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Raison (Glossématique)

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RAISON
LÉVINAS
TOTALITÉ ET INFINI

L’ouverture de la volonté à la raison

Si la subjectivité n’était qu’un mode déficient de l’être, la distinction entre volonté et raison aboutirait en effet à concevoir la volonté comme arbitraire, comme négation pure et simple d’une raison embryonnaire ou virtuelle sommeillant dans un moi et, par conséquent, comme négation de ce moi et comme violence à l’égard de soi-même. Si, au contraire, la subjectivité se fixe comme un être séparé

en relation avec un autre absolument autre ou Autrui – si le visage apporte la première signification, c’est-à-dire le surgissement même du rationnel, la volonté se distingue foncièrement de l’intelligible qu’elle ne doit comprendre et où elle ne doit pas disparaître, car l’intelligibilité de cet intelligible réside précisément dans le comportement éthique, c’est-à-dire dans la responsabilité à laquelle il invite la volonté. La volonté est libre d’assumer cette volonté dans le sens qu’elle voudra, elle n’est pas libre de refuser cette responsabilité elle-même, elle n’est pas libre d’ignorer le monde sensé où le visage d’autrui l’a introduite. Dans l’accueil du visage la volonté s’ouvre à la raison. Le langage ne se borne pas au réveil maïeutique de pensées, communes aux êtres. Il n’accélère pas la maturation intérieure d’une raison commune à toutes. Il enseigne et introduit du nouveau dans une pensée ; l’introduction du nouveau dans une pensée, l’idée de l’infini – voilà l’œuvre même de la raison. L’absolument nouveau, c’est Autrui. Le rationnel ne s’oppose pas à l’expérimenté. L’expérience absolue, l’expérience de ce qui à aucun titre n’est a priori – c’est la raison elle-même. En découvrant comme corrélatif de l’expérience, Autrui, celui qui essentiellement, en soi, peut parler et en aucune façon ne s’impose comme objet – on concilie la nouveauté qu’apporte l’expérience avec la vieille exigence socratique d’un esprit que rien ne peut violenter et que reprend Leibniz en refusant aux monades des fenêtres. La présence éthique est à la fois autre et s’impose sans violence. L’activité de la raison commençant avec la parole, le sujet, n’abdique pas son unicité, mais confirme sa séparation. Il n’entre pas dans son propre discours pour y disparaître. Il demeure apologie[1]. Le passage au rationnel n’est pas une désindividuation précisément parce qu’il est langage, c’est-à-dire réponse à l’être qui lui parle dans le visage et qui ne tolère qu’une réponse personnelle c’est-à-dire un acte éthique.

[Totalité et Infini, pp.241-242]

Raison impersonnelle (émanation d’un interlocuteur)

Lesinterlocuteurs comme singularités, irréductibles aux conceptsqu’ils constituent en communiquant leur monde ou en en appelant à l a justification d’Autrui, président à la communication. La raison suppose ces singularités ou ces particularités, non pas à titre d’individus offerts à la conceptualisation ou se dépouillant de leur particularité pour se retrouver identiques, mais précisément comme interlocuteurs, êtres irremplaçables, uniques dans leur genre, visages. La différence entre les deux thèses : « la raison crée les rapports entre Moi et l’Autre » et « l’enseignement de Moi par l’Autre crée la raison » n’est pas purement théorique. La conscience de la tyrannie de l’Etat – et fût-il raisonnable – rend actuelle cette différence. L’impersonnelle raison à laquelle s’élève l’homme avec le troisième genre de la connaissance, le laisse-t-elle en dehors de l’Etat ? Lui épargne-t-elle toute violence ? Lui fait-elle avouer que cette contrainte ne gêne en lui que l’animal ? La liberté du Moi, n’est ni l’arbitraire d’un être isolé, ni l’accord d’un être isolé avec une loi s’imposant à tous, raisonnable et universelle.

Ma liberté arbitraire lit la honte dans les yeux qui me regardent. Elle est apologétique, c’est-à-dire, se réfère déjà, de soi, au jugement d’autrui qu’elle sollicite et qui, ainsi, ne la blesse pas comme une limite. Elle se révèle ainsi contraire à la conception pour qui toute altérité est offense. Elle n’est pas une causa sui simplement diminuée ou, comme on dit, finie. Car partiellement niée, cette liberté le serait totalement. En raison de ma position apologétique, mon être n’est pas appelé à paraître dans sa réalité : mon être n’égale pas son apparition dans la conscience.

Raison personnelle (siège de la singularité de mon individualité)

Mais mon être ne sera pas non plus ce que j’ai été pour les autres au nom d’une impersonnelle raison. Si je suis réduit à mon rôle dans l’histoire, je reste aussi méconnu que j’étais trompeur quand j’apparaissais dans ma conscience. L’existence dans l’histoire consiste à placer hors de moi ma conscience et à détruire ma responsabilité.

L’inhumanité d’une humanité où le soi a sa conscience en dehors de soi, réside dans la conscience de la violence – celle-ci est intérieure à soi. Le renoncement à sa partialité d’individu s’impose comme par une tyrannie. D’ailleurs, si la partialité de l’individu, comprise comme le principe même de son individuation, est un principe d’incohérence, par quelle magie la simple addition d’incohérence produirait-elle un discours cohérent impersonnel, et non pas un bruit désordonné de foule ? Mon individualité est donc tout autre chose que cette partialité animale à laquelle viendrait s’ajouter une raison, issue de la contradiction où s’opposent les poussées hostiles des particularités animales. Sa singularité est au niveau même de sa raison – elle est apologie – c’est-à-dire discours personnel, de moi aux autres. Mon être se produit en se produisant aux autres dans le discours, il est ce qu’il se révèle aux autres, mais en participant à sa révélation, en y assistant. Je suis en vérité, en me produisant dans l’histoire sous le jugement sur moi en ma présence – c’est-à-dire en me laissant la parole… La différence entre « apparaître dans l’histoire » (sans droit à la parole) et apparaître à autrui tout en assistant à sa propre apparition – distingue encore mon être politique de mon être religieux.

[Totalité et Infini, pp.282-283]

RICOEUR
LE VOLONTAIRE ET L’INVOLONTAIRE

La motivation du vouloir : rapport de motif à décision

Une certaine tradition intellectualiste croit devoir sauver l’originalité de la volonté en opposant les motifs aux mobiles ; les mobiles seraient affectifs et passionnels, les motifs rationnels et assagis. La motivation volontaire serait une espèce de raisonnement pratique où la décision jouerait le rôle de conclusion et les motifs de prémisses. Le sentiment d’obligation qui accompagne fréquemment ce raisonnement ne serait pas d’une autre nature que la nécessité intellectuelle qui accompagne le raisonnement scientifique. Nous ne recourrons pas à ce genre d’opposition ; elle suppose qu’en dehors du jugement rationnel la vie mentale est seulement tributaire d’une explication naturaliste et causale : cet intellectualisme partage avec l’empirisme ce préjugé qu’un mobile est une cause, et que nous ne nous soustrayons à l’empire des choses que par la clarté d’un raisonnement. Il faudra pourtant se convaincre que la plupart de nos motifs ne sont pas faits d’une autre étoffe que notre vie affective ; toute notre conception du corps, de l’involontaire corporel offert au magistère du « Je veux », reposera sur cette convictionque c’est l’élan même de l’involontaire corporel qui meut notre vouloir, mais d’une motion sui generis que notre arbitre adopte en se décidant. Le rapport motif-décision est plus vaste que le rapport de prémisses à conséquence dans un raisonnement pratique. Le raisonnement pratique n’en est qu’une forme dépourvuedetout caractèreexemplaire ;lavieréellen’enoffrequepeu d’exemples, comme nous le verrons plus tard ; le type de la décision rationnelle est une sorte de cas-limite où se dégradent même certains traits fondamentaux de la décision. Descartes assurément serrait de plus près la vérité quand il liait la décision pratique à l’impossibilité d’épuiser l’analyse rationnelle d’une situation dont l’urgence d’ailleurs ne permet pas de pousser bien avant la clarification.

Si l’intellectualisme rétrécit arbitrairement la motivation au cadre étroit du raisonnement pratique, c’est faute d’avoir considéré l’essence de la motivation, à la fois dans sa rigueur exclusive de la causalité et dans son amplitude accueillante pour l’infinie diversité de l’expérience.

