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Fonder l'herméneutique ( Parcours ricordien)

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FONDER L’HERMÉNEUTIQUE

(cette lecture du sens caché dans le texte du sens apparent)


Seule, une herméneutique, instruite par les figures symboliques, peut montrer que les différentes modalités
de l’existence appartiennent à une unique problématique


Les deux manières de fonder l’herméneutique

Lorsqu’il s’est proposé de mettre en évidence « la greffe de l’herméneutique sur la phénoménologie », Ricoeur a été conduit à présenter les deux manières de fonder l’herméneutique[1].

1/ La voie courte :

C’est celle d’une ontologie de la compréhension, à la manière de Heidegger. Elle est « voie courte » parce que, rompant avec les débats de méthode, elle se porte d’emblée au plan d’une ontologie de l’être fini, pour y retrouver le comprendre, non plus comme un mode de connaissance, mais comme un mode d’être. On n’entre pas peu à peu dans cette ontologie de la compréhension ; on n’y accède pas par degré, en approfondissant les exigences méthodologiques de l’exégèse, de l’histoire ou de la psychanalyse : on s’y transporte par un soudain retournement de la problématique. A la question : à quelle condition un sujet connaissant peut-il comprendre un texte, ou l’histoire ? on substitue la question qu’est-ce qu’un être dont l’être consiste à comprendre. Le problème herméneutique devient ainsi une province de l’Analytique de cet être, le Dasein, qui existe en comprenant[2]. Ricoeur déclare admettre ce renversement entier du rapport entre comprendre et être, voyant en lui l’accomplissement du vœu le plus profond de la philosophie de Dilthey, dans la mesure où la vie était chez lui le concept majeur ; dans cette œuvre, la compréhension historique n’était pas exactement le pendant de la théorie de la nature ; le rapport entre la vie et ses expressions était bien plutôt la racine commune du double rapport de l’homme à la nature et de l’homme à l’histoire. Si l’on suit cette suggestion, le problème n’est pas de renforcer la connaissance historique en face de la connaissance physique, mais de creuser sous la connaissance scientifique, prise dans toute sa généralité, pour atteindre une liaison de l’être historique à l’ensemble de l’être qui soit plus originaire que le rapport sujet-objet de la théorie de la connaissance.

Ricoeur s’est alors demandé de quel secours pouvait bien être la phénoménologie de Husserl qui, lui aussi s’est trouvé engagé dans cette entreprise subversive qui vise à substituer une ontologie de la compréhension à une épistémologie de l’interprétation. Il voit le dernier Husserl, celui de la Krisis, pointer vers cette ontologie, mais ce n’est que dans la mesure où son entreprise de réduction à l’être a échoué[3] (celle du premier Husserl). C’est donc finalement contre le premier Husserl, contre les tendances tour à tour platonisantes et idéalisantes de sa théorie de la signification et de l’intentionalité, que s’est édifiée la théorie de la compréhension.

On voit à quel degré de radicalité le problème de la compréhension et celui de la vérité sont portés. La question de l’historicité n’est plus celle de la connaissance historique conçue comme méthode ; elle désigne la manière dont l’existant « est avec » les existants ; la compréhension n’est plus la réplique des sciences de l’esprit à l’explication naturaliste ; elle concerne une manière d’être auprès de l’être, préalable à la rencontre d’étants particuliers. Du même coup le pouvoir de la vie de prendre librement distance à l’égard d’elle-même, de se transcender, devient une structure de l’être fini. Si l’historien peut se mesurer à la chose même, s’égaler au connu, c’est parce que lui et son objet sont tous deux historiques. L’explicitation de ce caractère historique est donc préalable à toute méthodologie. Ce qui était une borne à la science – savoir l’historicité de l’être – devient une constitution de l’être. Ce qui était un paradoxe – savoir l’appartenance de l’interprète à son objet – devient un trait ontologique.

Telle est la révolution qu’introduit une ontologie de la compréhension ; le comprendre devient un aspect du « projet » du Dasein et de son « ouverture à l’être ». La question de la vérité n’est plus la question de la méthode, mais celle de la manifestation de l’être, pour un être dont l’existence consiste dans la compréhension de l’être.

