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Survivance du trotskisme (Sciences politiques)

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SURVIVANCE DU TROTSKISME


NOTE LIMINAIRE

. Pourquoi cette incursion dans le domaine de la gauche de la gauche ?

La pré-campagne présidentielle, à n’en pas douter, est une excellente occasion pour s’informer des opinions qui s’expriment dans la gauche non communiste ; si les différents porte-paroles des mouvements qui la composent, à l’occasion des meetings, font connaître leurs positions respectives, ils nous renseignent bien peu sur l’origine de leurs opinions ; ils sont la vitrine de leur parti sans en être vraiment les théoriciens. Aussi ai-je souhaité en savoir plus : d’où viennent leurs convergences ? quelles raisons fondamentales les poussent à l’affrontement, tel mouvement contre tel autre, ou au contraire à un rapprochement, un tel attiré par tel autre ? Je me suis enquis de ces renseignements auprès d’un auteur, Philippe Raynaud, par ailleurs professeur de science politique à l’université Paris II, qui vient de publier (août 2006), « L’extrême gauche plurielle ». Ce qu’il nous livre savamment en 200 pages, mon ambition serait de vous le présenter en une trentaine de pages. C’est dire que je ferai des choix, pour me consacrer à l’histoire de ces mouvements, sans traiter la seconde partie de Ph. Raynaud : « L’Extrême gauche en philosophie », ni Israël et la Palestine de sa 1ère partie.

Dans son introduction, l’auteur auquel je me réfère, met immédiatement en évidence les trois singularités que présentent la France et qui la distinguent des autres démocraties, et notamment de la plupart des autres pays de l’Union européenne.

La première – je cite sans développer – est la permanence d’une extrême gauche organisée dont les principaux courants sont issus de l’histoire déjà longue du trotskisme et qui se présentent peu ou prou comme les héritiers de la « révolution d’Octobre » ; la deuxième est la permanence et la vitalité d’une remise en cause globale de la « dictature des marchés » ; la troisième réside dans la productivité « théorique » de l’extrême gauche en rupture avec le consensus libéral ou avec les formes actuelles de la mondialisation. Seules les singularités (1) et (3) peuvent s’inscrire sous le titre qui vous est proposé, ce qui me conduit à vouloir traiter séparément le problème de l’«économie de marché ». En outre, la référence au trotskisme nous amène tout naturellement à dépeindre la figure tutélaire de ce courant qui a œuvré dans le monde au profit d’idées que l’histoire a intégrées et dont les retombées en France sont, aujourd’hui encore, loin d’être négligeables.

< Si les gens qui s’y réfèrent constituent un ensemble socialement et culturellement assez hétérogène, comme le montre l’échec répété de toutes les tentatives de fusion ou même d’alliance stratégique entre les différents groupes, il n’en est pas moins vrai que chaque courant s’affaire à entretenir avec soin « son petit jardin électoral ou syndical ». Pour finir, ces groupes sont assez influents pour tirer profit des mouvements sociaux qu’ils contribuent à « construire » comme réalités sociales et comme enjeux politiques. >


TROTSKI ET SES PAIRS

Mon souci, dans ce premier chapitre, est de vous faire partager la synthèse que j’ai pu dégager de mes lectures d’encyclopédies. On ne saurait, en effet, parler des trotskistes sans préciser le vécu du fondateur de leur doctrine. Je pressentais bien, dès le départ, que je serais dans l’obligation de croiser la biographie de Trotski avec celles de Lénine, et de Staline.

Pour commencer, notons brièvement : Trotski, né Bronstein, est issu d’une famille juive de la petite bourgeoisie d’Ukraine, tandis que Lénine est russe et Staline géorgien. Staline et Trotski sont nés la même année (1879), tandis que Lénine est leur aîné de neuf ans. Relevons ensuite que, dès le début de leur vie d’adulte, des convergences s’établissent très vite entre Lénine et Trotski. Mais aussi, sans tarder, on voit leur présence sur le sol russe contestée ; elle le sera souvent et jamais pour Staline. C’est ainsi que Lénine est condamné une première fois à trois ans d’exil en Sibérie (1897-1900) et que Trotski entre dans cette terre redoutée quand Lénine en sort ; il s’en évade deux ans plus tard et, curieusement, retrouve Lénine à Londres ; c’est le début de leur ancrage idéologique à l’« international ». On est à la fin de 1902 ; le IIe Congrès du Parti social-démocrate se prépare. Lénine est enthousiasmé par les talents de ce jeune Pero (la Plume) et l’impose à la rédaction de l’Iskra (l’Etincelle). Trotski fait là ses « études supérieures » de marxisme auprès de ces aînés qu’il admire. Mais le IIe Congrès est celui de la scission entre bolcheviks (majoritaires) et mencheviks (minoritaires).

Ni menchevik, ni bolchevik, Trotski est le tenant de la révolution permanente

Bien que politiquement plus proche de Lénine, Trotski qui voit en lui le « scissioniste », condamne son hypercentralisme, et se range d’abord aux côtés des mencheviks. Pour peu de temps. Dès septembre 1904, il rompt avec la minorité qui se refuse à rechercher la réunification. Pendant treize ans, Trotski va être un isolé, un hérétique, se dépensant avec acharnement pour l’impossible fusion des deux courants de la social-démocratie.

Le coup de tonnerre du « Dimanche rouge » (janv. 1905) le précipite – clandestinement – en Russie, dès février, alors que les autres leaders socialistes ne vont y arriver qu’en octobre. Cet avantage fait de lui le premier praticien des théories élaborées en exil. Cela transforme son rapport aux anciens avec qui il vient de rompre. Sa période d’« universités » est terminée. Ce jeune homme de vingt six ans est maintenant un maître. Trotski se rend d’abord à Kiev où ses feuilles d’agitation trouvent l’appui d’un ingénieur bolchevik qui dispose d’une imprimerie clandestine. C’est au long de 1905 que mûrit la théorie de la révolution permanente, aussi célèbre que méconnue.

Partant à la fois des conclusions théoriques tirées par Marx en 1850 des leçons de la révolution de 1848 et de l’analyse des forces sociales propres à la Russie[1], Trotski parvenait aux conclusions qui devaient se révéler la clef de la révolution russe avant de prendre valeur universelle. Cette conception est parfaitement résumée par ces lignes écrites pendant l’été 1905 :

« La Russie se trouve devant une révolution bourgeoise démocratique. A la base de cette révolution, il y a le problème agraire. La classe ou le parti qui saura entraîner à sa suite les paysans contre le tsarisme et les propriétaires nobles s’emparera du pouvoir. Ni le libéralisme, ni les intellectuels démocrates ne peuvent parvenir à ce résultat : leur époque historique est finie. Le prolétariat occupe déjà l’avant-scène révolutionnaire. C’est seulement la social-démocratie qui peut entraîner, par l’intermédiaire des ouvriers, la classe paysanne. Ceci ouvre, devant la social-démocratie russe des perspectives de conquête du pouvoir qui anticipent celles des Etats d’Occident. La tâche directe de la social-démocratie sera de parachever la révolution démocratique. Mais le parti du prolétariat, quand il aura conquis le pouvoir, ne pourra se borner à un programme démocratique. Il sera forcé d’entrer dans la voie des mesures socialistes. Le trajet qu’il pourra faire dans cette voie dépendra non seulement des rapports internes de nos forces, mais aussi de toute la situation internationale ».

En octobre, les grèves multiples se transforment en grève générale. Trotski, venu à Pétersbourg au début de l’été et qui a dû se cacher en Finlande, rentre dans la capitale impériale, lance la Gazette russe dont le tirage s’élève en quelques jours à 100.000 exemplaires, puis avec les mencheviks, Le Commencement, dont le succès est foudroyant. Membre du premier soviet, Trotski s’y montre très vite comme son principal dirigeant (il est l’éditorialiste de son organe les Izvestia). Le président du premier soviet étant arrêté le 9 décembre, il prend sa succession. Mais le 16 décembre, c’est le soviet tout entier qui est arrêté, alors que tout le reste du mois, la révolution jette encore de hautes flammes. Non seulement Trotski en apparaît comme le premier dirigeant, mais c’est sa ligne politique qui pour l’heure s’impose à toute la social-démocratie, aux bolcheviks comme aux mencheviks.

Le procès du soviet a lieu près d’un an plus tard et dure un mois. Trotski, avec quinze autres accusés, est condamné à la déportation perpétuelle. Le régime pénitentiaire est devenu plus dur. Il s’évade pendant le voyage vers la Sibérie ; le 15 mars 1907, il est de retour à Pétersbourg et passe en Finlande : c’est le début de son second exil. Il arrive à temps pour le Congrès de Londres qui confirme la profonde fissure entre les deux courants ; ls mencheviks se situent sur la voie du repentir tandis que les bolcheviks persistent à tendre vers une nouvelle révolution. Lénine approuva les travaux que Trotski avait « faits en prison, mais [lui] reprocha de n’en avoir pas tiré les déductions indispensables au point de vue de l’organisation, c’est-à-dire de n’être pas encore venu du côté des bolcheviks » (Ma Vie). En effet, s’il avait rompu avec les minoritaires, toujours dans l’espoir d’une réunification, il n’avait pas adhéré au courant majoritaire. C’était sans doute une erreur, que Trotski admit plus tard, mais une erreur peut-être nécessaire à la maturation de son apport théorique propre, pendant les dix ans qu’il passe pour l’essentiel (mais pour l’essentiel seulement) à Vienne, publiant la Pravda (la Vérité).

La révolution d’Octobre en vue

Au long de ces dix années, presque toutes de réaction politique, qui précèdent la révolution d’Octobre, les tendances russes apparaissent aux puissants partis sociaux-démocrates d’Occident comme autant de groupuscules et leurs combats théoriques comme autant de querelles byzantines. La violence inconsidérée de ces polémiques – qui nourrira tragiquement la période de réaction stalinienne – est la seule excuse à de tels jugements. Inversement, Lénine et Trotski peuvent, durant ces années, prendre la juste mesure des révolutionnaires en chambre et des socialistes ministrables que la Première Guerre mondiale allait jeter dans l’« union sacrée » avec leur propre bourgeoisie. Quant au mouvement ouvrier, il s’est organisé en deux camps : d’un côté les patriotes collaborateurs de classes, l’énorme majorité ; de l’autre les internationalistes défaitistes, une infime minorité. Trotski, comme Lénine en font partie.

