INTRODUCTION
C’est à une entreprise de décloisonnement que cette recension entend participer. On a fait si longuement effort pour présenter la mathématique et la philosophie comme deux terres étrangères, qu’il faut être attentif aux thèses qui ont été développées en faveur d’une vision contraire. Alain Badiou l’a fait « dans la vision non unifiée du destin de la philosophie ». de son premier ouvrage, l’Etre et l’Evènement.
Côté Etre, il a simultanément examiné l’efficience ontologique des axiomes de la théorie des ensembles, à travers les catégories successives de différence, de vide, d’excès, d’infini, de nature, de vérité et de sujet en rapport avec les connexions philosophiques des interprétations axiomatiques déjà établies : le Parménide de Platon sur l’un et la différence, d’Aristote sur le vide, de Spinoza sur l’excès, de Hegel sur l’infini, de Pascal sur la décision, de Rousseau sur l’être des vérités, etc.
Côté Evènement, il a montré que pour « penser le pli évènementiel, il fallait, soit une théorie originairement duplice des multiplicités », soit, comme il le fait lui-même, « rendre raison de l’être de l’événement à la fois comme rupture de la loi des multiplicités étalées, et comme homogène à cette loi ». Cela passe, dit-il, « par une défection d’axiome : un événement n’est rien d’autre qu’un ensemble, un multiple, mais son surgir, sa supplémentation soustraient un des axiomes du multiple, nommément l’axiome de fondation. Ce qui, pris au pied de la lettre, signifie qu’un événement est proprement un multiple in-fondé ».
Dans la thèse plus récente d’Alain Badiou, on pourra constater que la philosophie grecque est encore bien présente dans les productions philosophiques contemporaines ; de larges extraits de sa publication sont de nature à montrer au lecteur comment il est fait appel, dans le domaine de l’ontologie mathématique et de la logique, aux vues philosophiques de Platon et d’Aristote. Il développe avec beaucoup de méthode l’assertion platonicienne, « la mathématique est une pensée », et son contraire tel que vu par Aristote ; il en conclut qu’il revient au philosophe « de nommer la cause réelle de l’acte mathématique, et donc de penser la pensée mathématique selon sa véritable destination ». Pour la logique, il constate que « l’hétérogène, aujourd’hui, donne plus à penser que l’homogène et qu’une logique intuitionniste ou modale est plus appropriée à cette orientation descriptive que ne l’est la raideur, excluant le tiers, de la logique classique ». Après avoir montré que l’incise proprement philosophique de la logique est étroitement liée à ce qu’on a appelé le « tournant langagier » de la philosophie, il précise que son projet philosophique est précisément de revenir sur ce tournant, « en identifiant la pensée et les vérités comme des processus dont le langage n’est qu’une donnée parmi d’autres » ; il est ainsi conduit à reconsidérer philosophiquement la mathématisation de la logique et donc à se demander quelle est la détermination mathématique de la logique mathématisée. Cette question lui semble « renvoyer à une simple distance intérieure de la mathématique : la distance où se pense, à partir de la mathématique elle-même, le statut de la logique comme discipline mathématique ». Force lui est alors de constater notre nouvelle installation « dans une triangulation complexe dont les pôles sont la mathématique, la logique et la philosophie, et la nécessité d’introduire l’axiome de discrimination suivant : une philosophie est aujourd’hui largement décidée par la position qui est la sienne sur le rapport des deux autres sommets du triangle, la mathématique et la logique ».
AVERTISSEMENT AU LECTEUR
Beaucoup d’éléments de cette thèse échappent à la « connaissance commune », donc à la mienne, mais avoir beaucoup hésité à présenter cette recension, qui fait suite à celle de « La filière grecque de la logique », j’ai tenu à faire droit à l’ouverture des horizons nouveaux qu’elle sous-tend, même si leur portée s’inscrit bien au-delà de mes compétences.
Seront examinés successivement les chapitres suivants :
. La mathématique est une pensée ;
. Platonisme et ontologie mathématique ;
. L’orientation aristotélicienne et la logique ;
. Logique, philosophie, « tournant langagier ».
