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Nature humaine et liberté (Parcours spinoziste)

NATURE HUMAINE ET LIBERTÉ
 
Il importe moins à Spinoza de nous montrer ce qu’est effectivement l’homme…que de montrer que rien, en l’homme, ne rend impossible le salut qu’il lui propose.
 
INTRODUCTION
 
Tel est le titre choisi par le professeur Alquié pour sa huitième leçon prononcée en Sorbonne en 1958. Pour l’entendre avec profit, il va de soi que le lecteur aura pu mettre à profit les précédentes leçons, pour s’être familiarisé avec les notions spinozistes et avoir apprécié l’état d’esprit dans lequel opère le conférencier. 
 
. Les deux réflexions de Spinoza sur l’homme : sur sa nature d’abord, puis sur son existence
 
L’homme est corps, âme et union de l’âme et du corps : la correspondance des modes sous-tendus (l’étendue au corps, la pensée à l’âme), est fondée sur le parallélisme du développement des attributs, sur l’identité de leur ordre, dont le principe est Dieu.
Réfléchissant sur son existence, sur son unité propre, on voit apparaître la notion d’individu. Cette individualité est déjà propre à son corps (et à ses parties solidaires), mais elle semble acquérir une une unité plus haute encore, et comme supplémentaire, par la conscience, par la réflexion. Car l’âme peut réfléchir sur soi et, d’idée qu‘elle était, elle devient idée d’idée, et son unité est alors celle de la conscience elle-même.
Enfin, pour ce qui touche à l’union de l’âme et du corps, Spinoza cherche souvent l’unité au niveau des modes eux-mêmes et sans se référer à Dieu. C’est le cas quand il déclare que c’est la même chose qui, en l’homme, est saisie, tantôt comme pensée, tantôt comme étendue ; tantôt sous l’aspect de la pensée, tantôt sous l’aspect de l’étendue. Ainsi, l’individu humain, et tel a été l’objet de la dernière leçon, semble tantôt nié en Dieu, et comme dissous en lui, tantôt au contraire affirmé avec force dans sa réalité propre.
 
. Si on les rapporte à une préoccupation morale, les notions de Nature et de modes s’éclairent
 
En interprétant l’Ethique comme une doctrine de salut, on apprend non point, certes, tout ce que l’on devrait savoir, mais ce qu’il est nécessaire de savoir pour parvenir au salut. Or le salut, pour Spinoza, considéré de la façon la plus générale, est précisément la coïncidence de notre individu avec l’unité de Dieu. D’où notre désir, après avoir rappelé les conditions essentielles du salut, de voir si, de ce nouveau point de vue, ce que Spinoza nous dit de l’homme peut s’éclairer d’une nouvelle lumière.
 
I. LE PROJET SPINOZISTE POUR TRANSFORMER L’HOMME
 
Ce projet consiste, par philosophie, à lui donner ce que les religions lui promettent en un autre monde. D’un être qui subit les évènements et qui les redoute, d’un être qui, sans cesse, a peur et se sent passif vis-à-vis de la Nature Spinoza veut faire un être libre et heureux. Cette réalisation ne peut s’opérer elle-même qu’au niveau de notre coïncidence avec Dieu. Si je me sais éternel, je ne craindrai plus rien, puisqu’on ne peut craindre que du temps. Si ma pensée et ma volonté s’identifient avec la pensée divine, je ne subirai plus aucun événement, puisque c’est de moi-même, que semblera découler tout ce qui aura lieu. Je serai la cause de ce qui m‘arrive, je serai donc libre et heureux. Il s’agit de savoir si cela est possible, et à quelles conditions.
 
. Ce que Spinoza entend par liberté de l’homme
 
Tel sera, en grande partie, l’objet de cette leçon d’Alquié, puisque le sage, puisque l’homme heureux, puisque l’homme sauvé est le plus souvent appelé par Spinoza l’homme libre, homo liber.
Et, nous le comprenons aisément, déclare Alquié, cette notion de liberté est tout à fait liée à notre problème. Se demander quelle est la nature de l’homme, se demander s’il est libre, ou s’il peut devenir libre, c’est tout un. Et cela d’autant plus que, chez Descartes, ce qui fait l’unité de l’homme, ce qui fait l’essence de l’homme, ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est qu’il est libre, c’est qu’il peut dire non au monde, c’est qu’il peut douter, c’est qu’il peut affirmer son « je pense », dans la libre négation de ce qui lui est offert.
Or, au premier abord, il semble que Spinoza ait défini de telle façon la liberté et la naturehumainequetoutecoïncidenceentrecesdeux notionsdevienneradicalement impossible. Car la nature humaine est celle d’un mode et, par définition, ce qui ne peut se suffire : c’est ce qui n’est pas par soi, ce qui est en autre chose, ce dont l’existence est déterminée du dehors, et par celle des autres modes.
Qu’on se souvienne ici de ce qui a été dit quand a été commentée la définition spinoziste du mode. Le mode est in alio, il ne peut être conçu que par autre chose, il n’est pas conçu par soi. Donc il renvoie toujours à autre chose. En un mot, il ne se suffit pas.
D’autre part, qu’est-ce que la liberté pour Spinoza ? La liberté n’est pour Spinoza, ni libre arbitre, ni faculté de choix. Elle se définit par la suffisance. Dès le début de l’Ethique, la définition 7 nous le déclare : « J’appelle libre une chose qui existe par la seule nécessité de sa nature, et qui n’est amenée à agir que par elle-même ». Il semble donc bien que Dieu seul puisse répondre à une semblable définition. Non pas, rappelons-le, que Dieu ait une liberté de choix. Mais Dieu étant totalité, rien d’extérieur ne peut peser sur lui, il n’est déterminé à agir que par soi. Dieu est donc cause libre, en même temps du reste qu’il est cause nécessaire.
En revanche, on ne voit pas du tout comment un mode, et comment l’homme, qui est un mode, pourrait parvenir à une pareille suffisance, puisque la définition du mode, c’est que, précisément, il ne se suffit pas, il est dans autre chose et par autre chose.     
 