Après un court séjour en Suisse, dès nov. 1914, Trotski regagne Paris où il publie Notre Parole, petit quotidien à éclipse à teneur antibelliciste, qui joue un grand rôle dans le rassemblement des internationaux socialistes de France, d’Italie, d’Allemagne et des Balkans. Lénine est en Suisse. Divisés encore sur des points secondaires à la conférence de Zimmerwald (sept. 1915) qui réunit les socialistes avancés des camps opposés et des pays neutres, Trotski et Lénine ne vont plus cesser de se rapprocher ; c’est d’ailleurs Trotski qui rédige lui-même le manifeste de la conférence ; y est proclamée la faillite de la IIe Internationale et les bases de la IIIe y sont jetées. Au redressement du mouvement ouvrier qui s’esquisse alors, répond l’expulsion, en 1916, de Trotski par le gouvernement français. Aucun pays allié ou neutre ne lui accorde un visa. Il est jeté en Espagne où il erre avant de devoir partir à New-York via Cuba (janv.1917). Là, il collabore au quotidien russe révolutionnaire (Nouveau Monde) et c’est là que l’atteint l’écho du coup de tonnerre de la révolution de février. Il tente de rentrer en Russie, mais il est arrêté en mer par les Britanniques qui le font interner au Canada (Halifax). Sur intervention du gouvernement provisoire russe, il est relâché au bout d’un mois et rejoint la Russie. Lénine qui l’a précédé d’un mois est en lutte pour le redressement de son propre parti, dont la direction assurée par Kamenev et Staline, tendait à la conciliation avec les mencheviks, pour qui la chute de la monarchie constituait la fin de la révolution. Pour Trotski, comme pour Lénine qui vient de rédiger les fameuses « thèses d ‘avril », ce n’en est que le commencement. Aucun des problèmes qui ont causé l’explosion révolutionnaire n’est résolu ; le gouvernement Kerenski préparait même une nouvelle offensive alors que le premier mot d’ordre des masses était : la paix. L’histoire balaie les formules théoriques inadaptées et impose la seule voie, la révolution permanente et son mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets ».

Comme dans la répétition de 1905, Trotski est porté, de meeting en meeting, à la tête du mouvement. Dans la brève période de réaction de juillet, il est interné par Kerenski, tandis que Lénine, menacé de mort par la calomnie majeure d’être un « agent de l’Allemagne », doit se cacher en Finlande. Mais le courant de la révolution est loin d’être épuisé. En septembre, Trotski est libre et président du soviet de Petrograd. Dès le mois d’août, son organisation des « internationalistes unifiés » avait fusionné avec les bolcheviks . C’est l’heure de prendre le pouvoir. Trotski est l’appui principal qui permet à Lénine, paralysé par la clandestinité, de vaincre les résistances sourdes ou ouvertes d’une partie de l’état-major bolchevik. Et c’est lui encore qui assure l’organisation et la direction suprême de l’insurrection du 25 octobre. Désormais, les deux noms de Lénine et Trotski sont liés par l’histoire comme ceux de deux titans de la révolution d’Octobre qui, sans eux (de leur avis même), n’eût probablement pas au lieu.

Au regard de cette affirmation que peut-on dire de l’action de Staline pendant la même période ? Après avoir joué un faible rôle dans la révolution de 1913 à 1917, il cherche à éviter les frictions avec les mencheviks, et lorsque Lénine se montre intransigeant à leur égard, il croit bon d’adopter la même attitude (avril 1917). Mais lorsque Lénine regagne Pétrograd, il rentre dans le rang sans avoir jamais joué le rôle de brillant second que l’iconographie officielle a exalté.

L’après 25 octobre

La prise du pouvoir n’est qu’un moment – nodal, mais un moment – de la révolution. Les mois, les années qui suivent sont aussi torrentueuses que l’année 1917. Pendant trois mois, Trotski est commissaire du peuple aux Affaires étrangères, puis commissaire du peuple à la Guerre ; Lénine étant au poste de pilotage général, Trotski occupe les fonctions immédiatement les plus importantes.

La première tâche est d’accorder la paix aux masses qui ont fait la révolution pour cela. Trotski invente à Brest-Litovsk une nouvelle diplomatie, de meeting de place publique. Le Comité central bolchevik est divisé, une minorité préconise la guerre ; Lénine, pratique, est partisan d’accepter le traité draconien ; Trotski fait l’accord provisoire sur une déclaration sans précédent de « ni paix ni guerre ». Mais devant l’avancée allemande, démonstration de la main forcée étant faite, la position de Lénine est acceptée, et la paix est signée le 3 mars 1918 ; l’armée allemande, à ce moment, occupe la Pologne, la Lituanie, la Lettonie, l’Ukraine et une partie de la Grande Russie.

Ce péril écarté, de nouveaux apparaissent à tous les bouts de l’immense empire russe en chaos : la guerre civile va durer quatre ans. En mars 1919, Lénine fonde la IIIe Internationale sous le nom de Komintern ; elle est complétée par l’Internationale syndicale rouge (1921) puis par le Secours rouge et ouvriers internationaux ; elle ne propose pas moins que la révolution communiste mondiale avec le secours de l’URSS.

De tous les exploits de Trotski, la création et la direction de l’Armée rouge paraissent les plus étonnants. Le pays est ravagé par la famine et son économie épuisée est désarticulée ; il n’a plus d’armée : il faut en sortir une du néant. Trotski n’a d’expérience militaire que livresque, mais il est surtout maître dans l’art de concentrer l’énergie, et la révolution en sécrète à profusion. Dans son train blindé qui sillonne le pays réduit à un fragment de la Russie blanche, il transforme les bandes anarchiques de partisans en armée disciplinée, retourne contre la vieille société ses meilleurs spécialistes militaires, flanqués de commissaires qui veillent, revolver au poing, à leur fidélité, fait des héros avec des déserteurs, invente sur le terrain une stratégie de la guerre révolutionnaire. En moins de quatre ans dix armées ennemies sont battues à tous les points cardinaux, malgré les trahisons, les incapacités, le gâchis. Le sabotage de Staline détermine l’échec de la dernière campagne de libération de la Pologne. Presque tout l’empire des tsars a été regagné à la révolution, à l’exception de la Géorgie, de la Finlande, de la Pologne, des Etats baltes. Les puissances belligérantes épuisées, menacées elles-mêmes par la révolution, sont contraintes de laisser l’Etat soviétique en paix.

Il est en ruine. Il s’agit de relever son économie. C’est la nouvelle tâche qui incombe à Trotski. Celle-la qu’il entreprend magistralement, il ne pourra la mener à son terme.

La montée du stalinisme

La victoire du bolchevisme a été incomplète. La révolution ne s’est pas étendue à toute l’Europe comme l’attendaient Lénine et Trotski. La révolution soviétique reste isolée dans un pays certes immense, mais où les ravages de la guerre civile se sont ajoutés à ceux de la guerre mondiale. Successivement les révolutions allemandes et hongroises ont été étouffées. Il faut que la jeune république des soviets survive en attendant le nouveau flux. Cependant, les marxistes savent qu’il n’y a pas de socialisme de la misère possible. La disette crée l’inégalité. Le prolétariat est la classe sans culture, a fortiori en Russie où l’arriération culturelle est immense : celle-ci pèse de tout son poids sur le nouveau régime où « les héros sont fatigués », où d’innombrables militants d’élite sont morts et remplacés par des arrivistes et des ralliés de la dernière heure. Une bureaucratie, qui prend de profondes racines dans celle du régime précédent se lève. Malgré la vigilance de Lénine et l’opposition de Trotski, Staline obtient le poste de secrétaire général du parti au XIe Congrès (avril 1922) ; cette fonction va lui permettre de contrôler le parti et l’Administration et le hisser progressivement au sommet de l’Etat. Avec Zinoviev et Kamenev, il constitue la « première troïka » destinée à écarter Trotski. C’est alors qu’intervient, dès le début de 1923, la paralysie de Lénine qui ne lui laissera que de brefs répits. Il a le temps de reconnaître l’homme dangereux, Staline, aventurier qui s’est élevé dans et par l’« appareil ». Ses dernières lettres seront pour rompre avec celui-ci et et pour engager Trotski à la lutte pour l’élimination de Staline du poste de secrétaire général. Lénine meurt le 21 janvier 1924.

Le danger que représente Staline, Trotski le sous-estimera. Aurait-il pu l’abattre en suivant à la lettre les instructions de Lénine ? C’est là le type de question que l’histoire reprend toujours sans pouvoir trancher. Trotski, comme la veuve de Lénine, pensait que les forces de réaction qui portaient Staline auraient de toute façon trouvé à s’incarner. Le pouvoir n’est pas un objet que l’on tient dans la main, explique Trotski, c’est l’expression d’un rapport de forces sociales. Or la révolution mondiale reflue. Après le nouvel échec en Allemagne – dont la responsabilité incombe au Komintern dirigé par Zinoviev – et l’avortement de la montée révolutionnaire en Angleterre, c’est le désastre en Chine sous la direction directe de Staline qui soumet le parti communiste au Kouo-min-tang de Tchang-Kai-chek, en un véritable retour au pire menchévisme. En contrecoup, la République soviétique se replie sur elle-même et favorise la thèse de Staline de « socialisme dans un seul pays ». Trotski est écarté du pouvoir ; en janv. 1925, il est relevé de ses fonctions de Commissaire du peuple à la Guerre. Il a rassemblé une Opposition de gauche qui lutte à l’intérieur du parti pour la démocratie et l’industrialisation, et que Staline traque, au nom de l’interdiction des fractions, promulguée aux heures de la guerre civile. Staline qui a couvert son action de l’autorité des « vieux bolcheviks » Zinoviev et Kamenev, écarte ensuite ceux-ci qui s’allient alors à Trotski dans une Opposition unifiée (« la Troïka des purs »). Mais encore une fois trop tard : le parti est déjà transformé, gonflé d’une mer d’adhérents obéissant à des cadres eux-mêmes sélectionnés sur leur docilité à l’appareil, dont Staline tient tous les fils par l’intermédiaire d’un noyau qu’il contrôle seul. L’Opposition ; par crainte d’un affaiblissement du pays devant l’ennemi, se refuse à en appeler au peuple. Cependant, Trotski demeure le leader le plus populaire . Le tuer n’est pas encore possible. Staline obtient son exclusion du Parti communiste, ainsi que celle de Zinoviev, au XVe Congrès (déc. 1927), et le fait exiler à Alma-Ata, au Kazakhstan. En février 1929, il est expulsé à vie du territoire soviétique.

Le dernier exil

Trotski voit s’ouvrir le troisième âge de sa vie. Entre la Turquie où il s’installe pour quatre ans et le Mexique où il vivra trois ans et sera frappé à mort en avril 1940, il connaîtra deux haltes précaires, en France de 1933 à 1935 (Royan et Barbizon) et en Norvège en 1935 et 1936. L’URSS va s’enfoncer dans un cauchemar kafkaïen, surtout à partir de l’assassinat de Serge Kirov, dont Staline se débarrasse à l’heure où ses complices des premières heures, s’effrayant à la fois de ses erreurs et de ses méthodes, songent à le démettre. Trotski, dans cette situation, ponctuée pour lui par les nouvelles des capitulations, par les déportations de ses partisans, puis, à partir de 1936, par les terribles procès « en sorcellerie » à Moscou, entreprend ce qu’il jugera « le travail le plus important de [sa]vie : munir d’une méthode révolutionnaire la nouvelle génération, par-dessus la tête des chefs de la IIe et IIIe Internationale ». En ces dernières années, quelle activité ! Ce sont celles de ses œuvres les plus fortes, des dizaines de volumes, des centaines d’articles couvrant tous les domaines de la pensée marxiste, enrichissant celle-ci de trois nouveaux apports essentiels : la théorie de l’Etat ouvrier dégénéré et du « stalinisme » en tant qu’excroissance bureaucratique s’élevant sur les fondements de l’économie collectiviste dans un Etat ouvrier isolé et arriéré, mais historiquement instable et qui ne pourra survivre au développement de la révolution ; la théorie du fascisme en tant que solution politique bourgeoise ultime devant la révolution ; enfin la stratégie du « programme de transition », dont la mise au point fournit son texte fondamental au congrès de fondation de la IVe Internationale.

