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La méthode spinoziste (Parcours spinoziste)

 

LA MÉTHODE SPINOZISTE ET

L’AFFIRMATION DE DIEU

 

L’identification de l’être, de tout être, de tout ce qu’il peut y avoir en chaque chose d’être et de vérité avec l’unique substance, cette identification est la condition de tout raisonnement vrai.

 

INTRODUCTION

 

Dans la « Connaissance rationnelle » objet de la deuxième leçon d’Alquié, il nous a semblé que la promotion de la raison discursive avait pour condition, chez Spinoza, l’élaboration de sa théorie des notions communes et leur stricte séparation avec les idées générales.

Les idées générales résultent de la connaissance du premier genre. Elles sont d’imagination. Elles ont leur source dans la confusion des impressions et des traces cérébrales. Les notions communes, au contraire, sont des principes de déduction indépendants de l’expérience. Elles permettent à la pensée de construire, au moyen d’une essence, une autre essence, sans rien recevoir du dehors, et en développant seulement ses puissances natives. Grâce à elles, la connaissance peut être active et discursive sans être subjective, et suivre l’ordre de l’être qui est à la fois celui des choses et celui de la raison.

 

I. LA METHODE DE SPINOZA

 

. Les philosophes de la méthode (Descartes) et les philosophes du système (Spinoza)     

 

Il semble, d’après ce qui a été dit, que nous possédions l’explication de l’ordre suivi dans l’Ethique, ordre qui, on le sait, au lieu de partir, comme le fait Descartes, du cogito, ou, comme le fait Leibniz, de la monade, part de Dieu. Le livre Ier de l’Ethique a pour titre « De Dieu ». Et ainsi, il semble que la méthode se confonde avec le système.

On peut distinguer les philosophes de la méthode et les philosophes du système. Les philosophes de la méthode sont ceux qui croient devoir partir du point de vue de l’homme ; l’homme s ‘élève peu à peu vers la vérité, et la méthode est la voie, la route (au sens propre du terme puisque odos [öδός] veut dire route), qui y conduit.

Pour Spinoza au contraire, toute cette leçon va le montrer, il ne saurait être question de partir du point de vue de l’homme. Il faut au contraire s’installer d’abord au niveau de la réalité suprême. L’idée la plus immédiate, la plus évidente, et aussi la plus riche et la plus compréhensive est celle de Dieu. C’est d’elle qu’il faut partir. Et l’on a bien là, en effet, une des originalités de l’ordre spinoziste, sur laquelle on doit tout d’abord insister.

 

. Mise en lumière de l’originalité de Spinoza

 

Pour mettre en lumière cette originalité, il est opportun de comparer, en quelques points, Spinoza et Descartes.

 

– L’idée de l’infini paraît d’abord se rejoindre chez l’un et chez l’autre

 

Cette idée de l’infini, déjà chez Descartes, est la première et la plus claire de nos idées ; il l’affirme. On sait qu’il déclare que l’idée de Dieu est première par rapport à l’idée de moi-même, et que, si je n’avais pas l’idée de l’infini, je n’aurais pas l’idée du fini, puisque l’idée du fini est une idée négative, une idée que je construis en partant de l’idée d’infini, et en limitant cette dernière. Donc on peut estimer que Spinoza suit ici Descartes. On pourrait dire aussi que, chez Descartes, comme chez Spinoza, l’idée de l’infini est le fondement intelligible des choses, puisque, sans la connaissance de Dieu, je ne peux rien connaître.            

 

 – Mais en fait, en y regardant de plus près, de grandes différences les séparent :

 

. chez Descartes, l’idée de l’infini se précise en trois points.

    

1/ En premier lieu, chez lui, et c’est une première différence, l’idée de l’infini, si elle est en effet, comme on vient de le rappeler, ontologiquement première et logiquement première par rapport à toutes les autres, elle n’est pas découverte la première. Elle n’est pas première pour nous. Dieu est affirmé chez Descartes après le moi pensant. Les preuves de l’existence de Dieu succèdent à l’affirmation du « je pense ». Dieu est affirmé après le moi pensant, et à partir de lui. Donc, ce qui est premier en soi n’est pas premier pour nous et selon l’ordre de la méthode.     

 

2/ En deuxième lieu, chez Descartes, et du reste par voie de conséquence, Dieu, à proprement parlé, n’est pas compris. Il est, comme il le répète sans cesse, conçu et non compris. Il est touché par l’esprit. Les images que prend Descartes sont ici tout à fait caractéristiques. Il compare, par exemple, notre conception de Dieu à notre vision de la mer. La mer est devant moi. Mais quand je suis au bord de la mer, je ne peux pas voir toute la mer, et « comprendre » la mer. De même, placé devant une montagne, je la touche des yeux, mais je ne la comprends pas, je n’en fais pas le tour.

Donc Dieu se présente comme une sorte de présence inconceptualisable, qui contraint notre esprit. Il est ce qui dépasse ma pensée. Et tout le nerf des preuves cartésiennes consiste justement dans la mise en lumière de cette inadéquation de l’infini et du cogito, et dans la recherche de ses causes. C’est précisément comme étant la cause de son idée que Dieu sera prouvé.

 

3/ En troisième lieu, le Dieu de Descartes est un Dieu qui garantit, comme du dehors, les vérités qu’il a créées, vérités qui, rappelons-le, pourraient être autres, et qu’il aurait pu créer autrement. Ces vérités sont d’abord atteintes par Descartes comme étant seulement hypothétiques, et essentielles. Seule l’existence de Dieu, une fois qu’elle est prouvée, permet de les asseoir, de les poser dans l’être, de les rendre ontologiques. Mais, à ce moment même, l’existence demeure une existence de fait, et résulte d’une libre création. Il y a, chez Descartes, une contingence des idées nécessaires elles-mêmes, en un sens que, si Dieu l’avait voulu, il aurait fait le monde d’une autre façon, et aurait créé, d’une autre façon, même les vérités logiques, même les vérités mathématiques. Si Dieu avait voulu que 2 et 2 fassent cinq, il l’aurait pu. Cela peut nous paraître étrange, mais Descartes pense ainsi. Ce n’est pas, dit Descartes, parce que Dieu a « connu » que 2 et 2 font quatre qu’il l’a décidé ; c’est parce qu’il a décidé que 2 et 2 feraient quatre que 2 et 2 font quatre et non pas 5.