. Le sage spinoziste faussement compris comme un sage résigné
 
Laprécédentedifficultésoulignéepar Alquié est, selon lui, très grave ; notamment parce qu’à cause d’elle. le plus souvent, l’intention profonde de Spinoza est si mal comprise. En lisant les commentaires de Spinoza, on s’aperçoit en effet que, dans la liberté du sage spinoziste, beaucoup ne voient qu’une liberté d’acceptation passive de la nécessité, et par conséquent de la résignation.
Or, s’il est vrai que la liberté ne peut pas, chez Spinoza, être autre chose que la compréhension de la nécessité, on ne peut, sans contresens grave, voir dans la liberté du sage spinoziste une vertu d’acceptation passive de ce qui arrive à l’homme, une vertu de résignation.
Quand on dit, en effet, que la liberté consiste, chez Spinoza, de la compréhension de la nécessité, encore faut-il bien s’entendre sur ce que doit être cette compréhension. L’acceptation résignée de la nécessité est toujours liée, en effet, à l’idée que la nécessité est de l’ordre du fait, ou, si l’on préfère, que ce qui existe a été posé par une volonté autre que la nôtre, par une volonté supérieure à la mienne, à laquelle je dois me soumettre, et que, dans le meilleur des cas, je puis aimer. Ce schème, c’est, avec l’amour, le schème cartésien ou le schème chrétien. Je dois aimer ce que Dieu a voulu. C’est le Fiat : le « Que votre volonté soit faite ».
Or, tout au contraire, le Dieu de Spinoza, on l’a vu, n’est pas conscience, il n’est pas volonté, il est Nature. Il n’a pas de volonté de choix, il n’a pas de volonté libre au sens où l’entend Descartes, où l’entend Leibniz. Chez Spinoza, notre volonté ne se trouve pas en face d’une autre volonté, extérieure à elle, plus forte qu’elle, et dont elle devrait seulement se dire qu’elle est meilleure, et qu’elle doit l’aimer. Nous sommes, au contraire, perdus dans une nature impersonnelle, mathématique, et ceci au nom de la conception étudiée précédemment.
 
. Spinoza, dans sa tentative de naturaliser la volonté de l’homme
 
Le constat de notre perdition dans une nature impersonnelle et mathématique nous conduit à nous poser la question de notre devenir. Notre lot n’est-il pas le désespoir ? La volonté de l’homme demeure-t-elle, en ce monde la seule réalité à ne pas être mathématique, à ne pas être nature ? C’est, semble-t-il pour répondre à un pareil problème que Spinoza va précisément naturaliser notre volonté, comme il l’a fait de la volonté divine.
Au lieu de considérer, avec Descartes, et selon le schème qui domine la pensée de Descartes, la volonté de l’homme et la volonté de Dieu comme situées de part et d’autre d’un monde créé, que l’une pose et que l’autre accepte, Spinoza voit dans le rapport de Dieu à ses modes un rapport d’homogénéité, d’intériorité et d’essentielle immanence.
L’homme ne sera plus un empire dans un empire. Mais il sera le produit de la nécessité universelle. Et, par conséquent, on va voir s’opérer dans la théorie de la liberté, un changement fondamental.
Chez Descartes, Dieu est essentiellement volonté, et je suis essentiellement volonté. La différence entre la volonté divine et la mienne, c’est que la volonté divine pose dans l’être ce qu’elle veut, et que moi, je ne pose rien dans l’être. En sorte que, si je refuse l’ordre de l’être, l’ordre des vérités, l’ordre des lois que Dieu a faites, je me tourne vers le néant. Mais, considérées dans leur essence, nos deux volontés sont semblables. Et Descartes va jusqu’à dire que ma volonté est l’égale de celle de Dieu. Non point qu’elle puisse faire ce que Dieu fait cela va sans dire. Non pas qu’elle puisse se porter à autant d’objets que la volonté de Dieu. Mais elle est un pouvoir de choix, et un pouvoir de choix n’a pas de limites, ni de degrés.
Chez Spinoza, au contraire, de même que la volonté de Dieu n’est pas un libre arbitre, n’est pas un pouvoir de choix, la volonté de l’homme ne sera pas davantage un pouvoir de choix. Seulement, on le comprend, cette conception sera beaucoup plus difficile à établir pour la volonté de l’homme que pour la volonté de Dieu. Car, de la volonté de Dieu, nous n’avons pas de conscience directe. Il nous est donc toujours possible de penser qu’il n’y a point de Dieu libre et conscient de soi, comme Spinoza le pense. De ce fait, ce en face de quoi nous sommes, c’est une nature mathématique. Mais la volonté de l’homme, n’est-elle pas l’objet de notre expérience la plus immédiate et la plus incontestable ? Et ne se donne-t-elle pas comme libre ?
Quoi qu’il en soit, chez Spinoza, le rapport de Dieu et de l’homme n’est plus, comme chez Descartes, celui de deux volontés. Il est celui du total au partiel, ou de la substance au mode.
Tout cela, comme l’a souligné Alquié, est essentiellement sous-tendu par le problème éthique, par le souci du salut. Mais le problème, ainsi transformé, ainsi transposé, est-il alors plus facile à résoudre ? Le partiel peut-il devenir le total, le mode peut-il s’élever au niveau de la substance plus aisément que, chez Descartes, ma volonté pouvait accepter et aimer la volonté de Dieu ? .            
Selon Spinoza oui. Et cela parce qu’il pose que la volonté divine et la volonté humaine ont une loi commune : la raison.
 