Il faut et il suffit pour qu’une tendance soit un motif qu’elle se prête au rapport réciproque des tendances affectives ou rationnelles qui inclinent le vouloir et d’une détermination de soi par soi qui se fonde sur elles. Le rapport circulaire des motifs et de la décision est la mesure éidétique de toute observation empirique. Nous pourrions en ce sens répéter la formule antique : le motif incline sans nécessiter. Mais le mot nécessiter a des sens trop nombreux qu’il faut distinguer : 1° Si la nécessité est synonyme du déterminisme naturel la formule se traduit ainsi : motif n’est pas cause. 2° Si la nécessité désigne le fond invincible du caractère, de l’inconscient et de la vie sur lequel se détache un motif déterminé, et tout ce que Jaspers appelle les situations-limites de l’existence humaine, la formule prend un autre sens : elle souligne la différence entre un involontaire susceptible d’être cerné, affronté et changé, qui est précisément le motif, et un involontairediffus,investissantetincoercible,qui nepeutplusêtre motif de … Mais cette nécessité en première personne relève encore d’une autre dimension du libre vouloir : le consentement. 3° Enfin le mot nécessité pourrait désigner improprement l’esclavage des passions, la captivité par le Rien. Cet esclavage est mis ici entre parenthèses. La formule prend alors un troisième sens : la motivation d’un libre vouloir est plus fondamentale que l’aliénation de la conscience fascinée.

[Le volontaire et l’involontaire, pp.68et 69]

LECTURES I
L’exigence de rationalité dans la norme morale

A la première composante de la visée éthique que nous avons appelée « souhait de la vie bonne », correspond, du côté de la morale[2], l’exigence d’universalité. Le passage par la norme est en effet lié à l’exigence de rationalité qui, en interférant avec la visée de la vie bonne, se fait raison pratique. Or, comment s’exprime l’exigence de rationalité ? Essentiellement comme exigence d’universalisation. A ce critère se reconnaît le kantisme. L’exigence d’universalité, en effet, ne peut se faire entendre que comme règle formelle, qui ne dit pas ce qu’il faut faire, mais à quels critères il faut soumettre les normes de l’action ; à savoir, précisément que la maxime soit universalisable, valable pour tout homme, en toutes circonstances, et sans tenir compte des conséquences. On a pu être choqué par l’intransigeance kantienne. En effet, la position du formalisme implique la mise hors circuit du désir, du plaisir, du bonheur ; non pas en tant que mauvais, mais en tant que ne satisfaisant pas, en raison de leur caractère empirique particulier, contingent, au critère transcendantal d’universalisation. C’est cette stratégie d’épuration qui, menée à son terme, conduit à l’idée d’autonomie, c’est-à-dire d’autolégislation, qui est la véritable réplique, dans l’ordre du devoir à la visée de la vie bonne. La seule loi, en effet, qu’une liberté puisse se donner, ce n’est pas une règle d’action répondant à la question : « Que dois-je faire ici et maintenant ? » mais l’impératif catégorique lui-même dans toute sa nudité : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne loi universelle.» Quiconque se soumet à cet impératif est autonome, c’est-à-dire auteur de la loi à laquelle il obéit. Se pose alors la question du vide, de la vacuité, de cette règle qui ne dit rien de particulier.

C’est pour comprendre ce vide du formalisme que Kant a introduit le second impératif catégorique, dans lequel nous pouvons reconnaître l’équivalent, au plan moral, de la sollicitude au plan éthique. Je rappelle les termes de la reformulation de l’impératif catégorique qui va permettre d’élever le respect au même rang que la sollicitude : « Agis toujours de telle façon que tu traites l’humanité dans ta propre personne et dans celle d’autrui, non pas seulement comme un moyen , mais toujours aussi comme une fin en soi.[3] » Cette idée de la personne comme fin en soi est tout à fait décisive : elle équilibre le formalisme du premier impératif.

[Lectures I, pp. 258-270]

Le changement de statut de la raison est partie prenante du désenchantement de l’homme moderne

A l’identité de l’homme moderne appartient la création conjointe d’un espace public de délibération et de décision et d’un espace privé de vie familiale et d’intimité – mais aussi, outrepassant ce double but, la désaffection simultanée pour la pratique politique et pour les liens affectifs dans la famille nucléaire. Le même homme qui se vise autonome se découvre seul. C’est cette coïncidence entre la culmination d’un grand dessein et son outrepassement pathologique qui fait l’ambivalence moderne. Tout cela a été dit, mieux que nous ne pouvons le faire, par Horkheimer et Adorno dans leur critique de l’Aufklärung ; pour eux, le désenchantement du monde, sobrement enregistré par Max Weber, exprime le désenchantement de la raison ramenée de son statut de sagesse pratique à sa fonction instrumentale. Que la plupart de nos contemporains se pensent d’abord comme consommateurs, puis comme travailleurs, enfin seulement comme citoyens, ce n’est là que le signe le plus voyant, le plus caricatural, de l’autodéception d’un grand projet.

Quelle est dans cette situation la tâche de la philosophie politique ? La première tâche est celle de la prise de conscience la plus hardie de cette condition de l’homme moderne et de son identité. Reconnaître que nous « appartenons à une société qui a tendance à saper les bases de sa propre légitimité[4] » constitue un acte de véracité qui conditionne toutes les démarches ultérieures. La seconde tâche est de prendre une mesure plus relative de la forme de société qui est aujourd’hui l’objet d’une confiance minée. Après tout, cette forme de société n’est advenue en Occident qu’à une date relativement récente. Cette relativisation doit aller plus loin, me semble-t-il, qu’un retour à l’héritage de l’Aufklärung, simplement délivré de ses perversions…Il faut le relativiser, c’est-à-dire le replacer sur la trajectoire d’une plus longue histoire enracinée d’une part dans la Torah hébraïque et l’Evangile de l’Eglise primitive, d’autre part dans l’éthique grecque des Vertus et la philosophie qui lui est appropriée. Autrement dit, il faut savoir faire mémoire de tous les commencements et recommencements, et de toutes les traditions qui se sont sédimentées sur leur socle.

[Lectures I, pp. 170-175]

LA CRITIQUE ET LA CONVICTION
La rationalité du politique

Elle s’exprime essentiellement par le fait qu’un Etat est régi par une constitution.

Il est frappant à cet égard de constater que l’échec de la Révolution française est de n’avoir jamais réussi à stabiliser la violence dans une constitution ; les nombreuses constitutions avortées qu’elle a produites sont aussi le cimetière du rationnel ; et la Terreur a quelque chose à voir avec cela. Cette rationalité a de nombreuses implications : d’abord le fait d’assurer l’unité territoriale, autrement dit l’unité géographique de juridiction de l’appareil des lois ; ensuite d’assurer une durée plus vaste que l’existence éphémère d’un être humain, ou, comme disait Hannah Arendt, d’effectuer un report de mortalité ; de permettre, comme l’a admirablement montré Dilthey, l’intégration intergénérationnelle, c’est-à-dire l’intégration d’une tradition reçue et de projets engageant l’avenir de la communauté historique considérée comme un tout. La rationalité de l’Etat tient à cette fonction d’échangeur entre des héritages et des projets, projets toujours menacés par l’absence de mémoire caractéristique de la rationalité purement instrumentale ; car la technique est privée de passé, elle efface ses traces à mesure qu’elle avance et n’a en vue que l’outil à venir, plus performant que le précédent. L’Etat précisément, c’est ce qui résiste à l’emprise du technologique sans mémoire, en composant l’héritage des générations avec les projets de modernité façonnés par les marchés, donc par la production, la consommation et le loisir.

Mais l’Etat a une autre face, la rationalité a un envers : le résidu de violence fondatrice. Lui aussi tient en partie à un héritage singulier, dont la nature est pour moi de plus en plus énigmatique…Là, à mon sens, il y a quelque chose d’une autre nature, qui est la trace de violence des fondateurs ; car, au fond, il n’existe probablement pas d’Etat qui ne soit né d’une violence, qu’il s’agisse d’une conquête, d’une usurpation, d’un mariage forcé, ou des exploits guerriers de quelque grand rassembleur de terres. On pourrait penser qu’il s’agit là d’un héritage qui va être progressivement éliminé, réduit au minimum par la rationalité constitutionnelle ; mais la constitution elle-même restitue cet irrationnel sous la forme, justement, de la capacité de décision du prince.

