologiques de Bachelard).

Ce type d’agir ne peut se contenter de quelques phrases pour le définir : il faut entrer dans la symbolique.

Le mot lui-même, emprunté à Kenneth Burke[42], signifie que ce n’est pas l’action que nous entreprenons mais celle à laquelle nous substituons des signes. Pour être encore plus précis, nous voulons dire que l’action, en tant que telle, est symbolique au sens où elle s’analyse sur la base de symboles fondamentaux.

Le concept de « symbole extrinsèque » est utilisé pour marquer une démarcation entre les modèles qui sont rencontrés en biologie et ceux qui se développent dans la vie culturelle. Dans cette dernière, tous les symboles sont importés au lieu d’être homogènes à la vie. Mieux qu’à des modèles biologiques qui sont d’une trop grande « plasticité », on a recours à un système secondaire de symboles et de modèles qui ne sont plus naturels mais culturels. La culture, en effet, présente un ensemble de symboles, et ne se comprend jamais mieux qu'à travers l'action et la pratique partagées.

La libido, depuis Jung, « n’est plus la pulsion infra-humaine qu’elle était chez Freud, elle devient « inconscient collectif », énorme réservoir archétypique où s’abreuve tout l’imaginaire humain, délires, rêves, rêveries[43], littératures, mythes, religions ».

Mythes et symboles se situent au centre de la réflexion anthropologique. La pensée symbolique est surtout importante car elle « rend possible à l’homme la libre circulation à tous les niveaux du réel ». ¨Par là, l’homme – et c’est ce qui fait sa sapience – « ne se sent plus un fragment imperméable, mais un cosmos vivant relié à tous les autres cosmos vivants qui l’entourent ».

C’est ici, en conclusion des agir’s qu’il convient de faire remarquer que René Girard et Habermas ont tous les deux tourné leur regard vers la guerre, l’un pour diagnostiquer ses ressorts, l’autre pour diagnostiquer les ressorts de la paix.

Il y a deux points communs entre tous ces agir’s : le premier réside dans le fait qu’ils correspondent tous à une possibilité d’autoconstrucion de l’être, le second se trouve dans le fait que les activités sportives se développent selon trois analogies qui se superposent – « la vie est un jeu », « la vie est un théâtre » et « la vie est un texte » – et ensemble recouvrent trois mondes : un mode objectif, un monde normatif, et un monde subjectif. La variété de l’expression découle de la variété des conceptions qu’ont les hommes de s’affronter et, à travers les sens, les émotions sont en mesure de répondre.





[1] T. B. BETTOMORE, professeur à l’Université du Sussex, Brighton.

[2] Le marxisme, dans l’Idéologie allemande, s’appuie sur sept concepts fondamentaux et apparaît sous deux lignes de pensée. Ricoeur en a fait l’étude dans son ouvrage L’idéologie et l’utopie, Seuil ; Points Essais, 1997, (pp135-147) Les concepts fondamentaux sont : le matériel et le réel, les forces productives, la classe, le matérialisme historique, l’idéologie, la conscience, la division du travail.

[3] Nicolas Ivanovitch BOUKHARINE (1888-1938), économiste de formation, il consacre son premier ouvrage théorique, l’Economie du rentier à une critique très pénétrante de la théorie marginaliste de la valeur. La guerre mondiale lui fait aborder la question de l’impérialisme ; dans son livre, L’Economie mondiale et l’impérialisme, écrit en 1915, il s’inspire du célèbre ouvrage d’Hilferding , le Capitalisme financier, et met l’accent sur la tendance à l’internationalisation du capital qui brise les cadres nationaux de l’économie. De ses thèses économiques, Boukharine fait découler une opposition absolue, une hostilité totale à la nation qu’il considère comme une forme politique surannée et par conséquent, réactionnaire. Il polémique sur ce point en 1915, avec Lénine qui, à la même époque soulignait la différence entre nation impérialiste et nation opprimée et, par suite, insistait sur l’importance pour la révolution socialiste de la lutte des nations opprimées pour leur indépendance.