II. LA RAISON COMME LOI COMMUNE ENTRE LA VOLONTÉ DE DIEU ET CELLE DE L’HOMME
 
. Cette raison est la forme et la structure de toute nécessité
 
Dieu est libre en ce qu’il est la source unique et totale de cette nécessité rationnelle, qui est la structure du monde. Mais l’homme peut, lui aussi penser par raison, et parvenir aux idées adéquates, qui le rendent source totale de ses propres pensées. Il le peut, parce qu’il peut penser par ces notions communes qui, comme Alquié le rappelle, ne sont en rien des idées générales abstraites, mais qui sont le propre d’une raison mathématicienne active, posante, créante, parvenant à ses conséquences en n’obéissant qu’à soi-même. 
C’est pourquoi l’on peut dire que, par les idées adéquates, Dieu pense lui-même en nos âmes, et que donc, dans la mesure où je pense la nécessité, je suis libre. Lorsque je pense par raison, on ne peut donc pas dire que je subisse la nécessité, on ne peut pas dire que je sois passif devant elle, que je me résigne à elle, ou même que je l’aime. Il faut dire que je la pense activement, que je la veux, que je la crée, que je la fais.
La nécessité, c’est la loi la plus intime de ma raison active, et c’est en n’obéissant qu’à sa propre loi que la raison retrouve la nécessité ou, plus exactement encore, la pose. C’est ma raison, c’est la raison de Dieu, et il n’y a qu’une seule raison, comme il n’y a qu’un seul Dieu.  
Alquié insiste sur ce point, car c’est celui que l’on comprend souvent le plus mal. La raison, chez Spinoza, n’est pas une faculté de soumission, d’acceptation passive. Ce n’est pas une faculté qui constate, ce n’est pas la faculté du « c’est ainsi ». La raison, ce n’est pas le propre des êtres « raisonnables » au sens vulgaire du mot. Quand on dit : « il faut être raisonnable », on signifie qu’il faut se soumettre à ce à quoi n ne peut rien. La raison, chez Spinoza, c’est tout au contraire une raison mathématicienne, c’est une raison qui, à partir d’une notion, tire, selon sa loi interne, c’est-à-dire en demeurant active, et en demeurant libre, les conséquences et les propriétés de cette notion.
En sorte que, lorsque Spinoza dit que, par ma raison je recrée la nécessité, il ne dit pas que je me soumets, que je me résigne à quelque chose qui me serait extérieur. Il signifie que mon être le plus profond, le plus authentique, en ce qu’il est raison, recrée cette nécessité, comme, en mathématiques, de la définition du cercle, on passe aux propriétés du cercle. Et l’on pourrait presque prétendre, comme on va mieux le comprendre dans un moment, que lorsque le mathématicien déduit du cercle les propriétés du cercle, il veut ces propriétés. En tout cas, il ne peut pas les rejeter et, dans la mesure où il les comprend, il ne peut vouloir qu’elles soient autres que ce qu’elles sont.
Cela dit, quel est ici le problème spinoziste ? Il est de faire passer la nécessité de l’extériorité à l’intériorité. Il est de nous faire comprendre que cette nécessité, qui semble nous contraindre du dehors, est ce qu’il y a de plus intérieur à nous-mêmes. Et c’est ainsi que nous deviendrons libres.      
Or, pour passer ainsi, en ce qui concerne la nécessité, de l’extériorité, il faut passer du point de vue de l’imagination au point de vue de la raison.
 
III. POINTS DE VUE PERMETTANT DE PASSER DE L’IMAGINATION À LA RAISON
 
. Loin de penser son corps selon la vérité, l’âme le « vit » sans cesse affecté par les autres corps
 
On le redit : l’âme est l’idée du corps. Mais cela même peut être pris en deux sens. Dans la connaissance spontanée, dans la sensation, dans la connaissance vécue, dans l’imagination, on peut dire que l’âme, loin de penser son corps selon la vérité, « vit » son corps. Or, il est clair que mon corps est un mode fini, dont l’existence est déterminée du dehors par tous les autres corps, et qui est sans cesse affecté par eux. Si donc je coïncide avec mon corps, si, comme on dirait maintenant, je « suis » mon corps, si je vis mes affections, je suis essentiellement partiel, je suis résolument enchaîné au point de vue de mon corps, qui est un mode parmi d’autres modes qui influent sur lui, je suis enchaîné au point de vue du partiel, au point de vue de la passion. Je suis au stade de ce que Spinoza appelle la servitude humaine.
Ici donc, la nécessité est extérieure à moi, et proprement subie. Et c’est dans cette connaissance sensible, dans cette connaissance du premier genre, que pourrait, en effet, trouver place une certaine résignation. Mais inutile d’ajouter que ce n’est pas à cette résignation que Spinoza veut nous conduire.
   
