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Synthèses platoniciennes (Parcours hellénique)

LES SYNTHÈSES PLATONICIENNES

ET ARISTOTÉLICIENNES

INTRODUCTION

Avant toutes choses, plusieurs dates sont à considérer :

. celles de la vie des deux protagonistesPlaton – 428, – 347

Aristote – 384, – 322 ;

. celle de la mort de Socrate en – 399 ;

. celle du départ de Platon vers la Grande-Grèce (Italie méridionale) vers – 388 (les premiers dialogues avaient déjà été écrits et publiés à Athènes) ;

. celle de la fondation de l’Académie à Athènes par Platon à son retour d’Italie (Syracuse) en – 387 (il a alors 40 ans) ;

. celle de la période de fréquentation de l’Académie par Aristote de – 367 à – 347 (il a respectivement 17 et 37 ans) ;

. celle du nouveau départ de Platon pour Syracuse (accession au trône de Denis le jeune) en – 367 (Eudoxe aurait assuré provisoirement la direction de l’Ecole, mais Speusippe aurait été le successeur direct de Platon à sa mort ) ;

. celle de la fondation du Lycée par Aristote, école rivale de l’Académie, vers – 335, dirigé par lui jusque vers – 323 (il est possible qu’Aristote ait attendu le remplacement par son congénère Xénocrate, de Speusippe, –338/–339, et la mort même de Speusippe, – 336, pour rompre institutionnellement avec l’Académie) ;

. celles qui encadrent la période de présence à la cour de Macédoine où il se consacre à l’éducation d’Alexandre de – 342 à – 332.

Une partie de ces dates prend toute son importance pour le sujet qui nous concerne si l’on retient qu’Aristote a fréquenté l’Académie entre ses 17ème et 37ème années où il fut disciple avant de collaborer, sans doute pour des leçons de rhétorique, à l’enseignement qui y était dispensé. Pendant tout ce temps, précise Monique Canto-Sperber, même si Platon ne dirige plus physiquement, Eudème de Chypre, son condisciple (Olympiodore, in Commentaire sur le Gorgias de Platon § 41,9 Westerink, p. 214). Jusqu’à la fin de son séjour à l’Académie, Aristote a peut-être fait siennes, du moins en partie, les thèses platoniciennes. Il utilise parfois dans son œuvre ultérieure le ‘nous’ pour désigner le groupe de l’Académie. Mais cela n’est guère significatif ? Aristote a pu assez longtemps se sentir affilié à l’école platonicienne sans pour autant avoir adopté la doctrine de Platon ? S’il n’y a jamais eu ‘un platonisme’ d’Aristote, celui-ci a toujours été probablement assorti de réserves ou de critiques, surtout à l’égard de la théorie des Formes, de telles critiques étant du reste librement émises au sein de l’Académie[1] où ne régnait aucune orthodoxie. Il y a donc tout lieu de penser que ce long séjour à Athènes représente l’étape initiale du développement intellectuel personnel d’Aristote>.

A quoi pouvait correspondre chez Aristote, compte tenu des précautions qu’il avait prises, la volonté de fonder une école ? Monique Canto-Sperber se prononce à nouveau sur ce sujet : < Les recherches scientifiques qu’Aristote avait entreprises, surtout dans le domaine de la biologie et l’histoire, et le vaste programme encyclopédique qu’il a dû concevoir assez tôt dans sa carrière,appelaient certainement la présence de collaborateurs et de disciples. De plus, la spéculation philosophique d’Aristote est tout entière nourrie d’interrogations, d’objections et d’exemples. Enfin, sa façon de procéder dans l’élucidation des questions, de prendre en compte les diverses façons de poser les problèmes et de formuler des objections, est intimement nourriede la relation d’enseignement …Nous savons que des conférences publiques étaient régulièrement données au Lycée. La plupart des cours magistraux étaient sans doutefondés sur des travaux de recherche, menés en commun avec les élèves. Comme presque tous les gymnases, l’établissement était pourvu d’un promenoir ( peripatos/περίπατος), de sorte que l’école d’Aristote fut, dès l’Antiquité, appelée l’école péripatétitienne et les aristotéliciens, philosophes ‘péripatéticiens’, littéralement ‘promeneurs’, en raison du fait qu’Aristote donnait au moins une partie de son enseignement en se promenant. >

Toutes ces précisions pour situer le climat qui a régné à cette période des synthèses qui répondait plus à un besoin d’indépendance que d’opposition de la part d’Aristote,plus d’ailleurs vis-à-vis des platoniciens, que de Platon lui-même.

Pour nous en convaincre, et avec nous le lecteur, il nous faut aborder maintenant, non plus ce qui risquait de séparer mais ce qui à coup sûr rassemble, soit la matière des synthèses. La table des matières des deux études successives que Monique Canto-Sperber a consacrées à Platon et à Aristote nous fournit la liste des sujets placés au centre des préoccupations de ces deux philosophes à savoir, la philosophie de la connaissance, la philosophie morale et la philosophie politique[2]. Nous comptons y découvrir non des convergences absolues, ce qui serait désespérant compte tenu de leurs charismes différents, mais des approches nuancées qui ne disconviennent pas à la synthèse. Notre propos, comme celui qui a prévalu lors de nos deux précédentes recensions est donc, non pas de traiter de Platon, puis d’Aristote mais de traiter sous chacune des idées (connaissance, morale, politique) l’apport platonicien puis l’apport aristotélicien. La tâche ne paraît pas impossible compte tenu du fait que, grâce à sa grande connaissance des deux philosophes, Monique Canto-Sperber préoccupée par l’un d’eux, n’a jamais cessé de porter un regard sur l’autre. Les extraits recueillis paraissent, à première vue, pouvoir en rendre compte.

LA PHILOSOPHIE DE LA CONNAISSANCE

1 /DÉFINITION DES CONDITIONS DE LA CONNAISSANCE

PLATON

. Mettre à l’épreuve de la parole du dieu le savoir des hommes qui prétendent connaître (les faux-savoirs ; les connaissances détachées ; une forme de sagesse proprement humaine)

Platon est qualifié de « premier philosophe de la connaissance » du fait que dès les premiers dialogues, on voit Socrate interrogeant sans relâche ses interlocuteurs pour s’assurer de la réalité de leur savoir. L’Apologie de Socrate nous explique le sens de cette quête. L’Oracle de Delphes ayant annoncé que Socrate est le plus savant des hommes, celui-ci, bien conscient de son ignorance, puisqu’il disait ne rien savoir, s’est efforcé de mettre à l’épreuve la parole du dieu en scrutant le savoir des hommes qui prétendent connaître (21 c). Sont ainsi successivement examinés les hommes politiques, les poètes et les artisans. Mais tous se révèlent plus ou moins incapables de faire la preuve de leur savoir. Pareil « cycle de travaux » (22 a), fait d’examens réitérés dont Socrate parle dans l’Apologie, se retrouve dans la plupart des dialogues socratiques et donne lieu à plusieurs épisodes assez caustiques. Surtout lorsqu’il s’avère que les personnages enseignent une discipline ou agissent au nom d’un principe qu’elles sont en fait incapables de définir[3].

Au-delà du souhait de réfuter des prétentions vaines, l’enjeu philosophique d’une telle critique des faux-savoirs doit être précisé. Car la conscience d’ignorance à laquelle Socrate voudrait réduire ses interlocuteurs, et où il dit se trouver lui-même, ne concerne pas la plupart des objets de la connaissance commune. Socrate admet posséder un grand nombre de connaissances qui ont trait, par exemple, à la moralité commune (Apologie de Socrate, 29 b), à la vie quotidienne (Euthydème, 293 b), ou même aux vérités mathématiques élémentaires ou non (comme en témoignent ses discussions avec Hippias, dans l’Hippias mineur ou avec Ménon). Il en ressort qu’on peut connaître un certain nombre de choses tout en affirmant à juste titre ne rien « savoir ».

Socrate reconnaît également l’existence d’une forme de sagesse proprement humaine (anthropinè sophia) qui consiste surtout à ne pas croire savoir ce qu’on ne saît pas (Apologie de Socrate, 21 d). On peut penser que cette ignorance consciente d’elle-même est une sorte de savoir en ce qu’elle constitue le seul état en lequel une véritable connaissance est possible. Mais elle représente surtout la condition à partir de laquelle distinguer entre vrais et faux savoirs.

. Connaître les exigences d’un véritable savoir

Selon Socrate, un véritable savoir exige deux aptitudes : d’abord une compréhen- sion unifiée des phénomènes auxquels il s’applique, puis une aptitude à atteindre l’essence (eidos) des réalités qui lui correspondent, ce qui constitue en fait leur vraie définition.

La compréhension des phénomènes auxquels s’applique un savoir exige non seulement une recherche de leurs causes mais aussi la capacité de « fournir une explication rationnelle » des actes inspirés par un tel savoir et de justifier les jugements qu’il prononce (Gorgias, 465 a). Les prétendus savoirs qui ne présentent pas ce type de compréhension unifiée, ou de saisie des principes, ne donnent qu’une « contrefaçon » du savoir, se réduisent à n’être qu’une mémoire tâtonnante des faits, procédant par similitudes et toujours conditionnée par l’effet qu’elle veut produire[4].

Par ailleurs, la capacité de définir son objet est le signe le plus sûr d’un savoir réel. En témoigne la question que Socrate adresse à ceux de ses interlocuteurs qui prétendent détenir un savoir. « Qu’est-ce que X, objet de votre savoir ? ». Une telle question consiste formellement en une recherche de définition. Mais cette question qui a reçu chez les spécialistes le nom générique « Qu’est-ce que X ? » ne porte pas à proprement parler sur le sens du terme X. Socrate n’attend pas en réponse une définition lexicale donnant le juste emploi du terme, encore moins un exemple ou une illustration concrète. Le sophiste Hippias se ridiculise en proposant de définir la beauté par une belle jeune fille, puis par une belle jument, et enfin par une belle lyre. Dans le Ménon, Socrate a beau jeu de montrer à Ménon, lequel répond à la question « Qu’est-ce que la vertu ? » en définissant successivement la vertu d’un homme, la vertu d’une femme, etc., qu’une telle énumération ne permet pas de savoir ce qu’est réellement la vertu. Ce n’est là, dit Socrate, qu’un essaim de vertus qui présentent dans certains cas des traits incompatibles, car, si selon Ménon, la vertu de l’homme est de commander en même temps que celle de l’esclave est d’obéir, quel est donc l’élément commun à deux formes si dissemblables de vertus (73 d) ? Il ne s’agit donc pas de définir un mot, d’exhiber une réalité qui l’illustre, ou de montrer la cause.

Les recommandations que fait Socrate à Hippias – le priant de rechercher « le beau lui-même (auto to kalon), ce qui pare toute chose et la fait apparaître comme belle en lui communiquant son caractère propre (eidos) » (Hipppias majeur, 289 d) – et à Euthyphron – auquel il demande obstinément « quel est le caractère générique (eidos) qui fait que toutes choses pieuses sont pieuses » (Euthyphron, 6 d) « quelle est la véritable essence (ousia) de la piété, dont tu ne me révèles qu’un accident » (11 a) – expriment l’exigence de mettre en évidence un caractère commun, qu’on appellera aussi « essence » (désigné par les termes grecs eidos ou ousia) qui permette d’expliquer pourquoi nous jugeons telles ou telles choses belles ou pieuses.

La connaissance n’est donc pas seulement une croyance raisonnable et justifiée, où l’on est capable d’expliquer ce qu’on connaît et de le justifier par des raisons, mais elle est aussi connaissance de l’objet. La compréhension unifiée se focalise sur la définition de l’essence, à partir de laquelle expliquer les phénomènes considérés, voire les enseigner. Le caractère indubitable de la croyance subjective qui a trait plutôt à l’abondance des raisons dont dispose le sujet pour expliquer une réalité et définir son essence, n’est cependant pas le critère de la connaissance certaine. De plus, l’insistance mise par Platon à souligner que, pour définir un savoir, il faut déterminer son objet, explique que toutes les réalités, qu’elles soient mathématiques, pratiques ou morales, donnent lieu au même type d’examen. En chaque cas, on tend à mettre en évidence le caractère commun que présente un ensemble d’objets (la « beauté » de toutes les choses belles, la « justice » de toutes les choses justes), c’est-à-dire un caractère général, un universel voire une essence(eidos), qu’on ne peut identifier à aucun de ces objets particuliers. Se détournant de l’ « essaim » des vertus que lui propose Ménon, Socrate rappelle qu’il ne recherche qu’une seule vertu, laquelle se retrouve à l’identique chez l’homme vertueux et chez la femme vertueuse.

En outre, une définition de l’essence de la piété ou de la justice est telle qu’elle puisse s’appliquer à toutes les choses pieuses ou justes et qu’il ne soit jamais possible de l’appliquer à un acte, ou une personne impie ou injuste. Aucun des traits définitionnels qui caractérise l’eidos d’une qualité ne doit se retrouver dans la qualité opposée[5].

. Se détourner des formes concrètes sous lesquelles la réalité se manifeste

En enjoignant ses interlocuteurs à rechercher l’eidos d’une réalité, Socrate veut les inciter à se détourner des formes concrètes sous lesquelles cette réalité se manifeste, car de telles apparences sont constamment, dans le monde empirique, mais aussi dans la vie sociale et dans la morale commune, l’objet de perceptions contraires : le doigt paraît droit ou tordu selon qu’il est ou non plongé dans l’eau (République X, 602 c), la sagesse consiste bien à montrer en tout ce qu’on fait une dignité calme, mais dans les choses de l’esprit et dans celles du corps, c’est plutôt la promptitude qui est sagesse (Charmide, 160 a-d). Peut-être faut-il aussi reconnaître, dans cette première rupture platonicienne d’avec les apparences que manifeste la quête de l’essence, le désir de démarquer l’enquête philosophique d’un exercice sophistique fort répandu, comme semblent l’attester les Dissoi Logoi qui nous ont été conservés à la fin d’un manuscrit de Sextus Empiricus, exercice consistant à se servir des apparences contradictoires qui abondent dans la vie réelle et les évaluations communes afin de réfuter l’adversaire en produisant paradoxes et dilemmes. A l’opposé de cette façon de faire, Platon inscrit une très forte exigence d’intégrité et de permanence dans l’objet du savoir, dans cette forme d’universel qu’est l’eidos. L’eidos de la beauté, comme le rappelle Platon dans l’Hipppias majeur, doit lui-même être beau et ne rien contenir qui soit l’opposé du beau.

Dans ce premier stade de la philosophie de Platon, rien ne permet toutefois de conclure que l’eidos soit une réalité d’un autre ordre que la réalité des objets auxquels il confère sa qualité. Plusieurs commentateurs ont objecté que l’interpré- tation stricte des conditions posées sur la définition de l’eidos conduit à penser que Platon ne le conçoit déjà plus comme une réalité empirique. Dans des dialogues comme l’Hipppias majeur ou l’Euthyphron, notre philosophe refuserait déjà de faire du monde sensible l’objet d’une connaissance en donnant à celle-ci comme objet propre une réalité non empirique.

ARISTOTE

. Connaissance de la réalité ou substance des choses

Quelle réponse Aristote apporte-t-il à la question de savoir ce que sont l’Etre ou la substance ? Il propose de concevoir une réalité première en laquelle on puisse saisir la cause immanente du changement en même temps que son principe d’intelligibilité. Là, selon Monique Canto-Sperber, se situe l’intuition philosophi- que majeure d’Aristote.

Pour désigner cette réalité, Aristote se sert du terme ousia (« substance »)[6], mais il emploie aussi l’expression to ti èn einai (littéralement : « qu’est-ce que c’est ? », « qu’en est-il pour une chose d’être cette chose (et rien d’autre) ? », expression que les auteurs médiévaux ont traduit par «quiddité »), autrement dit : « qu’est-ce que la chose est dite être par soi ? », « qu’est-ce qui la détermine en tant que telle dans son individualité ? ». Ainsi la caractérisation principale de la substance est qu’elle désigne un être individualisé. Elle correspond au statu du « ceci » (tode ti) qui sert à identifier avant tout une réalité individuelle. Pour la désigner, Aristote se sert également de l’expression « substance première » ou « substance par excellence » du fait qu’elle est le substrat de tout le reste et que tout le reste se trouve affirmé en elle.