. La IVe Internationale

La préparation de la IVe Internationale constitua sans doute la majeure partie du temps de Trotski, au cours de laquelle il s’attacha à rassembler patiemment les cadres humains de la nouvelle organisation révolutionnaire. Dans une période de réaction, coupée seulement de la montée ouvrière de 1934-1937 en Europe occidentale, c’était une tâche de Sisyphe. Les groupes de l’Opposition de gauche internationale jusqu’à cette date de 1934, puis, lorsque la victoire de Hitler signa la faillite du Komintern, les comités pour la IVe Internationale comptèrent rarement plus de quelques dizaines de membres, de sorte que, sur les quelques milliers qu’ils rassemblèrent au total en 1938, à peine des centaines transmirent-ils l’enseignement ; ils avaient eté décimés et sélectionnés au cours des débats où Trotski rompait impitoyablement avec tous ceux qui cédaient aux tentations des « raccourcis » ou à l’impressionnisme, et tendaient à rejeter, avec le stalinisme, la défense de l’Etat ouvrier et la rigueur du bolchevisme. Mais Trotski connaissait trop l’atmosphère politique délétère des démocraties d’Occident pour céder à quelque complaisance que ce fût. Son aventure individuelle l’avait armé pour regarder en face avec sérénité les pires conjonctures : il voyait venir la guerre et regardait son au-delà qu’il savait avoir peu de chance de vivre alors qu’autour de lui les hommes de main de Staline frappaient, là un de ses secrétaires, là un agent du Komintern qui le rejoignait, puis son propre fils (L. Sedov). Quand le piolet de l’assassin guépéoutiste Ramon Mercader lui eut défoncé le crâne (le 26 août 1940), il put encore confier ces mots : « Dites à nos amis : je suis sûr de la victoire de la IVe Internationale ».

Dans les années qui ont suivi, force est de constater que le travail de clarification politique mené par Trotski n’a pas été vain. Dans des conditions de répression jamais vues, les groupes trotskistes continuent ou se reconstituent, souvent avec de jeunes dirigeants, inconnus avant la guerre. Ainsi en France, où La Vérité (francisation de la Pravda), organe du Parti ouvrier internationaliste est le premier journal clandestin à paraître (à l’heure où L’Humanité sollicite sa parution légale auprès des autorités allemandes). Hors du concert de la nouvelle union sacrée baptisée « Résistance », les trotskistes luttent « pour que la défaite d’Hitler soit la victoire des travailleurs ». Se refusant à confondre le nazisme et le peuple allemand, ils sont les seuls à organiser des cellules communistes dans l’armée allemande. En France, les trois organisations trotskistes principales fusionnent au début de 1944 et forment le Parti communiste internationaliste.

Mais la fin de la Seconde Guerre mondiale n’est pas sa transformation en révolution. Le stalinisme semble même sortir renforcé du conflit, auréolé par la victoire militaire de l’URSS. Si les trotskistes constatent, dès 1946, qu’ils ont tenu bon et que la IVe Internationale existe réellement dans une trentaine de pays, ils ne sont toujours que des groupes, et à contre-courant. L’absence de décollage entraîne une série de révisions et les scissions aboutissent en 1952-1953, à une véritable explosion de la IVe Internationale dont les deux centres (Comité international et Secrétariat unifié de la IVe Internat…) sont d’une égale faiblesse.


REPARTITION DES FORCES TROTSKISTES DANS LE MONDE

Vient l’heure de la « déstalinisation » (1956), qui confirme largement ce que les trotskistes disaient depuis trente ans, et la révolution hongroise qui vérifie les pronostics de Trotski sur la bureaucratie. Les révolutions coloniales remettent aussi la révolution permanente à l’ordre du jour. Une lente remontée commence. Elle s’affirme en 1963 par une réunification mondiale de la IVe Internationale. Incomplète toutefois. Trois autres courants continuent à se réclamer du trotskisme : le courant latino-américain « posadiste » (du nom de son dirigeant Posadas) ; le courant anglo-français (« lambertiste-healyste », du nom de ses dirigeants, P. Lambert et G. Healy) qui continue à se nommer Comité international ; enfin, à partir de 1965, le courant « pabliste » (animé par le militant grec Michel Raptis, dit Pablo) qui place l’épicentre de la révolution dans la révolution coloniale.

1968 marque un nouveau seuil pour le mouvement trotskiste. Bien qu’en France, comme ailleurs les évènements de 1968 mettent surtout en avant le spontanéisme et les mouvements maoïstes, il ne peut échapper que le Mai français est relié politiquement à la lutte étudiante contre la guerre du Vietnam où la J.C.R. (Jeunesse communiste révolutionnaire) dirigée par des trotskistes a joué un rôle moteur, et que Mai à Paris a été précédé à Berlin et à Bruxelles de manifestations qui préparaient mieux que quiconque à l’explosion étudiante.

Cinq ans après, non seulement la nouvelle section française de la IVe Internationale, la Ligue communiste révolutionnaire (L.C.R.), issue de Mai 68 est devenue la plus importante, par le nombre et par l’influence, de toutes les organisations nées alors, mais encore ce phénomène se reproduit dans le monde entier : dans presque tous les pays d’Europe occidentale, en Amérique latine, où les organisations trotskistes tendent à prendre la place laissée par le retrait des forces procastristes désarmées par l’alignement de Cuba sur l’URSS, ailleurs encore, au Japon par exemple, avec le recul du maoïsme consécutif au tournant à droite qui a suivi en Chine la révolution culturelle et la liquidation de Lin Piao.

Enfin, les organisations qui disputent son titre à la IVe Internationale se sont réduites : le « posadisme » ne joue plus aucun rôle sensible ; le courant « marxiste révolutionnaire » (dit pabliste ; en France « Alliance marxiste révolutionnaire ») a abandonné toute référence à la IVe Internationale et subordonne la formation d’une internationale révolutionnaire au regroupement des partisans de l’autogestion socialiste : enfin le Comité international a éclaté en autant de tronçons que que de sections nationales le constituant (Organisation communiste internationaliste en France, Socialist Labour League en Grande-Bretagne, etc.). En France, « Lutte ouvrière », groue non affilié à la IVe Internationale, est d’importance comparable à celle de la L.C.R.


LES TROIS COURANTS DU TROTSKISME FRANÇAIS

. Les trois thèses de la théorie trotskiste

Le trotskisme s’est toujours présenté comme l’héritier légitime d’une révolution bolchevique fondamentalement saine, qui aurait été trahie par Staline et ses alliés, considérés comme les fauteurs d’une contre-révolution politique à bien des égards catastrophique. D’après Trotski, cette contre-révolution est un « Thermidor » parce qu’elle traduit un certain épuisement révolutionnaire, et c’est pour cela qu’elle se traduit essentiellement par une série de régressions par rapport à l’émancipation provoquée par Octobre, qui vont de l’accroissement considérable des inégalités entre les dirigeants et les simples ouvriers, au retour à une morale bourgeoise ou à la promotion d’un art néo-académique qui n’a plus rien de la créativité des premières années révolutionnaires.

L’essentiel est donc bien, dans les principaux textes de Trotski, de dénoncer un infléchissement conservateur qui se traduit principalement par l’abandon de toute pespective révolutionnaire et par une diplomatie du statu quo qui, succédant à des épisodes aventuristes, fait que la IIIe Internationale de Lénine est pratiquement « passée du côté de l’ordre bourgeois ». La théorie trotskiste suppose donc trois thèses indissolubles :

. la discontinuité entre Octobre et le stalinisme (qui permet de distinguer radicalement la terreur stalinienne de la politique suivie par Lénine et Trotski).

. le caractère fondamentalement « socialiste » des « rapports de production » soviétiques, qui fait de la « bureaucratie » une couche parasitaire, sans toutefois être une classe exploiteuse.

. le renoncement de cette couche à la politique révolutionnaire, qui rend nécessaire la construction d’une nouvelle direction révolutionnaire.

Les deux dernières thèses, sur la « nature du régime soviétique » et sur le sens de la politique stalinienne, ont fait très tôt l’objet, au sein même des milieux de l’ « oppostion de gauche », de discussions qui mettaient radicalement en question l’orientation de Trotski. Celui-ci a d’ailleurs parfaitement compris les enjeux de ce débat, ce qui l’a finalement conduit, lors d’une controverse avec les « révisionistes » d’alors (notamment Burnham aux Etats-Unis, Craipeau en France) à dire que c’est là que se jouait le sort du marxisme, qui serait en fait réfuté si, d’aventure la « bureaucratie soviétique » diffusait de manière durable son régime au-delà de ses frontières initiales, au lieu de participer à la stabilisation de l’ « ordre impérialiste » après la Seconde Guerre mondiale. Si, en effet, le régime soviétique s’étendait et durait, il devenait difficile de croire qu’il constituait une formation sociale instable et sans avenir et il faudrait bien admettre que la « bureaucratie » était bien une nouvelle classe exploiteuse, que la « révolution prolétarienne » n’était pas la seule alternative à la barbarie impérialiste et que le marxisme serait réfuté dans son « pronostic » historique comme dans sa confiance en la capacité révolutionnaire de la classe ouvrière. La « bureaucratie stalinienne » ne pouvait donc plus être dénoncée et combattue pour sa modération dans la lutte révolutionnaire ou sa complicité avec l’« impérialisme » : elle était porteuse d’un nouveau régime social, dont le caractère progressiste était tout à fait douteux et qu’on ne pouvait guère combattre sans faire appel à un discours éthique jusque-là énergiquement repoussé comme « abstrait » et « petit-bourgeois ».