LA MATHÉMATIQUE EST UNE PENSÉE
Comme le rappelle Alain Badiou, « cet énoncé n’a aucune évidence. Il a été maintes fois affirmé, d’abord par Platon, qui l’accompagne de toutes sortes de réserves, et maintes fois nié, en particulier par Wittgenstein...L’obscurité de l’énoncé résulte de ce que semble s’imposer une conception intentionnelle de la pensée : toute pensée dans cette conception, est pensée d’un objet, qui en détermine le sens et le style. On pose alors que la mathématique est une pensée dans l’exacte mesure où existent des objets mathématiques, et l’investigation philosophique porte sur la nature et l’origine de ces objets. Or il est clair qu’une telle supposition est problématique : en quel sens les idéalités mathématiques peuvent-elles être déclarées existantes ? Et existantes dans la forme générique de l’objet ? Cette difficulté est examinée tout au long du livre M de la Métaphysique d’Aristote, à propos de ce qu’il nomme les mathematika, les choses mathématiques, ou corrélats supposés de la science mathématique. »
. Pensée du côté de l’objet ou de l’objectivité
Pour autant qu’on aborde la question de la mathématique de ces côtés, A. Badiou pense que la solution d’Aristote est définitive. On peut y distinguer deux motifs d’exclusion de la réalité pour les objets mathématiques : le premier concerne l’impossibilité de leur accorder l’être ou l’existence au sens où cet être serait séparé, constituant un domaine préexistant et autonome, le second concerne leur impossibilité d’être immanents au sensible. Ce que A. Badiou résume ainsi :
« Au regard du champ de l’expérience, l’objet mathématique n’est donc ni séparé ni inséparable. Il n’est ni transcendant, ni immanent. La vérité est qu’il n’ a pas d’être à proprement parler. Ou, plus précisément : l’objet mathématique n’existe nulle part en acte. Comme le dira Aristote, ou bien les « mathematika » n’existent absolument pas ou bien en tout cas ils n’existent pas de manière absolue. Disons que l’objectivité mathématique est un pseudo-être, suspendu entre l’acte pur séparé, dont le nom suprême est Dieu, et les substances sensibles, ou choses réellement existantes. La mathématique n’est ni physique ni métaphysique. »
A partir de ce qu’elle n’est pas, est-il possible de mieux préciser ce qu’est la mathématique ? A. Badiou s’est attaché à le » faire :
« La mathématique est, en réalité, une activation fictive, là où l’existence en acte fait défaut. L’objectivité mathématique existe en puissance dans le sensible, et y demeure dans la latence définitive de son acte. Ainsi, il est vrai qu’un homme détient en puissance l’un arithmétique, ou qu’un corps détient en puissance telle ou telle forme pure. Ce n’est pas que l’un arithmétique ou la sphère géométrique existent à part, ni qu’ils existent comme tels dans un homme ou une planète. C’est que la pensée peut activer l’un ou la sphère à partir de l’expérience d’un organisme ou d’un objet ? Que veut dire activer ? Cela veut dire exactement : traiter comme existant en acte ce qui n’existe qu’en puissance. Traiter comme être un pseudo-être ? Traiter comme séparé ce qui ne l’est pas. C’est la définition même d’Aristote : l’arithméticien et le géomètre arrivent, dit-il, à d’excellents résultats « en posant comme séparé ce qui n’est pas séparé ».
La norme des mathématiques ne saurait être le vrai, mais le beau, bien que, dans le discours mathématique, il reste non-dit en tant que cause
Cette fiction a du reste comme conséquence que la norme des mathématiques ne saurait être le vrai, car le vrai ne se laisse pas rejoindre par une fiction. La norme des mathématiques est le beau. Car ce que sépare fictivement le mathématicien, c’est d’abord des relations d’ordre, de symétries, des simplicités conceptuelles transparentes. Or, remarque Aristote, « les formes les plus hautes du beau sont l’ordre, la symétrie, le défini ». Il en résulte que le « beau est l’objet principal des démonstrations mathématiques ».
On peut alors moderniser la conclusion définitive d’Aristote. Il suffit pour cela de se demander : qu’est-ce qui a puissance d’activer l’« être en puissance », ou : qu’est-ce qui a le pouvoir de séparer l’inséparé ? Il est pour nous modernes, évident que c’est le langage. Comme le remarque Mallarmé dans une citation fameuse, si je dis « une fleur », je la sépare de tout bouquet. Si je dis « une sphère », je la sépare de tout objet sphérique ; en ce point, mathème et poème sont indiscernables.
Mais pris dans l’acte d’activation fictive qu’est sa propre pensée, le mathématicien en méconnaît la structure. C’est pourquoi la dimension esthétique est dissimulé sous une prétention cognitive. Le beau est la cause véritable de l’activité mathématique, mais cette cause est, dans le discours mathématique, une cause [non-dite]. Elle n’est repérable que par ses effets : « Ce n’est pas une raison parce que les sciences mathématiques ne nomment pas le beau qu’elles n’en traitent pas, car elles en montrent les effets et les rapports ».