. L’important pour Spinoza est moins de nous apprendre ce qu’est effectivement l’homme que de montrer que rien ne rend impossible le salut qu’il lui propose
     
Le deuxième sens concernant « l’âme est l’idée du corps » concerne non plus la connaissance spontanée mais la connaissance par raison. Si je pense ainsi, la raison nous permettra de rendre « intérieure à nous » cette nécessité qui nous paraissait d’abord extérieure. Elle nous permettra donc de parvenir, à notre façon, à cette suffisance qui définit la liberté.
De ce pont de vue, les difficultés rencontrées lors de la précédente leçon et dont Alquié croit toujours que, d’un point de vue proprement ontologique et systématique, elles demeurent insurmontables, vont alors apparaître beaucoup moins graves.
De même, en effet, que, lorsqu’il nous parlait de Dieu, il suffisait à Spinoza de montrer que rien en lui n’était rebelle à une conception mathématicienne de sa nature (sans que Spinoza effectue pour autant la déduction des modes constituant cette nature), de même, ici, il importe moins à Spinoza de nous apprendre ce qu’est effectivement l’homme, et comment, de la nécessité de la nature divine, a pu résulter cet être si particulier qu’est l’homme, que de nous montrer que rien en l’homme, ne rend impossible le salut qu’il nous propose.
L’homme est ce qu’il est. En fait, ce qu’il est nous le constatons par expérience, et non par déduction. D’où le caractère expérimental de tout le début de la seconde partie de l’Ethique. L’homme est ce qu’il est et je le constate expérimentalement. Mais il s’agit de montrer que, l’homme étant cela, l’homme étant ce qu’il est , il peut être sauvé pourvu qu’il se pense tel qu’il est vraiment, tel qu’il est véritablement, pourvu qu’au lieu de se contenter de vivre ce qu’il est, il pense sa nature selon la vérité.
Spinoza n’a donc pas pour but d’affirmer l’unité de l’homme ou de la nier. Il n’a pas pour but de l’expliquer, et d’en rendre intégralement raison . Il se propose de montrer que cette unité est telle que rien ne s’oppose à son salut, dans une Nature qui est elle-même telle que la science la révèle. Il se propose de montrer que rien en l’homme ne va à l’encontre des conditions du salut tel qu’il l’entend et tel qu’il le définit.
Et c’est pour cela, qu’avant toute chose, Spinoza déclare comme on l’a dit et redit : l’âme est l’idée du corps. Cette notion va lui permettre de se débarrasser, d’une part, de toutes les conceptions qui s’opposent à la sienne, d’autre part, de concevoir le passage du point de vue de l’imagination à celui de la raison. Et c’est ce qu’il nous faut présenter maintenant.    
 
IV. APPEL DE SPINOZA À LA PURE EXPÉRIENCE
 
La dernière leçon avait été consacrée à la mise en évidence d’une certaine opposition entre une conception de l’âme comme pure idée du corps et celle d’une conception comme idée d’idée, doublant réflexivement l’idée. Il y a dans cette dernière qui correspond à l’âme comme conscience un appel à la pure expérience, pourtant rejetée du « cogito », du « je pense ». Il y a appel à la pure expérience ; et non pas, il va sans dire, déduction ou explication du « cogito » comme tel.
 
.Pour appeler à la «pure expérience», Spinoza est conduit à formuler une série de bannissements 
 
– Bannissement de l’idée d’une conscience libre au sens où l’entend Descartes   
 
Il est essentiel pour lui, en effet, de bannir l’idée d’une conscience qui serait libre au sens où l’entend Descartes, d’une conscience donc qui pourrait intervenir dans le déroulement des séries causales, et les modifier dans leur déroulement, d’une conscience faisant échec à la nécessité universelle. Ce que Spinoza veut avant tout, c’est montrer qu’il ne saurait y avoir de conscience faisant échec à la nécessité universelle.
Or, il est clair que, si la conscience est l’idée d’idée, si elle n’est qu’idée d’idée, si elle est idée de cette âme qui est elle-même idée du corps, rien ne viendra menacer le déroulement de la nécessité naturelle. Elle sera seulement réflexivement doublée, elle deviendra consciente de soi. Et on remontera ainsi à l’entendement divin, sans que rien ne soit changé dans l’ordre de la déduction des modes.
 
– Bannissement d’un type de causalité qui serait d’un ordre différent de celui qui prévaut dans le déroulement de la nécessité universelle
     
En considérant maintenant quelques textes, on aperçoit aisément qu’en effet, un des grands soucis de Spinoza fut de bannir l’intervention, dans le déroulement de la nécessité universelle d’un autre ordre type de causalité qui supposerait quelque recul de la conscience vis-à-vis de son objet, quelque libération de la conscience vis-à-vis de ce dont elle est conscience, quelque pouvoir, donc, de juger d’une façon transcendante, ledit objet.
Il est facile d’apercevoir, en lisant les œuvres et les lettres de Spinoza, avec quelle rigueur sont condamnées toutes les conceptions qui pourraient réintroduire une telle notion.
Soit d’abord la lettre 21, du 28 janvier 1665, à Guillaume de Blyenbergh. Spinoza y parle des sanctions divines. Or, ce qui est frappant, c’est que, considérant l’idée traditionnelle de sanction divine, Spinoza ne s’oppose pas à cette idée. Mais il dit : « La récompense qui suit l’œuvre est une conséquence qui en découle aussi nécessairement qu’il découle de la nature d’un triangle que ses trois angles égalent deux droits ».
 