[La critique et la conviction, pp.150 et 151]

Le fonctionnement très spécifique de la rationalité dans le cas du procès

Il est, pour le dire vite, celui de la rhétorique. A condition toutefois de prendre le mot rhétorique en son sens fort, c’est-à-dire comme ce qui s’oppose le plus nettement à la sophistique, comme impliquant l’usage de raisonnements probables et de nature controversable. C’est de cela qu’il s’agit dans un procès, avec l’assaut de paroles et la compétition entre arguments. En modèle réduit, et jalonné par des règles de procédure, on dispose là d’un exemple paradigmatique de catégories discutées en philosophie : la délibération et la prise de décision. Il est vraiment étonnant que l’on se prive de cette ressource dans l’enseignement de la philosophie.

Entre la rationalité morale et la rationalité de l’Etat, tellement mêlée de violence, ce premier cercle juridique constitue une région de rationalité intermédiaire, où le présupposé est justement la coupure le discours et la violence, pour reprendre l’opposition fameuse d’Eric Weil au début de Logique de la philosophie ; le procès est à cet égard le lieu privilégié d’une discussion ordonnée et ritualisée.

[La critique et la conviction, pp.180]


KANT
CRITIQUE DE LA RAISON PURE
Préface de la seconde édition (1787)

L’élaboration des connaissances qui sont du ressort de la raison sont-elles ou non le chemin sûr d’une science, c’est ce dont on juge bientôt par le résultat. Si, après bien des dispositions et de préparatifs, elle tombe dans l’embarras, sitôt qu’on touche au but ; ou si, pour l’atteindre, elle est souvent forcée de revenir sur ses pas et de pendre une autre voie ; ou bien encore s’il n’est pas possible d’accorder entre eux les divers collaborateurs sur la façon dont le but commun doit être poursuivi, alors on peut toujours être convaincu qu’une telle étude est encore loin d’être entrée dans le chemin sûr d’une science, et qu ‘elle n’est qu’un simple tâtonnement ; et c’est déjà un mérite aux yeux de la raison que de découvrir autant que possible cette route, dût-on abandonner comme vain beaucoup de ce qui était contenu dans la fin retenue d’abord sans réflexion.

[B VIII] Que la logique ait suivi depuis les temps anciens ce chemin sûr, le fait qui le montre est que, depuis Aristote, elle n’a pas eu besoin de faire un pas en arrière, si l’on veut bien ne pas compter pour améliorations l’élimination de quelques subtilités superflues, une détermination plus claire de l’exposé, toutes choses qui touchent plus à l’élégance qu’à la sûreté de la science. Il est encore remarquable à son propos que, jusqu’ici, elle n’a pu faire un seul pas en avant, et qu’ainsi, selon toute apparence elle semble close et achevée. En effet, lorsque quelques modernes ont pensé l’étendre en y introduisant des chapitres, partie de psychologie, sur les diverses facultés de connaître (l’imagination, l’esprit), partie de métaphysique, sur l’origine de la connaissance ou des divers modes de certitude suivant la diversité des objets (l’idéalisme, le scepticisme, etc.), partie d’anthropologie, sur les préjugés (leurs causes et leurs remèdes), cela provient de leur ignorance de la nature propre de cette science. Ce n’est pas étendre les sciences, mais les défigurer, que de laisser leurs limites empiéter les unes sur les autres ; or, celle de la logique se détermine très exactement du fait qu’elle est une science [B IX]qui expose en détail et démontre rigoureusement les règles formelles de toute pensée (que cette pensée soit a priori ou empirique, qu’elle ait telle ou telle origine et tel ou tel objet, et qu’elle rencontre dans notre esprit des obstacles accidentels ou naturels.

Si la logique a été si heureuse, elle ne doit cet avantage qu’à la délimitation qui l’autorise et même l’oblige à faire abstraction de tous les objets de la connaissance et de leur différence, si bien qu’en elle l’entendement n’a affaire à rien d’autre qu’à lui-même et à sa forme. Il doit être naturellement beaucoup plus difficile pour la raison d’entrer dans le chemin sûr de la science, lorsqu’elle n’a pas seulement affaire à elle-même, mais aussi à des objets. C’est pourquoi la logique, comme propédeutique, n’est en quelque sorte que le vestibule des sciences ; et lorsqu’il s’agit de connaissances, on présuppose sans doute une logique pour en juger, mais il faut en chercher l’acquisition dans les sciences appelées proprement et objectivement de ce nom[5].

En tant qu’il doit y avoir de la raison dans ces sciences, il fait que quelque chose y soit connu a priori, et la connaissance de la raison peut se rapporter à son objet de deux manières, soit simplement pour le [BX] déterminer, lui et son concept (qui doit être donné d’autre part), soit pour le réaliser. La première est la connaissance théorique [le rationnel], la seconde la connaissance pratique de la raison[6]. La partie pure de l’une et de l’autre, si grand ou si petit qu’en soit le contenu, je veux dire la partie où la raison détermine son objet tout à fait a priori, doit être exposée seule et sans aucun mélange de ce qui vient d’autres sources…

Mathématique et physique sont les deux connaissances théoriques de la raison qui ont à déterminer a priori leur objet, la première d’une façon entièrement pure, la seconde du moins en partie, mais aussi selon la mesure fournie par d’autres sources de connaissance que celles de la raison….[Celle-ci] doit se présenter à la nature tenant d’une main ses principes d’après lesquels seulement des phénomènes concordants peuvent valoir comme lois , et de l’autre les expériences qu’elle a conçue d’après ces mêmes principes. Elle lui demande de l’instruire, non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais comme un juge en charge, qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose. La physique est donc redevable de la révolution, si avantageuse dans sa manière de penser, à cette simple idée qu’elle doit , conformément [B XIV] à ce que la raison elle-même met dans la nature, chercher en celle-ci (et non s’y figurer) ce qu’elle doit en apprendre, et dont elle ne pourrait rien savoir par elle-même. Par là la physique a été mise d’abord sur le chemin d’une science, alors que pendant tant de siècles, elle n’avait été rien d’autre qu’un pur tâtonnement.

La métaphysique, une connaissance spéculative de la raison tout à fait à part, qui s’élève entièrement au-dessus de l’enseignement de l’expérience, et cela par de simples concepts (et non pas comme la mathématique, par leur application à l’intuition), où la raison doit donc être son propre élève, n’a pas encore été jusqu’ici assez favorisée du destin pour prendre le chemin sûr d’une science ; et pourtant, elle est plus ancienne que toutes les autres, et elle subsisterait, alors même que toutes les autres seraient englouties ensemble dans le gouffre d’une barbarie. La raison s’y trouve en effet continuellement dans l’embarras, même quand elle veut saisir a priori (comme elle en a la prétention) ces lois que confirme l’expérience la plus commune. Il y faut revenir indéfiniment sur ses pas, parce qu’on trouve que la route suivie ne conduit pas où l’on veut aller. Quant à mettre ses adeptes d’accord dans leurs [B XV] assertions, elle en est encore tellement éloignée qu’elle est plutôt une arène, qui semble très proprement destinée à exercer ses forces en des combats de parade, et où aucun champion n’a jamais su se rendre maître de la plus petite place et fonder sur sa victoire une possession durable. Il n’y a donc pas de doute que sa démarche n’ait été jusqu’ici qu’un pur tâtonnement, et ce qu’il y a de pire, un tâtonnement parmi de simples concepts[7].(…)