Bien qu’il soit admiratif de la force extraordinaire de séduction de cette ontologie fondamentale, Ricoeur propose d’explorer la voie longue, d’articuler autrement le problème herméneutique à la phénoménologie. Pourquoi ce retrait devant l’Analytique du Dasein ? Voici les deux raisons qu’il donne :

Avec la manière radicale qu’Heidegger a d’interroger, Ricoeur est amené à constater que les mouvements qui ont mis en mouvement sa propre recherche, non seulement restent non résolus, mais sont perdus de vue. Comment, se demandait-il, donner un organon à l’exégèse, c’est-à-dire à l’intelligence des textes ? Comment fonder les sciences historiques face aux sciences de la nature ? Comment arbitrer le conflit des interprétations rivales ? Ces problèmes sont proprement non considérés dans une herméneutique fondamentale ; et cela à dessein : cette herméneutique n’est pas destinée à les résoudre, mais à les dissoudre ; aussi bien, Heidegger n’a-t-il voulu considérer aucun problème particulier concernant la compréhension de tel ou tel étant. Il a voulu rééduquer notre oeil et réorienter notre regard ; il a voulu que nous subordonnions la connaissance historique à la connaissance ontologique, comme une forme dérivée d’une forme originaire. Ne vaut-il pas mieux dès lors partir des formes dérivées de la compréhension, et montrer en elle les signes de leur dérivation ? Cela implique que l’on prenne son départ au plan même où la compréhension s’exerce, c’est-à-dire au plan du langage.

Cette première notation conduit à la seconde : pour que le renversement du comprendre épistémologique à l’être comprenant soit possible, il faudrait que l’on puisse d’abord décrire directement – sans souci épistémologique préalable – l’être privilégié du Dasein, tel qu’en lui-même il est constitué, et retrouver ensuite la compréhension comme un de ces modes d’être. La difficulté de passer du comprendre, comme mode de connaissance, au comprendre comme mode d’être, consiste en ceci : la compréhension qui est un résultat de l’Analytique du Dasein est celle-là même par quoi et en quoi cet être se comprend comme être. N’est-ce pas encore une fois dans le langage lui-même qu’il faut chercher l’indication que la compréhension est un mode d’être ?

Ces deux objections contiennent en même temps une proposition positive : substituer à la voie courte de l’Analytique du Dasein la voie longue amorcée par les analyses du langage ; ainsi garderons-nous constamment le contact avec les disciplines qui cherchent à pratiquer l’interprétation de manière méthodique et résisterons-nous à séparer la vérité, propre à la compréhension, de la méthode mise en oeuvre par les disciplines issue de l’exégèse. Si donc une nouvelle problématique de l’existence doit pouvoir être élaborée, ce ne peut être qu’à partir et sur la base de l’élucidation sémantique du concept d’interprétation commun à toutes les disciplines herméneutiques. Cette sémantique s’organisera autour du thème central des significations à sens multiple ou multivoques, ou encore, dirons-nous, symboliques.

2/ La voie longue :

Ricoeur a donné à comprendre comment il concevait l’accès à ia question de l’existence par le détour de la sémantique : une élucidation sémantique resterait « en l’air » aussi longtemps qu’on n’aurait pas montré que la compréhension des expressions multivoques ou symboliques n’est qu’un moment de la compréhension de soi ; l’approche sémantique s’enchaînerait ainsi à une approche réflexive. Mais le sujet qui s’interprète en interprétant les signes, n’est plus le Cogito ; c’est un existant qui découvre, par l’exégèse de sa vie, qu’il est posé dans l’être avant même qu’il se pose et se possède. Ainsi l’herméneutique découvrirait une manière d’exister qui resterait de bout en bout être-interprété. Seule la réflexion, en s’abolissant elle-même comme réflexion, pourrait ramener aux racines ontologiques de la compréhension.

Ainsi, cette voie longue, telle que conçue par Ricoeur a, elle aussi, l’ambition de porter la réflexion au niveau d’une ontologie ; mais elle le fera par degrés, en suivant les requêtes successives dans le cadre du plan sémantique [A], puis dans celui du plan réflexif [B].