Bannissement d’un Dieu juge dans le déroulement de la nécessité
 
En définitive, ce dont Spinoza ne veut pas, c’est un Dieu juge, c’est un Dieu qui contemplerait l’action humaine et qui serait capable d’ajouter à cette action, du dehors, et au nom d’un principe qui lui serait transcendant, une sanction. Il veut que tout se déroule sur un plan unique, il ne veut pas que quoi que ce soit vienne rompre le déroulement de cette nécessité, qu’il appelle la Nature.       
 
. Les considérations cartésiennes sur la liberté humaine, sur l’âme et sur la volonté, s’en trouvent rejetées
 
La liberté humaine,telle que la conçoit Descartes suppose, elle aussi, l’intervention d’un principe opposé à cette nécessité. Elle suppose un pouvoir de recul à la Nature et à la création divine, car, on ne doit l’oublier, elle permet à l’homme, non seulement, en allant vers le vrai, de se détourner de l’erreur et de l’opinion pour se tourner vers Dieu, mais aussi de se détourner de Dieu lui-même, de dire non à l’être, comme l’indiquent en particulier les lettres au Père Mesland. Elle permet à l’homme de se tourner vers l’erreur et vers le néant, ne fût-ce, dit Descartes, que pour affirmer son libre arbitre. Et cette liberté, ainsi définie, est le propre de l’âme seule, et non pas du corps, ni de l’âme idée du corps. Elle est le propre de l’âme, elle est le propre du « cogito », et précisément, elle s’est manifestée d’une manière éclatante dans le doute et dans ce qui suit le doute, dans cet acte par lequel le moi pensant, ayant mis en doute tout ce qui lui est donné à titre d’objet, prend conscience de soi.
Or, c’est de cette liberté que Spinoza veut se défaire. Et il est tout à fait caractéristique que la fin du second livre de l’Ethique, consacré à l’âme humaine, se présente précisément comme une réfutation de cette liberté humaine et de toute la conception que s’en faisait Descartes, de toutes les considérations cartésiennes à ce sujet.      
En ce sens, on connaît la proposition 49 ; « Il n’y a dans l’âme aucune volition, c’est-à-direaucuneaffirmationetaucunenégation,endehorsdecellesqu’enveloppe l’idée en tant qu’elle est idée ».
Ici, on comprend tout à fait où Spinoza veut nous mener, en disant que l’âme est idée, et qu’elle est idée du corps. Pour Descartes, l’âme est le sujet des idées, elle est la conscience des idées, elle est autre chose qu’idée, elle est plus que les idées, elle peut donc s’élever aussi des idées. Ici, au contraire, l’âme est totalement idée. Elle est de part en part idée, elle n’est qu’idée.
Et le corollaire de cette proposition 49 nous dira que « la volonté et l’entendement sont une seule et même chose ». Ici encore, Spinoza s’oppose évidemment à Descartes. Il ne peut y avoir selon Spinoza de dépassement de l’entendement par la volonté. Dans toute la doctrine de Descartes, je ne juge que parce que ma volonté se joint à mon entendement. Or, ma volonté, étant infinie, peut dépasser mon entendement. Et telle est la source du doute et aussi de l’erreur. En fait, selon Spinoza, on ne peut, comme le prétend Descartes, douter par pure volonté, sauf de façon purement verbale. Suspendre son jugement, c’est voir qu’on ne perçoit pas une chose de façon adéquate. Donc il n’y a aucun dépassement possible de l’entendement par la volonté. Ce que Descartes a pris pour un tel dépassement, c’est tout simplement, selon Spinoza, le dépassement de la connaissance claire par la connaissance confuse.
 
. L’idée elle-même devenue affirmation et volition
 
Il va sans dire, souligne Alquié, que la doctrine spinoziste est à même d’avoir un autre aspect. Car sa doctrine de l’assimilation de la volition et de l’idée n’a de sens que si l’idée est, de son côté, considérée comme une force active, et non comme un tableau passivement contemplé.
L’idée en tant qu’elle est idée, déclare Spinoza enveloppe affirmation ou négation. Qu’est-ce en effet, dit-il dans un texte célèbre, que se représenter un cheval ailé, sinon affirmer qu’un cheval a des ailes ?
Et chaque idée enveloppe une affirmation différente. Par exemple, dit Spinoza dans ce même scolie de la proposition 49, l’affirmation qu’enveloppe l’idée du cercle diffère de celle qu’enveloppe l’idée du triangle autant que l’idée du cercle de l’idée du triangle.
Donc, on n’a plus ici, comme chez Descartes, une idée passivement reçue, et une volonté qui, pour juger, doit dépasser cette idée. On a une idée qui est elle-même affirmation, et une volition qui ne contient rien de plus, comme acte, que l’idée en tant qu’elle est idée.     
 