Cette question présenta évidemment un caractère d’urgence dans l’après Deuxième Guerre mondiale, surtout dans l’après Yalta, avec les révolutions yougoslave et chinoise accomplies sans l’accord de Staline (ce qui pourrait accréditer l’idée d’un rôle conservateur de l’Union soviétique) mais aussi et surtout avec la formation des démocraties populaires qui implantaient en Europe centrale et orientale un régime économique et politique semblable à celui de l’URSS. Un peu partout, le souci de cohérence et la simple honnêteté intellectuelle conduisirent une partie importante des militants et des sympathisants trotskistes à considérer que la question posée par Trotski avait été tranchée par la « pratique » elle-même : le régime soviétique était bien une réalité sui generis que les partis communistes, loin de chercher à sauver la société bourgeoise, s’efforçaient de reproduire. Cette position commune en fait à Burnham, à Orwell et aux fondateurs du groupe français Socialisme ou Barbarie, P. Chaulieu et Lefort, entraînaient des conséquences importantes qui étaient bien celles que Trotski avait entrevues (pour mieux écarter ls thèses révisionnistes il est vrai) ; les plus conséquents des critiques du « capitalisme bureaucratique » ont fini par abandonner le marxisme lui-même, et par mettre l’accent sur les caractères politiques du régime, et donc sur le problème posé par le totalitarisme[2]. Du côté des militants fidèles à l’orthodoxie, au contraire, il fallait (pour parler comme Karl Popper), multiplier les hypothèses ad hoc afin d’écarter l’idée que la théorie avait été bel et bien réfutée, et inventer divers épicycles pour montrer que l’Union soviétique restait un « Etat ouvrier », certes dégénéré, mais où les bases du socialisme n’avaient pas encore été détruites. De là découlent diverses tentatives pour redéfinir la doctrine sans la renier, qui engendrèrent elles-mêmes des divisions profondes et, sans doute insurmontables, car liées aux conditions dans lesquelles agissaient les différents groupes en présence : c’est donc dans cette période que les différents groupes trotskistes acquérirent les traits qui définissaient leurs identités respectives, dont on va voir qu’elles sont remarquablement stables et qu’elles continuent aujourd’hui encore, à rendre hautement problématique la réunification du trotskisme français.

. La question relative aux conséquences de l’extension du régime soviétique : quelle position adopter vis-à-vis des « staliniens » ?

Cette question n’était évidemment pas une pure querelle théorique : la réponse donnée entraînait des choix stratégiques qui, de part et d’autre étaient assez douloureux. Si, en effet, on admettait que, bon gré mal gré, les « staliniens » contribuaient à étendre un régime social « progressiste » tout en y greffant (comment et pourquoi ?) un régime politique déplaisant, il fallait réviser en baisse les prétentions de l’avant-garde révolutionnaire et envisager un rapprochement stratégique avec les « staliniens » alors même que ceux-ci ne manquaient pas une occasion de dénoncer, de pourchasser et même de massacrer les « hitléro-trotskistes[3] ». On pouvait aussi se demander ce qui, dans ces conditions pourrait pousser les « masses » à rompre avec leurs directions communistes pour rejoindre des organisations minoritaires qui, du reste reconnaissaient de fait des mérites au régime soviétique et à ses avatars.

Inversement, si l’on voulait maintenir l’intégralité du programme révolutionnaire (exprimé dans les tables de la loi du « programme de transition » de la IVe Internationale), il fallait sans doute sauvegarder, celles des « organisations ouvrières » dont le fonctionnement permettait aux militants révolutionnaires de jouir d’une certaine liberté de parole et d’action – et de dénoncer avec énergie la terreur stalinienne et les crimes de la « bureaucratie ». Les courants permanents du trotskisme français se sont constitués par la manière dont ils ont tranché ce dilemme, en adoptant l’une des deux positions ou en cherchant à définir une troisième voie.

Choix de la majorité de la IVe Internationale (celui des « pablistes ») : l’« entrisme » systématique à l’intérieur des partis communistes

De manière assez compréhensible ce choix a été fait en faveur de la première solution (rapprochement avec les staliniens), qui correspondait assez bien à la position « géopolitique » de cadres d’une organisation sortie très affaiblie de la guerre mais qui entretenaient avec le mouvement communiste officiel une relation assez ambivalente. Le théoricien le plus audacieux de cette orientation fut le militant grec Michel Raptis, alias Pablo[4] (d’où l’appellation de « pablistes ») qui la présenta d’abord en 1951 dans un article de la revue Quatrième Internationale intitulé « Où allos-nous ? », avant d’en tirer les conséquences pratiques dans un rapport de février 1952. Pour Pablo qui redoute l’arrivée de la « Troisième Guerre mondiale », il faut partir de la division durable du monde en deux « blocs », qui fait que l’immense majorité des forces anti-impérialistes et anticapitalistes se trouvent influencées par la bureaucratie soviétique et que, dans certaines circonstances, celle-ci peut être amenée, bon gré mal gré, à « gauchir sa politique » et même, dans certains cas, à accomplir certaines des tâches de la révolution. Dans ces conditions, la tâche principale des trotskistes n’est plus seulement la « défense de l’URSS » : les révolutionnaires doivent soutenir les éléments les plus avancés des partis communistes et tâcher de dégager en leur sein une « avant-garde », ce qui doit les conduire à une politique d’« entrisme » systématique à l’intérieur de ces partis qui, du fait du fonctionnement de ces derniers, ne peut qu’évidemment être clandestine[5]. A côté de cette évolution, certes ambiguë mais positive, de l’Union soviétique, Pablo voit dans la révolution coloniale montante – et donc dans l’émergence de ce que l’on va bientôt appeler le « tiers-monde » – l’autre force fondamentale de transformation politique, dans laquelle les trotskistes doivent intervenir pour donner aux mouvements nationalistes une perspective révolutionnaire et socialiste. Le constat, à sa manière lucide, des effets « révolutionnaires » de la guerre froide conduit donc assez logiquement à faire de la IVe Internationale une organisation un peu hybride, qui se veut indépendante du communisme officiel mais qui lui reconnaît de fait une certaine légitimité.

Choix opposé du courant majoritaire de la section française (celui des « lambertistes ») : un militantisme actif au sein du syndicat FO et de la FEN

Séduisante pour l’Internationale, l’orientation audacieuse qui vient d’être exposée, pouvait néanmoins apparaître comme « liquidatrice » pour des militants engagés dans la construction d’organisations d’avant-garde indépendantes en un contexte marqué par l’existence d’un puissant Parti communiste, hégémonique dans la classe ouvrière et très agressif pour tout ce qui ressemble de près ou de loin au « trotskisme » ; on comprend donc aisément qu’elle ait été refusée par la majorité de la section française, où naît un courant rival que l’on désigne en général comme « lambertiste », du nom de son fondateur Pierre Lambert (pseudonyme de Pierre Boussel). Le lambertisme est strictement l’inverse du « pablisme » et il présente donc des difficultés symétriques : là où Pablo fondait sa révision en baisse des tâches du trotskisme sur une évaluation assez réaliste de la situation internationale qui faisait courir quelques risques à son mouvement, Lambert et ses amis comprirent très bien la protection que leur donnent les appareils « réformistes », mais ils ne peuvent fonder leur hostilité virulente à l’égard de tout ce qui vient des « staliniens » que sur une interprétation passablement délirante de la politique de ces derniers, supposée favorable au maintien de la domination bourgeoise ; quant à la formation des démocraties populaires, ils ne voyaient en elles qu’un accident historique assez incompréhensible au sein d’un monde fondamentalement inchangé (hormis l’aggravation des contradictions du capitalisme) depuis la défaite de l’opposition de gauche. Là où les « pablistes » risquent de devenir des « compagnons de route » à phraséologie révolutionnaire, les lambertistes seront des militants actifs des syndicats qui ont refusé l’hégémonie communiste sur la CGT, pour constituer une sorte d’opposition officielle dans la CGT-FO et dans la FEN[6], où ils occupent des positions d’appareil non négligeables et participent au débat syndical officiel sans se contenter d’animer des luttes minoritaires. Les mauvaises langues en concluront que, là où la IVe Internationale officielle, volontiers « tiers-mondiste », représentait, selon l’admirable expression du fondateur de Socialisme et Barbarie, la « fraction en exil de la bureaucratie soviétique », les lambertistes ont souvent joué, jusqu’à la chute de l’Union soviétique, le rôle d’une sorte d’extrême gauche, d’un syndicalisme occidental libre dont le centre se situait aux Etats-Unis[7].

Choix, de longue date, en France, d’un courant trotskiste animé d’une volonté d’indépendance vis-à-vis de la IVe Internationale (celui, aujourd’hui, de « Lutte ouvrière »)

Avant même la Seconde Guerre mondiale, il existait en France un autre courant « trotskiste », qui avait refusé de rejoindre la IVe Internationale et dont l’héritier est aujourd’hui le groupe Lutte ouvrière. Ce groupe s’est toujours singularisé par un goût hyperbolique du secret, par l’intérêt presque exclusif pour le « travail ouvrier » et par une certaine capacité à animer des luttes ouvrières, dont la plus célèbre reste sans doute la grève des usines Renault en 1947, tout en cultivant soigneusement tout ce qui pouvait le distinguer de l’opinion démocratique commune, fût-elle progressiste. Pendant la Seconde Guerre mondiale, cela s’est traduit par un refus acharné de toute participation à la « guerre impérialiste » (là où les autres groupes ont fini par participer à la Résistance pour défendre à la fois l’Union soviétique et la démocratie). On comprend aisément que dans l’après-guerre, ce courant ne pouvait ni être séduit par les thèses de Pablo, ni jouer, comme Lambert, la carte de la coopération avec les « réformistes ». Il a donc choisi de cultiver son identité sectaire, en proposant au sujet des transformations de l’Europe de l’Est, puis de la Chine et de Cuba, l’interprétation sans doute la plus étrange qui en ait jamais été donnée : malgré les ressemblances apparentes entre leurs régimes et celui de l’URSS, les « démocraties populaires » restaient des « Etats bourgeois » et non des « Etats ouvriers dégénérés[8] », faute d’être nés d’une authentique révolution prolétarienne.


LES TROIS IMPLICATIONS POLITIQUES

Les trois groupes trotskistes ont tous dû affronter les mêmes transformations sociales, et leurs positions actuelles prolongent à bien des égards celle prise à l’époque des « Trente Glorieuses » (celle des années 50 à 70), qui fut aussi celle de la détente et/ou de l’expansion du système soviétique. Pour donner à comprendre cette période de transformation, il faut s’en tenir à un principe heuristique simple : si la capacité autocritique des courants trotskistes est très réduite, le mal qu’ils disent les uns des autres est toujours vrai, ce qui explique pourquoi les « lambertistes » sont souvent les meilleurs analystes de la politique des « pablistes » et réciproquement.

. Critiques portées par les « lambertistes » sur la politique menée par les « pablistes », représentés en France par la Ligue communiste révolutionnaire (LCR)

Pour les amis de Pierre Lambert qui militent au Parti des travailleurs, le cas des « pablistes » est clair : ce sont des « liquidateurs » qui ont détruit la IVe Internationale en capitulant devant le « stalinisme », ce qui ne les empêche pas d’être des «petits bourgeois » gauchistes fascinés par des causes étrangères au mouvement ouvrier (comme la défense des homosexuels ou de la consommation des drogues douces) mais incapables de déjouer les ruses les plus subtiles de l’ennemi, comme le montre leur soutien à la « démocratie participative » en Amérique latine (qui est un instrument sournois d’intégration de la classe ouvrière à l’ordre établi). En clair, il s’avère, au grand dam des « lambertistes », que le courant majoritaire de la IVe Internationale, représenté aujourd’hui en France par la LCR, avec son porte-parole Olivier Besancenot, a toujours été le courant le plus porté à reconnaître les mérites à certains aspects du communisme officiel et celui qui a le mieux porté les revendications nouvelles qui se sont fait jour dans les sociétés capitalistes (ou démocratiques) avancées.

