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Ce qu'est l'homme (Parcours spinoziste)

CE QU’EST L’HOMME
Les axiomes du livre II de l’Ethique, présentent un homme qui perçoit et qui sent. L’homme pense, l’homme perçoit, l’homme sent.
INTRODUCTION
La précédente leçon du professeur Alquié intitulée « Notre connaissance de Dieu » avait pour but de montrer, qu’en fin de compte, c’est essentiellement un rôle de critique et non pas de démonstration positive des modes à partir de Dieu, que joue la méthode mathématique. Mais on peut considérer que cela est dû au dépassement prodigieux de l’homme, mode fini, par la substance et par Dieu. Donc, l’inadéquation de la vérité et de la Nature peut ici être attribué au caractère infini de ladite Nature.
Y aura-t-il au moins adéquation possible de la Nature et de la vérité en l’homme ? Ce problème est d’importance, puisque l’homme a une nature, et même qu’il est tout entier nature, et que son salut, c’est-à-dire en somme le salut de cette nature, ne se peut opérer que par la connaissance de la vérité.
On va par conséquent, après avoir considéré les rapports de la Nature et de la vérité en Dieu, les considérer en l’homme, et parler maintenant de la nature humaine.
I. MULTIPLICITÉ ET UNITÉ
CHEZ DIEU ET CHEZ L’HOMME
D’un certain point de vue, celui de l’unité on peut dire que le problème de Dieu et celui de l’homme se posent de la même façon. Dieu est un . Mais on ne le conçoit que par ses attributs, qui nous paraissent multiples, et irréductibles les uns aux autres ? Et par conséquent, toutes les difficultés, ou plutôt une des difficultés essentielles à laquelle on se heurte, c’est précisément le rapport de cette unité et de cette multiplicité. De même, en l’homme, il y a une unité et une multiplicité, ou, en tout cas, une dualité.
.L’homme,quandilpensequ’ilest,s’affirme« je »,mais se demandant qui il est, il se pense comme double
Il y a une unité de l’homme ; on se sent comme des « moi », et donc comme des unités. Et l’on peut même se demander si la notion d’unité n’est pas tirée de cette expérience unique qui nous permet de dire « je ». Mais dès que nous voulons penser notre nature, c’est-à-dire dès que nous voulons penser ce que nous sommes, nous semblons nous diviser. Quand nous pensons que nous sommes, nous nous pensons comme un, mais quand nous nous demandons qui nous sommes, nous nous pensons comme double. Et Alquié, disant cela, ne parle pas ici du point de vue de Spinoza, mais parle d’une manière générale, s’apercevant comme conscience, c’est-à-dire comme pensée inétendue et présente à soi, et, d’autre part, comme corps, c’est-à-dire comme objet étendu, et comme tel connaissable objectivement. Telles sont, en tout cas, selon lui, les données du problème tel que l’avait laissé Descartes.
C’est que ce problème avait paru insoluble à Descartes, dans la mesure où il définissait l’âme et le corps par deux idées distinctes. Dès lors, il n’a pu rendre raison ni de leur interaction, que pourtant il admettait, ni de leur unité. Il avait invoqué alors une troisième notion primitive, celle que nous donne l’expérience de la vie.
Selon Descartes, c’est bien l’expérience de la vie qui révèle « l’ens per se », l’être par soi
La vie nous révèle que le corps n’est pas seulement un objet pour la pensée, objet tel qu’il apparaît, par exemple, à la science, mais qu’il constitue avec l’âme une sorte de tout. Descartes n’emploie jamais, pour désigner ce tout, en ce qui concerne l’homme, le mot de substance. Il emploie l’expression de « ens per se », d’être par soi. Dans un texte fameux de Descartes qui reprend l’enseignement de l’Ecole, et où s’annonce aussi ce qu’on appelle aujourd’hui « l’être pour soi », Descartes déclare que l’âme n’est pas dans le corps comme un pilote en son navire. L’âme ne voit pas le corps comme un objet, comme le pilote peut s’apercevoir que quelque chose se rompt en son vaisseau. Mais elle ne fait qu’un avec lui. Et Regius, un des disciples de Descartes, ayant dit que l’homme était un « ens per accidens », un être par accident, c’est-à-dire une rencontre d’esprit et de corps, Descartes (et cela sincèrement, pense Alquié bien qu’on ait mis sa sincérité en doute sur ce chapitre) déclare que l’homme, au contraire est un « ens per se ». Il ne dit pas pour autant qu’il soit une substance.
Mais cette notion de « ens per se » est affirmée sans être expliquée. On ne saurait en effet former une notion claire en joignant les notions opposées de pensée et d’étendue. Et c’est pourquoi à la princesse Elisabeth qui lu demandait des éclaircissementssurcechapitre,Descartesdéclareque ce qui empêche la princesse de comprendre l’union de l’âme et du corps, c’est précisément sa propre philosophie, à lui, Descartes, philosophie des idées distinctes, philosophie qui sépare la notion d’âme et la notion de corps.
On ne saurait davantage saisir comment un mouvement du corps, étant un pur déplacement spatial, pourrait causer un état de conscience. Car on ne peut concevoir de lien causal possible entre un mouvement dans l’espace et un état de conscience. Il y a là un mystère radical. Si on se pique avec une aiguille, on ne comprendra jamais comment cette aiguille qui écarte seulement les chairs (car parler de chairs ou de nerfs, tout cela sera toujours de l’espace), peut à un moment donné, causer une douleur. Et on ne peut pas comprendre davantage comment un état de conscience pourrait provoquer un mouvement du corps, comment la volonté que j’ai de lever le bras pourrait lever mon bras.