Les substances, qui sont des individus, ne dépendent de rien d’autre : elles sont séparées. Cela veut dire d’abord qu’elles sont séparées de leurs affections ou accidents, même si elles ne peuvent certainement pas exister sans affection. « La substance première, au sens le plus fondamental, premier et principal du terme, c’est ce qui n’est ni affirmé d’un sujet ni dans un sujet : par exemple l’homme individuel ou le cheval individuel » (Catégories, 5, 2 a 11). La substance première, au sens le plus plein, c’est donc l’objet individuel concret : il s’agit de Callias, de ce chien, de cette table et, plus généralement des animaux et des plantes auxquels on peut ajouter les corps naturels (soleil, lune, étoiles) et sans doute les substances artificielles (tables et chaises, etc.). La caractéristique majeure de la substance est donc son unité numérique.

Mais la substance est également la première des dix catégories[7] (du verbe categorein qui veut dire, à la voix active, d’abord « accuser », puis « pointer vers » ; « indiquer », enfin « exprimer », « signifier », et à la voix passive « être affirmé ». La caractéristique de la démarche suivie dans les Catégories est du reste de donner accès à la substance (catégorie principale de ce qui est) à partir de ce que la substance n’est pas mais qui se dit d’elle, en particulier l’ensemble de ses prédicats.

Que la substance soit le sujet d’un nombre indéterminé de prédicats et ne soit elle-même prédicat de rien n’empêche pas qu’elle admette des prédicats « essentiels » – distincts des prédicats « inessentiels » – qui servent donc à définir son essence. Au sein de ces prédicats essentiels, il est encore nécessaire de faire une distinction entre les espèces et les genres. « C’est ainsi que pour rendre compte de l’homme individuel, on en donnerait une connaissance plus précise en disant que c’est un homme plutôt qu’en disant que c’est un animal, car le premier caractère est plus propre à l’homme individuel » (Cat., 5, 2 b 12). Sont ainsi « substances secondes », les espèces qui sont affirmées des substances individuelles et les genres, par exemple genre animal prédiqué à la fois de l’espèce et de la substance homme, de la substance cheval, etc. expriment la nature essentielle (la réalité substantielle, ousia), immanente, du sujet (ou substance première)[8]. Toutefois, les espèces ou substances secondes ne sont pas quant à elles séparables des individus et ne peuvent former des attributs séparés[9].

A côté des substances première et seconde, existent aussi les accidents. Que Socrate soit blanc ou lettré, ce sont là des déterminations accidentelles, qui n’expriment aucunement l’essence de Socrate, alors que le fait de dire que Socrate est un homme, un animal ou un vivant exprime son essence. Seulement ces accidents sont prédiqués de l’individu Socrate, et aucunement des substances secondes, homme, animal ou vivant qui, elles, sont prédiquées de la substance individuelle. D’après la définition que donne le livre Δ de la Métaphysique, « l’accident se dit de ce qui appartient à un être et peut être affirmé avec vérité, mais n’est pourtant ni nécessaire, ni constant ». Dire que Socrate est lettré n’est pas exprimer une détermination nécessaire et permanente de son essence. « Il n’y a donc pas de cause déterminée de l’accident, il n’y a qu’une cause fortuite, par conséquent indéterminée » (Δ, 30, 1025 a 13-25).

Deux autres propriétés importantes de la substance sont mentionnées en Catégories 5. D’abord, la substance n’a aucun contraire. Quel pourrait être en effet, demande Aristote, le contraire de l’homme individuel ou de l’animal individuel ? Ensuite la substance n’est pas susceptible de plus ou de moins. Le blanc (qui est un accident) peut être dit plus ou moins blanc, et le chaud plus ou moins chaud, mais l’homme ne peut pas être plus ou moins homme.

Aristote désigne toutefois comme le « caractère propre de la substance » le fait qu’elle soit apte, tout en restant identique et numériquement une, à recevoir les contraires (Catégories 5, 4 a 10-13). En fait, aucune autre réalité que la substance ne présente cette capacité à être un réceptacle des contraires tout en gardant son unité.

Le principe d’individuation qui fait de la substance une substance une se présente comme une « unité par convergence », une « unité focale », requise par le fait qu’une substance est nécessaire comme substrat obligé de tout prédicat possible et condition d’intelligibilité de toutes ses modifications.

. L’intelligibilité de la substance et du principe de son changement s’acquiert au travers d’une analyse causale[10]

Aitia est le terme grec traduit communément par « cause » et l’adjectif correspondant aitios se traduit, quant à lui, à la fois par « responsable » et par « coupable ».

Aristote souligne qu’il y a quatre manières dont on dit qu’une chose est la cause d’une autre. « On appelle cause, en un premier sens, la matière immanente dont une chose est faite : l’airain est la cause de la statue, l’argent celle de la coupe ; et aussi le genre de l’airain et de l’argent est cause. – Dans un autre sens, la cause c’est la forme et le paradigme, c’est-à-dire la définition de la quiddité (…) – La cause c’est encore le principe premier du changement ou du repos : l’auteur d’une décision est cause de l’action, et le père est cause de l’enfant, et, en général, l’agent est cause de ce qui est fait, et ce qui fait changer est cause de ce qui subit le changement. – La cause est aussi la fin, c’est-à-dire la cause finale : par exemple la santé est la cause de la promenade » (Métaphysique Δ, 2, 1013 a 24-33).

Qu’Aristote fasse mention de l’airain d’une statue comme cause matérielle recouvre une intention évidente. Dans les substances artificielles, il est en effet plus facile d’isoler, dans une sorte d’extériorité mutuelle, les différents éléments (le matériau, la forme, l’artiste, le projet) auxquels Aristote attribue le nom de cause. Prenons l’exemple plus complexe d’une maison. La cause matérielle représente les briques, le mortier, le bois et les pierres ; la cause formelle désigne l’arrangement de ces composants ; la cause motrice est le constructeur ou l’art de construire ; enfin la cause finale, c’est le but du constructeur : fournir un abri.

Ces quatre causes sont aussi étroitement unies dans la production des substances naturelles. Pour la génération d’un homme, la matière est fournie, selon Aristote, par la mère, la forme est le caractère spécifique qui transmet les déterminations de l’espèce, la cause motrice est le père, la cause finale, l’exemplaire humain achevé (ou la perpétuation de l’espèce). Ces quatre causes peuvent être distinguées d’un point de vue logique, mais en général, surtout dans l’être humain parvenu à maturité, les causes motrice, formelle et finale tendent à se confondre ; la cause finale, en particulier est toujours immanente à l’être individuel. Il reste que c’est dans les substances naturelles que se révèle au mieux la conception aristotélicienne de la causalité. Le Dieu est sans matière, il n’est pas mû et il n’a d’autre fin que lui-même. Quant aux êtres artificiels, c’est parce qu’il existe des êtres naturels qu’ils ont à proprement parler des causes : la table a ainsi une cause matérielle dans cet être naturel qu’est l’arbre, une cause motrice dans cet être naturel qu’est le menuisier.

L’analyse causale qu’Aristote propose de la substance est tout entière guidée sur la diversité de sens que peut prendre la question « pourquoi » ? Et le sens de cette question dépend à son tour des grands genres de questions relatifs à ce qui peut être objet de recherche ou de connaissance. Nul texte d’Aristote n’est plus éclairant sur ce point que le premier chapitre du livre II des Seconds Analytiques : « Il existe quatre types de questions que nous posons et elles correspondent aux genres de choses que nous connaissons. Ces questions sont : la question du fait, la question de la raison ou de la cause, la question de l’existence et la question de l’essence. Quand nous demandons si telle ou telle chose est telle ou telle (…) (par exemple s’il y a ou non une éclipse de soleil), nous posons la question du fait. Quand nous avons démontré qu’il y a une éclipse du soleil, notre enquête est achevée , et si nous savons dès le début qu’il y en a une, nous ne demandons pas s’ilyenaune.C’estquand nous connaissons le fait que nous demandons la raison. Par exemple quand nous savons qu’il y a une éclipse du soleil et que la terre tourne, nous demandons la raison de ces faits (…). La question de l’existence se réfère, quant à elle, à la simple existence (…). Et quand nous savons qu’un objet existe, nous demandons qu’est-ce qu’il est, par exemple qu’est-ce qu’un dieu ou un homme ? » (Seconds Analytiques II, I, 89 b 23-35). Nous reviendrons plus avant sur le rapport que les questions ayant trait au fait, à la cause, à l’existence et à l’essence entretiennent entre elles. Mais la question « pourquoi », celle qui nous intéresse ici est évidemment relative à la cause et à l’essence. Pourquoi cette substance est-elle telle qu’elle est ? Pourquoi l’homme est-il musicien ? Pourquoi l’homme est-il un animal de telle nature ? On voit que dans la diversité de ses formulations, la question porte toujours sur l’attribution : il s’agit de savoir pourquoi tel attribut appartient à tel sujet. « Mais ce qui est légitime de demander, souligne Aristote, c’est pourquoi l’homme est un animal de telle nature. Dans ce cas, alors, évidemment, on ne cherche pas pourquoi ce qui est un homme est un homme, on cherche pourquoi une chose appartient à telle autre chose (…) Il est donc manifeste que ce qu’on cherche ainsi, c’est la cause » (Métaphysique Z, 17, 1041 a 20-28). On voit combien est forte l’ambition philosophique qui s’exprime à travers la théorie des quatre causes. Non seulement Aristote définit la connaissance scientifique comme une connaissance par les causes, mais il explicite la question « pourquoi ? » à l’aide de quatre questions définies. Enfin dès les premiers chapitres de la Métaphysique, il prend soin de souligner que tous les penseurs qui l’ont précédé et qui ont voulu rendre compte de la nature de l’univers n’ont fait que rechercher l’une ou l’autre de ces quatre causes.

. Association de l’universalité du savoir et de la sensation

On verra que si, chez Aristote, la connaissance s’accroît, à partir de propositions logiques, par l’usage d’inférences et de déductions, elle ne commence pas, à proprement parler par des axiomes ou des propositions indubitables, mais plutôt par une forme de perception qui donne accès à ces propositions.

Quel rapport établir entre la connaissance par propositions universelles et la connaissance par sensation ? Monique Canto-Sperber remarque en premier lieu qu’Aristote associe l’universalité du savoir et la sensation, ou plutôt l’universalité du désir de savoir et celle du plaisir de sentir lorsque, dès les premières pages de la Métaphysique, il affirme : « Tous les hommes désirent naturellement savoir. Ce qui le montre est le plaisir causé par la sensation. » Toute science est universelle : ce qui veut dire qu’elle porte sur des propositions universelles. La sensation a trait en revanche aux qualités singulières de la substance individuelle. Toutefois, elle est bien la condition nécessaire de la science[11] puisque Aristote rappelle qu’ « il est clair que, si un sens vient à faire défaut, nécessairement une science disparaît, qu’il est impossible d’acquérir » (Seconds Analytiques I, 18, 81 a 38).

La difficulté consiste donc en ceci que, tout en ayant trait aux objets particuliers, la sensation joue un rôle essentiel dans la constitution d’une science portant sur l’universel. On a vu précédemment qu’Aristote établit une distinction réelle entre les propriétés essentielles d’une substance et ses propriétés accidentelles. Deux types de questions peuvent donc être posées à propos de toute substance individuelle et singulière ; « qu’est-elle ? » (cette question porte sur l’essence et on y répond en donnant la quiddité ou définition de la forme : espèce, genre, différence) et « comment est-elle ? ». On a vu en effet qu’une substance particulière et individuelle ne peut pas ne pas présenter une multiplicité de déterminations, qualités ou prédicats. Ces prédicats sont accidentels dans la mesure où ils ne sont pas des prédicats de la substance, mais des prédicats qui surviennent dans la substance. Que la sensation joue un rôle dans l’élaboration de la science suppose non seulement qu’elle nous permette d’avoir accès aux accidents mais aussi qu’elle garantisse l’accès à la substance première et aux substances secondes.

. Le syllogisme catégorique comme mode d’expression de la causalité substantielle et les propositions premières

Un premier élément de solution consiste à rappeler que la saisie des substances secondes (espèces, genres) permet d’avoir accès à la substance première. La formule qui donne la quiddité d’une substance correspond à celle que déploie ou explique le syllogisme catégorique. Ce syllogisme représente un effet un mode d’expression de la causalité substantielle. Par exemple, dans la formule la plus connue, peut-être à tort, du syllogisme : « Animal appartient à homme » (ou « Animal est le cas pour homme »), or « Socrate appartient à homme » (ou « Socrate est le cas pour homme »), donc Socrate appartient à animal (ou « Socrate est le cas pour animal »), le terme homme est à la fois le moyen terme et la cause qui permettent de réaliser la déduction ; il désigne l’essence de Socrate. Mais cet exemple montre aussi que le syllogisme n’est qu’un moyen de mettre en forme et d’exhiber la causalité essentielle de la substance : il n’est pas un moyen de la découvrir.

Une inférence ne peut donc produire de connaissance que si la connaissance démonstrative est fondée sur des choses « qui sont vraies, premières et immédiates, plus connues, antérieures et causes de la conclusion. Les principes seront ainsi appropriés à ce qui est prouvé » (Seconds Analytiques I, 2, 71 b 19-25). Ces propositions premières ne sont dérivées d’aucune proposition et sont en ce sens plus connues que les théorèmes qui en sont déduits. Elles peuvent être des axiomes (comme l’axiome du tiers exclu), des définitions (relatives au sens des termes) ou des hypothèses (ayant trait à l’existence de certaines réalités correspondant aux termes utilisés : le géomètre fait ainsi l’hypothèse à la fois de la définition et de l’existence d’entités comme les points et les lignes). Par ailleurs, si ces propositions vraies et immédiates sont antérieures à la conclusion et permettent de l’expliquer, cela signifie qu’elles contiennent les causes ultimes des faits exprimés par les propositions : sans cela, on ne saurait justifier que la connaissance des propositions qui en dérivent dépende de telles prémisses. Il en résulte que les propositions qui constituent une science doivent présenter entre elles un ensemble de connexions causales.

2 /LES FORMES D’ACQUISTION DE LA CONNAISSANCE

PLATON

. Mise en pratique d’une méthode d’examen critique

Platon a rendu particulièrement efficace une méthode d’examen critique en la concrétisant dans un dialogue avec un personnage réel, dans des circonstances souvent bien spécifiées, et faisant d’un échange de questions et réponses l’occasion d’une analyse abstraite. La maîtrise d’une telle méthode pour analyser, rechercher, critiquer et même apprendre, Platon l’a appelée dialectique : « Le dialecticien connaît l’art d’interroger et de répondre », l’art de conduire une discussion (Cratyle, 390 c).

C’est face à Gorgias, le plus grand orateur de son temps, que Socrate définit le plus minutieusement ce qu’il attend de l’entretien dialectique : « Veux-tu savoir quel type d’homme je suis ? Je suis quelqu’un qui est content d’être réfuté quand ce que je dis est faux, quelqu’un qui a aussi plaisir à réfuter[12] quand ce qu’on me dit n’est pas vrai (…) En fait j’estime qu’il y a un plus grand avantage à être réfuté, dans la mesure où se débarrasser du pire des maux (l’ignorance) fait plus de bien qu’en débarrasser autrui » (Gorgias, 458 a). Enfin, la dialectique a pour terme l’accord entre les interlocuteurs et l’admission réciproque des thèses établies. Un tel entretien vise non à un accord obtenu de force, ni à un consensus non explicité et fondé sur les conventions, mais à l’homologia, communauté de vues acquise dans les façons de considérer un sujet et d’en parler. « Tu ne peux me forcer à être d’accord », rappelle Socrate au Polos du Gorgias. En d’autres termes, la discussion n’arrive à rien si « je ne suis pas le seul à témoigner en faveur de ce que tu dis » (472 c).