Donc, rien n’est au-dessus de Dieu, rien ne s’impose à Dieu. Rien n’est du même plan que Dieu, pas même les vérités logiques. Les vérités logiques ont été créées par Dieu . Et Descartes prétend qu’estimer que Dieu a dû constater les vérités logiques, c’est en faire, non pas un vrai Dieu, mais un Jupiter ou un Saturne, qui serait soumis au Styx et aux destinées.                      

 

. Chez Spinoza, au contraire, aux trois points qui viennent d’être indiqués, s’opposent trois thèmes essentiels :

 

1/ En premier lieu, l’idée que Dieu est cause première en tous les sens du mot, non pas seulement ontologiquement et logiquement, mais encore méthodologiquement. L’affirmation de l’existence de Dieu est celle dont il faut partir. C’est la plus évidente de toutes, c’est l’idée claire comme telle. C’est pourquoi elle se trouve au début du Court Traité, comme au début de l’Ethique.

Et, de même, la preuve a priori, la preuve ontologique, la preuve qui démontre Dieu par sa seule idée, à partir de sa seule idée, prend tout à fait le pas sur la preuve a posteriori, sur la preuve qui démontre Dieu comme étant la cause de ce que nous constatons par ailleurs.

Pour Descartes, il n’en est pas ainsi. Il y a certes des discussions sur le véritable ordre des preuves chez Descartes. Certains prétendent que, chez Descartes, la preuve ontologique dépend de la preuve par les effets. D’autres prétendent que ces preuves sont indépendantes. Mais telle n’est pas ici la question. Quelle que soit l’interprétation, tant discutée, que l’on donne de l’ordre des preuves chez Descartes, il est de fait que la preuve ontologique n’est pas toujours la première. Dans les Méditations, elle se trouve seulement dans la Méditation cinquième alors que la preuve par les effets se trouve dans la Méditation troisième. Chez Spinoza, au contraire, elle est la première, et elle ne peut être que la première.

Il est donc clair que Spinoza, contrairement à Descartes, ne part pas du moi. Il s’installe d’abord en Dieu et veut établir ainsi que la pensée elle-même n’est pas la pensée de l’homme, mais la pensée de Dieu. Il n’y a donc plus de passage du point de vue de l’homme au point de vue de Dieu. Descartes commence donc par montrer que toutes mes idées sont mes idées, c’est-à-dire sont d’étoffe mentale et sont des idées d’homme. Considérées dans leur réalité formelle, elles sont des modes de moi. Et c’est là le propre du doute. Qu’est-ce que le doute de Descartes ? Il consiste à dire : « J’ai l’impression que je suis là , que je vois le monde, que je suis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre. Mais il se peut que je rêve. Or, lorsque je rêve, je me vois également dans des situations semblables. Mes idées ne sont donc que mes idées. Et, ce dont je suis seulement certain, c’est que moi qui pense, je suis. » Il faut ensuite à Descartes un grand effort pour sortir de soi, et pour passer à Dieu , pour passer à l’être, pour passer à l’extériorité. Spinoza, au contraire, économise, si l’on peut dire, cet effort. Il est tout de suite, sans l’épreuve du doute, et sans la limitation du « je pense », hors de lui-même. Il est immédiatement dans le plan des essences vraies. Voilà donc une première différence fondamentale.

 

2/ Deuxième différence : par là même, la clarté reconnue à l’idée de Dieu n’est pas, chez Spinoza et chez Descartes, de même sorte. Pour Descartes l’idée claire est l’idée présente. Mais la réalité de Dieu demeure mystérieuse, incompréhensible. Elle est un abîme sans fond. Et Descartes va jusqu’à dire que l’incompréhensibilité est contenue dans la raison formelle de l’infini. Alquié ne dit pas que la pensée de Spinoza prétend atteindre la totalité de Dieu. Il n’en est rien. Mais l’idée de l’être est, chez Spinoza, une idée simple, connue dès l’abord de façon adéquate. Et c’est à ce titre qu’elle devient la raison dernière de toute intelligibilité. En cela, elle est le principe de toute déduction. Spinoza, au nom de principes qui ont déjà été étudiés dans la dernière leçon, et de sa théorie du vrai, ne conçoit en effet pas d’être vrai qui ne soit en même temps intelligible, compréhensible. Et l’on peut dire qu’il fait de l’intelligibilité la mesure de l’Etre.

Donc Dieu est l’Etre souverainement intelligible, souverainement compréhensible. Il est si compréhensible, si intelligible, qu’il est, de tous les êtres, celui qui existe nécessairement, c’est-à-dire dont l’essence implique l’existence. Comment un être serait-il plus intelligible que cela ? Qu’est-ce qui rend, en effet, tous les êtres inintelligibles ? C’est qu’ils sont donnés à nous comme des faits. Pourquoi y a-t-il là une lampe ? Je ne le sais pas. Ou plutôt, pour le savoir, il faudrait que l’on remonte de cause en cause, que l’on se demande qui a fabriqué cette lampe ? Comment les gens qui ont fabriqué cette lampe ont-ils été causés eux-mêmes ? Il faudrait que l’on remonte à leurs parents, leurs grands-parents, leurs arrière-grands-parents. Je ne peux donc rendre compte de rien. Et pourquoi ? Parce que de l’essence de la lampe, je ne peux pas conclure qu’il existe une lampe. Pour Dieu, au contraire, il suffit que je connaisse l’essence de Dieu : j’en conclus qu’il existe. C’est donc un être souverainement intelligible. C’est un être dont l’existence n’a aucune contingence. C’est l’être le plus intelligible de tous, car il existe par essence, et nécessairement.