A coup sûr, considéré comme pensée du côté de l’objet, et c’est là une conclusion, la mathématique n’est pas pensée de sa pensée et la philosophie spontanée du mathématicien reste le platonisme
En effet, installée dans sa fiction, elle ne peut qu’y croire. C’est un point, remarque A. Badiou, sur lequel Lacan insistait à juste titre : le mathématicien est d’abord celui qui croit « dur comme fer » aux mathématiques. La philosophie spontanée du mathématicien est le platonisme, parce que, son acte étant de séparer l’inséparé, il tire de cette activation fictive le spectacle idéel de son résultat. Tout se passe pour lui comme si les objets mathématiques existaient en acte. Plus profondément : la pensée mathématique, comme toute fiction est un acte. Elle ne peut être que cela, puisqu’il n’y a rien à contempler. Comme le dit Aristote, dans une formule très ramassée, dans le cas des mathématiques, l’acte qui manque aux objets fait retour du côté du sujet.
. Pensée de la pensée mathématique en fonction de sa véritable destination
Il échoit donc au philosophe de s’évader de l’objet pour nommer la cause réelle de l’acte mathématique et donc de penser la pensée mathématique en fonction de sa véritable destination. C’est cette conception qui, aujourd’hui, selon l’avis d’A. Badiou est encore dominante. Il en voit quatre symptômes majeurs :
1. La critique de ce qui est supposé sous le nom de « platonisme » est à peu près consensuelle dans toutes les conceptions contemporaines de la mathématique.
2. Est presque universellement admis le caractère construit et langagier des entités ou structures mathématiques.
3. Si même l’esthétique n’est pas toujours convoquée comme telle, beaucoup de thèmes courants y sont homogènes. Ainsi, l’absentement de la catégorie de vérité, ainsi que la tendance au relativisme et enfin l’approche logique des architectures mathématiques, qui les traite comme de grandes formes dont le protocole de construction serait décisif.
4. L’incontestable suprématie, aujourd’hui, de la vision constructiviste, voire intuitionniste, sur la vision formaliste et unifiée du fondement, comme sur l’évidence de la logique classique.
Quant à la mathématique comme pensée, à quoi sommes-nous voués ?
A. Badiou s’est attaché à répondre à cette question : l’injonction de la mathématique contemporaine semble être, pour lui, de [réhabiliter] le platonisme après en avoir fait comprendre le véritable ressort, entièrement occulté [qu’il est] par l’exégèse d’Aristote. Dès lors que la mathématique est posée comme une pensée, il s’agit, en définitive, d’en venir à la pensée de cette pensée. Et ce qui lui semble le plus pertinent pour y parvenir c’est de pointer les moments (conventionnellement appelés moments de « crises de fondements ») où la mathématique semble convoquée à se penser elle-même, à dire ce qu’elle est. Ces moments, plus de ruptures que de crises, avant d’être sources de progrès et de création, étaient, dans les milieux scientifiques concernés, l’occasion de luttes de tendances philosophiques. En réalité, leur enjeu réel était de redisposer la façon dont les courants philosophiques se servent des sciences pour leurs fins propres, lesquelles, en dernier ressort, sont politiques. Concrètement, A. Badiou propose de partir du constat suivant :
Au regard de ses propres buts la mathématique a donc été amenée plusieurs fois à penser sa pensée ; en quoi a pu consister cette opération ? Tout s’est joué en fait autour de quelques énoncés sur lesquels la pensée mathématique bute, comme s’ils étaient dans son propre champ la signature de l’impossible. Pour A.Badiou ces énoncés sont de trois types :
– soit il s’agit d’une contradiction formelle, tirée déductivement d’un ensemble de présupposés dont cependant l’évidence et la cohésion semblaient indubitables. C’est la butée sur le paradoxe. Ainsi de la théorie formelle des classes, dans le style de Frege, qui achoppe sur le paradoxe de Russell.
– Le deuxième cas est celui où une théorie établie se voit, en un point, diagonalisée par une exception ou un excès, qui contraint à ne tenir cette théorie, vue initialement générale, uniquement pour régionale, voire tout à fait particulière ou restreinte.
– Enfin, le troisième cas est celui où un énoncé inaperçu est isolé comme condition de résultats tenus pour certains, alors que, pris en lui-même, cet énoncé semble insupportable au regard des normes partagées quant aux constructions de la pensée mathématique. Ainsi de l’axiome du choix.