Mais quel est donc, demandera-t-on, le trésor que nous pensons léguer à la postérité avec une telle métaphysique épurée par la critique, et portée aussi par là à un état durable ? On croira percevoir, dans une rapide inspection de cette œuvre, que l’utilité en est toute négative : ne jamais nous risquer avec la raison spéculative au-delà des limites de l’expérience, et c’est bien aussi en fait sa première utilité. Mais elle devient positive, dès qu’on se rend compte que les principes, avec lesquels la raison spéculative se risque hors de ses limites, ont en fait pour conséquence inévitable, non pas l’élargissement, mais, à y regarder de près, le rétrécissement de l’usage de notre raison, en menaçant réellement d’étendre [B XXV] surtout les limites de la sensibilité, à laquelle ils appartiennent proprement, et ainsi de repousser l’usage pur (pratique) de la raison[8]. Par suite une critique qui restreint la raison spéculative est assurément en cela négative, mais en supprimant par là en même temps un obstacle qui restreint l’usage pratique, ou menace même de l’anéantir, elle est en fait d’une utilité positive et très importante, dès qu’on est convaincu qu’il y a un usage pratique absolument nécessaire de la raison pure (l’usage moral), dans lequel elle s’étend inévitablement au-delà des limites de la sensibilité, ce pour quoi elle n’a besoin d’aucun secours de la raison spéculative, mais doit cependant être assurée de toute opposition de sa part, pour ne pas entrer enconflitavecelle-même[9].Dénieràceservicedela critique l’utilité positive serait autant dire que la police ne procure aucune utilité positive, parce que sa tâche principale consiste seulement à barrer l’accès à la violence que les citoyens ont à craindre d’autres citoyens, afin que chacun puisse vaquer tranquillement et en sûreté à ses affaires. Que l’espace et le temps ne soient que des formes de l’intuition sensible, donc seulement les conditions de l’existence des choses comme phénomènes, que nous n’ayons pas en outre de concept de l’entendement, et donc pas d’éléments, pour connaître les choses, sinon dans la mesure où [B XXVI] l’intuition correspondant à ces concepts peut être donnée, que par suite nous ne puissions avoir connaissance d’aucun objet comme chose en soi, mais seulement en tant que c’est un objet de l’intuition sensible, c’est-à-dire comme phénomène, voilà qui est prouvé dans la partie analytique de la critique ; d’où suit assurément la restriction de toute la connaissance spéculative seule possible de la raison aux simples objets de l’expérience. Cependant, et il faut bien le remarquer, cette réserve est toujours à faire, que bien que nous ne connaissions pas ces objets comme choses en soi, du moins devons-nous pouvoir les penser[10].(…)

Avec cet important changement dans le champ des sciences, et la perte que la raison spéculative doit subir dans ce qu’elle imaginait jusqu’alors être en sa possession, tout reste cependant, pour ce qui importe de façon générale [B XXXII] à l’homme et pour le profit que le monde retirait jusque-là des doctrines de la raison pure, dans le même état avantageux qu’auparavant, et la perte ne touche que le monopole des écoles, mais en aucune façon l’intérêt de l’homme. Je demande au dogmatique le plus inflexible si la preuve de la permanence de notre âme après la mort à partir de la simplicité de la substance, si celle de la liberté de la volonté à l’égard du mécanisme universel au moyen de distinctions subtiles, quoique impuissantes, de la nécessité pratique subjective et objective, si celle de l’existence de Dieu à partir du concept de l’Être souverainement réel ( à partir de la contingence de ce qui est changeant et la nécessité d’un premier moteur), après être sorties des écoles, ont pu parvenir jusqu’au public et avoir la moindre influence sur sa conviction[11]. Si cela ne s’est pas produit, et si on ne peut même jamais l’attendre à cause de l’incapacité de l’entendement humain commun pour une si subtile spéculation, si bien plutôt, en ce qui concerne le premier point la disposition de sa nature, remarquable pour tout homme, de ne pouvoir jamais se satisfaire avec ce qui est temporel ( comme ne suffisant pas aux dispositions de sa destinée entière), a dû produire à elle seule l’espérance d’une vie future, si en ce qui concerne le deuxième point la simple présentation [B XXXIII]claire des devoirs, en opposition à toutes les prétentions des penchants, a dû produire seule la conscience de la liberté, et enfin, en ce qui concerne le troisième point, si le magnifique ordre, la beauté et la prévoyance qui éclatent de toute part dans la nature, ont dû seuls produire la foi en un grand auteur du monde, et la conviction qui se répand dans le grand public, en tant qu’elle repose sur des principes rationnels : alors non seulement la possession que tout cela constitue demeure intacte, mais elle gagne plutôt en considération, en enseignant aux écoles à ne pas prétendre à une saisie plus élevée et plus large, sur un point qui importe de façon générale à l’homme, que celle à laquelle peut si facilement parvenir la grande foule (la plus digne pour nous de respect), et à se restreindre donc seulement à la culture de ces preuves universellement saisissables et suffisantes dans la visée morale[12].

[Critique de la raison pure, Préface de la 2e édition, III, 7]

CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
Préface

[Kant y précise que son ouvrage a pour fin essentielle d’établir l’existence d’une raison pure pratique, et, de ce fait même celle d’une liberté transcendantale, telle que la définissait la Critique de la raison pure pour échapper à l’antinomie. Mais dans la première Critique, le concept de liberté demeurait vide. Depuis lors, avec les Fondements de la métaphysique des mœurs, la loi morale a permis de donner à ce concept une détermination positive pratique : à la simple idée d’une causalité inconditionnelle s’est alors ajoutée la notion d’une volonté prenant pour principe la forme d’une législation universelle. Aussi Kant peut-il déclarer que le concept de liberté, « en tant que la réalité en est prouvée par une loi apodictique de la raison pratique, forme la clef de voûte de tout l’édifice d’un système de la raison pure, y compris de la raison spéculative »…La liberté se découvre, du moins d’après les premières pages de la Critique de la raison pratique, là où s’institue la législation morale, c’est-à-dire dans l’autonomie. Elle est, comme le dit Kant, la « ratio essendi » de ma loi, laquelle est, de son côté, la « ratio cognoscendi » de la liberté. En d’autres termes, s’il n’y avait pas de liberté, la loi morale ne serait pas en nous . En revanche, si la loi morale ne nous était pas connue, nous ignorerions la liberté. Or, la loi morale nous est connue. Nous pouvons donc à partir d’elle, savoir que nous sommes libres. En de telles analyses la liberté nous apparaît comme la condition a priori du fait moral… Partant, par ailleurs, de l’affirmation selon laquelle « il y a » des lois pratiques, Kant, selon le second scolie du théorème 4, affirme que la voix de la raison est « perceptible » à chacun ; ainsi la loi morale se trouve donc l’objet d’une sorte d’expérience et nous nous trouvons, en la découvrant, devant un véritable « fait de la raison ». La loi est donc, dès le départ, tenue pour « réelle » et c’est à partir de sa réalité que nous pouvons nous élever à l’affirmation de la liberté.]

V, 3. La raison pour laquelle cette critique n’est pas intitulée Critique de la raison pure pratique, mais simplement Critique de la raison pratique en général, bien que le parallélisme de la raison pratique avec la raison spéculative semble exiger le premier titre, ressort assez clairement du traité qu’on va lire. Son objet, est seulement d’établir qu’il existe une raison pure pratique, et c’est dans ce but qu’il critique tout le pouvoir pratique de la raison. S’il y réussit, il n’a pas besoin de critiquer le pouvoir pur lui-même afin de voir si la raison, en s’attribuant un tel pouvoir, ne transgresse pas ses limites dans une vaine présomption (comme il arrive à la raison spéculative). Car si, en tant que raison pure, elle est réellement pratique, elle prouve sa réalité et cclle de ses concepts par le fait, et nulle argutie ne peut lui contester la possibilité d’être pratique.