 

3/ Enfin, le Dieu de Spinoza n’a pas arbitrairement et librement créé les vérités. Celles-ci découlent de lui. Elles peuvent être, du moins en droit, déduites de lui. Et il faut préciser ici que Spinoza se fait de la déduction une conception analytique. La déduction est analyse. Elle ne crée rien. Par conséquent, quand on se donne l’idée de Dieu, on se donne tout, et on n’a ensuite qu’à tirer de cette idée tout ce qu ‘elle contient, c’est-à-dire tous les êtres.

Or, pour qu’une idée soit vraiment adéquate, c’est-à-dire exprime tout son objet, il faut que cet objet soit rattaché à l’absolu dont il dépend. Il n’y a donc, on le comprend, et tout nous ramène à cette idée centrale, il n’y a donc d’autre devoir pour la pensée humaine que de s’identifier à la pensée de Dieu, de la suivre en son déroulement, et cela ne peut se faire qu’à partir de l’idée même de Dieu. Ou, si l’on préfère encore, l’identification de l’être, de tout être, de tout ce qu’il peut y avoir en chaque chose d’être et de vérité, avec l’unique substance, cette identification est la condition de tout raisonnement vrai. Telle est aussi l’évidence suprême. Il s’agit d’une vérité connue par elle-même, veritas per se nota, condition de toutes les autres vérités.

Voilà pourquoi, d’une manière générale, on va mieux le comprendre en examinant quelques textes, le premier livre de l’Ethique s’appelle « De Deo ». C’est de l’idée de Dieu que part Spinoza.

 

II. L’AFFIRMATION DE DIEU

 

EXAMEN DES TEXTES DE SPINOZA RELATIFS

À L’AFFIRMATION DE DIEU

 

Le Court Traité

 

Comme il a été dit dans la dernière leçon, il faut être extrêmement prudent en ce qui concerne cet ouvrage, puisqu’on ne le connaît que par des copies hollandaises, qu’il s’agit souvent de textes rédigés par des disciples de Spinoza et qui n’ont pas été revus par lui. Le premier chapitre du Court Traité a pour titre « Que Dieu est ». Cela indique que, dès 1660, c’est bien de Dieu que Spinoza pensait devoir partir.

Ce premier chapitre donne trois preuves de l’existence de Dieu. Deux sont a priori. Elles reviennent à dire – Je n’insisterai pas sur le détail des preuves – que l’existence appartient à la nature de Dieu. Il y a aussi une preuve a posteriori qui, dans sa formulation littérale, n’est autre que la preuve de Descartes. L’homme a l’idée de Dieu, et cette idée requiert Dieu comme cause formelle. Ne pas oublier, souligne Alquié, que formel veut dire réel, et que le mot formel, désignant ce qui est dans les choses mêmes, s’oppose, au XVIIème siècle, au mot objectif, qui désigne ce qui est dans la représentation.

 

. L’examen des preuves a priori du Court Traité montre qu’elles reposent sur le fait que Dieu est lui-même posé dans l’acte par lequel la pensée se pose comme étant valable

 

L’examen de ces preuves montre, en effet, qu’elles reposent toutes sur le principe selon lequel « tout ce que nous connaissons clairement et distinctement comme appartenant à la nature d’une chose, nous pouvons aussi l’affirmer avec vérité de la chose elle-même ». Il s’agit là du texte même de Spinoza. Il faut en conclure souligne Alquié, que loin de fonder ontologiquement la vérité de la pensée, le Dieu de Spinoza dans cette première oeuvre est lui-même prouvé à partir de l’affirmation sans condition de cette validité même. Et c’est pour cela, on le comprendra plus tard, que la pensée sera dite, par Spinoza, attribut de Dieu. Dieu ne va pas être celui qui, comme chez Descartes, garantit du dehors la vérité de la pensée, à plus forte raison de ma pensée. Il est lui-même posé dans l’acte par lequel ma pensée, ou plutôt, la pensée se pose comme étant valable.

Alors donc que les preuves cartésiennes reposent sur la supériorité de l’idée de Dieu par rapport à toute essence, puisque Dieu a créé les essences, et qu’il aurait u les créer autrement, les preuves spinozistes reposent au contraire sur la réalité des essences. « Les essences des choses, dit Spinoza, sont de toute éternité, et resteront immuables dans toute l’éternité. »

Il faut insister sur ce point, car s’il est bien compris, on saisira la différence essentielle qui existe entre Spinoza et Descartes. Chez Descartes, les essences ont été créées par Dieu. Je ne peux donc pas, pour trouver Dieu, m’appuyer sur la vérité préalablement affirmée des essences. Ici, au contraire, les essences sont vraies. Spinoza n’a jamais douté que la connaissance claire n’atteignit d’elle-même la vérité, et ne soit d’accord avec la chose.         

Que devient alors Dieu ? La garantie des essences ? Assurément non, puisqu’elles n’en ont pas besoin. Il devient l’essence la plus claire de toutes. Il est donc la première essence selon l’ordre. Il est celle dont il faut partir pour comprendre les autres, mais il est, si l’on peut dire, de même nature qu’elles, il n’est pas au-dessus d’elles. Et voilà pourquoi un des principes sur lesquels s’appuient, chez Spinoza, les preuves de l’existence de Dieu, c’est précisément la vérité des essences. 