Telle est, par conséquent, la doctrine de Descartes, si l’on peut appeler cela une doctrine. Pour comprendre l’unité de l’homme, il renvoie à une certaine « expérience de la vie ».
II. LA DOCTRINE DE SPINOZA
. Celle du Court Traité prolonge directement celle de Descartes
Si l’on prend la doctrine de Spinoza, à la date du Court Traité, c’est-à-dire en 1660, elle nous apparaîtra comme le prolongement direct de celle de Descartes, et comme aussi obscure qu’elle. Il est dit en effet, dans le Court Traité, que les deux attributs agissent l’un sur l’autre, que l’âme a des effets dans le corps, que le corps a des effets dans l’âme. Alquié nous renvoie aux chapitres XIX et XX de la seconde partie du Court Traité, ajoutant que leur interprétation est très délicate : certains, selon lui, estiment qu’ils veulent vraiment signifier ce qu’ils disent ; d’autres pensent qu’il n’y a là chez Spinoza que de simples façons de parler ; mais là n’est pas l’important.
. Celle de l’Ethique montre que, non seulement il a abandonné le point de vue de Descartes, mais qu ‘il le condamne
Si l’on veut préciser d’abord l’inspiration générale de la critique spinoziste, on se convaincra vite qu’elle est tout entière construite, non pas du point de vue de l’existence, mais du point de vue de l’essence et que, de ce point de vue, elle consiste en fin de compte, à refuser toute unité à l’homme et à placer cette unité en Dieu.
Et, tout d’abord, l’âme ne saurait, au sens de Descartes, être unie au corps. Elle ne peut l’être au corps tout entier, dont elle serait la forme, et ceci en vertu de la séparation radicale des attributs. Elle ne saurait l’être non plus à une partie du corps, comme le suggère Descartes dans sa théorie de l’union particulière de l’âme à la glande pinéale placée au centre du cerveau. La préface de la cinquième partie de l’Ethique exprime l’étonnement de Spinoza devant cette seconde théorie de Descartes, hypothèse, dit-il, plus occulte elle-même que toutes les qualités occultes, et à vrai dire incompréhensible.
« Quelle conception claire et distincte, écrit Spinoza, a-t-il [il s’agit de Descartes] ; je vous le demande, d’une pensée très étroitement unie à une petite parcelle de quantité quelconque ? » Quantité veut dire ici étendue mesurable, et mesurée.
Mais aux yeux de Spinoza, toutes les erreurs de Descartes sur ce point ont une source commune, c’est que Descartes est parti de l’existence substantielle de l’homme, c’est-à-dire du sum. Si l’on préfère, Descartes est parti du cogito et en a faitunsum,une substance. Il se considère donc comme une substance individuelle, et s’attribue une liberté. Or l’homme n’est pas un empire dans un empire. Et il n’y a pas une voie privilégiée vers la vérité qui partirait de l’homme. L’homme est un mode, un fragment de la Nature. Dès lors, l’existence dont part Descartes n’est qu’un fait, puisque l’homme n’est pas par soi et n’est pas conçu par soi, puisque les hommes sont multiples, puisque l’existence de chaque homme est essentiellement contingente, et puisque, par conséquent, leur nombre, leur présence de fait est sans raison.
. En pensant l’homme comme mode (fragment de la Nature) et à penser le mode en son rapport à Dieu, on voit se dissoudre toutes les difficultés où s’embarrassait la théorie de Descartes
Ainsi, l’expérience de la finitude, qui, chez Descartes, était liée à l’expérience de sa propre liberté, va tourner ici à une certaine déréalisation de l’homme. Descartes désigne par substance la chose qui est, la chose existante, et, réfléchissant sur l’existence du moi, sur le fait que le moi existe, il dit que le moi est substance, qu’il est res cogitans. A cette réflexion sur l’existence, sur le sum, Spinoza substitue une réflexion sur l’essence, c’est-à-dire sur la nature de l’homme. Et c’est en remplaçant la réflexion sur le sum par la réflexion sur la question « Qu’est-ce que l’homme ? » qu’il va résoudre les difficultés de Descartes.
. En se superposant et en s’opposant à l’homme individuel, un corps biologique, une unité formelle, va réintroduire un homme vivant et réel
A côté du courant mathématique qui va résoudre toutes les difficultés de Descartes, en niant l’homme individuel, on trouvera se superposant et s’opposant à lui, un second courant où, tout au contraire, on verra se réintroduire un homme vivant et réel, un corps biologiquement défini, une unité formelle, et, en bref, l’existence même de l’homme, sinon comme substance du moins comme individu.
III. REPRISE DE LA DOUBLE INSPIRATION DE SPINOZA
. Le premier courant, celui d’essence mathématique
C’est ce courant essentialiste, qui procède déductivement de l’unicité de la substance, déduction d’essence mathématique, qui vient répondre à la question « Qu’est-ce que l’homme ? »
L’homme est d’abord un corps
Comme tel il est un mode fini de l’étendue. Nulle connexion nécessaire ne peut donc être trouvée entre son essence et son existence, puisque c’est un mode fini. Dès lors, s’interroger sur la raison de cette existence serait s’engager dans une recherche sans fin , remontant à l’infini.