Si elle permet d’éliminer les définitions fausses, la procédure d’ elenchos n’est pourtant pas à même de cerner la véritable définition de l’essence. On le voit dans le Ménon où, après avoir éliminé toutes les réponses proposées par Ménon pour définir la vertu, l’elenchos paraît impuissant à déterminer ce qu’est la vertu. Plus généralement les apories, ou absences de solution, sur lesquels s’achèvent la plupart des dialogues socratiques témoignent suffisamment de cette impuissance. A lui seul, l’elenchos ne permet donc pas d’accéder au type de connaissance auquel devraient aboutir pareilles recherches de définitions, à savoir la connaissance de l’eidos.

Il faut néanmoins bien voir que ce qui fait la force de l’ elenchos, c’est l’adhésion subjective du répondant liée à la portée morale que Socrate confère à cette procédure. Car l’ elenchos est aussi une forme de protreptique, une incitation à se tourner vers la sagesse ; il doit induire une forme de « conversion ». Ne vois-tu pas demande Socrate à Calliclès que le sujet dont nous parlons est la question qu’un homme, aussi peu de raison ait-il, devrait prendre le plus au sérieux ? Quel genre de vie faut-il avoir ? » (500 c et aussi 487 e488 a). Cette fonction de formation et de conversion de l’âmereconnue à l’ elenchos est réelle dans la mesure où elle se nourrit de l’adhésion du sujet, mais en même temps l’examen qu’elle conduit et la définition de la vie morale à laquelle elle veut parvenir affranchissent ses conclusions des opinions des interlocuteurs. La fonction de connaissance que Platon semble accorder à l’ elenchos se trouve par là également justifiée.

Il faut ici mentionner une seconde procédure dialectique. C’est la plus populaire et elle est, depuis Montaigne, attachée au nom de Socrate. Il s’agit de la maïeutique, ou art de la sage-femme[13]. Tout l’intérêt de la maïeutique tient à ce qu’elle consiste principalement en une procédure de mise au jour des opinions : « Je me livre à des incantations, et je te donne à goûter des sages l’un après l’autre jusqu’à ce que ta façon de penser soit amenée au jour par nos communs efforts » (Théétète,157 c-d). Ce n’est que dans un deuxième temps, lorsque, après l’accouchement, on doit s’assurer de la viabilité de l’enfant, que les opinions mises à jour sont évaluées.

L’insistance avec laquelle Socrate rappelle que les pensées sont trouvées en soi-même, et que former une âme consiste à les mettre au jour, s’oppose nettement au modèle d’éducation sophistique en lequel l’âme est plutôt considérée comme un réceptacle destiné à accueillir les pensées (Protagoras, 314 b). Elle est liée, en revanche, aux thèses auxquelles nous allons venir, défendant l’existence d’une connaissance innée qui peut être recouvrée au terme d’un processus de remémoration.

.Recoursàun processus de remémoration lié à l’âme (la réminiscence)

Dans la partie centrale du dialogue du Ménon, un paradoxe est proposé par le dit Ménon, visant à montrer l’impossibilité de toute recherche. En effet, soit on ne sait pas ce qu’on cherche et l’on ne peut ni le chercherni savoir qu’on l’a trouvé, soit on sait ce qu’on cherche et le chercher n’a plus aucun sens. Socrate n’entreprend pas à proprement parler de résoudre un tel dilemme. Mais il propose, comme la seule réponse qui vaille, l’hypothèse d’une remémoration par l’âme de vérités antérieurement connues. « Comme l’âme est immortelle, et qu’elle renaît plusieurs fois, qu’elle a vu à la fois les choses d’ici et celles de l’Hadès, c’est-à-dire toutes les réalités, il n’y a rien qu’elle n’ait appris. En sorte qu’il n’est pas étonnant, à propos de la vertu comme à propos d’autres choses, de se remémorer ces choses dont elle avait justement, du moins dans un temps antérieur, la connaissance (Ménon, 81 c). Autrement dit, l’âme ayant appris, avant l’incarna- tion de la vie présente, tout ce dont elle acquerra de nouveau la connaissance, la recherche et le fait d’apprendre ne consistent jamais qu’en la réactivation d’une connaissance totale mais latente. Par ailleurs, les réalités de la nature étant parentes entre elles, il existe des liens de dérivation de l’une à l’autre. La remémoration par l’âme d’une chose antérieurement connue doit pouvoir donner accès à toutes les autres vérités que l’âme possède « à condition d’être courageux et de chercher sans craindre la fatigue ? Ainsi le fait de chercher et le fait d’apprendre sont, au total, une réminiscence (81 d).

La réminiscence, entendue comme l’état mental de la remémoration, permet de savoir ce dont on se souvient au moment où l’on s’en souvient. En ce sens, elle est un processus biface : à la fois réactivation d’un contenu latent ou ressouvenir (anamnèsis) et véritable apprentissage (mathèsis) quand on rapporte ce souvenir à la conscience d’ignorance qui l’a précédé. Loin d’être une recherche désordonnée au sein des souvenirs, l’effort de remémoration vise une vérité déjà possédée, laquelle oriente implicitement un tel effort.

On s’est beaucoup interrogé, précise Monique Canto-Sperber, pour savoir si les vérités acquises par l’âme avant sa dernière incarnation incluaient une part empirique (le goût du vin de Samos, les traits d’un visage, la route qui conduit à Larisse) ou si elles étaient indépendantes de toute expérience sensible. Platon parle bien en effet, dans le Ménon, « des choses d’ici…toutes les réalités » (81 c). Mais le souci de préserver la cohérence de la doctrine amène à préférer la thèse selon laquelle la réminiscence concerne les seules vérités non empiriques. Car si la réminiscence rappelle à la conscience des vérités que tout être humain doit reconnaître comme telles, elle ne concerne que des vérités dont la connaissance ne dépend pas d’une incarnation de l’âme dans tel ou tel corps particulier ou ayant vécu dans tel lieu et à tel moment. On peut même imaginer que l’âme possède au sujet de certaines connaissances empiriques (comme les harmonies musicales, les différences entre les couleurs, etc.) des schémas d’apprentissage généraux, sous lesquels elle pourrait subsumer le détail des informations données par la perception sensible.

Les exposés ultérieurs que Platon propose de la Réminiscence la rapportent explicitement aux seules vérités indépendantes de l’expérience. Sans la mentionner de manière détaillée, le Phèdre présente la réminiscence non plus comme un processus de connaissance par lequel se définit l’apprentissage, mais comme le mode de recouvrement de connaissances acquises par l’âme après la contemplation des réalités intelligibles.

Lorsque Socrate, pressé par ses amis de rappeler les raisons de la réminiscence, consent à le faire, la principale raison qu’il avance tient au manque intrinsèque dont sont affectés les objets empiriques de la sensation. En même temps qu’il est perçu, l’objet sensible induit « l’idée d’une autre chose et qui n’est pas l’objet du même savoir, mais bien d’un autre »[14] (73 c).

Il reste que, si la sensation est disqualifiée comme instrument de connaissance, elle est aussi en quelque sorte justifiée à titre de réquisit minimal pour l’amorce du ressouvenir (75 a). C’est bien ce qui est indiqué lorsque, reprenant Cébès qui avait remarqué que la réminiscence est suscitée par des figures géométriques et des réalités du même genre (73 a-c), Socrate souligne qu’elle peut procéder d’ »une sensation quelconque ».

La théorie platonicienne de la réminiscence est restée fameuse dans l’histoire de la philosophie comme la première formulation des conceptions innéistes de la connaissance. Descartes (Lettre à Voetius, Adam et Tannery VIII, 2) et Leibniz (Discours de Métaphysique XVII) y voyaient un moyen de comprendre pourquoi certaines de nos idées les plus innées en nous sont aussi les moins accessibles. Dans la mesure où la connaissance innée n’est pas actuelle, elle exige un réel effort (d’apprentissage et d’exercice) pour être restituée. La théorie de la réminiscence explique aussi comment notre connaissance s’accroît, mais s’accroît par une source intérieure, sans recours à l’apprentissage, ordinairement entendu comme transmission de connaissances qui seraient constituées indépendamment de notre esprit[15].

ARISTOTE

. La sensation engendre la mémoire, et la répétition de ce qui demeure en mémoire, l’expérience. Le rôle de relais est ensuite effectué par le nous.

Le fait que la procédure scientifique qu’est le syllogisme permette la mise en forme mais non la découverte de la cause pose clairement la question du commencement de la connaissance. Comment acquiert-on les premières connaissances à partir desquelles l’édifice entier du savoir est construit ? La question est minutieusement considérée au chapitre II, 19 des Seconds Analytiques. Aristote souligne d’abord qu’il existe des principes premiers et immédiats, mais à la question de savoir si ces principes sont connus avec le même degré de certitude que les résultats de la démonstration, il répond que, si tel était le cas, « nous aurions en nous, sans le savoir, de ces principes, des connaissances plus exactes que les démonstrations ». Or, ces principes « ne sauraient naître en nous en dehors d’un savoir ou d’une certaine habitude. Il est donc nécessaire que nous ayons en nous une certaine puissance qui, pour autant ne doit pas être plus exacte que notre connaissance des principes » (99 b 26-30). Or, une telle puissance de discernement du vrai et du faux se trouve, selon Aristote, dans la sensation que tous les animaux possèdent naturellement. « Les animaux chez qui la sensation persiste conservent les sensations dans l’âme. Sous l’effet de la répétition, une différence apparaît entre ceux qui, à partir des traces qui demeurent, forment un concept (logos) et ceux qui n’en forment pas. Ainsi, la sensation engendre la mémoire, et la répétition de ce qui demeure en mémoire, l’expérience ; à une multiplicité numérique de souvenirs répond une expérience une. C’est d’une expérience – c’est=à-dire de l’universel immobile tout entier dans l’âme – que procède le principe de l’art et de la science, de l’art touchant le devenir, de la science touchant l’être » (99 b 34- 100 a 10). Or toutes ces « habitudes » proviennent bien à leur tour de la sensation : « Ainsi en est-il de la bataille, quand au plus fort de la déroute, un soldat s’arrêtant, un autre s’arrête aussi, puis un autre encore, jusqu’à ce que l’ordre primitif de la colonne se trouve restauré : de la même façon, l’âme est telle qu’elle a en elle la puissance d’éprouver quelque chose du même ordre » (100 a 12-14). Quelque chose comme une sensation doit donc donner accès aux premières prémisses. Cette sensation est ensuite relayée par le nous, une disposition intellectuelle – traditionnellement traduite par « intuition », mais qui évoque plutôt la saisie d’une ensemble de phénomènes ou « compréhension » – permettant d’appréhender la causalité essentielle, disposition intellectuelle elle-même amplifiée par l’induction, à laquelle peuvent s’ajouter, précise Aristote, la vivacité d’esprit, la mémoire et l’expérience. Telles sont les solutions qu’Aristote propose pour découvrir dans la substance première la présence immanente des causes qui constituent la quiddité.

En décidant d’accorder un tel rôle à la sensation, Aristote nie qu’il existe une capacité intellectuelle permettant de recouvrer telle quelle la connaissance d’un contenu intelligible. Par là, il refuse résolument l’innéisme, solution illustrée en particulier par la théorie platonicienne de la réminiscence de vérités acquises antérieurement à l’incarnation.

3 /LE CONCEPT DE LA CONNAISSANCE (EPISTÈMÈ)

PLATON

.Lepassagedel’opinionvraieàlaconnaissanceest soumis à conditions

Le Ménon, le Phédon et la République montrent Platon soucieux de distinguer entre les deux formes distinctes de vérité que sont l’opinion vraie et la connaissance. On peut en effet être dans le vrai à propos de telle ou telle chose tout en n’ayant qu’une opinion ou croyance vraie. On est alors incapable de justifier cette vérité, de la constituer à proprement parler en connaissance ou de la rapporter à d’autres certitudes. La réponse vraie que fournit le jeune garçon du Ménon n’est encore qu’une opinion. Or la vérité d’une opinion est erratique comme les visions d’un rêve ; elle est instable comme les statues de Dédale, sculptures légendaires, prêtes à s’enfuir dès qu’elle ne sont plus attachées. Toutefois, le Platon du Ménon indique, cas unique dans les dialogues, que la poursuite du processus de remémoration permet de transformer progressivement l’opinion vraie en connaissance. Les opinions vraies « ne valent donc pas grand chose tant qu’on ne les a pas reliées par un raisonnement explicatif (aitias logismos). Voilà ce qu’est (…) la réminiscence (…) . Dès que les opinions ont ainsi été reliées (…) elles deviennent une connaissance » (97 e - 98 a). Mais même dans ce texte, il ne semble pas que l’opinion vraie intégralement justifiée, assortie d’une exploration systématique des raisons qu’on a de la croire vraie, soit le modèle de connaissance retenu par Platon.

Pour remédier au caractère erratique de l’opinion, il faut plutôt rapporter celle-ci à un ensemble d’objets, dont la parenté et l’homogénéité apparaisse plus nettement à mesure que l’interrogation progresse. Le raisonnement de causalité assure alors l’intégration des opinions vraies aux connaissances déjà acquises. La connais- sance, dit Platon, est un lien. Que l’élaboration de ce lien reçoive aussi le nom de réminiscencemontre que la connaissance est rendue possible par la même vérité innée qui avait permis la remémoration proprement dite. Ainsi le passage de l’opinion vraie à la connaissance ne se fait pas par le seul développement des informations contenues dans l’opinion vraie et qui justifient qu’on la croie vraie. Le concept platonicien de la connaissance (epistèmè) n’est donc pas une première formulation du concept épistémologique moderne de la connaissance comme opinion vraie justifiée.

. La disqualification de la sensation individuelle opérée sur deux définitions proposées par Théétète : 1/ la connaissance est sensation, 2/ la connaissance est opinion vraie

Pour la critique de la première, une batterie d’arguments est utilisée :

. En premier lieu il est remarqué que l’identité de la sensation (aisthèsis) et de la représentation mentale (phantasia) fait que toutes les opinions se vaudront et que la connaissance ne durera pas plus longtempsque dure l’impression subjective.

. De plus cette même identité mettra celui qui prétend que la connaissance est la représentation subjective de chacun dans l’obligation d’admettre que tous ceux qui nient une telle thèse sont aussi dans le vrai.

. Par ailleurs, il est impossible, si la connaissance est rivée à l’impression actuelle, d’émettre le moindre jugement sur le futur et d’employer tout déterminant qui immobiliserait, fût-ce pour un instant, un état de choses.

Mais la critique la plus décisive est donnée par l’analyse du processus par lequel se forment l’opinion ou le jugement ; lorsque nous percevons un objet de nombreuses sensations que nous éprouvons ne sont pas « assises en nous comme dans un cheval de bois », mais elles convergent toutes ensemble « vers une sorte d’âme,parlaquelle,seservantdessensationscommed’instruments,nouspercevons tous les sensibles » (184 d). Sans l’intervention d’autres éléments cognitifs, seules les impressions peuvent y subsister mais la connaissance reste hors d’atteinte.

Après cette disqualification de la sensation individuelle, la seconde définition proposée par Théétète, relais naturel de la critique qui vient d’être menée, consiste à dire que la connaissance est opinion vraie. Mais les prétentions de l’opinion vraie à être connaissance sont rapidement écartées par l’exemple de la « preuve judiciaire ». Supposons qu’un jury puisse se faire une opinion vraie sur un crime qu’il doit juger en se fondant exclusivement sur les témoignages qu’il a entendus. Dans un tel cas, il est clair que l’opinion à laquelle ce jury parvient, aussi vraie et raisonnée soit-elle, ne saurait être confondue avec la « connaissance » que ce jury aurait acquise s’il avait, par exemple été témoin du crime en question. Cette remarque suffit à faire admettre que l’opinion, aussi vraie soit-elle, n’est pas une connaissance.