Cette orientation n’a pas empêché, en théorie, un soutien aux luttes « antibureaucratiques »[9], mais celles-ci n’ont jamais vraiment été une priorité de la IVe Internationale.

En résumé, l’attitude du courant majoritaire du trotskisme a consisté à dénoncer les trahisons de l’Union soviétique, tout en guettant les moindres signes d’apparition d’une alternative révolutionnaire à l’intérieur du mouvement communiste et/ou chez les combattants du tiers-monde.

De là l’admiration pour le PC vietnamien (qui a conduit la IVe Internationale à passer par pertes et profits l’extermination de ses propres militants au Viet Nam due sans doute à quelque malentendu tragique) ; de là surtout l’importance donnée à la révolution cubaine et à Guevara, dont la ligne paraissait fournir une alternative globale à la politique soviétique[10].

A cela s’ajoutait un engagement « tiers-mondiste » tous azimuts, amenant la IVe Internationale à soutenir toutes les guérillas d’Amérique latine (quitte à flirter parfois avec le terrorisme sans y succomber vraiment), et à vanter les mérites d’une « révolution arabe » qui se déployait de l’Algérie à la Palestine, dont elle encourageait les dirigeants à se libérer des « bourgeoisies » locales, non sans subir une certaine fascination de la part de leurs formes les plus violentes.

La LCR comme lieu culturellement assez ouvert

S’agit-il là encore, d ‘une critique des lambertistes, ou plutôt l’expression d’une jalousie contenue? L’une et l’autre sans doute. C’est en effet par les avant-gardes des années 60 (celles des « gauchistes » : une jeunesse révoltée, mi-libertaire, mi-tiers-mondiste) que les militants de la Ligue ont réussi le mieux à se distinguer des « staliniens » du vieux Parti communiste, qui sont restés longtemps attachés à des valeurs et à des mœurs traditionnelles, celles de la majorité des ouvriers comme des fonctionnaires républicains. La Ligue a soutenu les mouvements nationalistes corse, occitan ou breton, elle a joué un rôle important dans la mobilisation en faveur de la liberté de l’avortement, elle a assez vite accepté, on l’a dit, de défendre les homosexuels et même les consommateurs de « drogues douces », elle s’est aisément adaptée à la culture rock et l’engagement de ses militants enseignants en faveur des pédagogies nouvelles était assez adapté à l’ambiance de la période qui a suivi Mai 68. Les expériences militantes de ses dirigeants et leurs choix stratégiques allaient d’ailleurs dans le même sens : les principaux dirigeants de la Ligue, dont beaucoup viennent de familles décimées par la Shoah, se sont formés dans la lutte contre la guerre d’Algérie et contre l’OAS ; il est resté de tout cela une sensibilité antiraciste et antifascite exacerbée, doublée d’un profond refus des mythes nationaux français, qui n’a eu aucune peine à trouver des échos dans les mobilisations ultérieures, de SOS Racisme à Ras l’front et aux Indigènes de la République. Ces dispositions favorables aux nouvelles sensibilités militantes, qui recouvrent à peu près ce qu’Edwy Plenel appelle, non sans emphase, le « trotskisme culturel », ne sont évidemment pas négligeables si l’on veut comprendre les liens entre les avant-gardes des années 1970 et celles d’aujourd’hui (à un moment, il est vrai, où le Parti communiste français lui-même s’est, sur ces questions, à peu près rallié à l’essentiel des positions de ses anciens adversaires « gauchistes »).

Les trotskistes de la Ligue ne se sont cependant jamais contentés d’être de simples compagnons de route moins psychorigides que le Parti ; ils ont pris en compte des apports des courants les plus intéressants et les plus « modernes » de la critique du capitalisme, et c’est sans doute là qu’on perçoit le mieux leur capacité d’adaptation aux transformations des sociétés contemporaines. Les années 60 avaient vu se développer dans la gauche européenne une stratégie de « réformisme révolutionnaire » capable de provoquer des transformations profondes en développant les « pouvoirs » des travailleurs plus qu’en étatisant l’économie. Ces courants qui ont trouvé un large écho, en France à la CFDT et dans le PSU, s’appuyaient sur des analyses économiques qui s’écartaient du marxisme orthodoxe en essayant d’analyser les effets de la nouvelle révolution industrielle sur la production et sur les classes sociales ; ces analyses sont parvenues à mettre en perspective le rôle de la technocratie dans le développement d’un Etat providence suffisamment puissant pour que l’on ne puisse plus parler d’une paupérisation de la classe ouvrière. Sont apparues de nouvelles aspirations (à l’autogestion, au temps libre, etc.) sur lesquelles on pouvait prendre appui en revendiquant sous le nom de « réformes de structure » des changements qui apparaîtraient tôt ou tard incompatibles avec le néocapitalisme[11]. De cette stratégie indirecte destinée à hâter la radicalisation des masses, qui n’était en fait qu’une actualisation de la vieille problématique du « programme de transition », il est resté une certaine porosité entre les courants modernistes et les trotskistes ; ainsi l’ont montré la bonne implantation de la Ligue dans la CFDT, ainsi que sa capacité à débaucher quelques militants du PSU. L’attitude de la LCR à l’égard de l’altermondialisation est en fait, à l’origine, une reproduction de la même stratégie : la « démocratie participative » façon Porto Alegre et les revendications d’Attac (réforme des institutions de Bretton Woods, taxe Tobin, etc.) jouent le rôle des « réformes de structure » chères à André Gotz, et la mondialisation elle-même est l’objet du même regard ambivalent que Ernest Mandel[12], dirigeant de la IVe Internationale, portait sur le « néocapitalisme ». Il reste néanmoins à voir si le vieux programme bolchevique pourra vraiment survivre à ces convergences nouvelles.

. Critiques portées par les «pablistes » sur la politique dans laquelle sont impliqués les « lambertistes » : leur « anticommunisme » et leur conservatisme culturel

Si les « pablistes » sont pour leurs frères ennemis des « petits bourgeois » stalinoïdes qui ont en fait abandonné la perspective révolutionnaire, les « lambertistes » ne valent évidemment pas mieux pour les dirigeants de la IVe Internationale officielle. La doctrine de la Ligue sur cette question a été, semble-t-il, définie une fois pour toutes dans une excellente brochure de formation, parue dans la collection « Cahiers rouges » sous le titre Qu’est-ce que l’Alliance des jeunes pour le socialisme (AJS) ? et due à la plume d’Henri Weber (aujourd’hui député européen et un des principaux lieutenants de Laurent Fabius). Dans cet opuscule, Weber décrit le courant lambertiste comme une secte qui, comme telle, cultive ce qui la distingue du mouvement réel au lieu de chercher à le guider, et qui se caractérise à la fois par son « anticommunisme », par son conservatisme culturel et par un discours « catastrophiste » qui dissimule mal une stratégie fondamentalement défensive et attentiste. Ce que Weber appelle l’ « anticommunisme » des lambertistes, et qui est sans doute ce qu’ils ont de plus respectable, c’est tout simplement le fait que ceux-ci ont honnêtement joué le jeu qui était le leur dans les organisations qui les accueillaient et les protégeaient, qu’ils ont donc toujours lutté avec énergie contre la « répression stalinienne » sur les différents courants du « mouvement ouvrier », et qu’ils ont même soutenu assez longtemps le combat des dissidents soviétiques du moins tant que celui-ci ne remettait pas en cause les « conquêtes d’Octobre ». Comme ils ne reconnaissaient de « rôle révolutionnaire » à aucun parti communiste, ils n’ont eu par ailleurs aucun état d’âme à dénoncer les exactions des communistes vietnamiens contre leurs militants et ils ont même assez vigoureusement soutenu, lors de la révolution portugaise, le socialiste Mario Suarez contre les efforts du Parti communiste pour s’emparer de l’appareil d’Etat. Le problème est évidemment que ces prises de position en elles-mêmes assez sympathiques se fondaient sur une théorie aberrante qui voyait dans l’Union soviétique et dans les partis communistes des forces attachées à la fois à défendre les privilèges de la bureaucratie et à préserver les fondements de l’ordre social bourgeois : les communistes portugais oeuvraient en faveur d’une dictature militaire, le FNI vietnamien enfermait la révolution dans les limites de la collaboration avec la bourgeoisie nationale, la « coexistence pacifique » organisait la coopération « contre-révolutionnaire », etc. On ne peut donc malheureusement être surpris de ce que, lorsque le régime soviétique fut tombé, les trotskistes « lambertistes » aient été finalement aussi désemparés que les « crypto-staliniens » « pablistes » : le régime n’avait pas été renversé par une « révolution politique » mais par l’achèvement de la contre-révolution[13].

Les forces sur lesquelles s’appuie le lambertisme diffèrent notablement de celles du monde pabliste

Si les lambertistes se sont montrés plus actifs que leurs rivaux dans la dénonciation de la « bureaucratie soviétique », c’est parce qu’ils se trouvaient intégrés dans un réseau de sociabilité très différent, même s’il y a eu de leur part un important « travail » dans la jeunesse étudiante et même ouvrière : il y a eu une Alliance des jeunes pour le socialisme que tous les étudiants de ces années-là ont connue, qui était assez influente pour conquérir la direction d’une des deux UNEF et dont le service d’ordre assez redouté des autres groupes comptait un certain nombre de membres d’origine prolétarienne. Mais cette organisation n’a pas absorbé la maison mère et le vrai pouvoir est toujours resté concentré dans un groupe assez restreint. D’un autre côté le milieu des cadres de l’Organisation communiste internationale (OCI)[14] ou du Parti des travailleurs est lui-même en symbiose étroite avec certains courants du « mouvement ouvrier », surreprésentés à FO ou, autrefois dans l’ancienne FEN, dont la sensibilité est aux antipodes de celle des « gauchistes » : le monde du « lambertisme » est fait de républicains « ouvriers », de culture à la fois anticommuniste et anticléricale, dont la liberté de mœurs, réelle, ne s’étend pas volontiers aux homosexuels, assez peu tiers-mondistes et attachés aux valeurs les plus traditionnelles de l’école républicaine. Les militants de ce mouvement ne se sont guère passionnés pour la « révolution coloniale » et pour ses aspects réputés les plus radicaux[15], et ils sont souvent apparus comme des rabat-joie dans les années 70, tant ils étaient hostiles à toutes les revendications « libertaires » ou régionalistes que soutenaient leurs frères ennemis « pablistes ». Très hostiles à tout ce qui ressemble à la deuxième gauche (la CFDT est pour eux une organisation cléricale et corporatiste, étrangère au mouvement ouvrier), ils ont eu longtemps une certaine sympathie pour le courant du Pari socialiste animé par Jean Poperen, avec lequel ils ont beaucoup coopéré. Dans la période la plus récente, ils ont été inconditionnellement hostiles à l’intégration européenne, qu’ils accusent notamment d’être le cheval de Troie de l’Eglise catholique[16] pour détruire la laïcité, et il semble maintenant qu’ils jouissent d’une grande influence dans la vieille société de la « libre pensée ». Tout cela témoigne d’une sensibilité assez éloignée de celle des antimondialistes d’aujourd’hui, mais cela n’exclut pas les convergences avec la partie défensive du programme d’Attac ou de ses alliés, puisque le Parti des travailleurs est aussi convaincu de la nécessité de lutter contre une offensive mondiale des milieux économiques dominants contre les « acquis » du mouvement ouvrier et les services publics.