Mais si on abandonne la vision du monde sous l’aspect de la durée, sub specie durationis, pour la vision sub specie eternitatis, on expliquera le corps par l’attributdontildérive,c’est-à-direl’étendue.Etoncomprendra en mathématiciens et en mécanistes, que la nature totale de l’étendue se trouve en chacune de ses parties. Et surtout en métaphysiciens et et en moralistes, on comprendra que le corps n’est intelligible qu’en Dieu.
Sur ce premier point, pour Alquié, tout est clair et rien ne marque mieux, selon lui, l’opposition de Descartes et de Spinoza. Pour Descartes, ramener le corps à l’étendue, c’est précisément le séparer de Dieu et fonder une physique indépendante. C’est aussi, tenant le corps pour une machine, comme c’est le cas dans le Traité des passions, s’en assurer la maîtrise technique. Pour Spinoza, rattacher le corps à l’étendue, c’est au contraire renoncer, précisément, à la physique au sens strict, et rattacher le mode corporel à Dieu même (les modes descendent de Dieu).
L’homme est également une âme
L’âme, rappelons-le, c’est très important à noter, n’est pas chez Spinoza immédiatement consciente d’elle-même. L’âme ne se définit pas par la conscience de soi. Elle ne devient conscience de soi qu’en réfléchissant sur soi. Elle est alors, comme dit Spinoza, idée d’idée. Mais en soi, comme telle, si l’on peut dire, elle est un mode de la pensée. Mais l’indépendance des attributs veut que l’idée demeure un mode intérieur à la pensée, et ne s’explique que par d’autres idées, et jamais par une influence directe du corps. L’explication de l’existence actuelle de l’âme nous ferait donc remonter sans fin dans la durée, dans la chaîne infinie des causes, qui sont ici des idées. Mais, et c’est la seconde voie, on peut saisir aussi l’essence de l’âme da,s l’ordre des vérités éternelles, en songeant que la nature totale de la pensée est dans chacune de ses manifestations, en rattachant donc directement l’âme à Dieu.
Là encore, Spinoza doit être opposé à Descartes. Tout ceci est bien connu. Pour Descartes, le cogito nous donne une connaissance adéquate de notre pensée, laquelle est finie. Pour Spinoza , la conscience comme telle n’est pas le propre de l’âme, et la conscience existentielle, immédiate que l’âme prend de soi, ne peut reposer que sur des idées inadéquates.
L’âme est idée du corps, ne l’oublions pas. Tout ce qui est changement dans le corps est perception dans l’âme. Mais les modifications de notre corps dépendent de la nature des corps extérieurs, autant, on le sait, que de la sienne propre. Le corps est pris dans un ensemble, et il est sans cesse passif par rapport à cet ensemble. D’autre part, on ne connaît les corps extérieurs qu’à travers, précisément, les modifications du nôtre. Par conséquent on ne connaît les changements que comme des faits sans leur cause, sans leur raison, et donc par idées inadéquates.
Quant à chercher à parcourir la totalité des choses particulières, c’est, on l’a dit ; impossible. L’âme devra donc se rattacher dans l’éternel, à Dieu, seul principe de son essence, et de son être, et se penser comme mode de Dieu.
L’homme est, enfin, union de l’âme et du corps
Considérons les rapports de l’âme et du corps. Sur ce point encore, on va être ramené à Dieu. Spinoza, en effet refuse de rechercher le secret de l’union de l’âme et du corps en ce concret vécu qui paraissait seul à Descartes pouvoir en fournir, sinon l’explication, du moins quelque notion. Et, sur ce chapitre, Spinoza pousse le dualisme cartésien à ses dernières conséquences. Il refuse de reconnaître toute influence réciproque des deux modes. Jamais l’âme n’agit sur le corps. Jamais elle ne l’informe, l’unifie ou en constitue l’unité. Et cela en vertu de la totale indépendance d’attributs, dont chacun est conçu par soi, et ne peut donc être dit cause de l’autre. Et pourtant, sans influence directe de l’âme sur le corps et du corps sur l’âme, tout ce qui se passe dans l’âme répond strictement à ce qui se passe dans le corps, tout ce qui se passe dans le corps répond strictement à ce qui se passe dans l’âme. Et ceci en vertu du principe célèbre énoncé dans la proposition 7 du second livre : « L’ordre de la connexion des idées est le même que l’ordre de la connexion des choses ».
Mais il est clair que ce qui fonde cette identité de l’ordre des différents attributs, et par conséquent de la pensée d’une part, et de l’étendue, de l’autre, c’est l’identité de la substance elle-même.
En ce sens, la véritable unité de l’âme et du corps, qui se traduit par l’identité de leurs deux ordres, doit être cherchée en dehors de leur nature de modes. Elle ne peut être découverte que dans l’être unique que chaque attribut exprime à sa façon, c’est-à-dire en Dieu.
Ce n’est donc pas, si on s’en tient à ce premier courant d’inspiration, ce n’est donc pas au niveau de l’homme que s’unissent et s’interprètent, déterminations corporelles et déterminations mentales. Et il faut reconnaître que l’unité véritable de l’homme, c’est Dieu.
Ce premier courant d’inspiration de la doctrine spinoziste aboutit, à n’en pas douter, à une solution directement théologique analogue à celles de Malebranche et de Leibniz
Si toutes les difficultés du problème cartésien semblent résolues, elles ne le sont que par la négation totale de la réalité et de l’unité de l’homme, et par le rapport en Dieu du principe du corps, de l’âme, et de leur union. En ce sens, la solution de Spinoza, strictement théologique, prend place à côté de celles de Malebranche et de Leibniz. Mais, si on se tient à ce seul aspect de la doctrine, il faudrait dire que le problème des rapports de l’âme et du corps, tel que l’avait posé Descartes, a amené tous ses successeurs à ne chercher l’unité de l’homme qu’en Dieu, et à estimer, en quelque sorte, que la théologie peut seule résoudre le problème de l’homme.