On peut donc dire [en résumé] qu’au moment où la mathématique bute sur le paradoxe et l’inconsistance, la diagonale et l’excès, ou encore sur une condition indéfinie, elle en vient à penser ce qui, dans sa pensée, est de l’ordre d’une décision ontologique. Il s’agit proprement d’un acte, qui engage durablement le réel d’être dont elle assumera d’établir les connexions et les configurations. Mais, confrontée ainsi à sa dimension décisoire, la mathématique ne peut qu’être en proie à la question de sa norme, et plus particulièrement : de la norme de ce que la pensée est en état de soutenir comme assertion d’existence. Faut-il faire venir à l’existence des nombres dont le principe n’est plus la composition d’unités ? Faut-il admettre qu’existent des ensembles infinis actuels non dénombrables ? Dans quelles conditions peut-on garantir qu’un concept bien formé admet une extension identifiable ? Comment se nouent l’assertion d’existence et le protocole de construction ? Peut-on admettre qu’existe une configuration intelligible dont il est impossible d’exhiber un seul cas ?
A. Badiou va trancher ces questions selon une norme immanente qui, sans constituer la pensée, du moins l’oriente
On appellera orientation dans la pensée ce qui règle dans cette pensée les assertions d’existence. Soit ce qui, formellement, autorise l’inscription d’un quantificateur existentiel en tête d’une formule qui fixe les propositions qu’on suppose à une région d’être. Ou ce qui, ontologiquement, fixe l’univers de la présentation pure du pensable.
Une orientation dans la pensée s’étend non seulement aux assertions fondatrices, ou aux axiomes, mais aussi aux protocoles démonstratifs, dès que leur enjeu est existentiel. Admettra-t-on, par exemple, qu’on puisse affirmer une existence de cela seul que l’hypothèse d’inexistence conduit à une impasse logique ? C’est le ressort du raisonnement par l’absurde. L’admettre ou non relève, d’une façon exemplaire, de l’orientation dans la pensée, classique si on l’admet, intuitutionniste si on ne l’admet pas. La décision porte alors sur ce que la pensée détermine en elle-même comme voie d’accès à ce qu’elle déclare exister. L’acheminement vers l’existence oriente le cheminement discursif.
On dira donc qu’il y a des moments où la mathématique, butant sur un énoncé qui atteste en un point la venue de l’impossible, se retourne sur les décisions qui l’orientent. Elle saisit alors sa propre pensée, non plus seulement selon son unité démonstrative, mais seulement selon la diversité immanente des orientations dans la pensée. La mathématique pense son unité comme intérieurement exposée à la multiplicité des orientations dans la pensée. Une « crise » de la mathématique est un moment où elle est astreinte à penser sa pensée comme multiplicité immanente de sa propre unité.
C’est en ce point, sans doute, et en ce point seulement, que la mathématique, c’est-à-dire l’ontologie, fonctionne comme condition de la philosophie. C’est dire que la mathématique se rapporte à sa propre pensée selon son orientation. Il revient à la philosophie de poursuivre ce geste, par une théorie générale des orientations dans la pensée. Que toute pensée ne puisse penser son unité que comme exposition à la multiplicité de ce qui l’oriente, c’est là ce dont la mathématique elle-même ne peut rendre compte, mais c’est aussi ce qu’elle manifeste exemplairement. Le rapport complet de la pensée mathématique à sa propre pensée suppose que la philosophie, sous condition des mathématiques, traite la question : qu’est-ce qu’une orientation dans la pensée ? Et plus encore : qu’est-ce qui impose que l’identité de l’être et de la pensée s’effectue selon une multiplicité immanente d’orientations ? Pourquoi faut-il toujours décider quant à ce qui existe ? Car tout le point est que l’existence n’est jamais la donation première. L’existence est précisément l’être même, pour autant que la pensée le décide. Et cette décision, oriente essentiellement la pensée.
Identifiables simultanément dans les moments de crise de la mathématique, et dans les remaniements conceptuels de la philosophie, trois orientations majeures peuvent être relevées
Ce sont l’orientation constructiviste, l’orientation transcendante, l’orientation générique. Il est assez clair qu’elles sont, métaphoriquement d’orientation politique. Poser que l’existence doit se montrer selon un algorithme constructif, ou qu’elle est prédisposée dans un Tout, ou qu’elle est une singularité diagonale, cela oriente la pensée selon une acception chaque fois particulière de ce qui est, « ce qui est » étant ici pensé à partir de la décision d’existence. Soit ce qui est est ce dont il y a un cas, soit ce qui est est une place dans un Tout ; soit ce qui est est ce qui se soustrait à ce qui est. On pourrait dire : politique des particularités empiriques, politique de la totalité transcendante, politique des singularités soustraites.