[A] Le plan sémantique

C’est d’abord et toujours dans le langage que vient s’exprimer toute compréhension

ontique ou ontologique. Il n’est donc pas vain de chercher du côté de la sémantique un axe de référence pour tout l’ensemble du champ herméneutique. L’exégèse nous a déjà accoutumés à l’idée qu’un texte a plusieurs sens, que ces sens sont imbriqués l’un dans l’autre, que le sens spirituel est « transféré » (les translata signa de saint Augustin) du sens historique au littéral, par surcroît de sens de celui-ci ; Schleiermacher et Dilthey nous ont également appris à considérer les textes, les documents, les monuments, comme des expressions de la vie fixée par l’écriture ; l’exégèse refait le trajet inverse de cette objectivation des forces de la vie dans les connexions psychiques, puis dans les enchaînements historiques ; cette objectivation et cette fixation constituant une autre forme de transfert du sens. Nietzsche, de son côté, traite les valeurs comme des expressions de la force et de la faiblesse de la volonté de puissance qu’il faut interpréter ; bien plus, chez lui, c’est la vie elle-même qui est interprétation : la philosophie devient ainsi elle-même interprétation des interprétations. Enfin, Freud a examiné sous le titre du « travail de rêve », une suite de procédés qui ont ceci de remarquable qu’ils « transposent » (Entstellung) un sens caché, lui font subir une distorsion, qui tout à la fois montre et cache le sens latent dans le sens manifeste ; il a suivi les ramifications de cette distorsion dans les expressions culturelles de l’art, de la morale et de la religion, et constitué ainsi une exégèse de la culture très comparable à celle de Nietzsche. Il n’est donc pas dénué de sens, remarque Ricoeur de chercher à cerner le nœud sémantique de toute herméneutique, générale ou particulière, fondamentale ou spéciale. Il apparaît que l’élément commun, celui qui se retrouve partout, de l’exégèse à la psychanalyse, c’est une certaine architecture du sens, qu’on peut appeler double-sens ou multiple-sens, dont le rôle est chaque fois, quoique de manière différente de montrer en cachant. C’est donc dans la sémantique du montré-caché, dans la sémantique des expressions multivoques, que Ricoeur a vu se resserrer cette analyse du langage.

Ricoeur, pour sa part, a exploré un secteur bien déterminé de cette sémantique, le langage de l’aveu qui constitue la symbolique du mal et proposé d’appeler symbolique ces expressions multivoques. Le sens qu’il donne au mot symbole est un sens plus étroit que celui donné par les auteurs qui, comme Cassirer, appellent symbolique toute appréhension de la réalité par les signes[4], et un sens plus large que les auteurs qui, à partir de la rhétorique latine ou de la tradition néo-platonicienne, réduisent le symbole à l’analogie. D’où sa définition du symbole : < J’appelle symbole toute structure de signification où un sens direct, primaire, littéral désigne par surcroît un autre sens indirect, secondaire, figuré, qui ne peut être appréhendé qu’à travers le premier. > Cette circonscription des expressions à double-sens constitue proprement le champ herméneutique.

En retour, le concept d’interprétation reçoit lui aussi une acception déterminée, et Ricoeur propose de lui donner même extension qu’au symbole : < L’interprétation est le travail de pensée qui consiste à déchiffrer le sens caché dans le sens apparent, à déployer les niveaux de signification impliqués dans la signification littérale. > Ainsi se trouve conservée la référence initiale à l’exégèse, c’est-à-dire à l’interprétation des sens cachés. Symbole et interprétation deviennent ainsi des concepts corrélatifs ; il y a interprétation là où il y a sens multiple, et c’est dans l’interprétation que la pluralité des sens est rendue manifeste.

De cette double délimitation du champ sémantique – du côté du symbole et du côté de l’interprétation – résulte un certain nombre de tâches que Ricoeur se borne à inventorier : en ce qu concerne les expressions symboliques, il dégage deux tâches ; d’abord une énumération aussi ample et aussi complète que possible des formes symboliques (– symboles cosmiques que porte au jour une phénoménologie de la religion – symboles oniriques révélés par la psychanalyse avec tous leurs équivalents dans le folklore, les légendes, les dictons, les mythes – créations verbales du poète selon le fil conducteur des images sensorielles ou selon la symbolique de l’espace et du temps[5]).