Chez Malebranche, on voit que Dieu seul agit sur l’âme, à l’occasion de ce qui se passe dans le corps. Dieu seul agit sur le corps, à l’occasion de ce qui se passe dans l’âme. Mais il n’y a jamais d’action directe de mon âme sur mon corps, ni de mon corps sur mon âme. En sorte que, si je veux connaître la cause réelle de ce qui se passe en moi, il faut chaque fois que je fasse appel à Dieu. Par exemple, quand j’enfonce une épingle dans mon doigt et que je sens une douleur, ce n’est pas l’épingle qui cause directement cette douleur, ce n’est point ce qui se passe dans mon corps qui cause ma souffrance. Rien ne serait plus absurde en effet, que de penser qu’un simple mouvement dans l’espace peut causer une douleur. Mais c’est Dieu qui, à l’occasion de ce qui se passe dans mon corps, affecte mon âme de douleur. De même, quand je veux lever le bras, ce n’est pas mon idée ou ma volonté de lever le bras qui lève mon bras. Rien ne serait plus absurde de penser qu’une simple idée pourrait soulever un morceau de matière. C’est Dieu qui, à l’occasion de l’idée que j’ai de lever mon bras, lève mon bras.
Chez Leibniz, la question est plus complexe, puisque le corps n’est pas, comme tel, une substance. Mais chez lui, Dieu est le principe de l’harmonie préétablie. Par l’harmonie préétablie, c’est donc encore Dieu qui est le principe unique de la correspondance de l’âme et du corps.
Chez ces auteurs donc, rien ne m’est donc plus voisin que Dieu, rien ne m’est donc plus lointain que mon corps. Et ce n’est pas par hasard que, plus tard, en prolongeant Malebranche, Berkeley ira jusqu’à nier l’existence indépendante et substantielle d’un corps qui, en effet, chez Malebranche, ne sert déjà plus à rien, et, dont on se demande pourquoi, philosophiquement, Malebranche l’a maintenu. En effet, il est allé jusqu’à dire que si l’on doit croire qu’il existe des corps, c’est en raison de l’Ecriture. L’Ecriture nous disant que Dieu a fait le monde, il faut bien croire qu’il y a un monde. Mais ce monde ne sert strictement à rien, puisque tout ce qui se passe dans mon âme est directement causé par Dieu.
En un sens, mais en un sens seulement, il en est de même chez Spinoza, il y a parallélisme, comme on le dit souvent, entre la série des états de mon âme et la série des états de mon corps. Mais jamais une action, un mouvement, une impression, ne passe de l’un à l’autre, puisque, répétons-le, le déroulement des modes de chaque attribut est strictement indépendant. Par conséquent, il n’y a pas d’unité de l’homme. Et on peut dire que, si je veux comprendre quoi que ce soit, il faut que je me reporte à Dieu, à cette substance unique, à laquelle les deux attributs de l’étendue et de la pensée dont mon corps et mon âme sont les modes, doivent leur unité.
. Le second courant, celui de réalités à la fois biologiques et vécues
A la première inspiration de la doctrine qui résorbe la nature humaine dans la nature divine, s’en juxtapose en effet une autre qui paraît toute contraire. Et l’on va voir s’opposer aux exigences de la méthode mathématique celles de réalités à la fois biologiques et vécues.
La méthode mathématique, procédant déductivement à partir de l’idée d’une unique substance, ne saurait, cela va sans dire, parvenir à l’idée d’un corps biologiquement unifié, à celle d’une âme consciente de soi à titre de moi et de pensée personnelle et libre. Il est bien évident qu’un moi, un « je pense », un cogito à titre cartésien , une conscience, tout cela ne peut se déduire.
Conçue mathématiquement, et par là même analytiquement, le corps et l’âme vont du reste se diviser à l’infini. Car le corps est lui-même composé de corps plus petits, et par conséquent l’âme est elle-même composée de multiples idées. En effet, ces corps plus petits sont également des modes, et à chaque mode corporel répond un mode dans la pensée, c’est-à-dire une idée.
Donclecorpsestunesimplecollection d’éléments, puisque l’espace est infiniment divisible. L’âme est une collection d’idées. Et, en fin de compte, elle n’est rien. Tout mode se divise en modes, et nulle unité ne peut être découverte en dehors de celle de la substance, de cette unité première dont toutes chose dérivent.
A/ Considération spinoziste du corps
Conçu (ou plutôt constaté) selon une série d’axiomes et de lemmes, on va voir le corps se diviser à l’infini
Considérons maintenant, et tout au contraire, la théorie spinoziste du corps humain. Il est bien clair que, malgré son désir de maintenir le principe d’unité de la Nature, d’exclure les causes finales, de ne pas substantialiser le mode, et de croire à la totale homogénéité de l’espace, qui livre l’étendue à un savoir proprement mathématique, il apparaît clairement à Alquié, que Spinoza ne peut se contenter de définir le corps humain comme un corps en général. Et un mathématisme à type leibnizien ne saurait non plus être invoqué ici, puisque l’équation peut sans doute expliquer l’individualité d’une courbe, mais pas celle d’un corps vivant. Et Spinoza le sent si bien, il sait si bien que ce qu’il va dire des corps va rompre son développement déductif et proprement mathématique, qu’il va exprimer sa théorie en une série d’axiomes et de lemmes, après la proposition 13 du second livre de l’Ethique, axiomes et lemmes qui vont couper le développement déductif pour affirmer du corps humain, une unité et une individualité permanentes, et en fait simplement constatées. Ou, si cette unité, cette individualité sont explicables, elles ne le sont du moins, au dire d’Alquié, que par des schémas biologiques, et non pas par des schémas mathématiques.