 

. Dans la preuve a posteriori, Spinoza invoque de même le fait que « les choses connaissables sont infinies »

 

Il complète sa pensée en disant que « si le pouvoir qu’a l’homme de forger (c’est-à-dire de produire) des idées, était seul cause de son idée, il lui serait impossible de concevoir quoi que ce fût ». Ainsi voit-on, fait remarquer Alquié, que l’argument est non plus fondé, comme chez Descartes sur le rapport unique du Cogito avec Dieu, mais sur le rapport général de l’entendement et des choses connues, et donc sur le fait que l’entendement peut s’installer d’emblée au sein de la vérité elle-même.  

 

. Là où Alquié montre que, par un retour sur les preuves a priori, Descartes et Spinoza raisonnent différemment

 

Si l’on considère chez Descartes, avec la plupart des commentateurs la preuve a priori comme indépendante et comme non subordonnée, autrement dit si on pense qu’elle se suffit à elle-même et qu’elle est à elle seule pleinement probante, la preuve a priori ne suppose pas, comme principe préalable, que ce qui est vrai de l’idée soit vrai de la chose. Bien plutôt, elle prétend fonder ce principe même. C’est ce qui explique que la véracité divine, chez Descartes soit rappelée à la fin de la Méditation cinquième, et donc après cette preuve. Et c’est pourquoi la preuve a priori repose sur le principe que, toute considération de chose mise à part, on peut raisonner avec vérité sur l’idée.

Comment procède donc Descartes ? Qu’il y ait un Dieu ou pas, il demeure vrai que la définition de Dieu est celle d’un être parfait. Or, de même que, de la définition d’un triangle ou d’un cercle, je puis conclure aux propriétés de ce triangle ou de ce cercle, de même de la définition de Dieu, je puis conclure que Dieu existe, étant bien entendu que ce n’est que dans le cas absolument unique de Dieu que je peux, d’un concept, tirer une existence. Donc je ne suppose pas d’abord qu’il y a conformité de l’idée et de l’être. Je pars de l’idée, et il se trouve que, dans le cas unique de Dieu, ce raisonnement peut conduire à poser l’existence de Dieu.

Spinoza, au contraire, quand il expose cette preuve, suppose comme principe du raisonnement que ce qui est vrai de l’idée est vrai de la chose. Et ce réalisme de l’essence, cette définition de l’essence comme chose réelle, comme ens reale, se maintiendra toujours chez Spinoza. Là encore, on retrouve la double source, indiquée dès la première leçon, de la pensée de Spinoza : le dynamisme naturaliste et les mathématiques. L’essence est à proprement parler force et puissance ; elle est capacité de produire ; elle agit, elle est une force. Et la proposition 34 de la première partie de l’Ethique pourra dire que la puissance de Dieu, c’est son essence même : Dei potentia est ipsa ipsius essentia. Donc, connaître une chose par son essence, c’est connaître la cause de ses propriétés. L’essence du cercle cause, produit, engendre les propriétés du cercle. Et Dieu offre le cas unique d’une essence qui pose son être. C’est ce qui explique – conformément au premier point de l’Ethique – la toute première définition de l’Ethique, qui est celle de la cause de soi. L’Ethique, en effet, commence par ces mots : « Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence, autrement dit ce dont la Nature ne peut être conçue que comme existante. »

Comprenons bien ceci. Ce n’est pas facile, et la proposition paraît même absurde. Comment dire en effet qu’une chose est cause de soi ? Il semble que, lorsqu’on parle d’une cause et d’un effet, pour que l’effet ait lieu, il faut d’abord que la cause soit donnée. Comment un être pourrait-il se causer lui-même ? Ou bien il est déjà là et, dans ce cas, il n’a pas à se causer. Ou bien il n’est pas là et, s’il n’est pas là, on ne voit pas comment il pourrait se causer. Cela ne paraît pas conforme au bon sens. Donc l’idée de cause de soi est une idée très obscure. Essayons de voir ce qu’elle signifie.

 

. Quand peut-on parler à juste titre de « cause de soi » ?

 

On trouve cette notion chez Descartes, et même chez certains scolastiques. Mais il faut ici distinguer. Chez les scolastiques, en effet, Dieu n’est pas per se, il est plutôt a se. Il y a une aséité divine. Et cette aséité divine est celle qu’il faut bien reconnaître à une réalité ultime, en vertu du principe classique : il faut bien s’arrêter (άνάγκη στňναι). L’aséité divine est donc un point d’arrivée nécessaire. On y accède à partir de choses qui ne sont pas par soi ; et qui nous obligent à remonter, au nom du principe de causalité, jusqu’à Dieu.

Ceci est fort clair, semble-t-il. Il y a des choses qui ne sont pas par soi. Cette lampe ne s’est pas faite toute seule, cette table non plus. Touts les choses qui nous sont données ne sont pas par soi. Pour les comprendre, il faut donc remonter de cause en cause. On cherche leur cause, puis la cause de leur cause, et encore la cause de cette cause. Or, dans cette progression, il faut bien s’arrêter. On s’arrêtera à Dieu, c’est-à-dire à un être qui, lui, est sans cause. Ici donc on dit plutôt qu’il est sans cause qu’on ne dit qu’il est cause de soi. Si on demande qui a fait le monde, on répond : « C’est Dieu. » Et si on demande qui a fait Dieu, on déclare : personne, Dieu est par soi.

Chez Descartes, la notion se modifie. L’aséité de Dieu est celle d’un être qui se pose par sa propre puissance. Or, cette notion, c’est celle que l’on trouve chez Spinoza lorsqu’il parle de cause de soi. On est par conséquent, ici, sur la voie de la doctrine spinoziste de l’essence active, essentia actuosa.