[Elles ont l’heur] d’être mathématiquement lisibles à la seule théorie des ensembles. La doctrine des ensembles constructibles de Gödel donne une solide assise à la première, la théorie des grands cardinaux à la seconde, la théorie des ensembles génériques à la troisième.
Mais bien d’autres exemples plus récents nous montreraient que toute avancée mathématique finit par exposer dans l’unicité contingente de son mouvement, les trois orientations…Tout mouvement réel confronte la triplicité formelle des décisions d’existence (...)
La mathématique a cette vertu de ne présenter aucune interprétation ; le réel ne s’y montre pas selon le relief des interprétations disparates. Il s’y démontre comme dépourvu de sens. De là que, quand la mathématique se retourne sur sa propre pensée, c’est à nu qu’elle expose les conflits d’existence, une décision qui, sans garantie ni arbitrage, oriente décisivement la pensée.
PLATONISME ET ONTOLOGIE MATHÉMATIQUE
Dans la quasi-totalité des ouvrages de philosophie des sciences, le platonisme est identifié par un critère d’extériorité (ou de transcendance) des structures ou des objets mathématiques. Ce critère est si ancré dans l’épistémologie courante que la prise en considération de cette seule « extériorité » risquerait de nous faire manquer le processus de pensée à l’œuvre chez Platon.
On notera d’abord que « l’existence indépendante » des structures mathématiques est, pour Platon, tout à fait relative. Ce que la métaphore de la réminiscence désigne est précisément que la pensée n’est pas, n’est jamais confrontée à « deux objectivités » dont elle serait séparée. L’Idée est toujours déjà là. Si elle n’était pas « activable » dans la pensée, elle resterait impensable. S’agissant plus particulièrement des idées mathématiques, toute la démonstration concrète du Ménon est d’en établir la présence dans la pensée la moins instruite, la plus anonyme : la pensée d’un esclave.
Coappartenance du contenu et de l’esprit connaissant
Le souci fondamental de Platon est de déclarer l’identité immanente, la coappartenance du contenu et de l’esprit connaissant, leur essentielle commensurabilité ontologique. S’il est un point sur lequel il est le fils de Parménide affirmant : « Le même, lui, est à la fois penser et être », c’est bien celui-là. Pour autant que la mathématique touche à l’être, elle est intrinsèquement une pensée. Et réciproquement, si la mathématique est une pensée, elle touche à l’être en elle-même. Le motif d’un sujet connaissant qui aurait à « viser » un objet extérieur – motif dont la provenance est empiriste, même quand l’objet supposé est idéal – est entièrement inapproprié à l’usage philosophique que Platon fait de l’existence des mathématiques.
. Platon et les structures mathématiques
Platon se soucie d’autant moins des structures mathématiques qui existent « en soi » que :
1. L’idéalité est la nomination qui advient au pensable, et ne singularise en rien la mathématique. Comme le vieux Parménide le fait remarquer au tout jeune Socrate, pour autant que nous pensons la boue ou le cheveu, il y a idée de la boue, et idée du cheveu. En fait « Idée » est le nom de ce qui est pensé, en tant qu’il est pensé. Le thème platonicien consiste précisément à rendre indiscernables l’immanence et la transcendance, à s’établir en un lieu de pensée où cette distinction est inopérante.
2. Ce n’est pas le statut des prétendus « objets » mathématiques qui intéresse Platon, mais le mouvement de la pensée, parce que la mathématique n’est convoquée, en définitive, que pour identifier par différence la dialectique.
Finalement une seule chose est sûre : la mathématique est une pensée (ce qui, dans le langage de Platon, veut dire qu’elle brise avec l’immédiat sensible), la dialectique est aussi une pensée, et ces deux pensées sont, considérées dans le protocole de leur exercice, des pensées différentes.
Par ailleurs, Platon s’est exercé constamment à montrer que le corrélat de concepts ou de propositions bien définies peut être vide ou inconsistant. Fort de toutes ces observations, A. Badiou propose pour le platonisme, vis-à-vis de la mathématique, la définition suivante :
Est platonicienne la reconnaissance de la mathématique comme pensée intransitive à l’expérience sensible et langagière, dépendante d’une décision faisant place à l’indécidable, et assumant que tout ce qui est consistant existe.