Car ici, comme le souligne Alquié avec force, Spinoza ne démontre rien. Ce qu’il nomme axiomes, ce ne sont plus, au début du second livre de l’Ethique, des vérités évidentes de la raison. L’évidence rationnelle était pourtant à ce moment-là,cequidéfinissaitl’axiome.Cesontplutôtdepures constatations expérimentales.
Et déjà, c ‘est bien par expérience que, dans le curieux axiome 4, notre corps semble saisi comme sensible. Cet axiome est le suivant : « Nous ressentons qu’un corps peut éprouver de nombreuses sensations ».
La pression exercée sur les corps de la part des autres corps, tend à maintenir une source catégorielle d’individualités
La proposition 13 tend à définir un corps quant à la seule étendue. Mais immédiatement après cette proposition, les premiers axiomes et lemmes ébauchent en premier lieu une sorte de physique mécaniste, relative à ce que Spinoza appelle les corps les plus simples, corpora simplicissima. Mais après avoir parlé de ces corps simples, définis de manière mécaniste, par le mouvement, le repos, etc., Spinoza déclare bientôt : « Elevons-nous maintenant aux corps composés. Et il continue ainsi (lemme 3):
« DÉFINITION : Quand quelques corps de la même grandeur, ou de grandeur différente, subissent de la part des autres corps une pression qui les maintient appliqués les uns sur les autres, ou, s’ils se meuvent avec le même degré, ou des degrés différents de vitesse qui les fait communiquer les uns aux autres leur mouvement suivant un certain rapport, nous disons que ces corps sont unis entre eux, et que tous composent ensemble un même corps, c’est-à-dire un individu qui se distingue des autres par le moyen de cette union de corps ».
Alquié a cité intentionnellement cette définition complète parce que, selon lui, elle représente un véritable tournant, l’amenant à souligner son manque de clarté et l’évidence de son embarras.
Il est bien difficile en effet de penser un individu sans lui attribuer quelque substantialité. C’est pourquoi Spinoza fait tout ce qu’il peut pour nous éviter de commettre ce qu’il considère être une erreur. Il commence à attribuer « à une pression extérieure », le maintien de l’individu.
Cette pression elle-même, cependant, le texte le prouve, est envisagée en une double fonction. L’une, purement mécanique, consiste dans le maintien des corps appliqués les uns contre les autres, les uns sur les autres.
Il y a là une idée tirée de la physique cartésienne. Mais ce qui est frappant, c’est la façon dont Spinoza l’utilise. Par cette première notion, on arrive à l’idée d’une individualité mécanique, à celle d’un objet fabriqué : celle d’une assiette, d’une table, d’une montre. Encore est-il, même dans ce cas, difficile d’attribuer la solidité de l’objet à l’effet de la pression extérieure. Mais enfin, peu importe. Dans ce cas il y a, selon Spinoza une pression extérieure qui maintient le corps en sa solidité. Et c’est ce qui nous permet de parler de certains individus matériels. Je prends ce cahier, je le déplace, il demeure, il est solide. C’est une individualité.
Mais, dans la seconde partie de la définition, on constate que cette pression a un autre rôle. Elle fait se communiquer le mouvement des corps suivant un certain rapport. Et, on voit que, dans les textes suivants, ce rapport va devenir un rapport constant.
Or, si l’on peut à l’extrême rigueur comprendre que la pression maintienne un corps aggloméré à titre d’agrégat, il est bien plus difficile de comprendre que cette pression maintienne, dans le mouvement interne des parties de l’individu, la constance d’un certain rapport.
Et si on poursuit la lecture à la suite de ce texte, les difficultés vont encore augmenter. Car il apparaît que le lemme 4 et le lemme 5 ne font plus du tout appel à cette pression mécanique et extérieure, qui a servi, si l’on peut dire, de transition entre une conception mécanique et celle qui va suivre.
Maintien de la nature de l’individu malgré le renouvellement constant de la matière corporelle (par assimilation et excrétion)
(lemme 4) : « Si d’un corps, écrit en effet Spinoza, c’est-à-dire d’un individu composé de plusieurs corps, on suppose que certains corps se séparent, et qu’en même temps d’autres, en nombre égal et de même nature, occupent leur place, l’individu retiendra sa nature telle qu’auparavant, sans changement dans sa forme ».
Maintien de la nature de l’individu malgré la croissance, malgré le vieillissement
(lemme 5) : « Si les parties qui composent un individu deviennent plus grandes ou plus petites dans une proportion telle, toutefois, que toutes à l’égard du mouvement ou du repos, continuent de soutenir entre elles le même rapport qu’auparavant, l’individu retiendra également sa nature telle qu’auparavant, sans aucun changement dans la forme ».