Avec ce pouvoir, se trouve aussi désormais établie la liberté transcendantale, et cela au sens absolu que réclamait, dans son usage du concept de causalité, la raison spéculative pour échapper à l’antinomie où elle tombe inévitablement lorsque, dans la série de la liaison causale, elle veut penser l’inconditionné, concept qu’elle ne pouvait poser que de manière problématique, comme n’étant pas impossible à penser, sans en garantir la réalité objective, et uniquement pour ne pas être atteinte dans son essence et plongée dans un abîme de scepticisme, à cause de la prétendue impossibilité de ce qu’elle doit au moins admettre comme pensable…

V, 91.…Mais que la raison pure, sans mélange d’aucun principe déterminant empirique, soit aussi pratique seulement par elle-même, c’est ce que l’on devait pouvoir montrer à partir de l’usage pratique le plus commun de la raison, en identifiant le principe pratique suprême comme un principe tel que toute raison humaine naturelle le reconnaît, en tant que purement a priori et indépendant de toute donnée sensible, comme la loi suprême de sa volonté. Il fallait d’abord établir et justifier la pureté de son origine, dans le jugement même de cette raison commune, avant que la science pût s’en emparer pour s’en servir en quelque sorte comme d’un fait antérieur à toute argumentation subtile qu’on pouvait faire sur sa possibilité, et à toutes les conséquence qu’on en pouvait tirer. Mais cette circonstance s’explique aussi très aisément parce que nous avons brièvement dit tout à l’heure : elle provient de ce que la raison pure pratique doit nécessairement débuter par des principes qui doivent donc, comme données premières, servir de fondement à toute science, et qui, par conséquent, ne peuvent en dériver. Mais cette justification des principes moraux, comme principes d’une raison pure, on pouvait aussi l’établir très aisément, et avec une suffisante certitude, par un simple appel au jugement de l’entendement commun ; car tout élément empirique qui pourrait se glisser dans nos maximes, comme principe déterminant de la volonté se fait aussitôt reconnaître par le sentiment de plaisir ou de peine qui lui est nécessairement attaché en tant qu’il excite des désirs, et la raison pure pratique se refuse net à admettre ce dernier comme condition dans son principe…

Théorème 4 , deuxième scolie

V, 30…Par où commence notre connaissance du pratique inconditionné ? Ce point de départ c’est la loi morale dont nous prenons immédiatement conscience (dès que nous ébauchons pour nous-mêmes des maximes de la volonté), qui s’offre à nous d’abord et nous mène droit au concept de liberté, la raison nous le présentant, en effet, comme un principe déterminant sur lequel ne doit prédominer aucune condition sensible, et qui même est tout à fait indépendant de ces conditions…Mais l’expérience aussi confirme cet ordre des concepts en nous. A supposer que quelqu’un prétende ne pouvoir résister à sa passion luxurieuse quand l’objet aimé et l’occasion se présentent à lui ; on demande si, un gibet se trouvant dressé devant la maison où cette occasion s’offre à lui, pour l’y pendre aussitôt sa passion satisfaite, il lui serait dans ce cas impossible de dompter son inclination. On n’aura pas à chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, son prince lui intimant, sous menace de la même mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un homme honnête qu’il voudrait bien perdre sous de spécieux prétextes, il tiendrait dans ce cas pour possible, quelque grand que puisse être son amour de la vie, de la vaincre malgré tout ? Il n’osera peut-être assurer s’il le ferait ou non, mais il devra concéder sans hésitation que cela lui est possible. Il juge donc qu’il peut quelque chose parce qu’il a conscience qu’il le doit, et il reconnaît en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue.

[Critique de la raison pratique, AK, V, 3, 30, 90]

SPINOZA
ÉTHIQUE IV, DE LA SERVITUDE HUMAINE

[Sont regroupés ici tous les chapitres du code de sagesse que constitue l’Appendice d’Ethique IV où apparaissent la Raison, la vie raisonnable, (ratio) la norme de notre utilité]

CHAPITRE III

Nos actions – c’est-à-dire les désirs qui se définissent par la puissance de l’homme, autrement dit par la Raison – sont toujours bonnes. Quant aux autres désirs, ils peuvent être bons ou être mauvais.

CHAPITRE IV

C’est pourquoi dans la vie, il est avant tout utile de parfaire l’entendement, autrement dit la Raison, autant que nous le pouvons, et en cela seule consiste la souveraine félicité ou béatitude de l’homme. Car la béatitude n’est rien d’autre que la satisfaction même de l’âme, qui naît de la connaissance intuitive de Dieu. Or, parfaire l’entendement n’est également rien d’autre que comprendre Dieu, et les attributs de Dieu, et les actions qui suivent de la nécessité de sa nature. C’est pourquoi la fin dernière de l’homme qui est conduit par la Raison, c’est-à-dire le suprême désir qui lui permet de régler tous les autres, est celui qui le porte à se concevoir de façon adéquate, lui-même et toutes les choses qui peuvent tomber sous son intelligence (sub ipsius inteligentiam).

CHAPITRE V

Il n’est donc pas de vie raisonnable[13] sans intelligence, et les choses sont bonnes dans la seule mesure où elles aident l’homme à jouir de la vie de l’esprit (mentis vita), qui se définit par l’intelligence. Celles au contraire qui empêchent l’homme de parfaire sa Raison et de jouir d’une vie raisonnable, nous disons qu’elles seules sont mauvaises.

CHAPITRE VIII

Tout ce qui est dans la Nature (rerum natura) et que nous jugeons être mauvais, autrement dit que nous jugeons capable de nous empêcher d’exister et de jouir d’une vie raisonnable, il nous est permis de l’écarter de nous par la voie qui paraît la plus sûre. Au contraire, tout ce que nous jugeons être bon, autrement dit utile pour conserver notre être et jouir d’une vie raisonnable, il est permis de nous en emparer pour notre usage et de nous en servir à volonté. Et il est permis sans restriction aucune à chacun , par le droit suprême de la Nature, de faire ce qu’il juge contribuer à son utilité[14].

CHAPITRE IX

Rien ne peut mieux s’accorder avec la nature d’une chose que les autres individus de même espèce ; et par conséquent (selon le chapitre VII) il n’est rien de plus urile à l’homme, pour conserver son être et jouir d’une vie raisonnable, que l’homme qui est conduit par la Raison. En outre, puisque entre les choses singulières nous ne connaissons rien de supérieur à l’homme qui est conduit par la Raison, chacun ne peut donc mieux montrer sa valeur acquise ou naturelle (arte et ingenia[15]) qu’en éduquant les hommes de sorte qu’ils vivent enfin sous l’autorité propre de la Raison.

CHAPITRE XIII

Mais pour cela il faut habileté (arte[16]) et vigilance. Car les hommes sont divers (ils sont rares, en effet, ceux qui vivent selon les préceptes de la Raison), et cependant envieux pour la plupart, et plus enclins à la vengeance qu’au pardon (misericordiam). Aussi, pour les supporter tous, chacun avec son naturel propre, et se retenir d’imiter leurs sentiments, il faut une singulière puissance d’âme (potentiae animi). Et ceux qui, au contraire, savent blâmer les hommes et leur reprocher leurs vices[17] plutôt qu’enseigner les vertus, briser les âmes des hommes et non les rendre forts, ceux-là sont insupportables à eux-mêmes et aux autres. C’est pourquoi, beaucoup, à l’âme trop impatiente[18] et animés d’un faux zèle de religion[19], ont préféré vivre parmi les bêtes que parmi les hommes, de même des enfants, des jeunes gens, incapables de supporter d’une âme égale les réprimandes de leurs parents, se réfugient dans le métier de soldat et choisissent les inconvénients de la guerre et l’autorité d’un chef de préférence aux avantages de la famille et aux remontrances paternelles, et acceptent n’importe quel fardeau, pourvu qu’ils se vengent de leurs parents.

CHAPITRE XVI

En outre, la concorde a d’ordinaire pour origine la crainte, mais sans bonne foi. Ajoutez que la crainte naît de l’impuissance de l’âme, et n’appartient donc pas à l’usage de la Raison, non plus que la pitié (commiseratio), encore que celle-ci ait l’apparence de la moralité.