ARISTOTE

. C’est d’une pluralité de cas que se dégage l’universel qui, lui-même met en évidence la cause

A la fin de la première partie des Seconds Analytiques, Aristote reconnaît que, dans la mesure où la sensation porte sur une substance individuelle existant dans un lieu et à un moment déterminés, il n’est « pas possible d’acquérir par la sensation une connaissance scientifique » (I, 31 ; 87 b 28). En effet, les universels ne dépendent d’aucun lieuni d’aucun temps et sont tels et toujours et partout. Ce qui veut dire aussi que les démonstrations étant universelles, ni les démonstrations, ni les universaux ne peuvent être perçus. Il n’y a donc pas de science qui soit délivrée telle quelle par la sensation. Même s’il était possible de percevoir une propriété scientifique, il faudrait encore chercher à la démontrer. Nous pouvons bien sûr percevoir le phénomène d’une éclipse de lune, en revanche, nous ne percevons pas le pourquoi de cette éclipse. Comment la sensation pourra-t-elle donc jamais conduire à la science ? La solution aristotéli- cienne est de rappeler que, même si la sensation ne délivre pas la science, « cela ne veut pas dire que, par l’observation répétée de cet événement nous ne puissions, en poursuivant l’universel, arriver à une démonstration, car c’est toujours d’une pluralité de cas que se dégage l’universel » (88 a 2-5). La connaissance universelle est acquise au terme d’acquisitions réitérées d’observations et de processus d’induction. Si, en observant la répétition de certains phénomènes, « nous parvenons à saisir l’universel, alors nous aurons notre preuve ; c’est en effet à partir de la répétition d’expériences particulières que nous disposons d’une conception de l’universel. La valeur de l’universel est qu’il met en évidence la cause. Ainsi, en considérant des faits de cette espèce qui ont une cause autre qu’eux-mêmes, la connaissance de l’universel est plus précieuse que la connaissance par les sens ou que l’intuition (noèsis/νόησις) » (Seconds Analytiques I, 31, 88 a 5-8). C’est donc un processus d’ordre psychologique qui permet le développement de la connaissance à partir de la sensation.

En lisant la description précise qu’Aristote donnede ce processus, on voit à quel point, il s’oppose à la pensée de Platon. Dans la mesure où c’est un être individuel qui est objet de sensation, on peut dire qu’un premier universel s’arrête dans l’âme

Et s’y trouve senti. « C’est, dit Aristote, l’universel qui est senti : c’est l’homme, pris universellement, et non tel homme comme Callias. Derechef un nouvel arrêt se produit dans ces universaux, jusqu’à ce qu’enfin on s’arrête aux universaux indivisibles » (100 a14-b3). La sensation conduit ainsi progressivement à la saisie de la substance individuelle (Socrate), puis de l’espèce (homme), enfin du genre (animal), qui sont tous des formes d’universel et permettent d’accéder à la connaissance.

4 /NATURE COGNITIVE OU MENTALE DES DISPOSITIONS PERMETTANT D’ACQUÉRIR LA CONNAISSANCE

PLATON

. Le raisonnement sur les impressions

Bien que la critique du Théétète conduise à la disqualification du sensible en matière de connaissance, il est important de remarquer que les propriétés communes aux sensibles, comme les propriétés d’existence, de ressemblance, de différence, d’égalité, etc., n’ont pas d’organes propres, mais sont perçues par l’âme. Les hommes et les bêtes ont par nature un pouvoir de sensation, mais « les raisonnements qui confrontent ces impressions à l’être et à l’utile « (186 b-c) exigent le temps et l’effort de la réflexion. « Ce n’est donc point dans les impressions que réside la connaissance, résume Socrate, mais dans le raisonnement sur les impressions ; car l’être et la vérité, ici, se peuvent atteindre, et là, ne le peuvent » (186 d).

ARISTOTE

. Le rôle fondamental de l’induction

On vient de voir, au précédent chapitre, qu’il est assez difficile de décrire exactement la nature cognitive ou mentale des dispositions permettant d’acquérir la connaissance. Aristote définit parfois la faculté d’appréhension des connaissances comme une forme de vivacité d’esprit : « Elle est la faculté de découvrir instantanément le moyen terme » (en ce sens, elle est bien une disposition intellectuelle). C’est le cas, par exemple, si, en voyant que « la lune a son côté brillant toujours tourné vers le soleil, on devine que la cause de ce phénomène est qu’elle reçoit sa lumière du soleil. Ou, si en observant quelqu’un en train de parler à un homme riche, on devine qu’il cherche à lui emprunter de l’argent » (I, 34, 89 b 10-15). Un peu avant, dans les Seconds Analytiques, Aristote a indiqué que les principes de la science sont acquis au terme du processus d’induction (epagôgè/έπαγωγή) défini dans deux textes décisifs Premiers Analytiques (II, 23) et des Seconds Analytiques (II, 19). Aristote souligne que l’induction est parfaite et complète quand tous les éléments particuliers ont été passés en revue, un argument inductif pouvant être exprimé sous la forme d’un syllogisme. L’induction joue ainsi un rôle fondamental dans la théorie de la connaissance d’Aristote dans la mesure où elle est décrite comme le moyen d’accéder à la connaissance des universels et des prémisses premières sur lesquelles les démonstrations sont fondées. « Aussi est-il évident que c’est nécessairement par l’induction que nous connaissons ce qui est premier. C’est ainsi que la sensation produit en nous l’universel » (Seconds Analytiques II, 19, 100 b 3-4)

5 /CE QUI EST AU PRINCIPE DE LA SCIENCE

PLATON

. Ce qu’il faut penser d’une proposition qui définit la science comme une opinion vraie accompagnée de raison d’être

La troisième proposition de Théétète définit la science comme une opinion vraie accompagnée de raison. Platon expose, à la faveur de l’examen de sa réponse, une forme de « songe » épistémologique (201 e), selon lequel toutes les choses seraient faites d’éléments premiers, inanalysables, connaissables seulement par les sens et qui ne peuvent être que nommés, tandis que leurs composés, quand ils sont reconnus et identifiés, seraient « objets de jugements pour l’opinion vraie ». L’adjonction d’une raison (logos/λόγος) transformerait une opinion vraie en connaissance, et celui qui la possèderait serait capable « de donner et recevoir la raison de l’objet « (202 c). On croît ici reconnaître la définition de la connaissance comme opinion vraie qui avait été critiquée dans le Ménon. Mais dans le Théétète, la question qui préoccupe Platon est de savoir ce que recouvre précisément cette « raison », cette forme de justification, qui permet de comprendre et d’expliquer un objet. Plusieurs possibilités sont considérées. Au terme d’un examen des différents sens de logos, il apparaît qu’aucune acception du terme « raison » (au sens de « donner ou rendre raison ») ne permet de passer de l’opinion vraie à la connaissance. Il ne suffit pas d’assortir l’opinion vraie de procédures de justification, que celles-ci consistent en énumération d’éléments en énoncé des différences caractéristiques, pour que l’opinion devienne connaissance. La leçon du Théétète est sur ce point identique à celle du Ménon.

ARISTOTE

. Seul le nous permet d’appréhender les principes ou conditions de la science

Si l’induction (epagôgè) est décrite comme le moyen d’accéder à la connaissance des universels et des prémisses premières, elle ne permet pas d’accéder aux principes ; quelque chose d’autre (le nous, traditionnellement traduit, mais de façon inexacte par « intuition ») doit s’y adjoindre. Mais cette adjonction présente une difficulté, la correspondance ne peut être totale du fait que l’induction peut être fautive alors que le « nous » n’induit jamais en erreur. « Les habitudes de l’entendement par lesquelles nous saisissons la vérité » peuvent être sujettes à l’erreur : « Ainsi en est-il de l’opinion et du raisonnement ,alors que la science et l’‘intuition’ nous, qui veut dire aussi ‘intellect’> sont toujours véridiques. En outre, en dehors du nous, aucun genre de pensée n’est plus exact que la science, alors que les principes sont plus connaissables que les démonstrations et que toute science est discursive. Il s’ensuit qu’il n’y aura pas de science des principes ; et, puisque en dehors du nous, rien ne saurait être plus véridique que la science, c’est au nous qu’il appartient de connaître les principes » (100 b 5-12).

On voit bien ce qui oppose le nous, disposition intellectuelle permettant d’appréhender les principes ou conditions de la science, à la déduction et à la démonstration, lesquelles constituent le contenu de la science. Mais Aristote insiste avec force sur le fait que la démonstration ne saurait être principe de la démonstration, ni la science principe de la science (100 b 14). Ce qui est au principe de la science est donc un élément cognitif d’un autre ordre, cette disposition intellectuelle qu’Aristote désigne comme nous. Qu’Aristote la définisse comme étant une hexis/έξις, une disposition, indiquerait que le nous n’a peut-être pas de véritable spécificité ; il désignerait simplement un état mental correspondant à la connaissance des principes et non un processus d’acquisition des principes. Mais la conception traditionnelle selon laquelle les principes seraient connus au terme d’un processus d’induction qu’achève une « intuition intellectuelle » ne rend pas justice à la complexité de la pensée aristotélicienne qu’exprime le fameux chapitre 19 du livre II des Seconds Analytiques. En effet, Aristote semble y distinguer nettement deux questions. L’une, qui demande quel est le processus ou la méthode qui permette d’acquérir la connaissance des principes ; et, à cette question, la réponse est l’induction (epagôgè). L’autre, qui s’enquiert de la nature de la disposition mentale permettant l’acquisition des principes, et la réponse est le nous. Les principes sont susceptibles de saisie, mais non d’une démonstration. En ce sens, Aristote refuse une conception rationaliste innéiste stricte, en laquelle une véritable connaissance intellectuelle des principes serait possible. En revanche la question reste ouverte de savoir si ces principes ont un contenu propositionnel ou conceptuel, s’ils consistent en propositions primitives ou en termes premiers. Il n’est pas non plus assuré qu’Aristote ait voulu établir une distinction claire entre ces deux principes.

. Une connaissance du fait opposée à la connaissance de la cause

Aristote oppose la connaissance du fait et la connaissance de la cause. Alors que Platon refusait d’admettre la possibilité d’une connaissance (au sens fort du terme) relative au sensible, aux faits ou aux évènements, et contestant l’existence d’une connaissance empirique indépendante, Aristote convient qu’il existe une connaissance du fait, distincte de la connaissance causale. Dans les Seconds Analytiques, il donne une illustration de ces deux types de connaissance. La connaissance du fait correspond, par exemple, à la connaissance « de la proximité des planètes par le fait qu’elles ne scintillent pas (…) La proposition ‘ce qui ne scintille pas est proche’ est obtenue par induction, autrement dit, par généralisation à partir de sensations comparables. Un tel syllogisme en tout casne porte pas sur le pourquoi mais sur le simple fait. En effet, les planètes ne sont pas proches parce qu’elles ne scintillent pas, au contraire elles ne scintillent pas parce qu’elles sont proches » (I, 13, 78 a 22-40). En revanche, la connaissance par la cause consisterait à démontrer l’effet par la cause ou par le pourquoi ; le raisonnement, dans ce dernier cas, se développe ainsi : tout ce qui est proche ne scintille pas, or les planètes sont proches, donc elles ne scintillent pas. Lorsque la recherche porte sur la cause , elle vise à définir le moyen terme du syllogisme (lequel peut donner la cause , l’espèce ou la substance formelle prochaine) ; en revanche, quand la recherche porte sur le fait, le moyen se confond avec le genre.

Mais l’admission qu’il existe une connaissance de faits empiriques, une connais- sance de faits contingents et particuliers (certaines disciplines, comme l’histoire, porte exclusivement sur de tels faits particuliers), reste tout de même difficile à concilier avec l’exigence aristotélicienne selon laquelle l’objet d’une connaissance ne peut être autrement qu’il n’est et présente une certaine nécessité. Le problème est d’autant plus aigu que le composant ontologique majeur du monde sublunaire aristotélicien consiste en individus particuliers. Ne doit-on pas être ainsi conduit à interpréter moins littéralement la clause selon laquelle l’objet d’une connaissance est nécessairement ce qu’il est ? Il est toutefois important de distinguer le statut de nécessité qui revient à la connaissance du statut de nécessité des objets de cette connaissance. Des êtres dont l’existence n’est pas nécessaire peuvent présenter des propriétés qui font l’objet d’une connaissance nécessaire. Le même raisonnement s’appliquerait à la clause d’universalité. Aristote semble du reste admettre que « dans un sens la connaissance est universelle, dans un autre sens, elle ne l’est pas » (Métaphysique M, 10, 1087 a 11-24) et reconnaître qu’il existe une connaissance de phénomènes qui se produisent « le plus souvent » (hôs epi to polu) (Métaphysique E, 2, 1027 a 20-24). La science peut se contenter d’une certaine forme de généralité à condition d’inclure les particuliers dans un modèle commun d’intelligibilité.

. La théorie de la démonstration et de la science

La théorie aristotélicienne de la démonstration et de la science qui forme en quelque sorte l’achèvement de la théorie de la connaissance et se trouve exposée essentiellement dans les Seconds Analytiques, semblerait donc faire assez peu de cas de la doctrine logique présentée dans les PremiersAnalytiques. Aristote définit la « science » comme l’entreprise destinée à rendre systématique la connaissance d’un objet. Les propositions qui constituent un tel ensemble de connaissances doivent satisfaire à certaines caractéristiques. Une chose est connue, selon la définition qu’en donne Aristote, lorsque nous en connaissons la cause et que nous savons qu’elle ne peut être autrement (Seconds Analytiques I, 2, 71 b 9-12). Par ailleurs, une chose est connue quand nous connaissons cette chose par le moyen de démonstration ou syllogisme scientifique. Ces deux conditions valent très généralement pour toute la conception aristotélicienne de la science : savoir pourquoi telle substance présente telle caractéristique, c’est savoir pourquoi elle est ce qu’elle est, pourquoi il en est ainsi et pourquoi il ne peut en être autrement.

Considérons la première condition. Nous avons déjà longuement considéré la cause au sens physique. Pour bien saisir l’ambition aristotélicienne de définir toute explication comme étant une connaissance par les causes, il faut rappeler que la connaissance de la cause permet non seulement de savoir ce qui fait qu’une chose est telle, mais aussi ce qui permet d’expliquer qu’elle soit telle. Lorsque Aristote déclare que « la cause est le moyen terme », il cherche à savoir pourquoi A est B ; en d’autres termes, il recherche un lien rapportant A à B, lien qui formera le moyen terme entre A et B. En ce sens, la cause, aitiaίτία, qui rend compte de la production réelle d’une substance, peut avoir la valeur d’une explication. Répondre à la question « pourquoi X ? », c’est dire « X parce que Y ». La cause matérielle, définie elle aussi comme un moyen terme, indique pourquoi telle substance présente certains caractères physiques. La cause formelle, conçue à son tour comme moyen terme, exprime la raison pour laquelle un état de choses est ce qu’il est, quelles sont sa forme et son essence. La cause motrice indique ce qui produit le phénomène. La cause finale montre ce à quoi il vise. En même temps, la conception aristotélicienne de l’explication scientifique fait qu’on ne peut se contenter d’exhiber une seule des quatre causes (surtout la cause matérielle : on ne saurait dire que la statue est parce qu’elle est en bronze). C’est l’articulation des quatre causes qui permet de répondre, le plus complètement, à la question de savoir « pourquoi une chose est ce qu’elle est » , « pourquoi telle propriété appartient à tel état de chose ». Il reste que dans certains domaines un type de causalité est prédominant et qu’il faut bien tout de même exhiber une cause ultime.

Il sera opportun de constater ultérieurement combien le protocole d’explication physique d’Aristote se trouve étroitement associé à sa logique. La recherche, la découverte et la définition des causes qu est le premier objet dont s’occupe l’homme de science, peuvent se trouver formulées à l’intérieur du système axiomatique qui exprime les résultats de cette recherche (Seconds Analytiques II , 2, 90 a 7).

6/ CE QU’IL EN EST DE LEUR MODELE RESPECTIF

DE LA CONNAISSANCE

LE MODELE PLATONICIEN

. une epistèmè scientifique (réunion systématisée de connaissances non empiriques)

Selon les études de Monique Canto-Sperber, Platon donne parfois l’impression d’élargirson modèle de connaissance (c’est ce qui est ressenti, dit-elle, notamment dans les détails de l’analyse du Théétète) et considérer que certains modes de justification permettent d’étayer la possibilité de connaître tel ou tel objet particulier. On croit aussi trouver dans ce dialogue l’expression de perspectivesqui seront tracées beaucoup plus nettement dans les conceptions épistémologiques des penseurs hellénistiques.