A la suite de cette première tâche, et d’une façon complémentaire, devrait intervenir une critériologie qui aurait pour tâche de fixer la constitution sémantique de formes apparentées à la symbolique telles que la métaphore, l’allégorie, la similitude et à résoudre tout une série de questions de structure qui se posent[6]. Cette critériologie, à son tour, est inséparable d’une étude des procédés de l’interprétation car, chaque interprétation qui part de la surdétermination des symboles réduit leur multivocité, « traduisant » le symbole selon une grille de lecture qui lui et propre. C’est aussi la tâche de cette critériologie de montrer que la forme de l’interprétation est relative à la structure théorique du système herméneutique considéré[7].

Ainsi, au simple niveau sémantique, on vient de voir l’herméneutique philosophique commencer par une investigation en extension des formes symboliques et par une analyse en compréhension des structures symboliques ; on l’a vu poursuivre par une confrontation des styles herméneutiques et par une critique des systèmes d’interprétation, en rapportant la diversité des méthodes herméneutiques à la structure des théories correspondantes. Elle s’est préparée par là à exercer sa tâche la plus haute, qui serait un véritable arbitrage entre les prétentions totalitaires de chacune des interprétations. En montrant de quelle manière chaque méthode exprime la forme d’une théorie, elle justifie chacune dans les limites de sa propre circonscription théorique. Telle est la fonction critique de cette herméneutique prise à son niveau simplement sémantique.

[B] Le plan réflexif

Une sémantique des expressions à sens multiples ne saurait suffire à qualifier une herméneutique comme philosophique. Une analyse linguistique qui traiterait les significations comme un ensemble clos sur soi-même érigerait inéluctablement le langage en absolu. Or cette hypostase du langage nie l’intention fondamentale du signe, qui est de valoir pour…, donc de se dépasser et de se supprimer dans ce qu’il vise. Le langage lui-même, en tant que milieu signifiant, demande à être référé à l’existence. En faisant cet aveu, Ricoeur retrouve Heidegger ; ce qui anime le mouvement de dépassement du plan linguistique, c’est le désir d’une ontologie ; c’est l’exigence qu’elle adresse à une analyse qui demeurerait prisonnière du langage. L’étape intermédiaire, en direction de l’existence, c’est la réflexion, c’est-à-dire le lien entre la compréhension des signes et la compréhension de soi. C’est dans ce soi que nous avons chance de reconnaître un existant.

En proposant de relier le langage symbolique à la compréhension de soi, Ricoeur pense satisfaire au vœu le plus profond de l’herméneutique. Toute interprétation se propose de vaincre un éloignement, une distance, entre l’époque culturelle révolue à laquelle appartient le texte et l’interprète lui-même. En surmontant cette

distance, en se rendant contemporain, l’exégète peut s’approprier le sens : d’étranger, il veut le rendre propre, c’est-à-dire le faire sien ; c’est donc l’agrandissement de la propre compréhension de soi-même qu’il poursuit à travers la compréhension de l’autre. Toute herméneutique est ainsi, explicitement ou implicitement, compréhension de soi-même par le détour de la compréhension de l’autre.

La réflexion est une intuition aveugle si elle n’est pas médiatisée par ce que Dilthey appelait les expressions dans lesquelles la vie s’objective. Pour employer un autre langage, celui de Jean Nabert, la réflexion ne saurait être que l’appropriation de notre sens d’exister, par le moyen d’une critique appliquée aux œuvres et aux actes qui sont les signes de cet acte d’exister. Ainsi la réflexion est une critique, non au sens kantien d’une justification de la science et du devoir, mais en ce sens que le Cogito ne peut être ressaisi que par le détour d’un déchiffrage appliqué aux documents de sa vie. La réflexion est l’appropriation de notre effort pour exister et de notre désir d’être à travers les œuvres qui témoignent de cet effort et de ce désir.

Mais le Cogito n’est pas seulement une vérité aussi vaine qu’invincible ; il faut encore ajouter qu’il est comme une place vide qui a, dès toujours, été remplie par un faux Cogito ; nous avons en effet appris, par toutes les disciplines exégétiques, et par la psychanalyse en particulier, que la conscience prétendument immédiate est d’abord « conscience fausse » ; Marx, Nietzsche et Freud, selon Ricoeur, nous ont appris à en démasquer les ruses. C’est pourquoi il faut désormais joindre une critique de la conscience fausse à toute redécouverte du sujet du Cogito dans les documents de sa vie ; une philosophie de la réflexion doit être tout le contraire d’une philosophie de la conscience.