Mais comme il a été dit, il est bien clair que la notion de cause de soi serait absurde et contradictoire si on prenait le mot cause au sens ordinaire de « antécédent suivi d’un effet ». Le terme cause de soi ne saurait avoir de sens si l’on maintient l’idée d’une relation externe entre la cause et l’effet. Ici, donc, le mot cause doit prendre son sens rationaliste, mathématique. Et on doit insister sur le fait que la cause est contemporaine de son effet. La cause est ce qui permet de comprendre une chose en ce qu’elle a d’éternel et de nécessaire.

Pour prendre des exemples mathématiques, on voit qu’il n’y a pas d’abord le cercle, puis les diverses propriétés du cercle, qui seraient causées dans le temps par la nature du cercle. Il n’y a pas « d’abord » la définition du cercle, et puis les propriétés qui résultent de cette essence. Certes, les propriétés du cercle résultent de la définition du cercle. Mais elles n’en résultent pas dans le temps, elles ne suivent pas chronologiquement. Il n’y a aucune séparation, aucune distance temporelle entre la cause et l’effet.           

S’il en est ainsi, on peut parler d’un être cause de soi. On peut parler de cause de soi lorsque l’essence d’une chose enveloppe l’existence de cette chose. Et, par conséquent, sur ce point, l’Ethique ne fait que reprendre et rationaliser l’intuition du Court Traité. Le mathématisme, peut-on dire, permet de démontrer l’existence de Dieu. A l’idée d’un être qui est seulement sans cause, et qui est on ne sait pas pourquoi, il substitue l’idée d’un être qui est cause de soi, qui est par essence, et dont l’essence enveloppe l’existence.

On peut donc dire, qu’à la place d’un être qui dépasse la pensée, Spinoza met un être souverainement intelligible. Mais on peut se demander par là même s’il y a, ou s’il pourra y avoir dans l’Ethique une véritable preuve de l’existence de Dieu, puisque la première définition est celle de « cause de soi », qui semble déjà impliquer cette existence. On verra cependant que les onze propositions de l’Ethique donneront une sorte de preuve de l’existence de Dieu. Mais en réalité, ces propositions par lesquelles s’affirme Dieu, n’auront pas d’autre but que de faire se rejoindre et se confondre trois notions d’abord définies isolément, celle de cause de soi, celle de substance et celle de Dieu. 

 

 

Le De emendatione, le Traité de la réforme de l’entendement

 

. Ici, la méthode pour remonter à Dieu consiste à partir de n’importe quelle idée vraie

 

Ainsi voit-on la question se compliquer. En un sens, le De emendatione semble contredire la théorie émise depuis le début de cette leçon car cet ouvrage part explicitement du point de vue de l’homme. Et cela non seulement parce que, au début du texte, Spinoza, en une sorte de confession, nous fait part de sa décision de chercher un bien véritable, que ne lui offrent ni la richesse, ni les honneurs, ni les plaisirs des sens, et insiste sur la difficulté du choix, sur son inquiétude à choisir. Il est bien vrai que le De emendatione commence ainsi. Plutôt que de ce sujet, on doit parler de la question beaucoup plus grave, celle de la méthode. La méthode du De emendatione semble différer de la méthode de l’Ethique. En effet, contrairement à cette dernière, la méthode du De emendatione part du savoir limité pour s’élever à Dieu. Spinoza déclare qu’il n’est pas nécessaire pour savoir, de savoir ce que l’on sait. Il n’est pas nécessaire, pour posséder un savoir spontané, d’avoir un savoir réfléchi. Mais en revanche, pour savoir que l’on sait, il faut d’abord savoir.

Ici donc, la méthode sera régressive et réflexive. Elle remontera à Dieu, et pour cela, elle partira de l’idée vraie et, semble-t-il de n’importe quelle idée vraie. Et elle s’efforcera ensuite, réflexivement, de remonter à la source de l’idée vraie, c’est-à-dire à Dieu. Selon toute vraisemblance, du reste, le texte qui aurait continué le De emendatione (resté inachevé) aurait été semblable en son déroulement à l’Ethique. Il semble bien que le De emendatione ne soit que la première partie d’un ouvrage plus complet, que dans cette première partie on remonte réflexivement de l’idée à Dieu, et que la seconde partie serait redescendue de Dieu au monde, en suivant le véritable déroulement, la véritable procession de l’être.

        

. Le De emendatione correspondrait-il à une période intermédiaire qui pourrait être considérée comme cartésienne ?

 

Faut-il donc admettre, qu’en dehors de cette méthode qui part de Dieu, et qui sera

celle de l’Ethique, il y a une autre méthode qui permet de s’élever à Dieu ? Alquié affirme ne pas le croire. Certes, le De emendatione contient de nombreux textes cartésiens. Pourtant, le passage à Dieu ne contient nul cogito, nul doute. L’idée vraie dont parle Spinoza est une idée d’abord admise comme vraie. Spinoza part d’un savoir objectif  non réfléchi, et s’élève de ce savoir à un savoir réfléchi qui en devient le juge et la norme. Il passe, comme il le dit à l’idée d’idée. Il double l’idée vraie de l’idée de cette idée. Et c’est ainsi que l’on comprend que les idées primitives, celles qui éclairent l’entendement, sont les idées d’absolu et d’infini. Mais jamais ne sont intervenus le cogito et la conscience, tels que les entendait Descartes.   

En effet, chez Descartes, comment s’élève-t-on à Dieu ? Par un véritable renversement de perspective qui constitue la découverte du « je pense ». Chez Descartes, on part de certaines idées qu’on tient spontanément pour vraies. Et on montre ensuite que ces idées, qu’on tenait pour vraies, sont en fait douteuses. Et c’est par le fait qu’on montre qu’elles sont douteuses, que l’on passe d’une vérité d’abord tenue pour objective à l’affirmation du moi. Puis, de l’affirmation du moi, on passe à l’affirmation de Dieu.