Par cette définition, on voit qu’A. Badiou tient l’indécidable pour une catégorie cruciale du platonisme et qu’ainsi, il n’est jamais prédictible qu’à une formule bien définie corresponde une entité pensable. L’indécidable, appliqué à l’expérience langagière atteste qu’un platonicien ne fait nulle confiance à la clarté de la langue pour décider de l’existence.
L’indécidable est ce qui commande, quant au fond, le style aporétique des dialogues : conduire au point de l’indécidable, afin de montrer que la pensée doit, justement, décider au regard d’un événement de l’être ; que la pensée n’est pas d’abord une description ou une construction, mais une rupture (avec l’opinion, avec l’expérience) et donc une décision.
. Un texte exemplairement platonicien sur un problème de la mathématique
Gödel, toujours rangé par la « philosophie des mathématiques » parmi les « platoniciens », dans un texte fameux, s ‘est interrogé sur « le continu de Cantor » à titre d’objet de l’intuition mathématique :
< En tout état de cause, la question de l’existence objective des objets de l’intuition mathématique (question qui, soit dit incidemment, est une réplique exacte de la question de l’existence objective du monde extérieur) n’est pas décisive pour le problème discuté ici. Le simple fait psychologique de l’existence d’une intuition assez claire pour produire les axiomes de la théorie des ensembles ainsi qu’une suite ouverte d’extensions de ces axiomes suffit à donner sens à la question de la vérité ou de la fausseté de propositions telles que l’hypothèse du continu de Cantor. Ce qui néanmoins, peut-être plus que n’importe quoi d’autre, impose l’acceptation de ce critère de la vérité en théorie des ensembles est que des appels répétés à l’intuition mathématique sont indispensables non seulement pour obtenir des réponses non ambiguës aux questions de la théorie des ensembles transfinis, mais aussi pour la solution de problèmes d’arithmétique finitiste (du type de la conjecture de Goldbach), lesquels ne supportent point de doute sur le caractère doué de sens et non ambigu des concepts qu’ils mettent en jeu. Cela suit du fait que pour tout système axiomatique il y a une infinité de propositions indécidables de ce type>.
A. Badiou a reconnu dans ce texte le problème crucial de la vérité qui est résolu par le fait que < dès qu’il y a une pensée inventive (et l’intelligibilité des axiomes en atteste le fait), on peut « donner sens à la question de la vérité ou de la fausseté » des propositions que cette pensée autorise. Ce sens provient justement de ce que le pensable, en tant qu’Idée, touche nécessairement l’être. Et que « vérité » n’est jamais que le nom de ce par quoi s’apparient, dans un processus unique, l’être et la pensée>.
A la suite de quoi, A. Badiou caractérise en trois points ce qu’il est légitime d’appeler une orientation philosophique platonicienne au regard de la condition mathématique moderne, et par conséquent de l’ontologie.
1. La mathématique est une pensée.
Cela signifie en particulier que, la concernant, la distinction d’un sujet connaissant et d’un objet connu n’a aucune pertinence. Il y a un mouvement réglé de la pensée, coextensif à l’être qu’elle enveloppe – coextension que Platon nomme Idée –, mouvement où découverte et invention sont proprement indiscernables. Tout comme sont indiscernables l’idée et son idéat.
2. Toute pensée – donc la mathématique – engage des décisions (des intuitions) du point de l’indécidable (du non-déductible).
Il résulte de ce trait une extension maximale du principe de choix quant au pensable : puisque la décision est première, et continûment requise, il est vain de tenter de la réduire à des protocoles constructifs, ou extérieurement normés. Les contraintes de la construction doivent être subordonnées aux libertés de la décision pensante. C’est pourquoi le platonicien ne verra rien à reprendre, pour peu que les effets de pensée soient maximaux, au libre usage du principe du tiers exclu et, par voie de conséquence, du raisonnement par l’absurde.
3. Les questions mathématiques d’existence ne renvoient qu’à la consistance intelligible de ce qui est pensé.
L’existence doit être ici considéré comme une détermination intrinsèque de la pensée effective, pour autant qu’elle enveloppe l’être. Qu’elle ne l’enveloppe pas s’atteste toujours par une inconsistance, laquelle doit être soigneusement distinguée d’une indécidabilité. Etre, pensée et consistance sont en mathématique une seule et même chose.