Le discours tenu par le Pari des travailleurs

Le Parti des travailleurs se singularise par la combinaison assez frappante entre un discours à peu près exclusivement défensif, qui appelle à la mobilisation unitaire des organisations « ouvrières » et « démocratiques » dans le but de défendre les « acquis » les plus divers (de la laïcité aux 36000 communes du territoire français en passant par la « gestion ouvrière » de la Sécurité sociale) et d’une dénonciation virulente des multiples compromissions, capitulations et autres abandons dont se rendent coupables lesdites organisations, le tout étant nappé dans un discours catastrophiste d’où il ressort que le capitalisme contemporain est engagé dans une voie qui, si l’on n’y mat pas le holà, conduit à la destruction complète de la civilisation. Ce catastrophisme constitue le point d’honneur par lequel Lambert et ses amis se distinguent de tous les faux révolutionnaires et il est fondé sur un impeccable raisonnement marxiste. Dans la théorie de Marx, en effet, une formation sociale quelconque ne disparaît jamais tant qu’elle ne constitue pas une entrave au développement des forces productives : la fin du capitalisme n’est concevable que si les forces productives ont cessé de croître. Il est donc clair que si « les forces productives de l’humanité » n’ont pas réellement cessé de croître depuis la guerre impérialiste de 1914, comme le dit le « programme de transition », la révolution prolétarienne est un projet abstrait, petit-bourgeois et moralisant que ne sauraient défendre d’authentiques marxistes. Or tout montre que la révolution est de plus en plus urgente : il est donc bien évident que les forces productives ont cessé de croître. Si la plupart des observateurs, y compris Ernest Mandel, ont eu le sentiment qu’une croissance forte de ces forces productives s’était produite pendant les « Trente Glorieuses », c’est que tous ces gens étaient simplement aveuglés au fait que, dans les conditions du capitalisme, se sont des forces destructrices qui s’accumulaient, pendant que la bourgeoisie entreprenait de détruire tous les acquis du mouvement ouvrier.

Formes adaptatives aux nouveaux aspects du capitalisme : le statu quo ou l’acceptation de l’idée que rien ne doit changer si l’on veut « transformer le monde

En fait, comme l’avait là encore fort bien vu Henri Weber, le catastrophisme des lambertistes est intimement lié à ce que les gauchistes (ou même les démocrates radicaux), considèrent comme un conservatisme : dans un contexte où tout ce qui se produit est uniformément funeste, la défense du statu quo est encore la meilleurs préparation à la révolution, alors que tous les changements partiels que demandent les prétendus radicaux ne sont que des diversions, ou pire encore, des moyens d’aggraver la condition des masses. On comprend donc aisément pourquoi le Parti des travailleurs et ses homologues étrangers se méfient des revendications altermondialistes : elles se présentent comme des avancées possibles de la démocratie là ou celle-ci ne peut qu’être défendue pied à pied, en attendant un hypothétique renversement du capitalisme. Les mauvaises langues diront que cela explique peut-être pourquoi, comme le remarque cet ancien militant cité par Christophe Bouseiller[17], si le « lambertisme » n’a pas réussi à changer le monde, il a du moins réussi à créer une « PME » assez solide fondée sur la conquête et la maîtrise de quelques syndicats de la Fonction publique et de la Sécurité sociale, permettant à l’organisation de se maintenir contre vents et marées. Mais on peut aussi bien en conclure que ce courant incarne mieux que tout autre une tendance qui est largement présente dans la gauche radicale, où elle représente le pôle vrai que, selon la célèbre formule de Lampedusa, le vrai conservateur est celui qui comprend qu’à certains moments il faut que « tout change pour que rien ne change », on peut aussi admettre que, à l’inverse, le vrai révolutionnaire doit comprendre que rien ne doit changer si l’on veut « changer le monde ».

. La parfaite invariance de Lutte Ouvrière

Comparée à ces deux formes assez inventives d’adaptation aux nouveaux aspects du capitalisme, la « tendance prolétarienne » incarnée par le groupe Lutte ouvrière semble au contraire marquée par une invariance parfaite, qui se marque d’ailleurs par le style absolument inchangé de son journal comme par la stabilité du discours tenu depuis plus de trente ans par sa candidate aux grandes élections, l’infatigable Arlette Laguiller. Lutte ouvrière privilégie depuis toujours le « travail ouvrier » à la base sans se passionner outre mesure pour les débats syndicaux, et cherche avant tout à « construire » une organisation révolutionnaire aguerrie qui, en attendant le grand soir, se livre essentiellement à une activité propagandiste, fondée sur la dénonciation conjointe du capitalisme et des illusions réformistes, en insistant notamment sur l’idée que les « luttes » sont beaucoup plus payantes et plus efficaces que les élections qui se terminent toujours, dans le meilleur des cas, par la « trahison » des réformistes et de leurs alliés staliniens. On a donc, d’un côté, une organisation fondée sur le culte de la clandestinité et du secret qui demande à ses membres un dévouement quasi monacal et, de l’autre, un discours populiste et ouvriériste assez mou qui ne semble pas requérir de convictions très précises, si ce n’est la croyance aux vertus salvatrices de la révolution. Cela conduit Lutte ouvrière à rester à l’écart des mouvements sociaux les moins classiques, tout en étant assez ouverte à une collaboration à tout ce qui revendique peu ou prou la révolution. C’est ainsi par exemple que, après Mai 68, Lutte ouvrière avait défendu l’idée d’un grand parti d’extrême gauche formé par la fédération du PSU et de tous les groupes gauchistes. Cela explique aussi qu’elle ait pu conclure assez aisément une alliance électorale avec la LCR pour les élections législatives de 2002, dans la mesure où, dans les deux cas, elle gardait sa pleine autonomie tout en espérant prospérer dans un cadre plus large. Inversement, l’organisation se mobilise peu pour les causes, nationales ou internationales, qui lui semblent étrangères aux intérêts de la classe ouvrière et elle est assez peu perméable à la sensibilité radicale ordinaire.


AU BOUT DU COMPTE, QUEL COURANT A LE MIEUX SURVÉCU ?

Après ce tour d’horizon, on comprend aisément pourquoi, des trois organisations révolutionnaires, la LCR est la seule qui soit parfaitement à son aise dans les « nouvelles radicalités » contemporaines, qu’il s’agisse de l’altermondialisation ou des mouvements fondés sur les questions de mœurs ou sur les revendications d’identité. Les lambertistes, quant à eux, continuent à se méfier de la « démocratie participative », ils ne peuvent guère avoir, au mieux, que de l’indifférence pour des manifestations comme la Gay Pride, et leur internationalisme se concentre paradoxalement sur la lutte conte l’intégration européenne, à laquelle, au moins depuis l’Acte unique, ils n’ont jamais reconnu le moindre aspect positif. Les militants de Lutte ouvrière sont tout aussi indifférents à des revendications qui, dans le meilleur des cas, renvoient à des questions secondaires qui seront résolues « par surcroît » dans le cadre du socialisme. Ils s’en tiennent en attendant, aux positions « ouvrières » classiques qui les empêchent d’ailleurs de sympathiser avec des mouvements que certains de leurs concurrents ne désespèrent pas d’utiliser ou d’éduquer. Ils sont, par exemple, totalement hostiles au voile islamique et à la défense de celles qui le portent et, pour une large majorité, ils n’ont guère apprécié les troubles qui ont agité les banlieues durant l’automne 2005, qui leur paraissaient être le fait d’« associaux » étrangers aux traditions ouvrières[18].

Avec la LCR, au contraire, on a une organisation présente sur tous les fronts, qui soutient sans la moindre réserve toutes les « luttes » les plus nouvelles, et qui est donc tout naturellement au premier plan des mobilisations altermondialistes et massivement investie dans Attac, dont un des meilleurs théoriciens, Christophe Aguiton, est d’ailleurs toujours membre de la Ligue.

Du côté des mœurs, de la culture ou des identités, la LCR est présente partout, de la Gay Pride à la lutte contre le racisme ou contre l’« islamophobie ». Elle est évidemment favorable au mariage homosexuel et à l’adoption des enfants par les couples ainsi unis, et, s’agissant d’une question comme le voile islamique, elle n’est ni pour ni contre, exhortant les jeunes femmes issues du monde musulman à s’émanciper tout en défendant le droit à l’expression religieuse des minorités, c’est-à-dire le droit de porter le voile partout où on le souhaite[19]. Elle a évidemment participé à toutes les grandes mobilisations contre la « mondialisation libérale », tout en cherchant à porter un intérêt particulier à ce qui se passe en Amérique latine. Son attitude à l’égard des changements en cours dans cette partie du Nouveau Monde est du reste un bon témoin de ses fidélités, de ses évolutions et de ses hésitations.

C’est le cas du Brésil aujourd’hui où les militants de la IVe Internationale ont joué un rôle très important dans le Parti des travailleurs [brésiliens], ce qui les a conduit à participer largement au pouvoir dans le Rio Grande do Sul (dont Porto Alegre est la capitale) et qui fait que, par la force des choses, ils sont de fait associés à l’expérience conduite depuis trois ans par Lula, qui a remporté l’élection présidentielle avec plus de 60% des suffrages. Formellement ces trotskistes jouent là le rôle qu’ils auraient voulu jouer dans le Chili de Salvador Allende : celui d’une aile gauche vigilante qui met en garde les masses contre les dérives droitières d’un gouvernement soutenu par les forces prolétariennes mais tenté par la capitulation. En effet, au Chili, en 1973, il s’était agi de pousser Allende à aller plus loin que son programme initial en engageant une stratégie révolutionnaire qui impliquait le risque d’un affrontement violent. En 2004, il n’est plus question que de résister pied à pied à la modération croissante du mouvement Lula pour l’empêcher de se plier totalement aux exigences des institutions financières internationales ; comme le constate mélancoliquement un des théoriciens de la LCR, Daniel Bensaïd, il n’y a pas, cette fois-ci, de risque de contre-révolution sanglante, parce que « ni les possédants brésiliens, ni le capital international ne se sentent menacés au point d’envisager un recours aussi extrême », car ils misent plutôt sur l’usure et sur la décomposition de l’expérience »[20]. De ce côté, on entrevoit donc ce que pourrait être une intégration de l’extrême gauche trotskiste dans un système démocratique, à la faveur d’une alternance suivie de changements modérés, dont on doit cependant noter que cette hypothèse ne plaît guère aux dirigeants historiques de la Ligue comme Bensaïd et, surtout, qu’elle n’est pas la seule que l’on puisse retenir à partir de l’évolution de l’Amérique latine. En France, comme dans cette région, les militants trotskistes conservent une certaine indulgence pour Lula, mais ils ont surtout trouvé un nouveau modèle en la personne du « président Chavez » du Venezuela, dont le discours anti-impérialiste et la politique sociale, appuyés l’un et l’autre sur un usage assez peu modéré de la rente pétrolière , semble représenter pour eux l’amorce d’une nouvelle phase dans la (re)mobilisation des masses sinon de la révolution. Les mauvais esprits y verront sans doute un retour de la tentation « péroniste », qui n’a pas toujours épargné les militants de la IVe Internationale (et qui n’est du reste pas sans danger pour leur propre liberté), mais il reste qu’en substituant Chavez à un Castro qui les a depuis longtemps déçus (bien que Chavez lui-même ne manque pas une occasion de se référer à lui), les trotskistes de la IVe Internationale montrent qu’ils s’adaptent au monde comme il va : l’alternative à la domination impérialiste ne réside plus tant dans la diffusion de la révolution socialiste que dans le soutien à des gouvernements populistes qui donnent une vague consistance gouvernementale à la lutte contre la « mondialisation libérale ».