V. QUE RESTE-T-IL DONC À L’APPUI DE LA CONCEPTION CARTÉSIENNE DE LA LIBERTÉ ?
 
Il reste l’expérience intérieure, c’est-à-dire l’impression immédiate que nous avons d’être libres, l’impression immédiate que nous avons de pouvoir choisir. C’est la fameuse conscience du libre arbitre.   
Or, sur ce point, le scolie de la proposition 35 déclare que l’idée de liberté n’est que l’ignorance des causes qui nous font agir. L’homme se croit libre parce que, ayant conscience de ses actions, et aussi, en bien des cas, ayant conscience d’accomplir des actions conformes à son désir, il ignore les causes de ses actes et donc de lui-même. Il se tient pour une source, pour une origine, pour un centre premier d’initiative, alors qu’il n’est qu’un mode, alors qu’il n’est qu’un chaînon de l’universelle nécessité. Par conséquent, la croyance au libre arbitre est erreur. Elle est erreur d’imagination, elle vient de ce que j’ignore les causes qui me font agir.
Avant de quitter ce point, on peut remarquer qu ‘après avoir réfuté ainsi la liberté telle que l’entendait Descartes (et ceci est tout à fait caractéristique), la fin du second livre insiste précisément sur les avantages moraux de la doctrine.
La doctrine, en effet, qui ne révèlera toutes ses conséquences que dans le livre V, est une doctrine du salut. Or, Alquié croit avoir montré qu’en effet, tout ce que Spinoza nous dit ici de l’homme rend possible ce salut, tel que, bien entendu, il le comprend, ce salut qui consiste à permettre à l’homme de coïncider avec la nécessité divine. Le sage, par exemple, ne connaîtra plus l’amour-passion, ni la haine, car on ne peut aimer passionnément une chose, et on ne peut haïr une chose qu’en la considérant comme libre, et non pas comme nécessaire. Il n’aura pas l’idée du bien, ni du mal, ni celle de faute et de péché. Spinoza veut bannir absolument les idées de bien et de mal, et l’idée de péché. Et en effet comment parler du bien, comment parler du mal, comment parler du péché, si la volonté n’est que l’idée d’elle-même, et si l’idée est une chose qui se déroule selon une nécessité absolument rationnelle ?
Ainsi l’homme, ou plutôt le sage, se pensera comme Dieu le pense, et il jouira de la vie éternelle.
Pourtant, il ne saurait suffire au salut de l’homme que l’homme soit tel, que l’homme soit corps et idée de son corps. Cela, il doit encore le savoir, et il doit le savoir comme le sait Dieu. D’où alors, et c’est le second aspect qui a été examiné dans la dernière leçon, toute la théorie de la conscience, comme redoublement de l’idée, comme idée d’idée.
Alquié fait remarquer qu’une telle conscience, à ce moment-là, ne risque plus de gêner le déroulement de la nécessité universelle. Une telle conscience ne risque en rien de détruire ou de perturber le déroulement de cette nécessité mathématique et logique qui constitue la Nature. Mais elle nous permet précisément de sortir de l’erreur, de dépasser le point de vue de la pure sensation, et de nous penser comme Dieu nous pense. Elle nous permet de passer d’une connaissance mutilée et erronée, où nous nous considérons comme libres, à une connaissance vraie de nous-mêmes
Et ce passage est possible, puisque l’âme est idée du corps. Car, étant idée du corps, elle peut, si l’on peut dire, en un premier sens de ce mot, vivre son corps. Mais elle peut, en un second sens, devenir l’objet d’une idée nouvelle. L’âme est idée du corps, mais comme telle, elle vit d’abord son corps . Elle peut ensuite, en restant idée du corps penser son corps avec vérité. Et ici encore on trouve, entre l’âme qui imagine et l’âme qui pense, entre l’âme passive et l’âme active et libre, une sorte d’homogénéité verticale, si on peut s’exprimer ainsi.              
Ensortequetoutescesaffirmations, contradictoires selon le système, redeviennent parfaitement cohérentes si on les considère comme les conditions nécessaires du salut, tel que Spinoza le conçoit, c’est-à-dire si l’on considère que l’ouvrage de Spinoza est avant tout comme son nom l’indique, une éthique.   
 
VI. LEÇONS À TIRER DE CE QUI PRÉCÈDE
 
. L’apport de la mathématique qui permet de dépouiller l’homme de toute erreur
 
en ce qui concerne Dieu
Si la mathématique ne permet pas la déduction des modes, elle permet de dépouiller l’idée de Dieu de toute erreur, de toute notion de fin, de toute passion, de toute colère. La méthode est donc une méthode d’épuration critique.
en ce qui concerne l’homme
Il en est de même. Il faut, pour sauver l’homme, montrer d’abord qu’il est homogène à Dieu, et par conséquent qu’il est Nature. Or, son corps développe ses propres puissances ; son âme, idée de son corps, développe des puissances parallèles, et jamais on ne peut trouver en l’homme, pas plus qu’en Dieu, une volonté de choix, source de véritable initiative.
Ainsi se concilient les idées qui nous paraissaient irréductibles.
 
. L’apport de l’inspiration éthique
 
en ce qui concerne Dieu
On a vu dans d’autres leçons que Spinoza le définit tantôt comme unité, tantôt comme totalité. On ne saurait, selon le système passer d’une définition à l’autre. Mais selon l’inspiration éthique, ces deux définitions ont en commun d’assimiler Dieu à la Nature.  
en ce qui concerne l’homme
Il en est de même. Le corps ramené à l’unité de Dieu, apparaît comme un mode de l’étendue, alors que, considéré dans sa complexité, il apparaît comme un véritable individu. Mais il peut alors être tenu, on l’a dit, pour l’organe d’un individu plus vaste. Et nous nous trouvons encore sur le chemin d’une nature considérée comme totalité. 
 
. Les deux voies (mathématique et éthique) ont ceci de commun qu’elles sont des voies de salut  
 
L’essentiel, c’est donc, de ne plus considérer le corps ni l’âme comme un empire dans un empire ; le corps n’est plus qu’un mode de l’étendue, et l’âme idée du corps, est prise comme lui dans le déroulement de la nécessité universelle. Idée d’idée, elle prend conscience de soi. Mais si cette conscience est une conscience adéquate, l’idée que l’âme a d’elle-même va rejoindre à son tour l’idée que Dieu en a, et l’entendement humain coïncide avec l’entendement divin. Car Dieu pense chaque corps singulier, et chaque âme singulière.
 