Ce second motif se joint au précédent ; non seulement le « je » ne peut se ressaisir que dans les expressions de la vie qui l’objectivent, mais l’exégèse du texte de la conscience se heurte aux premières « mésinterprétations » de la conscience fausse. Or, faisant référence à Schleiermacher, Ricoeur déclare qu’il y a herméneutique là où il y a d’abord eu mésinterprétation.

Ainsi, la réflexion doit être doublement indirecte, d’abord parce que l’existence ne s’atteste que dans les documents de la vie, mais aussi parce que la conscience est d’abord conscience fausse et qu’il faut toujours s’élever par une conscience corrective de la mécompréhension à la compréhension.

Au terme de cette seconde étape, celle de l’étape réflexive, il est possible de montrer comment se trouvent consolidés les éléments de la première, celle de l’étape sémantique.

Lors de cette première étape, il a été pris comme un fait l’existence d’un langage irréductible aux significations univoques. C’est un fait que l’aveu de la conscience coupable passe par une symbolique de la souillure, du péché et de la culpa ; c’est un fait que le désir refoulé s’exprime dans une symbolique qui atteste sa stabilité à travers rêves, dictons, légendes et mythes ; c’est un fait que le sacré s’exprime dans une symbolique des éléments cosmiques : ciel, terre, eau, feu. Mais l’usage philosophique de ce langage équivoque reste exposé à l’objection du logicien selon laquelle le langage équivoque ne saurait nourrir que des arguments fallacieux.

La justification de l’herméneutique ne peut être radicale que si l’on cherche dans la nature même de la pensée réflexive le principe d’une logique du double sens. Cette logique n’est plus alors une logique formelle mais une logique transcendantale ; elle s’établit au niveau des conditions de possibilité : non des conditions de l’objectivité d’une nature, mais des conditions de l’appropriation de notre désir d’être ; c’est dans ce sens que la logique du double sens, propre à l’herméneutique peut être appelée transcendantale. Si le débat n’est pas porté à ce niveau, on sera vite acculé à une situation intenable : on tentera vainement de maintenir le débat à un niveau purement sémantique et de faire une place aux significations équivoques à côté des significations univoques ; mais la distinction de principe de deux sortes d’équivocité, l’équivocité par surcroît de sens que rencontrent les sciences exégétiques et l’équivocité par confusion de sens que pourchasse la logique, ne peut se justifier au seul plan sémantique . Il ne peut exister deux logiques au même niveau. Seule la problématique de la réflexion justifie la sémantique du double sens.

Vers une problématique de l’existence

Au terme de cet itinéraire qui nous a conduit d’une problématique du langage à une problématique de la réflexion, Ricoeur a voulu montrer comment pourrait être rejointe, par voie régressive, une problématique de l’existence. L’ontologie de la compréhension, que Heidegger élabore directement par un soudain renversement qui substitue la considération d’un mode d’être à celle d’un mode de connaître, ne saurait être, pour Ricoeur qui, lui, procède indirectement, et par degrés, qu’un horizon, c’est-à-dire une visée, plus qu’une donnée. Une ontologie séparée est hors de portée : c’est seulement dans le mouvement de l’interprétation que l’être interprété est aperçu. L’ontologie de la compréhension reste impliquée dans la méthodologie de l’interprétation, selon l’inéluctable « cercle herméneutique » que Heidegger lui-même nous a appris à tracer. De plus, c’est seulement dans un conflit des herméneutiques rivales que quelque chose de l’être interprété est aperçu : une ontologie unifiée est aussi inaccessible à la méthode de Ricoeur qu’une ontologie séparée ; c’est chaque fois chaque herméneutique qui découvre l’aspect de l’existence qui la fonde comme méthode.

Ce double avertissement ne doit point néanmoins nous détourner de dégager les fondements ontologiques de l’analyse sémantique et réflexive qui précède. Une ontologie impliquée, bien plus, une ontologie brisée, – c’est encore et déjà une ontologie.