Mais il ne s’agit jamais que d’une esquisse. L’exemple d’opinion vraie étudiée à la fin du Ménon, fait clairement apercevoir les limites d’une telle épistémologie platonicienne. Figurons nous un homme qui, sans avoir la moindre connaissance, ni empirique ni théorique, de la route qu’il faut emprunter pour aller à la ville de Larisse, s’en forme pourtant une opinion vraie. S’il se rend à Larisse, indique Platon, ou s’il s’informe auprès d’autrui, une telle opinion vraie deviendra connaissance. Cet exemple a laissé perplexes bien des commentateurs. Platon nous propose ici, de façon assez inattendue, un cas où la connaissance s’acquiert sans aucune intervention du savoir inné, mais grâce à une confirmation empirique ou au recours à une source extérieure. Toutefois, il ne faudrait pas déduire de cet exemple qu’une vérification empirique ou une confirmation abstraite suffisent à transformer l’opinion vraie en connaissance, car Platon dit bien que seules les opinions qui se rapportent aux objets de la réminiscence (donc non empiriques) peuvent devenir connaissances, mais qu’elles ne le peuvent qu’au terme d’un processus de compréhension les intégrant dans une totalité connue. Comme l’opinion vraie d’origine empirique n’est jamais trouvée au terme d’une remémoration, il n’y a aucune raison de voir dans l’exemple de la route de Larisse la réhabilitation de la « connaissance empirique ». Si Platon semble dans le cas présent reconnaître à l’opinion vraie la capacité de « guider correctement les actions des hommes (97 c), ou même s’il paraît, en d’autres contextes, appeler de façon non stricte, « connaissances », certains savoirs empiriques qui ne consistent qu’en opinion vraie, c’est seulement lorsque ces savoirs semblent présenter les réquisits principaux de toute connaissance : la vérité et une forme d’accès direct à l’objet.

L’opinionvraie, qui permet d’aller à Larisse sans s’égarer, est, de façon caractéris- tique, une forme de « connaissance empirique directe », qui relève elle-même de la catégorie plus générale de la connaissance par accointance. On distingue par là une forme de connaissance des objets, qui ne procède pas par description. De façon générale le seul savoir empirique que Platon semble reconnaître est celui qui satisfait l’exigence selon laquelle la connaissance doit être acquise de façon directe, sans intermédiaire, selon la voie qui est propre à chacune de ces connaissances. Il n’y a d’autre moyen de connaître la route de Larisse que l’expérience ou une source extérieure. C’est également le sens de l’exemple de la « preuve judiciaire » mentionnée dans le Théétète (voir chapitre 3), lorsque la seconde définition de la science comme opinion vraie est critiquée (201 c). Platon dit que le jury n’aurait de « connaissance » du crime que s’il en avait été témoin direct. Mais cette apparente réhabilitation de la connaissance acquise visuellementexprime surtout l’exigence selon laquelle toute connaissance doit être acquise par la voie appropriée. Il est vrai, souligne Monique Canto-Sperber, qu’à l’exception du Théétète, les dialogues de Platon écrits lors de sa maturité ou de sa vieillesse font de moins en moins de cas de cette forme de « connaissance » empirique pour ne traiter que de la seule véritable connaissance, à savoir la connaissance par l’intellect des vérités intelligibles, dont le modèle est la connaissance retrouvée à l’intérieur de soi-même au terme d’un processus de remémoration, processus qui peut être associé à l’intervention de procédures de systématisation donnant les rapports entre plusieurs choses connues. Cette conception forte de l’epistèmè pourrait justifier la traduction de ce terme par « science » (au sens d’un ensemble systématisé de connaissances). Il n’est guère étonnant qu’une définition aussi ambitieuse de la connaissance, qu’on retrouvera surtout dans le Phédon et dans la République, conduise Platon à rejeter les faits empiriques, particuliers et historiques, hors de la connaissance et à ne retenir comme connaissables que les propositions non empiriques.

LE MODELE ARISTOTELICIEN

. une epistèmè causale (connaissance compréhensive par les causes)

Selon Monique Canto-Sperber, le modèle aristotélicien de la connaissance par les causes pose deux types de problème dès lors qu’on veut le confronter à l’ambition générale d’une philosophiede la connaissance. La première objection qu’on peut lui adresser est qu’il est possible de connaître un fait ou de savoir qu’une chose est, sans connaître la cause de cette chose. Ensuite, s’il faut toujours connaître la cause d’une chose, ne risque-t-on pas une forme de régression à l’infini ?

Sur le premier point, il faut souligner que le type de connaissance auquel s’intéresse principalement Aristote, est apparenté à celui de Platon dans l’optique de connaissance scientifique. Il ne s’agit pas [pour le Stagire] d’une entreprise de justification systématique des croyances qu’on a des raisons de considérer comme vraies, mais plutôt d’un processus généralisé de compréhension. En ce sens, la connaissance compréhensive que désigne généralement le terme d’epistèmè peut être dite causale.

Quant au risque d’une régression à l’infini, la conception aristotélicienne de la nature telle qu’elle ressort de sa Physique, ainsi que de la substance, suggère comment l’éviter. On vient de voir dans le précédent chapitre qu’Aristote écartait la thèse selon laquelle les principes sont démontrables[16], à cause du risque de régression à l’infini que celle-ci comporte. Or le syllogisme est une procédure déductive, qui ne crée pas d’informations nouvelles, même si la formulation syllogistique permet de formuler des propositions révélant des connexions nécessaires qui existent dans la nature. Des procédures qui permettent d’accéder aux principes premiers et de construire les définitions, il ressort une certaine complexité.Certainesdéfinitionsrelatives à tel ou tel phénomène en sont l’illustra- tion : dans certaines, par exemple, Aristote se contente de définir le phénomène, « le tonnerre est un bruit dans les nuages » ; dans d’autres, plus ambitieuses, il révèle la cause et l’essence, « le tonnerre est le bruit causé par l’extinction du feu dans un nuage ».

ANNEXE

La critique aristotélicienne du platonisme

Les concepts aristotéliciens de substance et de cause s’avèrent indispensables pour comprendre l’opposition d’Aristote au platonisme[17]. Le Stagire est parfaitement explicite sur la raison de sa critique de la théorie des Formes[18], non seulement la théorie « classique » telle qu’elle est présentée dans le Phédon et la République, mais aussi telle qu’elle semble avoir été enseignée à l’Académie.

Platon a été amené à faire l’hypothèse de l’existence des Formes pour s’opposer au relativisme moral et son apport spécifique a été de donner au caractère commun des Formes un statut ontologique fort, d’en faire un eidos, c’est-à-dire une réalité intelligible séparée du sensible, permanente et éternelle.

Aristote a partagé le même but refusant résolument d’admettre que la nécessité de concevoir un tel facteur d’intelligibilité ait amené à lui conférer le statut d’une réalité séparée. Pour lui, la séparation des Formes et des réalités sensibles n’était donc pas une solution adéquate pour définir le statut particulier du principe d’intelligibilité présent dans les substances concrètes ; en effet, elle ne permettait pas de rendre compte de la double nécessité qu’il y avait à penser la présence de l’intelligible dans la réalité sensible et à faire que cet intelligible fut celui-là même qui rendait cette réalité sensible connaissable.

Les Formes platoniciennes, interroge Aristote, ne sont-elles pas conçues à partir des réalités particulières et sensibles (la « Grandeur » d’une chose grande ; la « Justice » d’un acte juste) ? Qui ne voit l’invraisemblance qui résulte de la conception de Formes ontologiquement séparées des particuliers qui sont dénommés d’après elles ? Une telle critique est tout entière présente dans l’analysequ’Aristotefaitdesexpressionsdekhôris/χωρίςetdekhôrista/χωρίςτα, « à part » et « séparées » qui servent à désigner, chez Platon, le statut ontologique des Formes. Même si l’on prend en compte l’hypothèse platonicienne selon laquelle il existe une relation de « ressemblance » ou de « participation » qui explique la présence d’un lien entre la Forme et les sensibles, on ne peut résoudre la question de savoir comment la Forme est reliée aux sensibles dénommés d’après elle.

L’incohérence ontologique subsiste donc et Aristote en vient à dénier toute portée épistémologique à l’hypothèse platonicienne. Avec son hypothèse des Formes, Platon a tenté de concevoir ensemble l’exigence d’intelligibilité propre aux définitions universelles et un réquisit d’ordre ontologique qui le conduit à définir toute réalité comme substantielle. D’où la visée de la critique d’Aristote de montrer que la notion de Forme platonicienne est incapable d’assurer la réunion de ces deux exigences ; il la cantonne devant le dilemme suivant : soit les Formes sont des objets de science, et elles ne sont pas des réalités substantielles ; soit elles sont les substances des choses, et elles ne peuvent pas être objets de science.

A ces critiques d’ordre général, Aristote a associé, dans un passage fameux du livre A de la Métaphysique, des réfutations plus précises visant trois arguments que Platon a avancés en faveur des Formes dont le plus fameux est celui désigné comme l’argument de « l’un et du multiple »[19].

Enfin, dernier reproche d’Aristote, les Formes ne permettent aucunement de concevoir le problème physique du changement. Les Formes platoniciennes prétendent être les principes d’explication des choses sensibles. Or, comme ces Formes sont permanentes et immuables, elles sont toujours causes de la même manière et ne permettent pas d’expliquer le devenir des choses sensibles ; « Les Formes ne sont donc pas la source d’où vient le mouvement (ce seraient plutôt, disent les platoniciens, des causes d’immobilité et de repos) » (A, 7, 988 b 3-4). Les Formes ne peuvent agir comme la nature immanente aux choses sensibles puisqu’elles en sont séparées. Enfin, les Formes ne sont pas une cause motrice, car aucune réalité intelligible et séparée n’est capable de produire une chose particulière. Les Formes ne sont donc d’aucun secours pour concevoir et définir les êtres sensibles, « elles ne sont causes d’aucun mouvement, d’aucun change- ment » (A, 9, 991 a 8-11).

Si Aristote, comme on l’a dit au début, a partagé avec Platon la même opposition au relativisme moral, il a conçu en fait la théorie des Formes comme associée à la thèse selon laquelle à chaque chose correspond une réalité homonyme, existant à part, thèse affirmée selon lui, « tant des substances proprement dites < et dans le cas de choses non substantielles, là où il y a unité d’une multiplicité>, que celle-ci soit sensible ou éternelle » (Métaphysique A, 9, 990 b 6-8). Le fait qu’Aristote reconnaisse la nécessité d’un élément universel ne doit tout de même pas laisser penser qu’il se serait contenté de reprendre la définition de l’eidos platonicien tout en le concevant désormais comme une forme commune et immanente à une multiplicité d’objets qui ne diffèrent entre eux que par la matière. On a vu combien la notion de substance et celle d’acte comportent de ressources pour penser l’intelligibilité des êtres empiriques et concrets.

Tandis que Platon considère que la vraie connaissance est celle des Formes (acquises par le raisonnement et la réminiscence) tandis que les particuliers, objets d’opinion vraie, peuvent seulement dans le meilleur des cas nous inciter à une telle réminiscence, Aristote estime au contraire qu’on doit étudier la forme à partir des réalités individuelles qui sont le plus connues de nous pour aller ensuite vers le général. Cette méthode permet d’expliquer comment Aristote peut faire une étude scientifique de réalités particulières aussi diverses que les individus concrets, les espèces naturelles, les types de bonnes constitutions et d’actes justes.

Il faut enfin souligner pour mieux dégager la critique du platonisme que cette critique est dotée d’une véritable portée politique et morale. Le statut ontologique dont jouit la Forme du Bien chez Platon ruine, aux yeux d’Aristote, la possibilité d’une véritable philosophie pratique apte à rendre compte de la diversité des déterminations du bien attachées aux différents aspects de l’action humaine. C’est l’existence même d’une science du Bien et le fait d’adosser celle-ci à une réalité ontologique transcendante que critique Aristote, en prônant la réhabilitation d’une certaine forme de contingence et de croyance non démonstrative, par rapport auxquelles se définissent la délibération et la décision humaines.

LA PHILOSOPHIE MORALE

1 / CE QUI GUIDE LA PHILOSOPHIE MORALE

CHEZ PLATON

. La rationalité est le meilleur moyen de progresser vers la vertu

Selon les observations de Monique Canto-Sperber, l’apport propre au socratisme se trouve considérablement amplifié et transformé dans les dialogues de la maturité et de la vieillesse de Platon. Mais la croyance résolue qui animait Socrate était que la rationalité est le meilleur moyen de progresser vers la vertu et que le meilleur argument, le mieux justifié rationnellement, possède une autorité morale intrinsèque ; toute la philosophie morale de Platon y trouve son guide. D’où le style de la recherche éthique que Platon a conçue : une démarche réflexive et analytique, conduite au moyen d’un entretien dialectique et qu’illustre parfaitement l’idée socratique d’un examen systématique de soi-même, de sa vie et de ses croyances. Se trouve également intacte chez Platon la certitude que la moralité est inscrite dans la nature de l’âme humaine, qu’elle induit à rompre avec la moralité commune et à défendre des réalités morales objectives qui ne dépendent ni du désir des hommes ni d’une convention.

Par ailleurs, l’idée selon laquelle les valeurs morales seraient établies par l’agrément des citoyens s’était répandue au cours du Vème siècle avant J.C. Les sophistes, en particulier, avaient accrédité que les normes moraleslégales ne se développent qu’avec l’établissement des communautés politiques et varient d’une communauté à l’autre. Rien n’est plus caractéristique de la philosophie morale de Platon que son opposition radicale à une telle conception de la morale (fondée sur le consensus et et les conventions) et sa volonté de défendre l’existence de réalités morales objectives. Il faut noter au passage que sa critique du conventionnalisme moral diffère cependant du « naturalisme », autre position philosophique touchant à la morale.

CHEZ ARISTOTE

. Vivre sous de bonnes lois est le meilleur moyen d’ancrer en soi-même des habitudes qui conduisent à la vertu

L’éthique d’Aristote se distingue nettement de la philosophie théorique dans la mesure où son but n’est pas tant de rechercher et de connaître la vérité que d’avoir un effet sur l’action. Aristote dit ainsi, à propos de l’Ethique à Nicomaque, qu’elle n’est pas « un traité destiné, comme l’étaient les autres, à la compréhension, car nous menons l’enquête présente non seulement pour savoir ce qu’est le bien mais aussi comment devenir des hommes bons » (II, 2, 1103 b 26-28). Toutefois ses oeuvres morales, principalement l’Ethique à Nicomaque et l’Ethique à Eudème, ne constituent en aucun cas des manuels de préceptes d’action. Au contraire, ils comportent de nombreuses analyses, et les cas concrets ne sont là que pour les servir.

Par ailleurs, chez Aristote, les liens entre la philosophie morale et la philosophie politique, pour complexes qu’ils soient, sont indéniables. Au sens strict, la morale est subordonnée à la politique dans la mesure où ces deux disciplines ayant la vertu pour objet commun, la vie politique est la meilleure condition où réaliser l’éducation du plaisir et de la peine, sans laquelle il n’y a pas d’acquisition de la vertu. Vivre sous de bonnes lois est le meilleur moyen d’ancrer en soi-même les habitudes qui conduisent à la vertu. La réalisation de la vertu, et de façon générale le bonheur public, dépendent donc du législateur.

2 / LE BIEN COMME FIN DERNIERE DE TOUTES LES ACTIVITES ET DE LA CONDUITE DE LA VIE

PLATON

. Le mode de vie vertueux se justifie rationnellement et indépendam- ment des normes établies

La critique platonicienne dans les dialogues porte à la fois sur le « naturalisme » et sur le conventionnalisme des sophistes.