Il est bien évident, en effet, que, quand je vois un homme fait, ou même un vieillard, je pense que son corps, c’est en un sens, le même corps que quand il avait cinq ans. Et pourtant, pas un seul atome, si l’on peut dire, de la matière de ce corps ne s’est maintenu. Cette matière s’est complètement renouvelée. Mais quelque chose ne s’est pas renouvelé, c’est ce qu’on pourrait appeler sa forme. La preuve, c’est qu’on peut reconnaître, d’une certaine façon, quelqu’un malgré son âge. Et la preuve c’est que, s’il a des tares héréditaires, des maladies chroniques, des infirmités, tout cela se retrouve. Il reste donc bien quelque chose en lui de ce qu’il a été, et, ce quelque chose, c’est sa « forme ».
C’est sur tout cela que Spinoza attire notre attention, c’est sur ce quoi il insiste dans ces lemmes 4 et 5. Mais il est clair que l’idée d’un corps individuel se composant de parties se communiquant leurs mouvements selon un ordre permanent semble rebelle à la première inspiration étudiée précédemment, et même d’une manière générale, au pur mathématisme, et c’est pourquoi Spinoza introduit le mot de forme.
Où l’on voit l’idée de forme s’apparenter à l’idée de machine
Alquié subodorait le rapprochement de ce mot de forme avec celui de machine. En effet, comme il l’a compris, le mécanisme spinoziste, c’est le mécanisme cartésien. Et, chez Descartes, déjà, les vivants étaient des machines. En ce sens, ils avaient une forme.
En fait, chez Descartes, la question est assez complexe puisqu’on trouve des textes où il est parlé d’une certaine unité du corps, et des textes où il n’est point parlé de l’unité du corps, où le corps est considéré comme entièrement multiple, et fait de parties radicalement extérieures les unes aux autres.
Mais, chez Descartes, le problème n’est pas grave parce que, chaque fois qu’il dit machine, il pense immédiatement et corrélativement au Dieu qui a construit ladite machine.Donclafinalité,chez Descartes,n’estnullementniée, elle est simplement mise en Dieu. En effet, rien n’est plus finaliste qu’une machine. Il est assez curieux que tous les successeurs mécanistes de Descartes soient devenus antifinalistes, aient tiré prétexte du mécanisme de Descartes pour nier la finalité. Car, s’il y a une chose qui, incontestablement, doit s’expliquer par le principe de finalité, c’est précisément la machine. Une montre, qui est une machine, est faite « pour » marquer l’heure ; une automobile, qui est une machine, est faite « pour » rouler sur les routes. On ne pourrait pas comprendre une automobile, si on oubliait qu’elle est faite pour rouler sur une route, et on ne pourrait pas comprendre une montre si on oubliait qu’elle est faite pour marquer l’heure. Et ceci ne fait pas de difficultés chez Descartes puisque, comme il le répète toujours, c’est Dieu qui a construit ces machines.
La finalité du monde
. chez Descartes
Si celle-ci se trouve bannie chez lui, c’est parce qu’il concentre, si l’on peut dire, toute la finalité en Dieu. En sorte qu’il y a, au départ, un plan divin par lequel le monde entier se comprend. Et c’est pourquoi, chez Descartes, ce n’est pas très important de savoir si le corps a, comme tel, une unité, ou s’il n’en a pas. Car, en fin de compte, ces deux affirmations contradictoires (et on trouve l’une et l’autre chez Descartes) reviennent à peu près au même, puisqu’elles veulent dire l’une et l’autre, que s’il y a dans le corps une finalité et une unité, cette finalité vient de Dieu.
. chez Spinoza
La difficulté est bien réelle car il y a une sorte de finalité immanente au corps. Il semble que Spinoza abandonne ici l’affirmation d’une pure homogénéité de l’espace mathématique, et de son unité en Dieu. Ce n’est pas sans susciter une grave difficulté. Car le Dieu de Spinoza n’est pas un Dieu qui a créé le monde, ce n’est pas un Dieu conscient de soi, ce n’est pas un Dieu qui s’est proposé des fins, ce n’est donc pas un Dieu qui a construit des machines. Ce n’est même pas un Dieu mathématicien, c’est un Dieu qui est le point de départ objectif d’une déduction mathématique.
On n’est donc pas ici devant une conscience séparée du monde qui, créant le monde en dehors de soi, a pu machiner telle ou telle de ses parties. On est en face d’un Dieu-Nature qui, étant le principe immanent du monde, est l’être dont tous les modes peuvent être déduits.
Comment va-t-on donc comprendre ici ce caractère du corps humain ? Or, il est incontestable que Spinoza insiste sans cesse sur ce caractère. Il agit de même lorsque, pour prouver que le corps est, à lui seul capable des actions les plus remarquables, il invoque les faits nombreux que l’on observe chez les animaux, et qui dépassent de beaucoup la sagacité humaine, le cas des somnambules qui, à l’état de sommeil, font des actes étonnants, etc. Ici nous sommes bien en présence de touts, touts qui agissent comme des êtres intelligents, ou, si l’on préfère, comme des machines extraordinairement adaptées à leur fin, touts qui s’imposent à leurs parties ; touts ayant leurs lois propres de développement. N’y a-t-il donc pas là, Alquié n’hésite pas à le rappeler, finalité immanente ?
En tout cas, cette idée d’une forme, ou d’une loi de l’assemblage qui résiste aux déformations, et qui demeure jusqu’à la mort, est une idée beaucoup plus proche d’Aristote que du mécanisme de Descartes. Et c’est une idée qui, dans la conception strictement mathématique exposée en premier lieu, ne peut, semble-t-il du moins, absolument pas trouver place.
Il faut donc, sur ce premier point, admettre qu’il y a une double source de la doctrine, et qu’à la source mathématique se joint et se juxtapose une source biologique ou expérimentale.