[4] Louis ALTHUSSER (191rolleyes dans son Pour Marx, Paris, Maspero 1965, et Positions, Paris Editions sociales, 1976, soutient que « le marxisme devait être non seulement une doctrine politique , une ‘méthode’ d’analyse et d’action, mais aussi en tant que science, le domaine théorique d’une recherche fondamentale indispensable au développement non seulement de la science des sociétés et des diverses ‘sciences humaines’, mais aussi des sciences de la nature et de la philosophie »(16).Il oppose ainsi au modèle usuel de la causalité mécanique où la cause y procède par délégation, une conception de la causalité comme action structurante.

[5] Ce fut le cas notamment de Habermas et de René Girard, le premier étudiant les remèdes à la guerre, le second étudiant les ressorts de celle-ci.

[6] Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, Habermas (1) et (2), Seuil,1997, pp.285-334.

[7] Ricoeur, dans son étude sur « l’idéologie », avant même d’aborder Weber, avait formulé le cadre général au sein duquel se situait son approche : « dans la mesure où je me suis attaché d’abord à Marx puis à Althusser, j’ai commencé par le concept marxiste d’idéologie envisagé comme distorsion. La suite de ces leçons sur l’idéologie constitue une réponse au problème soulevé par l’orientation marxiste : au sein de quel cadre conceptuel le concept d’idéologie entendu comme déformation fait-il pleinement sens ?

[8] Gabriel TARDE, Les lois de l’imitation, Les Empêcheurs de penser en rond, Seuil, 2001.

[9] ibid.,pp. 200-246
[10] ibid., p.206.
[11] ibid., p.207.
[12] ibid., p. 213.
[13] ibid., pp. 216-217.
[14] ibid., pp. 217-218.

[15] Encyclopaedia Universalis, Hegel, vol.8; p.277 c.

[16] ballon dans les sports collectifs avec contact.

[17] corps-à-corps dans les sports individuels avec contact.

[18] On trouve l’expression de ce désir métaphysique dans la proposition 32 de la troisième partie de l’Ethique de Spinoza (Origine et nature des sentiments): « si nous imaginons que quelqu’un tire de la joie d’une chose qu’un seul peut posséder, nous nous efforcerons de faire qu’il ne l’ait plus en sa possession ».

[19] le maître du ballon dans les sports collectifs avec contact.

[20] :Voilà l’apparition de l’arbitre comme bouc-émissaire au football.

[21] : voir Durkheim à ce sujet.

[22] Telle semble être la finalité des « sports de contact », et l’engouement qu’ils suscite à titre « d’obstacles à surmonter ».

[23] Michel SERRES, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, PUF Septembre 1968, rééd. Août 2007.

[24] Toutes citations contenues aux pages 14-16 du livre de Michel Serres.

[25] Leibniz est assez fidèle à une idée de système très antérieure à son époque, « en gros celle des Stoïciens, dont il aime à répéter l’apophtegme qui porte que toutes choses concourent, conspirent, consentent ; et , curieusement, cette fidélité prend sa garantie sur la plus lucide et la mieux adaptée de la science-modèle au nom de lquelle ses contemporains abandonnaient cette idée. Sur ce problème, comme sur bien d’autres, Leibniz n’est pas de son siècle, il est à la fois traditionaliste et moderne ; …il dégage les cheminements rationnels de conditions trop fortes qui, par prudence, élaguaient trop. Par là il se délivre du more geometrico de ses contemporainsen le multipliant, élabore un système à la stoïcienne, met en place une mathématique arborescente et tabulaire; dans les deux cas, pense la rigueur en termes de ‘multilinéarité’ ou de ‘multivalence’ ».(Serres, p.16).

[26] A Arnaud, sept. oct. 1678, Phil. II, 112.

[27] Leibniz n’a jamais varié sur l’idée selon laquelle la science la plus générale était une science ou une logique ou une Mathesis du semblable et du dissemblable.