Ici, aucune trace d’une semblable démarche, aucune trace de ce renversement de perspective qu’est chez Descartes la découverte du cogito, aucune trace de cette dialectique qui nous mène à Dieu à partir du moi qui a son idée, aucune trace de cette démarche qui prend comme objet de réflexion ce genre si particulier d’être qu’est ma conscience, ou même qu’est une conscience. Ici ; on part du vrai, on part de l’idée vraie comme telle, on se demande quelles sont les conditions de l’idée vraie, et on découvre ces conditions.

Chez Descartes, il y a un lien essentiel entre l’idée de finitude, celle du moi fini, et l’idée de conscience, laquelle est passive. Toutes ces idées, conscience du moi, conscience comme renvoi à autre chose, finitude et création, sont des idées qui, chez Descartes se tiennent. Et s’il en est ainsi, si Dieu est extérieur à moi, si Dieu me pose en dehors de lui et pose le monde en dehors de lui, il est bien évident qu’on ne pourra découvrir Dieu que par une série de démarches qui mettront l’être du monde en doute pour parvenir à l’être divin.

Chez Spinoza, au contraire, le problème du passage de la pensée à l’être ne se pose pas, et encore moins celui de ma pensée à l’être. Il ne réfléchit pas sur la conscience comme telle, et, du reste, dans la conscience comme telle, il ne voit qu’une idée d’idée, comme il le dit, une idée redoublée.

Alors donc que le « je pense » de Descartes fait tout d’un coup apercevoir que, dans le monde qui m’est donné, il y a quelque chose qui n’est absolument pas réductible aux autres idées du monde, et qui est le sujet, ici, au contraire, la conscience n’est plus qu’une idée d’idée.

Spinoza ne réfléchit pas davantage sur le moi. Par conséquent, la pensée ne sera plus conscience, elle ne sera plus attribut de moi, elle sera, on y revient toujours, attribut de Dieu. En sorte que, malgré les apparences, dans le De emendatione, on trouve un point de vue qui n’est pas tellement différent de celui de l’Ethique. Le De emendatione, s’il diffère de l’Ethique en son ordre strict, n’en diffère pas fondamentalement sur le problème de l’idée.       

 

 

Ouvrage intitulé « Principes de la philosophie de Descartes démontrés géométriquement »

 

Alquié prétend que cet ouvrage fera mieux comprendre ce qu’il essaie d’établir, à savoir que le problème de l’existence de Dieu ne peut pas se poser dans les mêmes termes pour Descartes que pour Spinoza. Cet ouvrage, effectivement, en fournit une nouvelle preuve. 

 

. Chez Descartes, on n’est certain de rien avant d’avoir prouvé l’existence de Dieu

 

Telle est l’affirmation formulée par Spinoza  lorsqu’il formule le cercle dans lequel on reproche à Descartes d’être tombé. C’est que, selon Descartes, l’existence de Dieu ne nous est pas connue par elle-même, puisqu’elle doit être prouvée. Elle n’est pas une vérité connue de soi, veritas per se nota. Dès lors, on ne voit plus le moyen de sortir de la difficulté. Descartes s’est enfermé dans une impasse dont il ne sait pas se tirer. En effet, comment raisonne-t-il. Il dit : je ne suis certain de rien, je dois douter de tout, je ne suis certain que d’une chose, à savoir que moi, qui pense, je suis. Pour que mes idées soient validées, il faudrait donc que je connaisse Dieu, qui est le créateur et de moi et de mes idées. Or il y a un Dieu, Descartes le prouve. Ce Dieu ne peut pas être un Dieu trompeur. Par conséquent mes idées sont validées. Mais, en fait, Descartes n’a pu prouver Dieu qu’en considérant déjà ses idées comme valides. Il y a donc cercle.

On se trouve donc devant la difficulté suivante : il est impossible de savoir quelque chose, si nous ne connaissons pas Dieu. Or, comment prouver Dieu lui-même si l’on ne peut rien connaître de certain avant lui ? Si donc on ne peut appuyer sa démonstration de Dieu sur rien de solide qui soit antérieur à Dieu, on ne peut sortir du cercle. Voyons donc comment Spinoza croit pouvoir sortir de cette difficulté.

 

. Spinoza, au contraire, cesse de poser la question des preuves de l’existence de Dieu        

 

Il s’en tient à l’idée de Dieu. Pour lui, ce que signifie le doute de Descartes, c’est comme on vint de le voir, qu’on ne peut être certain de rien tant qu’on n’a pas de Dieu une idée claire et distincte. Pourquoi, en effet, dans la Méditation première doute-t-il des choses ? Parce qu’il se demande si Dieu n’est pas trompeur. Mais supposer que Dieu peut être trompeur, c’est avoir une idée confuse de Dieu. C’est parce qu’on manque d’une idée claire de Dieu qu’on peut considérer que Dieu peut être trompeur. Au contraire, dès qu’on a une idée claire de Dieu, l’idée d’un Dieu qui n’est pas trompeur, notre certitude est assurée. Car on ne pourra plus, dit Spinoza, sitôt qu’on considèrera l’idée de Dieu, considérer qu’il est trompeur, pas plus qu’on ne peut, en considérant l’idée du triangle, penser que la somme de ses trois angles diffère de deux droits. (Exemple repris à l’envi par Descartes et Spinoza).     

On le voit donc encore par ceci. Spinoza n’est pas vraiment passé par le doute de Descartes, par ce moment de solitude absolue où la pensée est fermée sur soi, et doit, pour en sortir, atteindre une existence autre que la sienne. Il ne s’agit pas, pour Spinoza de s’élever à l’être de Dieu à partir de l’idée de Dieu. Il ne s’agit pas de s’élever à partir du fini, ou du moi qui n’existe pas par lui-même, à un dieu existant par soi. Il s’agit seulement de s’élever à la vraie idée de Dieu, ce qui est tout différent. Il s’agit de discerner dans le domaine de l’être, ce qui ne peut exister que par autre chose, et qui sera, on le verra plus tard, le mode, à ce qui n’existe que par soi, et qui est Dieu.