La thèse naturalisteest que les normes morales de la cité doivent être mises au service des intérêts des plus forts et de leurs passions, au lieu d’assurer la coopération de tous au sein de la communauté sociale. Le Thrasymaque de la République déclare ainsi que « la justice n’est autre chose que l’intérêt du plus fort. Tous les gouvernements établissent toujours les lois dans leur propre intérêt, puis ils les proclament justes » (République I, 338 c339 a). La justification donnée de la prescription de servir l’intérêt du plus fort tient au fait que cette norme serait directement issue de la nature. Le plaidoyer le plus ardent en faveur d’une telle thèse a été mis par Platon dans la bouche de Calliclès du Gorgias : « Selon la nature, ce qui est le plus laid, c’est toujours le plus désavantageux, subir l’injustice ; selon la loi, c’est de la commettre (…) La nature elle-même nous montre qu’en bonne justice, celui qui vaut plus l’emporte sur ce qui vaut moins, le capable sur l’incapable » (Gorgias, 483 b-d). Cette forme radicale de « naturalisme » morale est à distinguer du conventionnalisme des sophistes (ne pas attribuer à Protagoras les thèses de Calliclès), encore que la morale du Protagoras, même empreinte dr bienveillance et de réciprocité, conduise tout droit, du moins dans l’interprétation qu’en donne Platon, à l’immoralisme d’un Calliclès. Leur parenté tient au fait qu’ils n’admettent d’autre fondement des normes morales que l’intérêt[20]de sorte que la critique platonicienne les fait apparaître moralement équivalentes.

Contrairement à ces thèses, Platon affirme que chaque être humain a une raison forte d’agir moralement et que le mode de vie vertueux se justifie rationnellement et indépendamment des normes établies.

. La philosophie est le seul exercice de pensée constamment orienté vers le bien et capable de préserver du seul mal réel, l’injustice

Pour Socrate, la question la plus sérieuse de toutes est : « Comment dois-je vivre ? » Une voie conduit à la recherche de la bonne réputation et des biens apparents, fût-ce au prix de la tromperie, une autre au souci du vrai bien, à l’examen de soi-même et à la recherche du savoir. De manière encore plus exemplaire, une voie conduit à la rhétorique, condition du succès dans la cité, et moyen d’accéder à la puissance, la richesse, la bonne renommée ; une autre mène à la philosophie (Gorgias, 500 c). Selon Calliclès, un de ses plus violents détracteurs, la philosophie rend un homme « hors d’état de se défendre et de sauver des plus grands périls soit lui-même, soit tout autre, bon à se laisser dépouiller de tous ses biens et à vivre sans honneur dans sa patrie (486 b-c). Mais elle représente pour Platon le seul bien réel en faveur duquel on puisse choisir. D’abord parce que la vie philosophique est exempte de contradiction, le philosophe agissant conformément au « principe reconnu le meilleur à l’examen » (Criton, 46 b). Ensuite parce que la philosophie est le seul exercice de pensée constamment orienté vers le bien et capable de préserver du seul mal réel, l’injustice : n’est-elle pas la meilleure des protections « qu’il serait ridicule de ne pas s’assurer à soi-même » (Gorgias, 509 b) ? Les séquences protreptiques, ou d’exhortation à la philosophie, qu’on trouve dans les dialogues de Platon, surtout dans l’Euthydème, témoignent de l’importance de cette orientation.

La seule action qui reste accessible au philosophe est donc une action à l’intérieur de lui-même, une sorte de formation intérieure lui permettant de retrouver la véritable nature de son âme. On rencontre là une des formulations les plus complètes d’une moralité centrée sur l’agent, où le développement moral du sujet est fondamentalement acquis à partir de lui-même et résulte en la formation et en la perfection de son caractère moral. La vie de justice n’est pas extérieure au moi moral mais contribue à le constituer. D’où la nécessité de la compréhension rationnelle du moi. Cette exigence de réflexivité et de rationalité morale que Socrate concevait plutôt comme un savoir-faire ou une recherche pratique menée à fin d’amélioration personnelle s’exprime chez Platon comme une ambition de compréhension théoriquesystématique de la structure du monde intelligible. Par là la philosophie morale de Platon est liée à son épistémologie et à son ontologie.

ARISTOTE

. La fin dernière de la Politique sera le bien proprement humain

Aristote rappelle dans le premier chapitre du livre I de l’Ethique à Nicomaque que

la fin dernière de toutes les activités et de la conduite de la vie est le Souverain Bien, dont la connaissance dépend de la politique. « Nous devons essayer d’embrasser, au moins dans ses grandes lignes, la nature du Souverain Bien, et de dire de quelle science particulière, ou de quelle potentialité il relève. On sera d’avis qu’il dépend de la science suprême et architectonique par excellence. Or une telle science est manifestement la Politique, car c’est elle qui dispose quelles sont parmi les sciences celles qui sont nécessaires dans les cités, quelles sortes de sciences chaque classe de citoyens doit apprendre, et jusqu’à quel point l’étude en sera poussée ; et nous voyons encore que même les potentialités les plus appréciées sont subordonnées à la politique : par exemple, la stratégie, l’économie, la rhétorique. Et puisque la politique se sert des autres sciences pratiques, et qu’en outre elle légifère sur ce qu’il faut faire et sur ce dont il faut s’abstenir, la fin de cette science englobera les fins des autres sciences ; d’où il résulte que la fin de la Politique sera le bien proprement humain. Même si, en effet, il y a identité entre le bien de l’individu et celui de la cité, de toute façon c’est une tâche manifestement plus importante et plus parfaite d’appréhender et de sauvegarder le bien de la cité : car le bien est assurément aimable même pour un individu isolé, mais il est plus beau et plus divin appliqué à une nation ou à des cités » (1094 a 24b 10). Il va sans dire que l’éthique et la politique n’ont de sens que par rapport au monde sublunaireoù vivent ces animaux capables de délibération et de choix rationnel que sont les humains[21].

3 / COMMENT EST CONÇUE LA VERTU

PAR PLATON

. L’ aretè de l’homme défini à partir de l’âme humaine : ce que l’homme, à partir de la réflexion et de la connaissance, fait de spécifique et de plus accompli (là où réside son excellence)

La vertu est conçue par Platon comme un idéal d’autonomie morale et de rationalité qui protège l’individu des vicissitudes du hasard et de toute atteinte de la part d’autrui[22].

L’usage dédoublé de l’aretè/άρετή repris par Platon

On parle ainsi de l’aretè des yeux, des oreilles, des chevaux ; dans tous ces emplois, le terme aretè sert à décrire une fonction (voir pour les yeux, courir pour les chevaux), mais aussi à désigner la réalisation optimale et l’excellence de cette fonction. Ainsi dans l’usage courant du terme, l’aretè de l’homme peut désigner ce que l’homme fait de spécifique et de plus accompli. C’est cet usage dédoublé que reprend Platon, mais en y ajoutant plusieurs déterminations nouvelles. Puisque l’homme est capable d’action volontaire, l’aretè doit être défini à partir du principe de cette action, c’est-à-dire à partir de l’âme humaine. Comme l’ordre de l’âme est chez Platon la première forme du bien humain, l’aretè est le premier effet de ce bien. Par ailleurs, Platon, comme Socrate l’avait fait avant lui, exige que l’aretè ou fonction de l’homme, soit entièrement définie à partir de la réflexion et de la connaissance, comme capacité de saisir clairement la fin de l’action et d’en déterminer les moyens. C’est marquée par ces deux contraintes, rapport au bien conçu comme ordre de l’âme et présence de la connaissance, qu’il faut comprendre l’aretè socratico-platonicienne (qu’on traduit aussi par « excellence » pour exprimer l’idée d’un accomplissement optimal présente dans la signification originaire du terme).

Une action vertueuse est censée se justifier elle-même par le bien qu’elle fait à l’âme de l’agent

C’est Socrate qui, le premier a formulé cette idée ; en effet, il n’est jamais meilleur ni avantageux pour l’agent de se comporter sans justice, car ce serait là agir de façon honteuse, d’une façon qui serait intrinsèquement laide et ferait un tort réel à la meilleure partie de l’homme, c’est-à-dire son âme. Comme nul ne veut s’infliger à soi-même un mal, nul ne peut vouloir commettre l’injustice. A rebours, le fait de subir une injustice ne portera jamais atteinte à l’âme de l’homme juste. Ce raisonnement développé par Socrate avec Polos dans le Gorgias, s’achève sur la conclusion qu’il est préférable d’être traité injustement que de commettre l’injustice et, si l’on a commis l’injustice, de subir le châtiment propre à restaurer le bon état de l’âme (474 b481 b). Si le mal propre à l’âme humaine est l’injustice (477 d-e), la justice est le bien intrinsèque de l’âme en raison de l’ordre qu’elle y instaure et indépendamment des avantages ou du bonheur qu’elle pourrait procurer.

Montrer qu’une vertu confère à l’âme un bien réel est le meilleur critère de sa réalité. En préalable à toutes les tentatives de définition d’une vertu (la tempérance dans le Charmide, le courage dans le Lachès, la justice dans le Gorgias, la vertu elle-même dans le Ménon ou l’Euthydème), Socrate écarte en effet tous les biens proprement humains que ces vertus procurent (la santé du corps, la richesse, la bonne réputation, la noblesse de l’origine et des alliances, voire des qualités intellectuelles, comme la bonne mémoire ou la rapidité de compréhension, bref toutes ces « belles et bonnes choses » (Ménon, 77 b) auxquelles la moralité populairerapporte la vertu ). Des vertus, il ne retient que leur capacité à contribuer à l’ordre de l’âme et commander l’usage de tous les biens humains, lesquels, soumis à la vertu, peuvent favoriser la recherche du bien réel, mais, dissociés de la vertu, ne manqueront pas d’entraîner ladétérioration du caractère moral. Ainsi, la richesse et le pouvoir, dissociés de la vertu, feront vite de tout homme un exemplaire de vice. Rien n’exprime mieux la rupture de la philosophie morale de Platon à l’égard de la moralité aristocratique et de la moralité sociale que cette thèse qui affranchit la vertu des biens dépendants du corps ou des biens extérieurs.

L’exigence, dans l’aretè de l’homme, d’un rapport étroit au savoir permet de faire le tri entre les vertus et les qualités de l’âme qui n’ont que l’apparence de vertus

Cette thèse selon laquelle la vertu consiste en une connaissance est également d’origine socratique. Socrate disait que la méchanceté de l’homme n’est jamais volontaire, et n’a d’autre racine que son ignorance, ignorance des principes d’action ou des traits caractéristiques du cas. La témérité, par exemple, est liée à l’absence de raison, elle ne peut donc, contrairement au courage qui est connaissance, représenter une vraie vertu (Lachès, 192 c-d). Mais en même temps que Platon reprend la thèse socratique, énoncée par exemple dans le Ménon (88 e- 89 a), selon laquelle la vertu appartient à l’âme et en l’âme à la raison même, il semble s’attacher à en montrer les difficultés. En effet, si la vertu est un savoir, c’est qu’elle permet l’exercice d’une certaine activité cognitive consistant à maintenir l’ordre de l’âme. Mais quel savoir ? Cette question mainte fois posée dans les dialogues ne trouve pas de réponse assurée. La démarche du Charmide est exemplaire. La sôphrosunèωφροσύυη (tempérance ou sagesse pratique) est successivement identifiée à la connaissance de soi-même, à la connaissance des connaissances, puis à la connaissance du bien et du mal, mais ces tentatives se heurtent à chaque fois à des connaissances absurdes. Dans l’Euthydème, au terme d’une longue enquête, les interlocuteurs avouent leur impuissance à définir la nature de cette connaissance qu’est la vertu (292 e). C’est peut-être dans le dernier dialogue de Platon, les Lois, qu’une réponse est esquissée, puisque Platon indique que l’objet propre de cette connaissance qu’est la vertu serait de savoir comment réaliser en l’âme « la plus grande et la plus belle des harmonies » (III, 689 d).

On attribue à Socrate une conception intellectualiste de l’action rationnelle qui le conduisait à nier qu’on pût agir contrairement à son meilleur jugement, ou encore qu’un désir irrationnel de faire une chosepût l’emporter sur un désir rationnel de faire l’autre. En se fondant sur le Protagoras, on peut rapporter cette conception à deux thèses : une première thèse, de nature psychologique, affirmant qu’il existe une justification de nature rationnelle à chacune de nos actions, justification liée au bien que ces actions poursuivent ; et une autre thèse, de nature éthique affirmant que ce bien que tout homme recherche est le plaisir, thèse dont on ne sait à quel degré l’attribuer à Socrate. Ce qui est sûr, c’est qu’elle n’est pas admise par Platon qui refuse de faire du plaisir la fin de l’action humaine. En revanche, il semble reprendre la thèse psychologique au moins dans un texte du Ménon qui indique que la fin de l’action, qui est aussi sa justification rationnelle doit apparaître dans la description du bien (77 b - 78 a). Mais Platon ne manque pas d’opposer à cette thèse les objections, devenues classiques depuis, selon lesquelles la connaissance du bien ne fournit pas toujours à elle seule une raison d’être vertueux et qu’il est toujours possible d’agir irrationnellement quoique volontaire- ment. Les actions accomplies sous le coup de la colère ou d’une émotion violente sont volontaires, bien qu’elles n’obéissent à aucune justification rationnelle et ne recherchent pas non plus le plaisir. Toutefois ; c’est tout l’édifice de la psychologie morale de Platon qui contribue à remettre en cause l’intellectualisme socratique.

PAR ARISTOTE

. Il n’y a pas de science de la vertu

Bien que pour Platon et Aristote l’individu accède à la moralité en même temps qu’il recherche son propre bonheur, leur eudémonisme présente deux formes différentes. Ce qui distingue celui d’Aristote de celui de Platon est l’insistance avec laquelle Aristote définit le domaine de l’éthique comme étant le domaine des choses humaines qui peuvent être autrement qu’elles sont, qui n’existent pas nécessairement et qui ne sont pas susceptibles de démonstration (VI, 5, 1140 a 31). En effet, les objets qui font l’objet de l’éthique ne se réfèrent pas, selon Aristote, à des objets ayant un statut de nécessité. Il n’y a pas de science de la vertu. Les axiomes et principes nécessaires définis dans le cadre des sciences théoriques ne se transposent pas dans la philosophie pratique. Le domaine des choses humaines présente des règles qui lui sont propres. On ne saurait démontrer les règles de l’action et il faut, pour les saisir, faire appel à l’expérience morale, à l’induction, à l’esprit de finesse et aux opinions communes. Cela afin de mener sur les questions morales une forme de discussion critique et dialectique qui ne peut aller au-delà de ce qui est le plus raisonnable ni atteindre le vrai scientifiquement établi. La philosophie morale vise non seulement à donner aux hommes des croyances vraies sur ce qu’ils doivent rechercher et fuir , mais à faire qu’ils le recherchent et le fuient vraiment. Elle invite les mieux doués à la réflexion, tandis que pour ceux qui sont incapables d’une telle réflexion, une forme d’habitude et la crainte du châtiment serviront à créer une attitude morale (Ethique à Nicomaque X, 9, 1179 b 1).

. Il n’y a pas de Forme du Bien, mais une grande diversité de biens

Ce point oppose également la philosophie d’Aristote à celle de Platon. Le bien pratique que l’homme peut atteindre par ses actions n’a rien à voir avec cette Forme du Bien qui, selon Platon est l’être au sens le plus plein. Ayant fixé le bien comme but de l’action humaine, Aristote en souligne d’emblée l’hétérogénéité intrinsèque. Le bien se dit selon les différentes catégories de l’être : selon la substance il est Dieu ou l’intellect, selon la qualité vertu, selon la quantité mesure, etc. Il ne peut donc être une notion une et universelle, et la thèse platonicienne selon laquelle le Bien est mesure résulte donc d’une faute de catégorie (Ethique à Nicomaque I, 4, 1096 a 111097 a 19). De plus, le bien étant une désignation homonyme, dotée de sens multiples, il ne peut être objet d’une connaissance (I, 1, 1094 a 29). Enfin, Aristote souligne que, même s’il existait un tel Bien en soi, il serait un paradigme inaccessible, inconnaissable pour les humains et parfaitement inutilisable (I, 4, 1097 a 1-2). L’agent moral n’en a aucunement besoin pour guider sa délibération et son action.