L’existence révélée dans une archéologie du sujet

Une première piste sera suivie, celle qui nous est proposée par une réflexion philosophique sur la psychanalyse Que pouvons-nous attendre de celle-ci pour une ontologie fondamentale ? Deux choses : d’abord une véritable destitution de la problématique classique du sujet comme conscience, – ensuite une restauration de la problématique de l’existence comme désir.

C’est en effet à travers la critique de la conscience que la psychanalyse pointe vers l’ontologie. L’interprétation qu’elle nous propose des rêves, des phantasmes, des mythes et des symboles, est toujours à quelque degré une contestation de la prétention de la conscience à s’ériger en origine du sens. La lutte contre le narcissisme – équivalent freudien du faux Cogito – conduit à découvrir l’enracinement du langage dans le désir, dans les pulsions de la vie. Le philosophe qui se livre à ce rude écolage est conduit à pratiquer une véritable axcèse de la subjectivité, à se laisser déposséder de l’origine du sens ; ce dessaisissement est certes encore une péripétie de la réflexion ; mais il doit devenir la réelle perte de ce plus archaïque de tous les objets : moi. Il faut alors dire du sujet de la réflexion ce que l ‘Evangile dit de l’âme : il faut le perdre pour le sauver. Toute la psychanalyse me parle d’objets perdus à retrouver symboliquement ; la philosophie réflexive doit intégrer cette découverte à sa propre tâche ; il faut perdre le moi pour trouver le je. C’est bien pourquoi la psychanalyse est, sinon une discipline philosophique, du moins une discipline pour le philosophe : l’inconscient contraint le philosophe à traiter l’arrangement des significations sur un plan décalé par rapport au sujet immédiat ; c’est ce qu’enseigne la topologie freudienne : les significations les plus archaïques s’organisent dans un « lieu » du sens distinct du lieu où la conscience immédiate se tient. Le réalisme de l’inconscient, le traitement topographique et économique des représentations, des fantasmes, des symptômes et des symboles apparaissent finalement comme la condition d’une herméneutique libérée des préjugés de l’ego.

Freud nous invite ainsi à poser à nouveaux frais la question du rapport entre signification et désir, entre sens et énergie, c’est-à-dire finalement entre le langage et la vie. C’était déjà le problème de Leibniz dans la Monadologie : comment la représentation est-elle articulée sur l’appétition ? C’était également le problème de Spinoza dans l’Ethique, au livre III : comment les degrés de l’adéquation de l’idée expriment-ils les degrés du conatus, de l’effort qui nous constitue ? A sa façon, la psychanalyse nous ramène à la même interrogation : comment l’ordre des significations est-il inclus dans l’ordre de la vie ? Cette régression du sens au désir est l’indication d’un possible dépassement de la réflexion vers l’existence. Maintenant est justifiée une expression déjà utilisée, mais qui restait anticipée : par la compréhension de nous-même, a-t-il été dit, nous nous approprions le sens de notre désir d’être ou de notre effort pour exister. L’existence, peut-il être dit maintenant, est désir et effort. Elle est appelée effort, pour en souligner l’énergie positive et le dynamisme, elle est appelée désir pour en désigner le manque et l’indigence : Eros est fils de Poros et de Pénia. Ainsi le Cogito n’est plus cet acte prétentieux qu’il était initialement, c’est-à-dire cette prétention de se poser soi-même ; il s’apparaît comme déjà posé dans l’être.

Mais si la problématique de réflexion peut et doit se dépasser dans une problématique de l’existence, comme le suggère une méditation philosophique sur la psychanalyse, c’est toujours dans et par l’interprétation que ce dépassement a lieu : c’est en déchiffrant les ruses du désir que se découvre le désir à la racine du sens et de la réflexion ; ce désir ne peut être hypostasié hors du procès de l’interprétation ; il reste toujours être-interprété ; il est deviné à l’arrière des énigmes de la conscience, mais il ne peut être saisi en lui-même, sous peine de faire une mythologie des pulsion, comme il arrive parfois dans les représentations sauvages de la psychanalyse. C’est en arrière de lui-même que le Cogito découvre, par le travail de l’interprétation, quelque chose comme une archéologie du sujet. L’existence transparaît dans cette archéologie, mais elle reste impliquée dans le mouvement de déchiffrage qu’elle suscite.