CHAPITRE XX
Quant au mariage, il est certain qu’il s’accorde avec la Raison, si le désir de l’union des corps n’a pas pour origine la seule forme belle, mais aussi l’amour (amore) de mettre au monde des enfants et de les éduquer dans la sagesse (sapienter) et si, en outre l’amour de l’un et de l’autre, c’est-à-dire de l’homme et de la femme a pour cause non la seule forme belle, mais surtout la liberté de l’âme (animi).
CHAPITRE XXIII
En outre la honte (pudor) contribue à la concorde dans les seules choses qui ne peuvent se cacher. D’autre part, comme la honte elle-même est une espèce de tristesse, elle ne concerne pas l’usage de la Raison.
CHAPITRE XXV
La modestie (modestia), c’est-à-dire le désir de plaire aux hommes qui est déterminé par la Raison, se rapporte à la moralité. Mais si elle naît d’un sentiment, elle est l’ambition, autrement dit un désir par lequel les hommes, sous couleur de moralité, provoquent la plupart du temps des discordes et des séditions. Car celui qui désire aider les autres par son conseil ou dans l’action, afin de jouir ensemble du souverain bien, s’appliquera avant tout à gagner leur amour, et non à se faire admirer pour qu’une doctrine porte son nom, ni, de façon générale, à leur offrir aucune cause d’envie. D’autre part, dans les conversations, il évitera de rappeler les vices des hommes et aura le souci de ne parler qu’avec ménagement de l’impuissance humaine, mais amplement de la vertu ou de la puissance de l’homme ; il dira par quelle voie elle peut se parfaire : de façon que les hommes, non par crainte ou aversion, mais poussés par le seul sentiment de joie, s’efforcent autant qu’ils ont de puissance en eux, de vivre selon le précepte de la Raison.
CHAPITRE XXVI
En dehors des hommes, nous ne connaissons dans la Nature rien de particulier (nihil singulare) qui nous puisse procurer un plaisir par l’esprit[20] et auquel nous puissions nous lier d’amitié ou par quelque genre de relation sociale. Et par conséquent, ce qui se trouve dans la Nature (rerum natura), les hommes mis à part, la norme (ratio) de notre utilité ne demande pas que nous le conservions, mais elle nous conseille de le conserver pour divers usages, de le détruire, ou de l’adapter par tous les moyens à notre usage.
CHAPITRE XXX

Puisque donc sont bonnes ces choses qui aident les parties du corps à exercer leurs fonctions, et que la joie consiste en ce que la puissance de l’homme – en tant qu’il se compose d’un esprit et d’un corps – est aidée ou augmentée, toutes les choses qui apportent de la joie sont bonnes. Cependant, l’action des choses n’a pas pour fin de nous affecter de joie et leur puissance d’agir ne se règle pas sur notre utilité ; enfin la joie se rapporte le plus souvent et de préférence à une seule partie du corps : c’est pourquoi la plupart des sentiments de joie (à moins que la Raison et la vigilance n’interviennent) sont excessifs et par conséquent aussi les désirs qui ont pour origine ces sentiments. A quoi s’ajoute que, sous l’emprise du sentiment, nous regardons comme primordial ce qui est dans le moment même agréable et qu’un pareil sentiment de l’âme ne nous permet pas d’estimer les choses futures.

CHAPITRE XXXI

Mais la superstition semble, au contraire, admettre que ce qui est bon, c’est ce qui apporte la tristesse, et qu’inversement que ce qui est mauvais, c’est ce qui apporte la joie. Mais, comme nous l’avons déjà dit, à moins d’être envieux, personne ne se réjouit de mon impuissance et de mon préjudice. Car, plus grande est la joie dont nous sommes affectés, plus grande est la perfection vers laquelle nous nous élevons, et par conséquent plus nous participons de la nature divine ; jamais la joie que règle la vraie norme (ratio[21]) de notre utilité ne peut être mauvaise. Qui est au contraire conduit par la crainte et fait le bien pour éviter le mal, n’est pas conduit par la Raison.

CHAPITRE XXXII
Mais la puissance humaine est très limitée, et infiniment surpassée par la puissance des causes extérieures. Et par conséquent nous n’avons pas le pouvoir absolu d’adapter à notre usage les choses extérieures. Cependant les choses qui nous arrivent et sont contraires à ce que demande la raison de notre utilité, nous les supporterons d’un âme égale si nous prenons conscience que nous avons rempli notre fonction (officio[22]), que la puissance que nous possédons ne pouvait pas s’étendre assez loin pour les éviter, et que nous sommes une partie de la Nature totale, dont nous suivons l’ordre. Si nous comprenons cela clairement et distinctement, cette partie de nous-même qui se définit par l’intelligence (intelligentia), c’est-à-dire la meilleurs partie de nous-même, en sera pleinement satisfaite et s’efforcera de persévérer dans cette satisfaction. En effet, en tant que nous comprenons, nous ne pouvons désirer que ce qui est nécessaire, et nous ne pouvons trouver de satisfaction absolue (absolute acquiescere[23]) que dans le vrai. Et par conséquent, dans la mesure où nous comprenons bien cela, l’effort de la meilleure partie de nous-même est d’accord avec l’ordre de la Nature entière.
[Ethique IV, De la servitude humaine, chap. III-V,VII, IX, XIII, XVI, XX, XXII, XXV, XXVI, XXX-XXXII]

DESCARTES
DISCOURS DE LA MÉTHODE, IIIe Partie

Quelques règles de la morale tirée de la méthode

…Ainsi, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la raison m’obligerait de l’être en mes jugements, et que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrais, je me formai une morale par provision, qui ne consistait qu’en trois ou quatre maximes dont je veux bien vous faire part.

La première était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès, qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre.

Car, commençant dès lors à ne compter pour rien les miennes propres, à cause que je les voulais remettre toutes à l’examen, j’étais assuré de ne pouvoir mieux que de suivre celles des mieux sensés.(…)

Et entre plusieurs opinions également reçues, je ne choisissais que les plus modérées, tant à cause que ce sont toujours les plus commodes pour la pratique, et vraisemblablement les meilleures, tous excès ayant coutume d’être mauvais ; comme aussi afin de me détourner moins du vrai chemin, en cas que je faillisse, que si, ayant choisi l’un des extrêmes, c’eût été l’autre qu’il eût fallu suivre. Et, particulièrement, je mettais entre les excès toutes les promesses par lesquelles on retranche quelque chose de sa liberté. Non que je désapprouvasse les lois qui, pour remédier à l’inconstance des esprits faibles, permettent, lorsqu’on a quelque bon dessein qui n’est qu’indifférent, qu’on fasse des vœux ou des contrats qui obligent à y persévérer ; mais à cause que je ne voyais au monde aucune chose qui demeurât toujours en même état, et que, pour mon particulier, je me promettais de perfectionner de plus en plus mes jugements, et non point de les rendre pires, j’eusse pensé commettre une grande faute contre le bon sens, si, pour ce que j’approuvais alors quelque chose, je me fusse obligé de la prendre pour bonne encore après, lorsqu’elle aurait peut-être cessé de l’être, ou que j’aurais cessé de l’estimer telle.