Il faut peut-être même aller plus loin. Car Spinoza s’élève à la nature entière par totalisation des corps individuels, et voit dans la Nature comme Tout, comme totalité, l’Individu suprême. Delbos va jusqu’à se demander si une causalité du total émanant de la Nature entière considérée comme un individu ne se subordonne pas ici le mécanisme. En sorte que, si c’était vrai, ce seraient les corps les plus simples, les corps homogènes entre eux, les corps mécaniques, mathématiques, qui deviendraient les plus obscurs, et les corps vivants qui seraient les plus clairs, étant plus près de la Source explicative et totale.
Sans aller jusque-là (Alquié quant à lui se refuse d’y aller), il est incontestable que l’idée d’une Nature dont les individus sont les organes, si l’on peut dire, n’a plus rien d’une conception mathématique, et que l’inspiration spinoziste ici rencontrée n’est absolument plus celle rencontrée précédemment, lorsque Spinoza nous invitait à rattacher le mode à l’unité de Dieu.
On retrouve donc toujours cette même opposition entre un Dieu unité , principe d’une déduction, et un Dieu totalité.
B/ Considération spinoziste de l’âme
Conçue comme idée du corps et du corps qui existe en acte
Le plan d’Alquié est le suivant : il a d’abord examiné la doctrine du corps, puis vient celle de l’âme, enfin viendra celle de l’union de l’âme et du corps dans la conception mathématique. Et de ces trois doctrines il parle dans la perspective de la seconde inspiration spinoziste.
C’est ainsi que la considération de l’âme fait apparaître d’autres difficultés. En un sens, l’âme n’est qu’un mode de la pensée et doit être rattachée à Dieu seul comme il vient d’être dit. Mais, en un autre, elle est l’idée du corps, du corps qui existe en acte. C’est la proposition 13 de la seconde partie qui le dit : « L’objet de l’idée constituant l’âme humaine est le corps, c’est-à-dire un certain mode de l’étendue existant en acte, et rien d’autre ».
Il ne fait aucun doute que cette définition, et ce qui en suit, va soulever maint problème.
Tout d’abord, bien que soit toujours proclamée l’indépendance radicale des attributs, il est à peu près impossible de penser ceci en dehors d’une certaine subordination de l’âme au corps. Alquié ne dit certes pas que l’âme de Spinoza soit subordonnée au corps, car ce n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai puisqu’il est dit, par ailleurs, que tous les attributs se développent d’une manière absolument indépendante. Cependant, quand Spinoza déclare que l’âme est l’idée du corps, il est bien évident qu’il introduit une certaine subordination de l’âme au corps, ou du moins du concept d’âme au concept de corps. Il dit en effet que l’âme est l’idée du corps, il fait intervenir le corps dans la définition même de l’âme, alors que quand il définit le corps, il ne dit pas le corps est l’objet de l’âme. Pour qu’il y ait réciprocité absolue, il faudrait que le corps soit défini comme l’objet de l’âme, et l’âme comme l’idée du corps. Or, le corps est, si l’on peut dire, défini comme tel, et l’âme comme l’idée du corps.
Cela est d’autant plus grave que, chez Spinoza, l’idée n’est pas par nature consciente. Elle est un mode de la pensée. Et l’âme étant idée du corps, on peut dire qu’il y a des âmes de tous les corps, même des corps végétaux, même des corps inanimés, même des corps organiques. Or l’idée ne se définissant pas par la conscience, elle ne peut se définir que par son objet. Elle sera donc d’autant plus riche que son objet le sera davantage. Spinoza, en ce sens, ne définit pas la puissance de l’âme par sa connaissance, mais par la perfection du corps. Plus exactement encore, il maintient que l’âme connaît à proportion de son corps.
Or, si l’âme connaît à proportion de son corps, il est clair que l’âme double purement et simplement le corps. Et si, en ce premier sens, on peut parler d’une unité de l’âme, c’est seulement dans la mesure où, on vient de le voir, on peut parler d’une unité et d’une individualité du corps.
Voilà donc une première définition de l’âme. L’âme est idée du corps, elle est expression du corps, elle exprime le corps, elle est d’autant plus parfaite, c’est-à-dire réelle, que le corps est plus parfait.
Réflexivement, à chaque idée peut se joindre une idea ideae, une idée d’idées qui constitue la conscience
On dira que l’objet de cette seconde idée étant la première, on peut considérer que rien n’est changé. Puisque l’objet de cette seconde idée est la première, son unité ne peut être une fois encore, que celle du corps indéfiniment retrouvée au cours des degrés successifs de la réflexion.
Pourtant, Alquié nous le fait remarquer, la question est plus complexe. Car, en introduisant la conscience, Spinoza, qu’il le veuille ou non, introduit un facteur nouveau. Et la conscience possèdera ici une unité propre.
Le redoublement réflexif du mode donnant lieu à une idée d’idée n’est en effet possible que dans l’attribut pensée. On ne saurait parler, parallèlement à l’idée d’idée, d’un corps de corps. Or, s’il en est ainsi, tout est changé. Car on n’a plus un parallélisme des modes. Dans l’attribut de l’étendue, on a des corps qui engendrent des corps. De même dans l’attribut pensée, on a des idées qui engendrent des idées. L’âme, on le redit, c’est l’idée du corps. Comme idée, elle est engendrée par d’autres idées. Mais quand je redouble l’idée pour en faire une idée d’idée, que se passe-t-il ? Ici, on fait vraiment autre chose, on s’élève à une autre dimension.