Ce mouvement que la psychanalyse, comprise comme herméneutique, nous contraint d’opérer, d’autres méthodes herméneutiques nous forcent aussi à le faire, quoique de manière différente. L’existence que la psychanalyse découvre, c’est celle du désir ; c’est l’existence comme désir ; et cette existence est révélée principalement dans une archéologie du sujet.

L’existence révélée dans une téléologie du sujet

Une autre herméneutique – celle de la phénoménologie de l’esprit par exemple –

suggère une autre manière de déplacer l’origine du sens, non plus à l’arrière du sujet mais en avant de lui. Ricoeur suggère de dire qu’il y a une herméneutique du Dieu qui vient, du Royaume qui s’approche ; une herméneutique qui vaut comme prophétie de la conscience. C’est elle qui, en dernière analyse, anime la Phénoménologie de l’esprit de Hegel ; il est opportun de l’invoquer ici parce que son mode d’interprétation est diamétralement opposé à celui de Freud. La psychanalyse nous proposait une régression vers l’archaïsme, la philosophie de l’esprit nous propose un mouvement selon lequel chaque figure trouve son sens, non dans celle qui précède, mais dans celle qui suit ; la conscience est ainsi tirée hors de soi, en avant de soi, vers un sens en marche, dont chaque étape est abolie et retenue dans la suivante. Ainsi, une téléologie du sujet s’oppose à une archéologie du sujet. Mais l’important, pour ce propos, est que cette téléologie, au même titre que l’archéologie freudienne, ne se constitue que dans le mouvement de l’interprétation qui comprend une figure par une autre figure ; l’esprit ne se réalise que dans ce passage d’une figure à l’autre ; il est la dialectique même des figures par quoi le sujet est tiré hors de son enfance, arraché à son archéologie. C’est pourquoi la philosophie reste une herméneutique, c’est-à-dire une lecture du sens caché dans le texte du sens apparent. C’est la tâche de cette herméneutique de montrer que l’existence ne vient pas à la parole, au sens et à la réflexion, qu’en procédant à une exégèse continuelle de toutes les significations qui viennent au jour dans le monde de la culture ; l’existence ne devient un soi – humain et adulte – , qu’en s’appropriant ce sens qui réside d’abord « dehors », dans des œuvres, des institutions, des monuments de culture où la vie de l’esprit est objectivée.

Le sacré, interpellant l’homme, s’annonce comme ce qui dispose de son existence, parce qu’il la pose absolument, comme effort et comme désir d’être

C’est dans le même horizon ontologique qu’il faudrait interroger la phénoménologie de la religion, celle de Van der Leeuw et celle de Mircea Eliade. Comme phénoménologie, c’est seulement une description du rite, du mythe, de la croyance, c’est-à-dire des formes de comportement, de langage et de sentiment, par lesquelles l’homme vise un « sacré ». Mais si la phénoménologie peut demeurer à ce niveau descriptif, la reprise réflexive du travail de l’interprétation entraîne plus loin : en se comprenant lui-même dans et par les signes du sacré, l’homme opère le plus radical dessaisissement de lui-même qu’il est possible de concevoir ; cette dépossession excède celle que suscitent la psychanalyse et la phénoménologie hégelienne, soit qu’on les prenne séparément, soit que l’on conjugue leurs effets ; une archéologie et une téléologie dévoilent encore une arché et un télos dont un sujet peut disposer en les comprenant ; il n’en est plus de même avec le sacré qui s’annonce dans une phénoménologie de la religion ; celui-ci désigne symboliquement l’alpha de toute archéologie, l’oméga de toute téléologie ; de cet alpha et de cet oméga, le sujet ne saurait disposer ; le sacré interpelle l’homme et, dans cette interpellation , s’annonce comme ce qui dispose de son existence, parce qu’il la pose absolument, comme effort et comme désir d’être.

Ainsi, les herméneutiques les plus opposées pointent, chacune à sa façon, en direction des racines ontologiques de la compréhension. Chacune à sa façon dit la dépendance du soi à l’existence. La psychanalyse montre cette dépendance dans l’archéologie du sujet, la phénoménologie de l’esprit dans la téléologie des figures, la phénoménologie de la religion dans les signes du sacré.

Telles sont les implications ontologiques de l’interprétation.