Ma seconde maxime étant d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées. Imitant en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir ; car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt. Et ainsi, les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c’est une vérité très certaine que, lorsqu’il n’est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables ; et même qu’encore que nous ne remarquions point davantage de probabilité aux unes qu’aux autres, nous devons néanmoins nous déterminer à quelques-unes, et les considérer après non plus comme douteuses en tant qu’elles se rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très certaines, à cause que la raison qui nous y a fait déterminer se trouve telle. Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous les repentirs et les remords qui ont coutume d’agiter les consciences de ces esprits faibles et chancelants, qui se laissent aller inconstamment à pratiquer comme bonnes les choses qu’ils jugent après être mauvaises.
Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde ; et généralement à m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. Et ceci seul me semblait être suffisant pour m’empêcher de rien désirer à l’avenir que je n’acquisse, et ainsi pour me rendre content ; car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n’aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne pas posséder les royaumes de la Chine ou du Mexique ; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d’être sains étant malades, ou d’être libres étant en prison, que nous faisons maintenant d’avoir des corps d’une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais j’avoue qu’il est besoin d’un long exercice et d’une méditation souvent réitérée pour s’accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses ; et je crois que c’est principalement en ceci que consistait le secret de ces philosophes, qui ont pu autrefois se soustraire à l’empire de la fortune, et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s’occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se persuadaient si parfaitement que rien n’était en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul était suffisant pour les empêcher d’avoir aucune affection pour d’autres choses ; et ils disposaient d’elles si absolument, qu’ils avaient en cela quelque raison de s’estimer plus riches, et plus puissants, et plus libres, et plus heureux qu’aucun des autres hommes, qui, n’ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu’ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu’ils veulent.
Enfin, pour conclusion de cette morale, je m’avisai de faire une revue sur les diverses occupations qu’ont les hommes en cette vie, pour tâcher à faire choix de la meilleure ; et, sans que je veuille rien dire de celles des autres, je pensai que je ne pouvais mieux que de continuer en celle-là même où je me trouvais, c’est-à-dire que d’employer toute ma vie à cultiver ma raison, et m’avancer autant que je pourrais en la connaissance de la vérité, suivant la méthode que je m’étais prescrite. J’avais éprouvé de si extrêmes contentements depuis que j’avais commencé à me servir de cette méthode, que je ne croyais pas qu’on en puisse recevoir de plus doux ni de plus innocents en cette vie ; et découvrant tous les jours, par son moyen, quelques vérités qui me semblaient assez importantes, et communément ignorées des autres hommes, la satisfaction que j’en avais remplissait tellement mon esprit, que tout le reste ne me touchait point. Outre que les trois maximes précédentes n’étaient fondées que sur le dessein que j’avais de continuer à m’instruire ; car Dieu nous ayant donné à chacun quelque lumière pour distinguer le vrai d’avec le faux, je n’eusse pas cru me devoir contenter des opinions d’autrui un seul moment, si je ne me fusse proposé d’employer mon propre jugement à les examiner lorsqu’il serait temps ; et je n’eusse su m’exempter de scrupule, en les suivant, si je n’eusse espéré de ne perdre pour cela aucune occasion d’en trouver de meilleures en cas qu’il y en eût. Et enfin que je n’eusse su borner mes désirs, ni être content, si je n’eusse suivi un chemin par lequel, pensant être assuré de l’acquisition de toutes les connaissances dont je serais capable, je le pensais être par même moyen de celle de tous les vrais biens qui seraient jamais en mon pouvoir ; d’autant que, notre volonté ne se portant à suivre ni à fuir aucune chose, que selon que notre entendement la lui représente bonne ou mauvaise, il suffit de bien juger pour bien faire, et de juger le mieux qu’on puisse pour faire aussi tout son mieux, c’est-à-dire pour acquérir toutes les vertus, et ensemble tous les autres biens qu’on puisse acquérir ; et, lorsqu’on est certain que cela est, on ne saurait manquer d’être content.
Après m’être ainsi assuré de ces maximes, et les avoir mises à part avec les vérités de la foi, qui ont toujours été les premières en ma créance, je jugeai que, pour tout le reste de mes opinions, je pouvais librement entreprendre de m’en défaire. Et d’autant que j’espérais en pouvoir mieux venir à bout en conversant avec les hommes, qu’en demeurant plus longtemps renfermé dans le poêle où j’avais eu toutes ces pensées, l’hiver n’était pas encore achevé que je me remis à voyager. Et en toutes les neuf années suivantes, je ne fis autre chose que rouler çà et là dans le monde, tâchant d’y être spectateur plutôt qu’acteur en toutes les comédies qui s’y jouent ; et, faisant particulièrement réflexion, en chaque matière, sur ce qui la pouvait rendre suspecte et nous donner occasion de nous méprendre, je déracinais cependant de mon esprit toutes les erreurs qui s’y étaient pu glisser auparavant. Non que j’imitasse pour cela les sceptiques, qui ne doutent que pour douter et affectent d’être toujours irrésolus, car, au contraire, tout mon dessein ne tendait qu’à m’assurer et à rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc ou l’argile. Ce qui me réussissait, ce me semble, assez bien, d’autant que, tâchant de découvrir la fausseté ou l’incertitude des propositions que j’examinais, non par de faibles conjectures, mais par des raisonnements clairs et assurés, je n’en rencontrais point de si douteuses que je n’en tirasse toujours quelque conclusion assez certaine, quand cela n’eût été que cela même qu’elle ne contenait rien de certain. Et, comme en abattant un vieux logis, on en réserve ordinairement les démolitions à en bâtir un nouveau, ainsi, en détruisant toutes celles de mes opinions que je jugeais être mal fondées, je faisais diverses observations et acquérais plusieurs expériences qui m’ont servi depuis à en établir de plus certaines. Et de plus, je continuais à m’exercer en la méthode que je m’étais prescrite ; car, outre que j’avais soin de conduire généralement toutes mes pensées selon ses règles, je me réservais de temps en temps quelques heures, que j’employais particulièrement à la pratiquer en des difficultés de mathématique, ou même aussi en quelques autres que je pouvais rendre quasi semblables à celles des mathématiques, en les détachant de tous les principes des autres sciences, que je ne trouvais pas assez fermes, comme vous verrez que j’ai fait en plusieurs qui sont expliqués en ce volume[24]. Et ainsi, sans vivre d’autre façon en apparence que ceux qui, n’ayant aucun emploi qu’à passer une vie douce et innocente, s’étudient à séparer les plaisirs des vices, et qui, pour jouir de leur loisir sans s’ennuyer, usent de tous les divertissements qui sont honnêtes, je ne laissais pas de poursuivre en mon dessein, et de profiter en la connaissance de la vérité, peut-être plus que si je n’eusse fait que lire des livres ou fréquenter des gens de lettres.
[Discours de la Méthode, 3e partie]


ARISTOTE
MÉTAPHYSIQUE
Livre H, chapitre premier

… Les substances que tout le monde admet, ce sont les substances naturelles, telles que le feu ; la terre, l’eau et les autres corps simples ; puis les plantes et leurs parties ; puis encore les animaux et les parties des animaux ; et enfin le ciel et les parties du ciel. Les substances que quelques philosophes reconnaissent, ce sont les Idées et les entités mathématiques ; mais, à ne consulter que la raison, il y a encore certainement d’autres substances, qui sont l’essence et le sujet. C’est aussi, en se plaçant à un autre point de vue, que le genre peut sembler être plus substance que les espèces, et l’universel l’être plus que les individus. Or, les Idées elles-mêmes rentrent dans l’universel et dans le genre ; car c’est au même titre qu’on peut les prendre pour des substances. Mais comme l’essence qui fait que la chose est ce qu’elle est, peut en être regardée comme la substance, et que l’explication de l’essence, c’est la définition, nous avons dû, pour ce motif, étudier la définition et analyser ce que veut dire être. . Puis, comme la définition n’est qu’une explication, et que toute explication a des parties, il nous est également nécessaire d’examiner ce que c’est que la partie, et quelles parties doivent entrer dans la substance, quelles parties n’y entrent pas ; et si les parties qui sont dans la substance doivent se retrouver également dans la définition. C’est à la suite que nous avons démontré que, ni l’universel, ni le genre, ne sont de la substance. Quant aux Idées et aux entités mathématiques, c’est plus tard que nous nous en occuperons, puisqu’il y a des philosophes qui soutiennent qu’elles existent en dehors des substances sensibles.

Pour le moment, nous n’étudierons que les substances qui ne sont contestées par personne. Ce sont les substances sensibles ; et toutes les substances sensibles ont de la matière. La substance, c’est le sujet, le support des qualités. A un point de vue, c’est la matière ; et à un autre point de vue c’est la notion. Quand je dis la Matière, j’entends cette partie des êtres qui, n’étant pas « en acte » telle chose individuelle et déterminée, l’est cependant « en puissance ». Et d’autre part, ma notion de l’objet, et sa forme (sa figure), c’est ce qui, étant une réalité particulière est séparable pour la raison. En troisième lieu, il faut distinguer le Tout, que compose la réunion de la Matière et de la forme ; il n’y a que lui qui soit susceptible de production et de destruction, et qui soit absolument séparable ; car parmi les substances que la raison conçoit, les unes sont séparables et les autres ne le sont pas…

[Métaphysique, livre H, chapitre I]

ÉTHIQUE A NICOMAQUE, VI, 6

Puisque la science[25] consiste en un jugement portant sur les universels et les êtres nécessaires, et qu’il existe des principes d’où découlent les vérités démontrables et toute science en général (puisque la science s’accompagne de raisonnement)[26], il en résulte que le principe de ce que la science connaît ne saurait être lui-même objet, ni de science, ni d’art, ni de prudence : en effet, l’objet de la science est démontrable, et d’autre part l’art et la prudence se trouvent avoir rapport aux choses qui peuvent être autrement qu’elles ne sont [1141 a]. Mais la sagesse[27] n’a pas non plus dès lors des principes pour objet, puisque le propre du sage c’est d’avoir une démonstration par certaines choses. Si donc les dispositions qui nous permettent d’atteindre la vérité et d’éviter toute erreur dans les choses qui ne peuvent être autrement qu’elles ne sont ou dans celles qui peuvent être autrement, si ces dispositions-là sont la science, la prudence, la sagesse et l’intellect, et si trois d’entre elles ne peuvent jouer aucun rôle dans l’appréhension des principes (j’entends la prudence, la science et la sagesse), il reste que c’est la raison intuitive qui les saisit[28].