QUELLE ORIENTATION POUR L’AVENIR ?

Un improbable réformisme

Dans ses références internationales actuelles, la LCR semble donc hésiter entre le soutien critique et grognon à une expérience réformiste typique et l’éloge d’une politique populiste (celle de Chavez), dont on ne voit pas très bien comment elle pourrait être transposée en France, faute de pétrole. Dans ses prises de position « sociétales », elle soutient des positions d’apparence radicale qui pourraient cependant assez facilement être récupérées par des réformistes habiles du type des socialistes espagnols. Son refus apparent de transiger sur les revendications sociales ou sur la critique de la mondialisation rend évidemment difficile d’envisager une évolution réformiste. On peut pourtant se demander si la rhétorique révolutionnaire n’est pas ici le moyen de se poser en défenseur intransigeant des intérêts populaires pour mieux défendre, en fait, les chances d’une politique réformiste certes plus égalitaire que celle de la « gauche de gouvernement » mais qui, dans les faits, serait un retour aux politiques sociales-démocrates d’il y a trente ans[21]. Cette politique est d’ailleurs défendue par quelques intellectuels de la Ligue comme le « sociologue » ou « philosophe » Philippe Corcuff, mais on a peine à croire qu’elle puisse être explicitement assumée par une organisation dont tous les ressorts passionnels et militants présupposent une dénonciation active et sincère du « réformisme » et de tout ce qui y ressemble. La position des intellectuels, d’ailleurs, est loin de celle du petit livre de leur porte-parole[22].

Comme objectif, une économie très largement collectivisée, planifiée par une « pyramide de conseils »

L’objectif ultime reste une économie très largement collectivisée, dans laquelle la monnaie jouerait le rôle de l’argent de poche en attendant de dépérir, l’essentiel des services devenant progressivement gratuits avec, en attendant, un système de prix (administrés ?) qui « devront traduire les priorités et les besoins sociaux qui domineront alors la logique économique » (p.139). Tout cela, sans doute, ne sera pas totalement collectivisé puisque « des milliers de décisions économiques, notamment dans le domaine de la consommation individuelle, resteraient rythmées par le marché », mais c’est bien le plan qui devra être le garant de la « satisfaction des besoins sociaux (p. 153) dès lors qu’il sera élaboré « démocratiquement » en fonction de critères « définis par la population elle-même » (p. 153). Comme tout le monde a encore en mémoire les médiocres performances des économies planifiées dans la satisfaction des « besoins sociaux », Olivier Besancenot ne manque pas d’insister sur ce qui est sans doute pour lui la condition sine qua non de la réussite de son projet : l’établissement d’une authentique démocratie fondée sur l’existence d’une « pyramide de conseils » dont les membres seraient à tous les échelons élus à la proportionnelle intégrale et « révocables à chaque instant » et qui, outre le pouvoir politique, prendraient en charge la gestion ouvrière des entreprises et la planification.

En attendant, les révolutionnaires ont pour devoir de soutenir toutes les revendications des salariés, en montrant que les problèmes évoqués par la « bourgeoisie » ou les réformistes ne sont dus qu’au capitalisme (voir p. 198-200 sur les retraites), et de militer pour l’arrivée au pouvoir d ‘un gouvernement qui entreprendra sans tarder l’éradication du chômage et de la misère en nationalisant sans aucune indemnité les grandes entreprises, ainsi que tout ce qui relève de la presse et de la culture, en interdisant les licenciements et en réduisant la durée du travail sans faire de « cadeaux » aux entreprises. Comme il est par ailleurs probable que la « bourgeoisie » ne se laissera pas faire, l’avant-garde doit, sans bien sûr confisquer la politique à son profit, préparer les travailleurs à user – à leur corps défendant – de la violence s’il s’avère une fois de plus que les « classes dominantes refusent les transformations démocratiques et radicales de la société » (p. 81)[23].

En définitive, un programme à peu près invariant avec nombre d’ajouts revendicatifs

Henri Weber, dans son livre, Lettre recommandée au facteur[24], n’a eu aucune peine à montrer combien son ancienne organisation reste attachée à un « logiciel des années 1930 » qui la conduit simplement à surajouter les revendications les plus diverses à un programme à peu près invariant. Celui-ci, malgré l’abandon officiel de la dictature du prolétariat en 2004, continue de reposer sur les deux piliers du marxisme-léninisme que sont le refus de l’économie de marché et la critique radicale de la « démocratie bourgeoise » dans laquelle les décisions sont prises par une poignée de grands patrons et de financiers (p.143). Il fait comprendre que cette orientation interdit toute alliance solide avec cette fraction de la « gauche de gauche » et le Parti socialiste et, surtout, il montre très bien que, même à l’intérieur de la galaxie altermondialiste, la culture bolchevique de la LCR la met en porte-à-faux par rapport à des militants dont la plupart veulent en fait une réforme du système économique international sans être pourtant favorables à une sortie complète du capitalisme ou de l’économie de marché, et dont les plus radicaux, qui sont aussi les plus aguerris, se méfient spontanément des capacités de manipulation de la Ligue et des autres organisations trotskistes, affiliées ou non à la IVe Internationale[25]. Ici comme ailleurs, le trotskisme dans sa variante dominante reste pour l’instant ce qu’il a toujours été : un mouvement marxiste révolutionnaire classique qui a une certaine capacité à investir des mouvements sociaux nés en dehors de lui, mais qui cherche toujours à les faire entrer dans les schémas inchangés de la révolution communiste. D’un autre côté, on peut également penser que, d’ores et déjà, l’investissement de nombreux cadres de l’organisation dans les nouveaux mouvements de contestation peut conduire à terme à une crise du mouvement trotskiste. C’est, selon Ph. Raynaud, l’appréhension de ce risque qui expliquerait les récents atermoiements de la LCR, devant la perspective, défendue par diverses forces externes et internes, d’une candidature unique de « gauche de la gauche » à la présidentielle de 2007, en la personne de José Bové. Proposée par Marie Georges Buffet pour le Parti communiste dès la campagne référendaire sur le projet de Constitution pour aboutir à un nouveau pôle antilibéral, cette idée ne manquait pas d’avantages : elle contribuait à affaiblir l’hégémonie du Parti socialiste sur la gauche et donnait aux partis de culture communiste un moyen de regagner (pour le PCF) ou d’étendre (pour la LCR) leur influence en jouant un rôle important dans une coalition relativement large. La LCR a pour l’instant refusé de jouer cette carte et semble s’orienter vers une nouvelle candidature d’Olivier Besancenot, ce qui est sans doute pour elle le moyen de préserver son unité en gardant sa pureté idéologique. Il n’est pas certain que ce choix soit un signe de force : une organisation bolchevique sûre d’elle-même, c’est du moins l’avis de Ph. Raynaud, aurait sans doute été capable de jouer la carte unitaire à l’intérieur des courants radicaux. Le trotskisme de la IVe Internationale n’est pas (encore) soluble dans l’altermondialisation, mais il reste crispé sur une posture d’« avant-garde » qui risque, tôt ou tard de la renvoyer à son statut qui frise l’archaïsme, de trublion et d’agitateur des mouvements sociaux.


NOTICES BIOGRAPHIQUES

Daniel Bensaïd : trotskiste orthodoxe

« Théoricien » de la LCR et, à ce titre le mentor de son médiatique représentant, Olivier Besancenot. Si celui-ci représente la face « rock and roll » et « sympa » du gauchisme, autrement dit son aspect le plus démagogique, Bensaïd est le garant d’une certaine orthodoxie marxiste, voire léniniste. Dans ses livres, il nous livre les invariants du catéchisme trotskiste : le monde est divisé entre « dominants et dominés », le capitalisme est par définition barbare, la France un pays colonial qui parque ses immigrés et méprise sa jeunesse, sans oublier l’Amérique, confirmée dans son rôle d’ennemi des peuples…etc. Il y a plus de trente ans, dans son livre écrit avec Henri Weber, « Mai 68 une répétition générale », il pronostiquait une révolution imminente. Contrairement au premier, devenu, comme on l’a vu, très critique vis-à-vis du léninisme, Bensaïd a, lui, persévéré dans la « fidélité ».

Pierre Frank :

Né en 1905, adhère au Part communiste en 1925 ; rallié à l’Opposition de gauche en 1927, il se lie avec Raymond Molinier, exclu du Parti communiste, gérant de La Vérité. Il est un des dirigeants du groupe Bolchevik-léniniste de la SFIO en 1934. Membre du Bureau politique du POI, en juin 1936, il le quitte avec Molinier pour fonder avec lui le PCI en octobre. Pendant la guerre, il se réfugie en Angleterre où il est interné. En 1946, il est membre du Bureau politique du PCI unifié, puis du Secrétariat International (puis en 1963 du Secrétariat Unifié) de la IVe Internationale. Membre du Bureau politique de la Ligue communiste puis, après sa dissolution, de la LCR, il abandonne cette fonction en 1975, avant de quitter ses responsabilités internationales en 1979.