. Le Souverain Bien est la fin parfaite, digne d’être poursuivie par soi, et à laquelle rien ne saurait être ajouté

Aristote définit le bien humain comme la fin de toute action. « Par conséquent, s’il y a quelque chose qui soit fin de tous nos actes, c’est cette chose-là qui sera le bien réalisable, et s’il y a plusieurs choses, ce seront ces choses-là » (I, 5, 1097 a 21-23).Parmi les fins, celles choisies en vertu d’autres choses ne sont pas des fins parfaites. En revanche, le Souverain Bien est la fin parfaite, digne d’être poursuivie par soi et à laquelle rien ne saurait être ajouté. « Or le bonheur semble

être au suprême degré une fin de ce genre, car nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d’autres chose, tandis que tous les autres biens, même choisis pour eux-mêmes, sont aussi choisis en vue du bonheur » (I, 5, 1097 a 35b 5). Le bonheur a également pour caractéristique le trait de se suffire à soi-même, d’être la chose la plus désirable de toutes et de représenter la fin de nos actions. Il consiste en un bien vivre et un bien agir et arrive comme une récompense accordée à la vertu mais accessible par l’action humaine, il se réfère à une fonction (ergon/έργον) propre de l’homme, puisque ni la plante qui vit d’une vie végétative, ni l’animal, qui vit une vie sensitive, ne peuvent être heureux, mais seulement l’homme capable d’une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l’âme (vie consistant en la recherche de la vérité théorique, en la compréhension de soi-même et en l’ambition de rendre ses désirs non rationnels conforme à sa compréhension rationnelle du bien). « Le bien pour l’homme consiste donc dans une activité de l’âme en accord avec la vertu et, en cas de pluralité de vertus, elle s’exerce en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d’entre elles (…) et cela dans une vie accomplie jusqu’à son terme » (I, 6, 1098 a 15-20). Le bonheur consiste en une actualisation des puissances de l’âme de l’homme, selon sa vertu la plus complète. Il n’est donc pas possession ou manière d’être, mais activité. On ne peut être heureux à son insu ou comme Eudymion, dans un sommeil de mort.

. Pour définir la vertu[23], Aristote, comme Platon, s’appuie sur l’aretè, avec des acceptions qui lui sont propres : la vertu appartient à la catégorie de la qualité acquise ; elle n’est véritablement vertu que, comme pour une disposition innée, elle s’exerce sans aucune peine et avec le plaisir qui lui est propre ; elle ne nous meut pas mais nous renddisposés à le faire

Lorsque Aristote se réfère dans ses traités aux èthika/ήθιχα, aux choses morales, il comprend très probablement dans ce terme l’expression èthos/ήθος, caractère ; les œuvres éthiques d’Aristote ont donc trait aux dispositions du caractère. Mais Aristote souligne que le terme èthos vient d’une « légère modification » du mot ethos/ήθος qui désigne toute manière habituelle d’être, résultant de la pratique et de l’éducation. Ce lien entre la formation du caractère moral et la présence en l’âme d’une habitude ou disposition stable à agir est caractéristique de la définition aristotélicienne de la vertu.

Dans la mesure où il existe des qualités différentes et des degrés de perfection différents pour des êtres d’une même espèce , la vertu appartient à la catégorie de la qualité, et plus essentiellement, de la qualité acquise.

Se comporter de manière morale veut dire pour Aristote manifester certaines caractéristiques de comportement. Il peut s’agir d’excellences de caractère (comme les vertus morales que sont le courage, la générosité, la tempérance, etc.) ou d’excellences intellectuelles (ce sont des vertus intellectuelles comme le bon jugement, la prudence, la raison pratique et la connaissance).

L’unité de l’agent moral est conçue comme résultant d’une étroite association entre les vertus dianoétiques, liées à la faculté de discernement au sens des conjectures ou des hypothèses ainsi qu’à la délibération, et les vertus éthiques[24] qui dépendent des qualités du caractère et de l’intelligence.

La fonction propre et distinctive de l’homme est l’activité conforme à la raison (« la fonction de l’homme consiste en un certain genre de vie, c’est-à-dire dans une activité de l’âme et dans des actions accompagnées de raison » : Ethique à Nicomaque I, 6, 1098 a 12-14). La vertu humaine consiste en l’excellence de cette activité. Un tel choix doit apparaître dans tous les détails particuliers de la vie humaine : « En matière d’action, les notions générales sont vides ; et les notions particulières ont plus de vérité parce que les actions portent sur le particulier » (II, 7, 1107 a 28-29). Aussi l’éthique consiste-t-elle à rechercher quand il faut agir, dans quel cas, à l’égard de qui, en vue de quoi et de quelle manière. Le signe le plus caractéristique d’une conduite vertueuse ou excellente, c’est, chez l’acteur moral, l’aptitude à préférer le bien. La vertu consiste en une disposition constante d’où naît l’action vertueuse, action qui, à son tour, entretient la disposition. Cette disposition n’est ni naturelle ni innée. Il est vrai que l’homme naît avec certaines dispositions, mais celles-ci ne sont pas en tant que telles objets de louange ou de blâme. Par opposition, la vertu doit être considérée comme une disposition acquise et elle doit faire l’objet d’une évaluation morale. Mais elle n’est véritablement vertu que lorsqu’elle s’exerce de la même façon qu’une disposition innée, sans aucune peine et avec le plaisir qui lui est propre. Dans un texte célèbre consacré à étudier la vertu, Aristote distingue entre les états affectifs (pathè) que sont l’appétit, la crainte, l’audace, etc., les facultés (dunameis) ou aptitudes à éprouver la joie, la colère, etc., et les dispositions (hexeis) ou traits bons ou mauvais de notre comportement relativement aux affections (Ethique à Nicomaque II, 4). Or les vertus sont certaines façon de choisir, ou du moins ne vont-elles pas sans un choix réfléchi ; par ailleurs, la possession d’une vertu ne nous meut pas à agir de telle ou telle façon, mais nous rend disposés à le faire. En ce sens les vertus ne sont ni des affections ni des facultés – on n’est pas vertueux en raison de la seule capacité à l’être . Il faut en conclure que les vertus sont des dispositions qui se rapportent au choix délibéré ainsi qu’aux plaisirs et aux peines : elles concernent aussi bien l’intellect que le caractère.

.Dansl’éthiquearistotélicienne,lesnotions de choix préférentiel (prohairesis) et celles de délibération (bouleusis) vont s’articulant

Une telle association de l’intellect et du caractère est rendue perceptible par la notion de choix volontaire (prohairesis/προαίρεις), choix à la fois raisonnable et vertueux. La prohairesis suppose la rationalité et la délibération. Le choix est un acte volontaire, bien qu’il ait moins d’extension que les autres actes volontaires. Une action est volontaire lorsqu’elle trouve son principe dans l’être qui agit. Par opposition, l’acte est involontaire lorsqu’il est accompli sous la contrainte, matérielle ou morale, ou encore dans l’ignorance des circonstances particulières de l’action. On peut certes trouver des exemples d’actions volontaires chez l’animal, mais c’est l’action humaine qui présente les caractéristiques les plus accomplies de l’action volontaire, lorsqu’elle procède d’un choix réfléchi (prohairesis/προαίρεις), précédé d’une délibération (bouleusisοΰλενσις) qui elle-même fait suite à cette forme de désir rationnel ou souhaitauquel Aristote donne le nom de boulèsisοΰλησις). Il s’agit bien dans ce cas de disposition à l’action et non d’intention. C’est dire que la vertu n’existe pas par intention d’être vertueux, mais par la présence des conditions humaines et matérielles de l’action qui favorisent le choix volontaire. L’homme prodigue, dit Aristote, « a besoin de richesse pour agir libéralement, et le juste a besoin de rapports sociaux ; car les intentions sont invisibles, et l’injuste se vante, lui aussi, de sa volonté de justice ». C’est précisément parce que la vertu doit se manifester dans des actes qu’il n’y a pas, à proprement parler, de vertus chez les dieux.

Le choix est donc un désir délibératif, qui ne peut porter sur des choses impossibles ou qu’on ne peut mener à bonne fin, mais qui nous incline à vouloir les choses qui ont rapport à notre domaine d’action, principalement quant à la vertu et au vice. En ce sens la vertu éthique est une disposition préférentielle à l’égard de certains actes, disposition qui distingue entre bien et mal, désirable et non désirable. Aristote refuse le relativisme éthique, mais il n’admet pas non plus qu’il existe des normes abstraites du bien et du mal. L’homme vertueux est lui-même la norme de ce qu’il est vertueux de faire.

Labouleusis, délibération, consiste essentiellement dans le calcul des moyens nécessaires pour atteindre une fin. C’est ainsi qu’on ne délibère ni sur les choses éternelles ni sur les choses qui ne peuvent être autrement qu’elles sont, non plus sur les choses qui sont hasardeuses, ou sur les choses qui ne dépendent pas de l’action ni ne sauraient être produites par elle[25].

La délibération a donc lieu dans l’indétermination et le contingent. Elle a rapport à des raisonnements dont la majeure implique un précepte et une fin ayant trait au désirable (par exemple : les viandes X sont bonnes pour la santé), la mineure, un fait constaté par la perception sensible (cette viande est X), et la conclusion, la maxime pratique qui conduit à l’action ou à l’abstention.

Dans la plupart des textes d’Aristote la délibération est surtout présentée comme un strict calcul des moyens : « Nous ne délibérons pas sur les fins elles-mêmes, mais sur les moyens d’atteindre les fins. Un médecin ne se demande pas s’il doit guérir son malade, ni un orateur s’il entraînera la persuasion, ni un politique s’il établira de bonnes lois, et dans les autres domaines, on ne délibère jamais non plus sur la fin à atteindre. Mais une fois qu’on a posé la fin, on examine par quels moyens elle se réalisera, et s’il apparaît qu’elle peut être produite par plusieurs moyens, on cherche lequel entraînera la réalisation la plus facile et la meilleure » (III, 5, 1112 b 11-17).

Un des aspects les plus intéressants de l’éthique aristotélicienne tient à l’articulation des notions de délibération (bouleusis) et de choix préférentiel (prohairesis). « L’homme est principe de ses actions, la délibération porte sur des choses qui dépendent de l’agent lui-même ; et nos actions tendent à d’autres fins qu’elles-mêmes (…) L’objet de la délibération et l’objet du choix sont identiques sous cette réserve que, lorsqu’une chose est choisie, elle a déjà été déterminée, puisque c’est la chose jugée préférable à la suite de la délibération qui est choisie. En effet chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a ramené le principe de son acte à lui-même, car c’est cette partie qui choisit. (…) L’objet du choix étant, parmi les choses en notre pouvoir, un objet du désir sur quoi on a délibéré, le choix sera un désir délibératif des choses qui dépendent de nous » (III, 5, 1112 b 31- 1113 a 12).

Précédant la bouleusis, la boulèsis, ou désir rationnel, est fondamentale dans l’éthique aristotélicienne. Espèce du genre (orexis/όρεξις, désir), elle est une forme du désir étroitement associée à la rationalité. Sans être l’expression d’un vouloir fondamentalement rationnel comme le sera la voluntas médiévale, elle est décrite par Aristote comme résultant plutôt d’une association étroite du désir et de l’intellect justifiant la possibilité d’une rationalité intrinsèque des fins humaines (Ethique à Nicomaque III, 6). La boulèsis est surtout une forme de visée de la fin. Elle représente l’une des principales facultés morales de l’éthique aristotélicienne, dans la mesure où cette préférence volontaire devenue rationnelle a pour objet le bien. L’objet du souhait étant la fin, celle-ci peut consister soit en un bien véritable (dans ce cas-là on ne peut admettre que l’objet du souhait puisse être une fin injuste), soit en un bien apparent (il faudrait alors admettre qu’il n’y a pas d’objet qui soit par nature objet du souhait, mais que l’objet du souhait est seulement ce qui paraît bon à chaque individu). Voici comment Aristote tranche la question : « Pour l’honnête homme, l’objet du souhait est ce qui est véritablement un bien, tandis que pour le méchant c’est tout ce qu’on voudra (…) En effet, l’homme de bien juge toutes choses avec rectitude, et toutes lui apparaissent comme elles sont véritablement. C’est que, à chacune des dispositions de notre nature, il y a des choses bonnes et agréables qui lui sont appropriées ; et sans doute, ce qui distingue principalement l’homme de bien, c’est qu’il perçoit en toutes choses la vérité qu’elles renferment, étant pour elles en quelque sorte une règle et une mesure » (III, 6, 1113 a 24-33).

. Aristote définit également la vertu comme la recherche d’un moyen terme ou médiété (mesotès)

Il convient de ne pas se tromper sur cette formule. La vertu, pour la chose dont elle est vertu, a pour effet à la fois de mettre cette chose en bon état et de lui permettre d’accomplir son œuvre propre. L’excellence ou la vertu de l’homme sera ainsi la disposition par « laquelle un homme devient bon et par laquelle aussi son œuvre sera rendue bonne » (II, 5, 1106 a 22-23). Après avoir distingué entre « le moyen dans la chose » (« ce qui s’écarte à égale distance de chacun des deux extrêmes, point qui est unique et identique pour tous les hommes » : 1106 a 29-31) et « le moyen rapport à nous » (« ce qui n’est ni trop, ni trop peu, et c’est là une chose qui n’est ni une ni identique pour tout le monde » : 1106 a 32-34), Aristote établit que l’homme versé dans une discipline quelconque évite l’excès et le défaut : « C’est le moyen (terme) qu’il recherche et celui qu’il choisit, mais ce moyen (terme) n’est pas celui de la chose, c’est celui qui est relatif à nous ; (…) si donc les bons artistes ont les yeux fixés sur cette médiété quand ils travaillent et si, en outre, la vertu, comme la nature, dépasse en exactitude et en valeur tout autre art, alors c’est vers le moyen qu’elle devra tendre : j’entends ici la vertu morale, car c’est elle qui a rapport avec des affections et des actions , matières en lesquelles il y a excès, défaut et moyen. (…) La veru est donc une sorte de médiété en ce sens qu’elle vise au moyen » (1106 b 6-27).

Aucun sens de médiocrité n’est attaché à cette définition de la vertu comme intermédiaire entre deux extrêmes. Le juste milieu que la vertu cherche à atteindre n’est pas une moyenne arithmétique entre deux extrêmes, au contraire, le point d’équilibre qui la constitue, est un point variable entre plusieurs déterminations. Selon l’équilibre des passions, il se peut que ce point d’équilibre soit plus près d’une passion que de l’autre. La définition de ce milieu où intervient une certaine disposition de la volonté et de l’intelligence est du reste préalable à la définition des deux extrêmes, dont le terme moyen constitue en quelque sorte la mesure. C’est pourquoi Aristote peut dire que le moyen est également le plus haut degré de perfection ; ainsi, au point de vue de l’excellence ou du bien, la vertu est un sommet[26]. « La vertu est une disposition à agir à partir d’un choix délibéré (hexis proairetiké/έξις προαίρετιχή) consistant en une médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme la déterminerait l’homme prudent (…). C’est pourquoi dans l’ordre de la substance et de la définition exprimant la quiddité, la vertu est une médiété, tandis que dans l’ordre de l’excellence et du parfait c’est un sommet » (II, 6, 1106 b 36 - 1107 a 2).

Les vertus éthiques sont des dispositions relatives aux passions, une fois que ces passions auront été ramenées à une mesure intrinsèque. Les vertus intellectuelles en revanche sont des vertus de la réflexion[27] qui conduisent à l’action. Elles sont des qualités de la délibération, et consistent à bien juger, à trouver le meilleur moyen d’atteindre une fin ; elles supposent donc la capacité d’appréhender une certaine variabilité de circonstances particulières et contingentes. La plus fameuse d’entre elles est la prudence (phronèsisρόυησις). Cette vertu n’est ni une science (car son objet peut être autrement qu’il n’est) ni un art (car la prudence est bien distincte d’un savoir produire) mais une disposition, accompagnée d’une règle d’action issue de la pratique de la délibération, capable d’agir dans la sphère de ce qui peut être bon ou mauvais pour un être humain[28].