Donc, Spinoza ne doute jamais de l’être. Il s’installe dans l’être, il divise l’être en ce qui est Dieu et qui n’est pas Dieu. La purification, la sélection sont intérieures à l’être d’abord aperçu et posé. Et c’est pourquoi, une fois encore, le Dieu de Spinoza n’est pas le Dieu transcendant et caché qui a créé le monde. Il est immanent, il est le sujet du monde, il est le monde même. Descartes part d’une nature, d’un monde, d’un moi qui manquent d’être, et s’élèvent dialectiquement, et comme par contraste, à Dieu. Spinoza part de l’être. Descartes et Spinoza, par conséquent, quand ils disent que Dieu est cause de soi, énoncent deux affirmations totalement différentes. En effet, quand Descartes déclare que Dieu est cause de soi, il déclare aussi que Dieu est cause du monde. Mais c’est par deux actes distincts et sans rapport entre eux que Dieu est cause de soi et qu’il est cause du monde. L’argument ontologique vaut pour Dieu seul, qui demeure seul être nécessaire ; et non pas pour la Nature qui demeure contingente.

Pour Descartes donc, Dieu est cause de soi et cause du monde, mais il est nécessairement cause de soi, c’est-à-dire qu’il existe nécessairement, et il crée le monde d’une manière contingente. Il aurait pu ne pas le créer. Chez Spinoza, au contraire, Dieu est cause du monde comme il est cause de soi, il est cause immanente du monde qui est en lui. La preuve ontologique qui, pour Descartes ne valait que pour Dieu, vaut aussi pour le monde, pose l’être même du monde. L’affirmation de Dieu c’est donc tout simplement l’affirmation que l’on ne peut raisonner qu’à partir de l’être, qu’on ne peut pas raisonner à partir de l’homme, qu’on ne peut pas raisonner à partir de ce qui ne contient pas sa véritable raison, mais seulement à partir de l’Etre absolu, de ce qui contient sa propre raison, la raison de toutes choses, et de l’homme lui-même.

Voilà pourquoi le corollaire de la proposition 4 de l’appendice du Court Traité affirmait déjà : « La Nature est connue par elle-même, et non par aucune autre chose. » Il faut insister sur ce point, car ce semble être une des clefs du spinozisme. La Nature est connue par elle-même et non par aucune autre chose. Chez Descartes au contraire, dominent le sens du sujet et le sens de Dieu, d’un Dieu séparé. La Nature n’est pas connue par elle-même. Chez Descartes, la démarche fondamentale consiste à dire : cette nature dans laquelle je suis pris, peut-être est–elle un rêve, je ne peux pas la connaître « par elle-même ». Au contraire la démarche fondamentale de Spinoza consiste à dire : je suis dans l’être, l’idée vraie est vraie, verum index sui, le vrai est marque de soi, et on n’a plus qu’à s’élever à Dieu qui, étant le souverain intelligible, sera le point de départ de toute déduction.

 

L’Ethique, en son début

 

Ce début de l’Ethique ne peut être compris que par les postulats méthodologiques qui viennent d’être examinés. Spinoza part de la cause de soi. Il définit ensuite la substance. Il la définit : « ce qui est en soi et conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose duquel il doive être formé. »          

Là encore, la définition comprend à la fois l’affirmation d’une indépendance réelle (la substance est ce qui est en soi) et d’une indépendance logique (elle est ce qui est conçu par soi). Et on ne sait pas très bien si Spinoza part d’une substance affirmée comme réelle ou d’une simple définition. C’est pourquoi Simon de Vries, un disciple auquel Spinoza avait confié le début de l’Ethique, s’inquiète, dès 1663, dans une lettre du 24 février, de savoir comment il faut entendre les définitions de Spinoza, à savoir si elles sont nominales ou si elles sont réelles, et quel est leur rapport avec les axiomes.

 

. Chemin parcouru pour aboutir à l’identité de la substance, de la nature et de Dieu

 

On est donc parti de la cause de soi d’une part, et de la substance d’autre part. Ensuite, une troisième définition porte sur Dieu. Et il est facile de comprendre que Dieu, pensé en vérité, se révèle l’Etre, et ce qu’en fin de compte on a toujours appelé nature. La définition de Dieu – la définition 6 – est celle d’un être absolument infini, c’est-à-dire d’une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie.

Quand ces trois définitions sont posées, celle de la cause de soi, celle de la substance, et celle de Dieu, elles viennent se rejoindre, et c’est le but des onze premières propositions de l’Ethique. La définition de Dieu vient rejoindre celle de cause de soi et celle de substance. Car il n’y a qu’une seule substance, qu’une seule cause de soi, qu’un seul Dieu. Et tout cela, c’est la même chose. Le début de l’Ethique n’a pas d’autre sens.

 

. Signification des onze propositions du début de l’Ethique

 

Que signifie donc ce texte ? Car enfin il pourrait se présenter autrement, et nommer Dieu ce que tout le monde appelle Dieu, soit pour l’affirmer soit pour le nier. Pourquoi Spinoza part-il de ces trois définitions ? C’est que chacune de ces définitions traduit une attitude différente de l’esprit. Celle de cause de soi, c’est une définition mathématique, cela a été dit tout à l’heure ; c’est celle de ce dont l’essence enveloppe l’existence. Ici on fait appel à l’esprit mathématicien. Celle de la substance, qui vient ensuite, éveille en nous au contraire des résonances aristotéliciennes, cartésiennes, et aussi des résonances prises dans la pensée commune. Car le mot se substance fait penser à ce qu’on appelle les choses. Les choses que l’on voit sont tenues par nous pour des substances individuelles. Elles sont ce à quoi on attribue les propriétés des objets. Elles forment le monde. On a l’impression que le monde est fait de substances, cette lampe, cette table, les personnes que je rencontre sont des substances. Quant à Dieu, son idée a une tout autre source. C’est l’idéal des religions, de la pensée religieuse. Or, en réduisant ces trois notions à l’unité, ce qui est le propre de la première partie de l’Ethique, Spinoza montre précisément que toute l’exigence mathématique d’une part, toute l’exigence naturaliste et réaliste d’autre part, toute l’exigence religieuse enfin, seront satisfaites par sa philosophie, puisque les notions sur lesquelles elles s’appuient, si on les pense en leur vérité, nous révèlent un même être, être intelligible et un, dont toute pensée doit partir.