. Le rapport de l’homme à Dieu s’en trouve changé
 
Il ne s’agit plus d’un rapport de volonté à volonté. Ce n’est donc pas par la crainte de la volonté divine, ce n’est pas par l’idée du bien et du mal, du permis et du défendu, que nous parviendrons au saut. C’est par une compréhension exacte de ce qu’est la Nature, de notre nature et de la nature divine. C’est cette compréhension qui permettra la découverte de la loi de toute nature. Pensée selon la vérité, notre nature sera pensée telle que Dieu la pense, et le salut sera possible.     
 
. La conviction de Spinoza sur le fait que la véritable science de la Nature est de type mathématique   
 
Il serait faux de penser (nul contresens sur la présente leçon ne serait plus grave) que Spinoza, par une sorte de logique personnelle ou truquée, construise son système selon les exigences d’un salut qu’il aurait posé a priori, et sans raison, comme étant possible. Non. Le salut, Spinoza le croit possible, parce qu’il croit, qu’il est convaincu que la véritable science de la Nature est de type mathématique. Mais il ne pense pas, comme on l’a vu, que les mathématiques puissent nous renseigner sur le tout de l’homme, ou sur le tout de Dieu. Elles peuvent seulement nous fournir le moyen d’une certaine réconciliation, et d’une réconciliation par l’idée de Nature. Elles vont nous sauver en montrant que tout est Nature, et que je suis Nature, comme Dieu est Nature.    
 