Il y a donc pour l’âme un moyen de réfléchir sur soi qui n’appartient qu’au seul attribut de la pensée. Il y a pour l’âme un moyen de rejoindre l’entendement infini et d’assurer, semble-t-il (mais cela on le comprendra mieux dans les prochaines leçons), indépendamment de son corps mortel, son salut.
Mais, (en laissant de côté le problème du salut) peut-on maintenir alors que l’objet de l’âme soit un mode de l’étendue existant en acte et rien d’autre, selon la définition précédemment citée ? Il ne le semble pas, et l’âme paraît bien par conséquent doublement définie. En tant qu’elle est idée du corps en acte, en tant qu’elle est expression des affections qui arrivent à ce corps, elle est comme lui essentiellement liée au temps, momentanée, périssable. Mais dans la mesure où elle conçoit l’essence éternelle du corps, elle retrouve dans la pensée de Dieu l’idée d’elle-même, l’idée de soi : elle participe donc à l’idée de Dieu, elle s’éternise. Et, ici encore, au dire d’Alquié, une ambiguïté fondamentale, paraît demeurer.
B/ Considération spinoziste de l’union de l’âme et du corps
Où l’on voit se rejoindre le mode de l’étendue et le mode de la pensée
Selon la première perspective, la théorie spinoziste ruine tout à fait l’idée de l’homme comme être par soi, comme ens per se, et rejette en Dieu le principe de son unité. Mais, d’autre part, dans le scolie de la proposition 7 de la seconde partie, Spinoza nous déclare que « le mode de l’étendue et l’idée de ce mode sont une seule et même chose ».
Ici, faisons bien attention. Ce n’est plus Dieu comme substance qui est le principe unique de l’unification des modes. Ce sont les deux modes, celui de la pensée, celui de l’étendue, qui deviennent l’unique et même chose. Or, il semble bien que la démarche qui unifie deux modes, en les tenant pour deux modes de Dieu comme on vient de le voir, diffère de celle qui les unifie en déclarant qu’ils sont la même chose. Car, lorsqu’il déclare que les deux modes sont la même chose, on peut craindre que Spinoza ne revienne à l’ens per se de Descartes, inavoué, mais toujours présent. Il semble que cette même chose soit l’homme. Elle est l’homme, en effet. Mais n’avons-nous pas ici un être qui ne peut être saisi que par une méthode analogue à celle dont usait Descartes, à celle que Descartes conseillait à la princesse Elisabeth ? Cet être, son existence, son unité, peuvent-ils être saisis autrement qu’existentiellement dans le vécu ? Ce pourquoi les axiomes du livre II de l’Ethique, comme on l’a vu, présentent un homme qui perçoit et qui sent. L’homme pense, l’homme perçoit l’homme sent.
Dans sa lettre du 16 janvier 1665 à Guillaume de Biyenbergh, qui avait déclaré que, selon la thèse de Spinoza, « nous devenons dépendants de Dieu de la même façon que les éléments, les végétaux et les pierres », Spinoza s’indigne, se déclare mal compris, insiste sur le fait que l’homme a une individualité propre, supérieure à celle des corps bruts, une unité spécifique. Mais comment connaît-on une pareille unité ? Voilà la question.
En définitive, il ne faut pas attendre de l’Ethique plus qu’elle nous propose, à savoir une morale et un moyen de salut : on y chercherait en vain l’unité ontologique de l’homme
Il semble bien y avoir en tout cela une certaine unité de l’homme même. Et cette unité, cette individualité, rend l’homme source d’une action positive, lui procurant une réalité autonome. En sorte que l’affirmation selon laquelle Dieu seul est Substance coïncide avec l’affirmation selon laquelle l’homme existe comme être individuel. Le cartésien Alquié avoue avoir du mal à concilier ces deux affirmations, d’autant que, chez Descartes, bien que le problème de l’union de l’âme et du corps soit resté irrésolu, du moins, l’unité de l’âme avait-elle été claire : mise à part la question de l’unité du corps, de l’existence du corps, l’unité de l’âme avait été immédiatement posée comme celle d’une conscience. Mais ici, on le voit, la chose est plus difficile. Le cogito est nié comme principe. Le principe d’unité ne peut donc pas venir de la conscience. D’un autre côté, Dieu qui est la substance unique, n’est pas un Dieu qui construit des machines. C’est un pur principe de déduction mathématique. Enfin l’idée d’une âme aristotélicienne, d’une âme forme qui unifierait le corps, est également à rejeter. L’âme de Spinoza, idée du corps, est une expression du corps. Ce n’est pas une force d’unification.
Dès lors, qu’est-ce que l’homme ? Et comment concevoir cette unité qui est la sienne ? Si on quitte la pure expérience, il semble qu’on soit démuni de tout moyen de penser l’unité de l’homme. Dans les prochaines leçons, Alquié tentera de montrer que, dans le cas de l’homme, comme dans celui de Dieu, on ne peut comprendre les choses que si on admet que l’Ethique est une éthique, c’est-à-dire qu’elle n’est pas, qu’elle ne peut pas être, qu ‘elle ne peut pas prétendre à être une véritable ontologie nous donnant la raison des choses. Elle est simplement une éthique, c’est-à-dire une morale et un moyen de salut. Il nous suffit de savoir ce qu’elle nous enseigne pour bien agir et nous sauver. Mais il faut avouer alors, que dans le plan de la connaissance même, ce qu’on sait ne saurait, tout à fait, se constituer en système.