[Ethique à Nicomaque, VI, 6]



[1] L’apologie, on aura l’occasion d’y revenir, « n’affirme pas aveuglément le soi, mais fait déjà appel à Autrui. Elle est le phénomène originel, dans sa bipolarité insurmontable, de la raison ».

[2] C’est par convention que je réserve le terme d’« éthique» pour la visée d’une vie accomplie sous le signe des actions estimées bonnes, et celui de « morale » pour le côté obligatoire, marqué par des normes, des obligations, des interdictions caractérisées à la fois par une exigence d’universalité et par un effet de contrainte.

[3] Cette seconde formule de l’impératif catégorique exprime la formalisation d’une antique règle, appelée Règle d’Or qui dit : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te soit fait. » Kant formalise cette règle en introduisant l’idée d’humanité – humanité dans ma personne et dans lapersonned’autrui–,idée qui est la forme concrète et, si l’on peut dire, historique de l’autonomie.

[4] Charles Taylor, « Légitimation Crisis », Philosophiy and the Human Sciences, Cambridge University Press, 1985.

[5] Cette remarque éclaire la notion de science chez Kant. Elle ne se définit pas seulement par la rectitude de la démarche de la raison. Il y faut une confrontation avec le réel, qui assigne la « raison pure » à quelque « donné », et qui convienne aussi à l’ordre pratique, aux « faits ».

[6] Rawls, après Kant distinguera en effet « raisonnable » et « rationnel », sachant que les gens rationnels dirigeront leur action de manière intelligente, alors que les gens raisonnables feront plus. Ils prendront en compte leurs actions pour le bien être des autres. Ils complèteront la notion d’une justice égale pour tous par celle d’une coopération sociale équitable et acceptable pour l’ensemble de la société et garante de la paix. Cet appel collectif au raisonnable élargit le débat éthique au-delà des barrières culturelles et des conventions sociales Ainsi s’élaborera, selon les termes de Rawls, « le cadre du monde social public, dont il est raisonnable d’espérer que chacun l’approuvera,etagiraenlerespectantàconditiond’avoirlagarantiequelesautresferontdemême».

[7] Cette remarque est importante pour saisir en quel sens va travailler ici la pensée de Kant. C’est l’absencederattachementàl’indiceduréelqu’estledonné sensible qui condamne la métaphysique à l’incertitude sur son chemin.

[8] A rapprocher de ce qui est dit des hypothèses dans la Méthodologie : « Pour que l’imagination ne rêve pas, en quelque sorte, mais qu’elle invente, sous la sévère surveillance de la raison, il faut toujours qu’il y ait auparavant quelque chose de pleinement certain, et qui ne soit pas invention ou pure opinion, et ce quelque chose est la possibilité de l’objet même. Alors il est bien permis de recourir à l’opinion au sujet de la réalité effective de cet objet, mais cette opinion, pour n’être pas sans fondement, doit être rattachée, comme principe d’explication, à ce qui est effectivement donné et qui par conséquent est certain, et alors elle s’appelle une hypothèse…Répétons-le, elle relève à la fois de l’imagination et de l’opinion. De l’imagination en tant qu’elle invente et ne rêve pas (dans le sens de délire, de divagation). L’hypothèse est également objet de l’opinion ; laquelle est le mode de créance ou d’assentiment qui lui correspond. L’essentiel est ici pour Kant de prévenir la confusion de deux sphères de signification totalement distinctes aux yeux du philosophe critique : d’un côté hypothèse et probabilité, pour l’explication des phénomènes dans l’expérience, de l’autre, l’objet dans l’idée, la maxime, l’usage régulateur et le comme si. Je dois étudier la nature comme s’il y avait un Dieu, mais non en prenant Dieu pour hypothèse. .

[9] La Critique de la raison pratique s’ouvre aussi (comme nous allons le voir en AK; V, 3) sur cette affirmation qu’il y a un usage pratique. Au moment où Kant rédige la présente Préface de la deuxième édition, cette problématique est donc élaborée.

[10] La réalité prouvée a priori par la raison vaut non seulement dans les limites de l’expérience possible. Elle insère dans un système le témoignage de l’expérience, présenté ici comme autre accès à la réalité.

[11] On a ici un bref résumé de la façon dont Kant se représente le dogmatisme qu’il combat .– A propos de l’existence de Dieu, on peut voir en filigrane le problème de l’argument ontologique (l’être souverainement réel) et nettement la preuve cosmologique.

[12] Brève esquisse de l’argumentation retenue par Kant. On notera les principes rationnels sur quoi repose l’influence de cette argumentation, et l’importance de ce à quoi peut parvenir la « grande foule ». C’est encore une fois l’horizon de la Critique de la raison pratique, Examen critique de l’analytique de la raison pure pratique, AK, V, 91.

[13] La traduction hollandaise dit vraie vie, c’est-à-dire vie qui correspond à la connaissance du troisième genre (voir « connaissance »), ce qui paraît en effet plus conforme à ce que Spinoza appelle mentis vita.

[14] On remarquera que Spinoza ajoute « ce qu’il juge contribuer à son utilité » et il n’est pas sûr qu’on juge bien. Seule la raison sait l’utile propre à l’homme.

[15] Il semble que arte et ingenia s’opposent terme à terme dans quantum arte et ingenio valeat comme l’artificiel au naturel, d’où la traduction « valeur acquise ou naturelle ». ..

[16] Arte, c’est-à-dire que les hommes ne sont pas naturellement raisonnables. Il faut employer des artifices pour gouverner les sociétés.

[17] « En ce qui concerne le bon [vertueux] et le mauvais [vicieux], ils ne manifestent (indicant) non plus rien de positif dans les choses, du moins considérées en elles-mêmes, et ne sont que des modes de penser, c’est-à-dire des notions que nous formons parce que nous comparons les choses entre elles ». Telle est la précision contenue dans la Préface du Livre III.

[18] Dans le sens fort : qui ne peut supporter (in-patior).

[19] Spinoza solitaire, est tout le contraire de ces faux zélés religieux ; il ne méprise pas l’homme, s’il choisit la solitude, c’est pour écrire sur l’homme, ou, plus exactement, il sait qu’il sert l’homme en cherchant le vrai.

[20] Par l’esprit (mente) : en s’adressant à l’esprit et par le moyen de l’esprit. Ce qui est d’ailleurs exactement la même chose chez Spinoza, selon qui le raisonnable attire le raisonnable.

[21] L’esprit (mens) c’est l’idée du corps qui peut être adéquate ou non, la ratio constitue le fond, l’essence de l’esprit. Elle est ratio humana. L’entendement (intellectus) c’est le comprendre qui est une partie de l’entendement infinie est un mode de la pensée, attribut de Dieu. Les trois termes sont synonymes, ou du moins, peuvent le devenir, mais avec un éclairage différent.

[22] Le vocabulaire « officium » comme l’inspiration générale de ce chapitre est stoïcien.

[23] Acquiescere (même racine que acquiescentia in se ipso : la satisfaction de soi-même) indique qu’on trouve alors le repos en même temps que la joie.

[24] Dans les trois traités qui suivent, le Discours, la Dioptrique, les Météores et la Géométrie.

[25] La science, connaissance des vérités démontrables et universelles, repose sur des principes indémontrables qu’elle est incapable d’appréhender et qui ne peuvent être saisis que par le « nous »intellect, raison intuitive). (

[26] Raisonnement qui s’appuie sur des principes.

[27] La sagesse théorique ou théorétique (sophia) dont il va être parlé au chapitre suivant, procède par voie de démonstration (comme la science) ; et ne saurait atteindre les principes, lesquels sont hors du domaine de toute démonstration. Aristote montrera que la sagesse théorétique est à la fois science et raison intuitive des choses qui ont par nature la dignité la plus haute.

[28] Ayant éliminé la science, la prudence (incluant la teknè – l’art – du fait que l’une et l’autre ont également pour objet le contingent) et la sagesse théorique, Aristote conclut que le « nous » seul est apte à saisir les principes. Ce « nous » qui seul les saisit, à l’aide de l’induction, est donc lui-même principe des principes.