VII. SPINOZA, À LA FOIS DANS ET HORS DE SON TEMPS ?
 
Nous venons en fait d’observer là la réaction de la conscience de Spinoza à un problème qui s’est posé à tous les gens de son siècle. Car tout le XVIIème réagit à l’idée nouvelle que la science a proposée de la Nature, et dans laquelle l’homme se sent perdu.
Les sciences du monde, telles qu’on les comprend alors, semblent aux gens de cette époque, avoir ruiné l’idée d’un monde fait par Dieu pour l’homme. Elles semblent l’avoir ruinée dans la mesure où elles ont montré que la terre n’est plus le centre du monde, mais tournant elle-même autour du soleil, lequel est lui-même une étoile, perdue parmi d’autres. Elles ont ruiné l’idée d’un monde dont l’homme était le centre.
Spinoza adopte pleinement les conclusions de la science de son temps, comme l’avait fait Descartes. Il en mesure les conséquences. Il part donc de ce qu’il croit être vrai, à savoir que la Nature, c’est cela. En ce sens, il va infiniment plus loin, du reste, que bien d’autres. Il se rattache de très près au courant libertin et athée. Au reste personne ne s’y est trompé à son époque. Et il admet jusqu’au bout que Dieu, c’est la Nature, qu’il n’a pas de volonté, qu’il n’a pas de choix, qu’il ne s’est pas proposé le bien en créant le monde.
Mais voilà où il va différer de Pascal et de Descartes. Va-t-on dans ce monde mathématisé, abandonner la conscience de l’homme à sa protestation, et à son effroi ? Alquié cite alors le mot célèbre de Pascal : «  Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », mot qui traduit précisément cette angoisse de la conscience de l’homme devant cette nature déshumanisée, mathématisée. Spinoza va-t-il avec son temps éprouver l’effroi du monde déshumanisé de la science moderne ?
Eh bien, non ! Non, parce que Spinoza, seul des grands philosophes de son époque (et c’est pourquoi il se range dans le courant athée à ce moment-là) va, comme le dit Alquié, non pas prendre le parti de la Nature contre l’homme, mais monter que l’homme étant lui-même Nature, il n’y a pas de raison que l’équilibre ne se rétablisse pas dans le sens de la nature. Et il pense aussi qu’il n’y a pas de raison pour que cette conscience de l’homme, qui a réussi à penser mathématiquement le monde et Dieu, ne réussisse pas à penser mathématiquement l’homme lui-même. La réconciliation spinoziste sera réconciliation par le naturalisme. Et elle supposera quelque primat de l’objet.         
Voilà en effet le point où, selon Spinoza, Descartes doit être dépassé, ou plutôt renversé. Voilà le point où le mouvement spinoziste va nous apparaître, comme l’exact opposé du mouvement cartésien. La philosophie de Descartes, la philosophie du « je pense », la philosophie qui déclare que notre première vérité est le cogito, c’est avant tout la découverte, au sein d’une nature déshumanisée par la science, de l’homme comme conscience, c’est-à-dire comme un type d’être sans rapport avec celui de la Nature. Descartes, constatant le déséquilibre de son temps, rétablit l’équilibre en privant dans une certaine mesure la nature d’être véritable, en découvrant l’être véritable, d’abord dans la conscience de l’homme, puis en un Dieu analogue à la conscience humaine.
Pour Spinoza, il s’agit au contraire de montrer que l’homme ne saurait se révolter contre la Nature, car il est Nature et n’est que cela. Alquié se propose de le montrer encore par quelques analyses.     
Cela apparaît, par exemple, dans la lettre 27 du 3 juin 1665, à Guillaume de Blyenbergh. Dans cette lettre, on voit bien que l’affirmation de l’universelle nécessité, de la totale rationalité du réel est la première de toutes et que, loin d’être établie par le système, elle est la condition de la compréhension du système, Spinoza le dit en propres termes. Et c’est de cette compréhension que l’homme devra partir pour se sauver selon la vérité, pour se sauver par raison, et donc pour guérir tout ce qui est en lui revendication et mécontentement.
Or, une des sources de ce mécontentement, c’est, comme le rappelle la lettre 21, dont on a déjà parlé, l’idée de privation, et l’idée de comparaison.
La révolte contre notre état vient d’une comparaison effectuée au nom de l’idée générale, dont on a vu qu’elle appartient à la connaissance du premier genre, et qu’elle est, par conséquent, source d’erreur.
Le plus souvent, quand on se plaint, on se plaint en effet de ne pas être comme les autres. On se plaint de ne pas être comme on était jadis. On se plaint, par conséquent, d’être privé de ce que les autres ont, de ce que l’on avait soi-même, et que l’on n’a pas, ou que l’on n’a plus.
Or, déclare Spinoza, la privation n’est rien. Et l’idée de privation vient elle-même de ce type erroné de connaissance, que Spinoza condamne avec vigueur.
Par exemple, dit Spinoza, pourquoi disons-nous qu’un aveugle est privé de la vue, alors que nous ne le disons pas d’une pierre ? Pourquoi plaignons-nous un aveugle de ne pas y voir, alors qu’il ne nous viendrait pas à l’idée de plaindre une pierre de ne point y voir ? C’est que nous comparons l’aveugle à un homme voyant. C’est que nous nous référons à la nature générale de l’homme, tirée inductivement du fait que la plupart des hommes voient.
Nous voici donc au niveau de l’idée générale. Les idées générales, pour Spinoza, n’ont rien de commun avec les idées de la véritable raison. Elles sont tirées du fait, de l’expérience ; elles sont passion de l’esprit, puisqu’elles ne sont que des faits généralisés. Et on voit bien ici combien tout se tient, combien tout ce que condamne Spinoza est la même chose. C’est l’idée générale en tant qu’elle est une idée d’imagination, c’est l’idée de choix, c’est l’idée de possible (car, si quelqu’un se plaint d’être aveugle, c’est parce qu’il croit qu’il lui serait possible de ne pas être aveugle), c’est l’idée de liberté, c’est l’idée de conscience, c’est l’idée de bien et de mal. Tout cela ne fait qu’un. Et tout cela vient de la connaissance du premier genre.
Mais si on pense par raison, on verra qu’il n’y a pas de nature universelle, au sens de générale. Il n’y a que des essences particulières. Et, ici encore, l’idée que l’âme est l’idée du corps, et rien de plus, montre toute sa force. Chaque corps est ce qu’il est, chaque âme est ce qu’elle est. Et, dit Spinoza, « il serait aussi contradictoire que la vision appartint à l’aveugle qu’il le serait qu’elle appartint à une pierre ».
Donc, si on pense mathématiquement la nature de chaque homme et la nôtre propre, on fera se taire en nous toute révolte. On ne pourra se vouloir autres que nous ne sommes.
Mais, faut-il se demander, pour finir, qu’est donc l’homme et qu’est donc la réalité de l’homme, si toute volonté lire lui est ainsi ravie ? L’individualité, on l’a dit, est comme une définition mathématique qui se réalise. L’essence est un principe. Comme idée, on peut en déduire des conséquences. Comme réalité, on peut considérer qu’elle se manifeste et qu’elle produit des effets. En ce sens, on peut dire que l’essence actuelle d’une chose, actualis essentia, c’est l’effort, conatus. C’est cet effort qui, rapporté à l’âme seule, peut être appelé volonté. Considéré à la fois par rapport à l’âme et par rapport au corps, on le nomme appétit, appetitus, c’est pourquoi l’appétit est dit par Spinoza être l’essence même de l’homme : ipsa hominis essentia. Et l’appétit conscient se nomme désir, cupiditas. Telle est la notion qui définit l’homme, et qui se substitue à celle de pure volonté tendant vers une fin.           
Le désir remplace la volonté. Et dire que le désir remplace la volonté, c’est dire tout d’abord qu’il n’est point pouvoir de choix, c’est dire qu’il n’a pas de choix entre différents possibles, c’est dire qu’il n’est point libre, et qu’il se déroule nécessairement, c’est dire enfin qu’il est premier par rapport à sa fin, au lieu d’être déterminé par elle. Car, estime Spinoza, les choses ne sont pas désirées parce qu’elles sont bonnes, mais elles sont bonnes, ou plutôt elles nous paraissent bonnes parce qu’elles sont désirées. L’homme juge qu’une chose est bonne parce qu’il y tend. Donc, le désir n’implique ni choix, ni libre arbitre, ni fin.
L’appétit, qui est l’essence de l’homme, est conçu sur le modèle d’une notion géométrique, s’affirmant et déroulant ses propriétés.
Telle est la volonté, réduite à la nature. Telle est la volonté nécessaire au salut. Nécessaire au salut, puisqu’ainsi définie la volonté de l’homme devient semblable     
à la volonté de Dieu, et, si l’on peut dire devient une partie de la volonté de Dieu.
Alors donc que, chez Descartes, le rapport de l’homme à Dieu est le rapport de deux volontés, alors que pour certains athées, à ce moment-là, il n’y a plus de volonté divine, et la volonté de l’homme demeure alors seule dans un monde qui l’ignore, comme une protestation désespérée, chez Spinoza, le salut redevient possible dans le climat même d’une philosophie naturaliste, parce que la volonté de l’homme est elle-même nature.
Avons-nous pour autant atteint la vérité de l’homme ? Et cette doctrine naturaliste du désir réussira-t-elle à remplir la tâche que Spinoza s’était fixée ? La réponse est attendue de la prochaine leçon.