Autrement dit, le début de l’Ethique ne contient pas à proprement parler de preuves de l’existence de Dieu. Ces preuves se trouvent après la proposition 11, mais elles sont alors secondaires. Le début du texte a essentiellement pour but, non de passer, comme le faisait Descartes, d’une pensée qui doute de l’être à l’affirmation de l’être, mais de montrer que tout ce dans quoi la pensée a pu trouver l’être est un seul et même être. Le début de l’Ethique signifie ceci : que vous cherchiez l’être par la physique, que vous cherchiez l’être par la religion, vous parviendrez à un seul et même être. Et c’est de cet être qu’il faut partir pour tout comprendre.

Et tout cela se passe sur un unique plan, sur le plan d’une vérité objective, et non pas d’une recherche qui, comme chez Descartes, partie d’un doute réel, mettrait en question l’existence de Dieu, et s’élèverait de son doute à son affirmation.

Pourtant, dans l’Ethique, comme cela vient d’être dit, la proposition 11, qui déclare que Dieu existe nécessairement, est suivie de plusieurs démonstrations, qui se présentent bien comme des preuves de l’existence de Dieu.

 

Les preuves de l’existence de Dieu par trois démonstrations successives

 

La première de ces démonstrations, c’est, sous une forme spinoziste, l’argument ontologique. La seconde, c’est le même argument retourné : « Nulle cause, ni raison, dit Spinoza, ne saurait être trouvée qui empêche Dieu d’exister. Dieu existe donc. La troisième preuve paraît a posteriori : « Dire que Dieu n’est pas, c’est dire que les êtres finis, lesquels existent, sont plus puissants que Dieu, que l’Etre infini. Donc, ou rien n’existe, ou Dieu existe. Or, nous existons, donc Dieu est ».

Le scolie reprend cela en tirant la preuve de l’existence de Dieu de sa puissance : « Plus il appartient de réalité à la nature d’une chose, plus elle possède par elle-même de force pour exister. Donc Dieu existe ». Ici la preuve par la puissance rejoint la première preuve, ou preuve par l’essence. Par conséquent, essence, nature, puissance, tout cela n’est qu’un, et lorsqu’une essence est infinie, elle existe d’une manière nécessaire.

 

. L’idée de Dieu, en fin de compte, seulement explicitée

 

C’est par cette affirmation qu’Alquié a choisi de conclure ; il doute, en effet, avoir beaucoup avancé par rapport à la simple définition de la cause de soi. Dieu n’a pas été prouvé, seule l’idée de Dieu s’est trouvée explicitée. Spinoza lui-même avoue qu’il n’a rien prouvé, lorsque dans le second scolie de la proposition 8, il déclare que la proposition 7, c’est-à-dire : « Il appartient à la nature de la substance d’exister », est probablement un axiome.

On voit qu’il est impossible de comprendre tout cela en termes cartésiens. Avec Spinoza, on est dans un autre monde ? Sans doute, les termes de Spinoza, comme Alquié l’a déjà fait remarquer, sont souvent ceux mêmes de Descartes. Descartes avait déjà assimilé Dieu à la Substance absolue. Il avait déjà dit que seul Dieu mérite le nom de substance. Le mot de substance n’est pas un mot univoque, en ce qui concerne Dieu et en ce qui concerne les êtres créés, puisque seul Dieu existe par soi. Descartes avait également parlé du Dieu cause de soi. C’est ce qui rend la lecture et la compréhension de Spinoza tellement délicates. Il est nourri d’un vocabulaire cartésien, et il reprend les mots mêmes de Descartes, le mot substance, le mot cause de soi, etc. Il se situe dans cette tradition hollandaise qui, depuis la mort de Descartes, a maintenu le cartésianisme comme la vraie philosophie des modernes. Mais comme Alquié l’a montré dès sa première leçon, ce cartésianisme mathématique ne sert à Spinoza qu’à exprimer l’intuition première qui est la sienne, et qui est l’intuition de l’être, dont il n’a jamais douté. Alors donc que, chez Descartes, nous trouvons l’expérience d’une conscience qui doute véritablement de l’être, qui se demande si le monde n’est pas un rêve et si la vie n’est pas un songe, et qui doit, pour fonder ses idées à partir de ce doute et à partir du moi, trouver un autre être que la conscience, être qui sera le garant du monde, chez Spinoza, c’est tout différent : nous avons une pensée qui, dès l’abord,  se pose et se tient pour vraie, et qui n’a qu’un seul souci, celui de savoir ce qui est la racine du vrai, et ce par quoi elle doit vraiment commencer.

Voilà pourquoi Descartes part du moi, et Spinoza de Dieu. Voilà pourquoi Descartes est un philosophe de la méthode, et Spinoza un philosophe du système. Descartes est un philosophe de la méthode en ce sens que sa recherche est la route qui me conduit à l’être. Spinoza est un philosophe du système. Il cherche à mettre la pensée en face de la source de toute vérité, source homogène au reste, immanente au monde, et dont tout devra se déduire. Chez Descartes, la première Méditation porte sur le doute, la seconde Méditation sur le moi, et la troisième sur Dieu. L’Ethique, comme le Court Traité commence par Dieu.