. L’herméneutique, point de passage obligé pour montrer que les différentes modalités de l’existence appartiennent à une unique problématique

Cette figure cohérente de l’être que nous sommes, dans laquelle viendraient s’implanter les interprétations rivales, n’est pas donnée ailleurs que dans cette dialectique des interprétations. A cet égard, l’herméneutique est indépassable. Seule, une herméneutique, instruite par les figures symboliques, peut montrer que ces différentes modalités de l’existence appartiennent à une unique problématique ; car ce sont finalement les symboles les plus riches qui assurent l’unité de ces multiples interprétations ; eux seuls portent tous les vecteurs, régressifs et prospectifs, que les diverses herméneutiques dissocient. Les vrais symboles sont gros de toutes les herméneutiques, de celle qui se dirige vers l’émergence de nouvelles significations et de celle qui se dirige vers la résurgence des phantasmes archaïques. C’est en ce sens que l’on peut affirmer que l’existence dont peut parler une philosophie herméneutique reste toujours une existence interprétée ; c’est dans le travail de l’interprétation qu’elle découvre les modalités multiples de la dépendance du soi, sa dépendance au désir aperçue dans une archéologie du sujet, sa dépendance à l’esprit aperçue dans sa téléologie, la dépendance au sacré aperçue dans son eschatologie. C’est en développant une archéologie, une téléologie et une eschatologie que la réflexion se supprime elle-même comme réflexion.



[1] Extrait d’ « Existence et herméneutique », premier chapitre de l’ouvrage de Paul Ricoeur intitulé « Conflit des interprétations » paru au Seuil, au 4e trim 1969.

[2] Ce qu’il faut donc considérer dans toute sa radicalité, c’est le retournement de la question elle-même, le retournement qui, à la place d’une épistémologie de l’interprétation, met une ontologie de la compréhension. Il faut donc délibérément sortir du cercle enchanté de la problématique du sujet et de l’objet, et s’interroger sur l’être. Mais, pour s’interroger sur l’être en général, il faut d’abord s’interroger sur cet être qui est le « là » de tout être , sur le Dasein, c’est-à-dire sur cet être qui existe sur le mode de comprendre l’être. Comprendre, n’est plus alors un mode de connaissance, mais un mode d’être, le mode de cet être qui existe en comprenant…

[3] Sa réduction de la thèse du monde est en effet une réduction de la question de l’être à la question du sens de l’être, qui, à son tour, est réduit à un simple corrélat des modes subjectifs de visée.

[4] Depuis la perception, le mythe, l’art, jusqu’à la science.

[5] En dépit de leur enracinement différent : dans les valeurs physionomiques du cosmos, dans le symbolisme sexuel, dans l’imagerie sensorielle, tous ces symbolismes ont leur avènement dans l’élément du langage. Il n’y a pas de symbolique avant l’homme qui parle, même si la puissance du symbole est enracinée plus bas ; c’est dans le langage que le cosmos, que le désir, que l’imaginaire accèdent à l’expression ; il faut toujours une parole pour reprendre le monde et faire qu’il devienne hiérophanie. De même le rêve reste fermé à tous, tant qu’il n’est pas porté au plan du langage par le récit.

[6] Par exemple: Quelle est la fonction de l’analogie dans le « transfert du sens » ? Y a-t-il d’autres manières de lier le sens au sens, que l’analogie ? Comment intégrer à cette constitution du sens symbolique les mécanismes du rêve découverts par Freud ? Peut-on les superposer à des formes rhétoriques déjà recensées telles que la métaphore et la métonymie ? Les mécanisme de distorsion mis en jeu par ce que Freud appelle le « travail de rêve » couvrent-ils le même champ sémantique que les procédés symboliques attestés par la phénoménologie de la religion ?

[7] Ainsi, la phénoménologie de la religion procède au déchiffrage de l’objet religieux dans le rite, le mythe, la croyance ; mais elle le fait à partir d’une problématique du sacré qui définit sa structure théorique. La psychanalyse, au contraire, ne connaît qu’une dimension du symbole : celle des rejetons des désirs refoulés ; seul par conséquent est pris en considération le réseau de significations constitué par l’inconscient à partir du refoulement primaire et selon les apports ultérieurs du refoulement secondaire.