Pierre Lambert :

(pseudonyme de Pierre Boussel), né en 1920 à Montreuil, adhère aux Jeunesses communistes en 1935, en est exclu pour internationalisme, adhère ensuite à la Gauche révolutionnaire de la SFIO ; il rejoint en 1937 le PCI de Raymond Molinier et adhère au PSOP de Marceau Pivert en 1938. Après la déclaration de guerre et l’effondrement du PSOP, il contribue à la reconstruction du groupe Molinier . Arrêté en 1940, emprisonné, il participe pendant la guerre à l’activité d la CGT clandestine et à la construction de syndicats clandestins dans les usines où il travaille. En 1944, il est au Comité central du PCI unifié, dont il dirige bientôt la commission ouvrière. Il est exclus de la CGT en 1951. Il appartient à la majorité du PCI exclue de la IVe Internationale en 1953, anime le Comité International pour la reconstruction de la IVe Internationale avec James Cannon (jusqu’en 1963) et Gerry Healy (jusqu’en 1971). Il adhère en 1961 à FO et est responsable plusieurs années durant de la chambre syndicale FO de la Sécurité sociale de la Région parisienne. Il est le principal dirigeant de la IVe Internationale – reproclamée (en 1993). Les autres courants du trotskisme et les médias donnent son nom (lambertisme) au courant international dont il est le principal dirigeant.

Ernest Mandel :

ou Germain, est né à Francfort en 1923. Ses parents quittent tôt l’Allemagne et se réfugient en Belgique. Après son père, il adhère au Parti socialiste révolutionnaire (trotskiste) en 1939, prend part à la conférence européenne de la IVe Internationale en février 1944, est arrêté deux mois plus tard et déporté en Allemagne. En 1946, il entre au Secrétariat International de la IVe Internationale. En 1953, conformément aux décisions sur l’entrisme dans les partis de masse, il adhère au parti socialiste belge d’où il est exclu en 1964. Il assume jusqu’en 1995, date de sa mort, la direction du Secrétariat Unifié dont il est le plus éminent théoricien. Professeur d’université et dirigeant politique, il a développé une intense activité de publiciste, d’essayiste et d ‘économiste.

Toni Negri : mondialiste radical

Ancien animateur des groupuscules armés des années 1970, il postule dans les potentiels « révolutionnaires » du capitalisme. Il incarne la face moderne de l’altermondialisme. Lors du débat sur la constitution, il s’était déclaré pour le oui afin de hâter la disparition de « cette merde d’état-nation (sic) ». Il avait alors reçu le soutien d’altermondialistes aussi improbables que Cohn-Bendit et Bernard Henri Lévy. La grande supériorité de Negri, surnommé « il professore » dans les milieux altermondialistes, est, aux yeux de ses pairs, d’avoir compris, comme Marx en son temps, le formidable potentiel « révolutionnaire » du capitalisme. Negri prévoit que la mondialisation financière va balayer tous les « archaïsmes » de l’ancien monde (la religion, la famille, l’état-nation), ouvrant alors la voie à la révolution. L’analyse de Negri dans son livre Empire, écrite à l’époque Clinton, souffre déjà du retour à la politique nationaliste de Bush. Mais elle reste visionnaire. Certains thèmes comme son mépris des protections étatiques ont dû effrayer les lecteurs du Monde diplomatique. Les « singes savants » de la sociale-démocratie restent pour lui moins plaisants que les banquiers de Davos…

Michel Pablo :

pseudonyme de Michel Raptis, né en 1911,est militant dès 18 ans en Grèce, initiateur de différents regroupements d’opposants communistes, puis membre du Comité central de l’organisation trotskiste grecque. Arrêté en août 1936, relâché en 1937, il se fixe en France en 1938 ; délégué à la conférence de fondation de la IVe Internationale, il sert pendant la guerre de courrier à Marcel Hic, responsable du Secrétariat européen de la IVe Internationale et le remplace à la fin de 1943 après son arrestation. Il organise la réunification des trotskistes français en Parti communiste internationaliste en février 1944 et devient Secrétaire du Secrétariat International constitué en 1945. Il organise l’aide matérielle au Front de Libération Nationale algérien (FLN) au début des années 60. Après avoir été conseiller de Ben Bella, il fuit l’Algérie après le coup d’état de Boumedienne en 1965. Il rompt avec le Secrétariat Unifié la même année. De retour en Grèce en 1974, il adhère au Parti socialiste grec (Pasok) puis réadhère au Secrétariat Unifié quelques mois avant sa mort en 1996.

Leon Sedov :

Fils de Trotski et de sa compagne, Natalia Sedova, il naît à Saint-Pétersbourg en 1906. Il adhère aux Jeunesses communistes (Komsomol) en 1920, s’engage dans la lutte de l’Opposition de gauche en 1923, puis dans celle de l’Opposition unifiée dont il coordonne l’activité dans les Komsomols. Après son exil forcé à Brinkipo, il part en février 1931 à Berlin parachever ses études et y dirige la publication du Bulletin de l’opposition russe. Il quitte Berlin dès l’arrivée de Hitler au pouvoir, s’installe à Paris où il assure la co-direction du Secrétariat international et la publication du Bulletin dans un état de dénuement matériel profond. En février 1938, il est hospitalisé dans une clinique de Russes blancs, dirigée par un agent de la police politique soviétique (Guépéou), où il trouve la mort après une opération de l’appendicite.

. Les transfuges du trotskisme au Parti socialiste

Dans son livre sur « Les Trotskysmes », Daniel Bensaïd donne quelques indications, ici reprises, sur le « mouvement de transfert vers le Parti socialiste, dans lequel se sont engagés, au début des années 1980 Julien Dray, Henri Weber, Harlem Désir, Pierre Moscovici (en provenance de la LCR), Jean-Luc Mélenchon, Jean-Christophe Cambadélis et près de 400 militants (en provenance de l’OCI lambertiste). Ce ralliement exprimait l’aspiration d’une génération au réalisme gestionnaire et à l’exercice du pouvoir sur laquelle Mitterand a parfaitement su jouer avec le parrainage paternaliste de SOS-Racisme. Ce retour à la vieille maison, dont Léon Blum s’était déclaré le gardien au congrès de Tours, était aussi un adieu au prolétariat et aux illusions lyriques de l’après-68. La mue silencieuse de Lionel Jospin [ex lambertiste] résume cette reconversion ».




[1] Caractérisées à la fois par le retard économique et le court-circuitage de son évolution par l’intervention du capital des pays étrangers les plus avancés.

[2] Au-delà de ce point d’accord de fait, les réponses données aux défis d’après-guerre et de la guerre froide furent extrêmement diverses chez les anciens trotskistes : James Burnham s’engagea nettement du côté « occidental », ou américain, alors qu’Orwell n’a jamais renoncé à défendre un certain « socialisme » et que les militants de Socialisme et Barbarie ont cherché à réformer la théorie et la pratique révolutionnaires sur un projet de généralisation de l’autogestion.

[3] « Hitléro-trotskistes » était l’injure la plus couramment adressée aux trotskistes par les staliniens depuis les procès de Moscou. :

[4] Pablo lui-même devait plus tard quitter le secrétariat unifié de la IVe Internationale en 1965 après avoir été le conseiller de Ben Bella dans l’Algérie indépendante. Il animera par la suite une organisation internationale minoritaire, dont la section française était l’Alliance marxiste révoulutionnaire qui défendait une ligne favorable à l’unité des diverses tendances « gauchistes » en développant ( à l’instar des militants de Socialisme et Barbarie), une propagande centrée sur les mérites de l’autogestion. Après un bref passage au PASOK grec, il se rapprocha à nouveau de la IVe Internationale, qu’il réintégra avant sa fin.

[5] Contrairement à ce que les trotskistes français avaient fait avant-guerre au sein de la S.F.I.O.

[6] La Fédération de l’Education nationale, qui regroupait les syndicats enseignants de la CGT, est devenue autonome après la scission entre CGT et CGT-FO.

[7] Force ouvrière adhérait à la Confédération internationale des syndicats libres, où l’influence de confédération américaine AFL-CIO était indépendante.

[8] « Etat ouvrier dégénéré » est la définition trotskiste de l’Union soviétique : dégénéré à cause de la domination de la « bureaucratie stalinienne ». « Etat ouvrier » du fait de la révolution d’Octobre, qui a établi un régime social nouveau que la bureaucratie n’a pas encore détruit.

[9] L’exemple à porter à son crédit – et c’est ce qui le différencie des aux autres courants « gauchistes » –, est son refus de céder à la fascination du maoïsme et de la Révolution culturelle, qui rappelait trop les grands moments du jdanovisme et du culte de Staline.

[10] Les militants de la Ligue communistes sont apparus alors presque autant « guevaristes » que « trotskistes ».

[11] Le « néocapitalisme » est en fait le capitalisme redistributif et keynésien qui s’est épanoui pendant les Trente Glorieuses.

[12] Il est l’auteur reconnu d’un Traité d’économie marxiste, reformulation de la théorie marxiste et du programme trotskiste dans des termes intelligibles pour les nouveaux courants, ce qui permettait d’envisager un certain « travail » dans les organisations où ils étaient influents.

[13] Les deux organisations sont restées jusqu’au bout fidèles à leurs styles respectifs : les lambertistes ont soutenu les mobilisations ouvrières en URSS et en RDA tout en dénonçant les réformes économiques de Gorbatchev , en qui la Ligue voyait plutôt un réformateur communiste sincère.

[14] Le Manifeste de cette organisation date de 1967, voir « Le trotskysme et les trotskystes » de Jean-Jacques Marie, Armand Colin sept.2004, p. 194.

[15] En Algérie, les amis de Lambert ont soutenu le Mouvement nationaliste algérien de Messali Hadj, alors que leurs rivaux soutenaient évidemment le FLN (dont Pablo allait même devenir un conseiller très actif).

[16] Le bleu du drapeau est celui de la Vierge Marie.

[17] In Cet étrange monsieur Blondel : enquête sur le syndicat FO, Paris, Bartillat, 1997. :

[18] Lors du congrès de Lutte ouvrière qui a suivi, la minorité a cependant fait preuve de davantage de bienveillance envers un mouvement qui, selon elle, témoignait des difficultés des classes populaires ; mais cette minorité est souvent sujette à ds tentations modernistes.

[19] Il semble qu’apparaissent depuis peu des « islamistes trotskistes », ce qui montre les progrès de la postmodernité dans l’avant-garde révolutionnaire.

[20] Daniel Bensaïd : Une lente expérience, Stock, 2004, p.328.

[21] Le socialiste Laurent Fabius, candidat à la désignation en vue de l’élection présidentielle 2007, ayant fait siennes bien des thèses de l’extrême gauche, semble être le plus proche de cette posture.

[22] « Révolution. Cent mots pour changer le monde », (Flammarion, 2003) d’Olivier Besancenot propose, comme on va le voir brièvement, une version à peine « relookée » de l’orthodoxie trotskiste la plus traditionnelle.

[23] Il ne semble pas que, sur ce point, il y ait de grandes divergences entre les héritiers de Trotski et les Staliniens qui « renonceraient volontiers à la méthode de la violence si les classes dominantes acceptaient de céder la place à la classe ouvrière » (cité par Lily Marcou in Les Staline, vus par les hôtes du Kremlin, Paris, Gallimard, « Archives », 1979, p. 254).

[24] Paris, le Seuil, 2004.

[25] Ibid. ,p. 109-119 ; sur les réactions d’Attac à l’activisme trotskiste, in Tout a commencé à Porto Alegre, Bernard Cassen, Paris, Mille et une nuits, 2001.