[28] De même la mémoire est un stock complet de caractères, ensemble qui forme notre innéité. Lorsque nous pensons nous nous souvenons, mais nous ne penserions pas si nous n’écrivions pas

en caractères, car nous ne pourrions pas conserver le souvenir de toute la chaîne de nos pensées présentes. Il faut donc marquer des traces dans le calcul, des sous-totaux, des gros grains dans la chaîne des bornes milliaires, etc. Il faut avoir des marques caractéristiques dans un calcul qui est lui-même une caractéristique. Nous ne faisons donc que représenter, ou exprimer notre stock d’impressions innées , et savoir, c’est se souvenir. Nous ne faisons que le reproduire, et le savoir écrit est le souvenir de l’humanité, de la République des Esprits (bibliothèques, encyclopédies, académies).

[29] Selon Maine de Biran, le parallélisme universel est représenté par l’harmonie particulière de l’âme et du corps, P. Tisserand, Exposition de la doctrine philosophique de Leibniz, PUF 1939, p.482. .

[30] ibid. p.327

[31] Définis par des axiomes qui dégagent les propriétés usuelles des opérations d’addition et de multiplication dans les ensembles de nombres et les polynômes, les anneaux constituent le cadre général (un algèbre) dans lequel on peut appliquer les règles du calcul algébrique élémentaire. A partir de la notion d’anneau on arrive à démontrer que tout anneau de Boole (où le carré de tout élément est égal à cet élément [x²= xx = x] ) est de caractéristique 2, alors que l’anneau des entiers relatifs est de caractéristique nulle.

[32] Wilkins eut l’idée de traduire le Pater en 49 langues (London, 1668) ; mais analogiquement, réciter à Arnaud un Pater qui puisse être professé par tous les chrétiens. Un sens dans une multiplicité de langues, sans répartition ; une religion universelle pour réconcilier une multiplicité de religions. Et de nouveau, à tous les niveaux, l’unité dans la multitude ; mais les deux efforts sont bien analogiques ou parallèles : luthérianisme, gallicanisme, etc., sont des analogues des langues positives, qui professent, sous un point de vue, un moyen religieux commun.

[33] Foucher de Careil, VII, 467-596.

[34] Clifford GEERTZ, The Interprétation of Cultures, New York, Basic Books, 1973: les pages (…) se réfèrent à ce document...

[35] Paul RICOEUR, L’Idéologie et l’Utopie, au Seuil, Points, 1997.

[36] Le mot lui-même est de Kenneth Burke, dans Studies in Symbolic Action.

[37] Ouvrage publié en 1986, réédité pour la 3ème fois aux PUF en janv. 2006.

[38] « On peut considérer notre langage comme une vieille cité : un labyrinthe de ruelles et de petites places, de vieilles et de nouvelles maisons, des maisons agrandies à différentes époques ; et ceci environné d’une quantité de nouveaux faubourgs aux rues rectilignes bordées de maisons uniformisé. »

[39] Le tenant le plus en vue de l’approche de la théorie rituelle dans les sciences sociales est l’anthropologue Victor Turner formé en Angleterre et re-formé en Amérique. Il a produit une série remarquable de travaux consacrés à la vie cérémonielle d’une tribu en Afrique centrale ; il a développé une conception de « drame social » en tant que processus régénératif qui, de façon assez semblable à celle de Goffman sur le « jeu social » en tant qu’interaction stratégique a attiré à elle un nombre de chercheurs de talent assez grand pour former une école interprétative distincte et puissante.

[40] Dans le sport, ce peut être un ballon ou un palet.

[41] On trouve l’expression de ce désir métaphysique dans la proposition 32 de la troisième partie de l’Ethique de Spinoza (Origine et nature des sentiments): « si nous imaginons que quelqu’un tire de la joie d’une chose qu’un seul peut posséder, nous nous efforcerons de faire qu’il ne l’ait plus en sa possession ».

[42] Studies in Symbolic Action.

[43] Gaston Bachelard, a laissé deux études de l’imagination terrestre : la première a été écrite sous le signe de la préposition contre (La terre et les rêveries de la volonté), la seconde sous le signe de la préposition dans (La terre et les rêveries du repos) .



Date de création : 06/04/2009 @ 08:44
Dernière modification : 06/04/2009 @ 09:23
Catégorie : Sociologie
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