. Ce qui, dans la définition de la vertu, oppose Aristote à Platon

L’oppositiond’Aristote à la pensée socrato-platonicienne, en particulier l’impossi- bilité d’identifier la vertu à la raison, apparaît clairement dans l’exemple de la vertu de justice. La justice est, pour Platon[29], la vertu la plus complète, celle qui constitue l’ordre de l’âme. Elle soutient, d’une certaine façon, la possibilité d’unifier les différente formes de la vertu ; elle est essentiellement connaissance. En revanche, chez Aristote, la justice est une vertu particulière. Elle est la vertu de ce qui est prescrit par la loi, et vise à la perfection de l’individu et à celle de la société. En ce sens, la justice a trait seulement aux rapports à autrui (V, 1). De plus, elle préside à la distribution des honneurs et des richesses ainsi qu’au respect des contrats. La notion aristotélicienne de la justice est donc étroitement liée à celle d’égalité : égalité proportionnelle ou géométrique entre le trop et le trop peu dans le droit distributif, égalité arithmétique dans le droit contractuel et pénal, qui a trait à la justice compensatrice et commutative, commensurabilité par la monnaie dans l’échange des marchandises.

4 / CE QU’EST LA PSYCHOLOGIE MORALE

DE PLATON

. Elle repose sur une conception du désir qui offre une théorie complexe et différenciée des sources de la motivation

Le trait fondamental de la psychologie de Platon est de présenter, associée à chaque partie de l’âme, une motivation à agir.

Dans le livre IV de la République, le désir est défini comme un acquiescement, l’aversion comme une négation (437 c). On pourrait reconnaître là une conception propositionnelle du désir, le désir étant satisfait lorsque la proposition qui décrit l’état de choses désiré se trouve vérifié. Or, les objets du désir peuvent être contraires. Tel est le cas d’un homme qui a soif et qui ne veut pas boire. Deux principes s’affrontent en son âme, l’un qui ordonne de boire, l’autre qui l’en empêche. Cela suffit à Platon pour affirmer la distinction réelle entre le principe d’où sont issus les désirs rationnels, ou partie rationnelle de l’âme (logistikon/ λογιδριχόυ),etleprincipedes désirs irrationnels, ou partie irrationnelle de l’âme (alogiston/ άλόγιστόν) (439 d-e). De même l’existence de la colère ou de l’émotion violente, phénomènes qui se distinguent de la raison mais aussi, comme on l’a vu, des plaisirs, permet de définir un troisième principe, intermédiaire entre les deux autres, le thumos/θνμός, cœur ou affectivité. L’âme humaine est donc tripartite, mais il est essentiel de remarquer que, dans cette enquête consacrée aux principes d’action, ce ne sont pas trois réalités psychologiques hétérogènes (la raison, l’affectivité, le plaisir) qui sont opposées l’une à l’autre, ce ne sont pas non plus un raisonnement et un désir, mais de trois principes d’action, c’est-à-dire trois formes de désirs. Le rapport de la raison aux deux autres parties de l’âme se manifeste toujours sous forme d’incitation et de résistance. C’est là un trait fondamental de la psychologie de Platon que de présenter, associée à chaque partie de l’âme, une motivation à agir : « Puisqu’il y a trois parties de l’âme, il m’apparaît aussi qu’il y a trois formes de désirs propres à chacune d’elles, et aussi trois sortes de plaisir et de commandements » (République, IX 580 d).

La philosophie platonicienne de l’action

Elle repose ainsi sur deux thèses : les actions humaines trouvent leur motif dans la source de motivation propre à la partie de l’âme dont elles procèdent. De plus, les actions rationnelles trouvent leur principe dans l’intellect, qui possède une puissance d’agir ou source de motivation qui lui est propre. Ce serait une erreur de confondre la théorie de Platon avec la théorie moderne d’inspiration humienne qui oppose l’appétit, comme lieu de désir, à la partie rationnelle, lieu de la croyanceinerte et purement factuelle.

Nature des désirs attachés à la raison

Ils procèdent d’une croyance évaluative à laquelle est fermement attachée la motivation à agir suivant cette croyance. Un bon exemple en serait la résolution que prend Socrate d’accepter sa condamnation et de rester dans sa prison. Aucune conception mécaniste ou matérielle de la causalité de l’action ne peut expliquer, dit Socrate, du fait que « j’ai jugé meilleur d’être assis en ce lieu » et qu’ainsi « j’agis par mon esprit (nôi prattô) en considération de ce qui paraît le meilleur » (Phédon, 99 a). Il existe une relation logique entre le fait que Socrate pense meilleurderesterassisdanssaprison et le fait qu’il y soit assis intentionnellement. Les désirs rationnels sont tous orientés vers la saisie de la vérité et du meilleur (République, 441 e - 442 c).

Abondance des désirs irrationnels et diversité de leurs apparences

En fait, ce que Platon appelle « désirs irrationnels » regroupe les besoins naturels, comme boire et manger, les désirs les plus violents, mais aussi les désirs qui relèvent de l’imagination et sont sources d’amusement et de frisson (comme les plaisirs que donnent la tragédie ou la comédie), et même le désir faussement philosophique pour la manipulation des mots et l’aspect ludique de la pensée (République, 561 b-d). Par ailleurs, certains de ces désirs « terribles, sauvages, sans frein », se trouvent même chez les êtres les mieux réglés, ce dont témoignent leurs songes, et ne peuvent être éradiqués, mais simplement calmés à condition de se livrer, avant le sommeil, à l’exercice spirituel consistant à nourrir sa raison « de belles penséeset de belles spéculations (571 c-d).

Devant cette abondance de désirs, deux y font figure de fondamentaux, la recherche de la satisfaction personnelle et l’amour de l’argent. Ces désirs sont définis en termes de répétition et de jouissance (Philèbe, 34 d35 a).

Il reste qu’on peut tout de même se demander jusqu’à quel degré ces désirs irrationnels sont vraiment dépourvus de tout élément de cognition. L’analyse du désir suppose, comme le montre le Philèbe que l’âme puisse avoir le souvenir du plaisir. Davantage, remarquant que tout désir suppose un travail de pensée, Platon souligne « qu’il n’y a pas de désir du corps » (Philèbe, 35 c- d).

Tous les désirs qui se réfèrent à une forme d’affirmation de soi (violente ou tempérée), relèvent du thumos/θνμός, cœur ou affectivité

L’idée qu’il existe une source spécifique des passions les plus violentes, désir de l’emporter et colère s’inspire de la conception homérique du thumos en lequel les héros trouvent la puissance et la force qui leur permettront d’accomplir un exploit. Platon nous dit que cette partie de l’âme est dominée par un désir incessant qui la fait aspirer « à la domination, la victoire, la réputation » (581 a-b).

Malgré la diversité des désirs issus du thumos (la colère des enfants, l’indignation d’Ulysse, l’admiration que l’on peut ressentir pour soi-même), tous se réfèrent à une forme d’affirmation de soi, ce qui distingue le thumos de l’appétit. Egalement distinct de la raison, le thumos présente toutefois une tendance naturelle à appuyer les jugements de la raison relatifs au bien et les désirs qui y correspondent ; c’est pourquoi, dans une âme bien ordonnée, il se met toujours au service de la raison.

Spécificité de la définition platonicienne des vertus

Chaque vertu, ou qualité de l’âme, est définie comme une forme d’équilibre optimale entre les évaluations, les émotions, les réactions et les désirs propres à chaque partie de l’âme. Là encore, les premiers dialogues de Platon, d’inspiration socratique, donnent un bon point de repère pour apprécier la spécificité des vertus, et reconnaître celles qui, en particulier, sont ordonnées à la pensée. .

Le courage, ou vertu de l’affectivité, est cette qualité propre au gardien de l’Etat, visant à maintenir en lui-même et chez les autres une pensée juste sur ce qui est un vrai bien et un vrai mal pour l’homme, et cela au travers du « chagrin, du plaisir, de la souffrance et de la crainte » (429 c-d). Le vrai courage n’est pas d’affronter la mort (68 d), mais il est une attitude de pensée, une ascèse de la peur, une résolution à l’égard du vrai bien.

La tempérance est une vertu de l’âme entière ; elle est concert (symphonia/ συμφωνία) et accord (harmonia/άρμονία). Mais elle ne vise aucunement à supprimer les passions ; plutôt serait-elle soumission volontaire des « passions de la multitude vicieuse » aux « passions et à l’intelligence d’une minorité vertueuse » (431 c-d, 442 c-d). La tempérance n’est pas, comme on le croit, une forme de prudence et de modération, mais elle consiste à s’exercer à dédaigner avec toutes les ressources de la pensée, les plaisirs du corps.

La justice, elle aussi appartient à l’âme entière ; elle délibère sur le bien de l’âme et sur celui de ses parties et agit conformément aux résultats de la délibération. Ce caractère propre à la justice d’être un bien intrinsèque, n’empêche pas qu’au sens le plus commun du terme, elle puisse être la vertu qui règle les relations avec autrui. Mais Platon insiste sur le statut de principe qui lui revient comme ordre de l’âme, et s’il est vrai que l’homme juste en ce sens sera aussi juste à l’égard d’autrui, probe, loyal et pieux, cela est la conséquence du fait que « chacune des parties de son âme fait ce qu’elle doit faire, qu’il s’agisse de commander ou d’obéir » (443 b).

Enfin la vertu de sagesse est la vertu de la partie rationnelle de l’âme, capable d’appréhender des réalités intelligibles, assortie au désir et à la capacité de reproduire en son sein les mouvements ordonnés de l’âme du monde. Cette plus haute vertu de l’esprit est une faculté de compréhension de l’intelligible, mais aussi une force d’assimilation du bien ; elle est vertu théorique, mais dotée d’une véritable destination pratique.

L’apprentissage du philosophe à la vertu et l’acquisition des vertus de l’âme

Ce long apprentissage que décrit le livre II de la République, peut laisser penser que les vertus de l’âme ne peuvent pas être acquises indépendamment les unes des autres et qu’elles participent en l’âme de l’homme vertueux à une certaine forme d’unité. Ainsi, le seul sens en lequel on puisse dire qu’il existe une unité ou une forme de réciprocité, des vertus, se rapporte à cette complétude des qualités morales que l’on s’attend à trouver chez l’homme vertueux. Mais cela n’empêche pas que chaque vertu ait des conditions distinctes et exprime, par rapport à une âme unifiée, un certain rapport, à chaque fois spécifique entre les parties rationnelles et irrationnelles de l’âme.

L’intégration de chacune des vertus dans un caractère moral unifié

La notion de mesure joue un rôle fondamental dans la conception platonicienne du caractère moral. Le caractère d’une personne résulte de caractéristiques morales relativement stables et s’exprime dans le domaine pratique par la délibération, l’action et la justification des actions. Il se présente comme une unité de composition entre les vertus attribuées à l’âme, entretenue par l’effort personnel et l’éducation. Cette idée est approfondie dans le Politique. Le caractère de l’individu vertueux ou la qualité morale de la substance sociale sont des réalités composées définies par un ordre et une mesure intrinsèques. C’est au législateur, qui possède l’art royal d’entrecroisement qu’il revient de combiner les traits vertueux de manière optimale (306 d, 308 c). Chacune des vertus peut alors être intégrée dans un caractère moral unifié, principe de délibération et d’action volontaire ; le courage s’associe ainsi à la justice, au lieu de devenir férocité, la modération devient sagesse et tempérance au lieu de niaiserie (309 d-e). Surtout l’alliance du courage et de la sagesse assure à l’homme et à la cité tout le bonheur dont ils peuvent jouir (311 b-c). Cette philosophie platonicienne du caractère permet d’exprimer la logique de composition des vertus(la domination de la partie rationnelle pouvant donner lieu à plusieurs formes d’équilibre stable, assorties de sentiments et d’émotions différentes) et de concevoir, en dépit de la composition de l’âme, sa réelle unité.

La pathologie morale platonicienne

Décrite dans le livre VIII de la République, cette étude des causes et symptômes des affaiblissements moraux est instructive. On y voit que l’âme bien ordonnée du citoyen qui vit dans la meilleure constitution se détériore progressivement, en même temps que s’altère la constitution originelle de l’Etat ; que dans l’âme de l’homme caractéristique du gouvernement timocratique (fondé sur l’honneur), le thumos asservit la raison ; que chez l’homme dont l’âme reflète les principes du gouvernement oligarchique, c’est la passion de l’argent qui l’emporte sur tous les autres désirs ; qu’enfin, dans l’âme de l’homme démocratique, tous les désirs sont déchaînés et leur agitation exprime la fureur de la licence, jusqu’à ce qu’un seul désir, parmi les plus bas, assure de nouveau sa domination et se constitue alors l’âme de l’homme tyrannique.

La conscience aiguë de l’existence d’une telle lutte entre les désirs issus des trois parties de l’âme est la raison pour laquelle Platon, contrairement à Socrate, admet la possibilité de la victoires des désirs irrationnels, même s’il souligne fortement et jusque dans les Lois, le caractère involontaire de ces désirs, au sens fort que Platon donne au terme « volontaire », l’intentionnalité de l’action étant liée au fait que cette action procède d’un jugement sur le bien (V, 734 b, IX 860 d-e ; Timée, 86 d-e).

L’éducation morale proposée en vue de connaître la vertu et l’acquérir

On a vu que Platon n’accordait guère de valeur à l’apprentissage « social » de la vertu, conçue comme imitation du consensus et instillation d’habitudes. S’il n’est pas exclu qu’une vertu de ce type soit le principe, chez certains hommes exceptionnels, d’une action bonne, c’est à cause d’une theia moira, d’une faveur divine (Ménon, 99 e) qui permet une rencontre accidentelle et précaire avec la vérité. Mais seule la réminiscence permet d’accéder à la connaissance de la vertu au terme d’un long effort de recherche et de remémoration. Par ailleurs, une telle recherche n’est possible que si elle est elle-même assortie d’une éducation de la sensibilité[30]. Dans les livres II et III de la République, Platon nous offre un programme complet de formation à la vertu qui vise à induire dans l’âme des citoyens les seules passions, émotions, plaisirs et peines qui permettront d’éviter les conflits avec la raison, fortifieront la domination de cette dernière (401 e, 402 a) et renforceront l’harmonie et la cohésion de chaque âme (Lois, 653 a-b).

La conversion de l’âme, cette difficile orientation vers le bien est acquise au terme d’une formation intérieure (qui fait l’objet des livres VI et VII de la République), mais celle-ci aura été rendue possible après une longue éducation de la sensibilité, exposée aux livres II et III, première façon de disposer l’âme à la connaissance de l’intelligible et à l’appréhension de la structure du tout.

D’ARISTOTE

. Aristote fait également du désir (orexis) procèdant de la partie désirante de l’âme, l’unique source de motivation de toutes les actions

Cette source de motivation n’est cependant pas, comme elle l’est chez Platon, attachée à chaque partie de l’âme. Toutes les actions sont concernées, qu’elles soient rationnelles (en ce cas, elles procèdent du désir rationnel et du souhait) ou qu’elles soient inspirées par l’affectivité et l’appétit. La philosophie de l’action y gagne en cohérence puisqu’une source de motivation unique intervient désormais dans l’action, mais la conséquence en est que les croyances relatives au bien et au mal ne sont capables de motiver aucune action à moins qu’un désir n’y soit associé.

Première difficulté présentée par la philosophie aristotélicienne de l’action : le type de rationalité auquel se réfère Aristote, qui est essentiellement celle des moyens, ne peut écarter toute considération de la fin : le désir est toujours premier, mais il agit toujours en fonction d’un but qui est fourni par l’intellect pratique

Plusieurs textes d’Aristote, en effet, indiquent que la raison ne délibère pas sur les fins de l’action (définies par le désir), mais uniquement sur les moyens. Cependant, dans la mesure où Aristote substitue parfois au terme to telosό τέλος(la fin), l’expression plus riche de sens, ta pros telosά πρός τέλος (littéralement : « ce qui a trait à la fin »), on peut comprendre que le type de rationalité auquel il se réfère, qui est essentiellement celle des moyens, peut également induire la rationalité qui vise à la réalisation des constituants de la fin, ce qui contribuerait à faire également du telos l’objet de la délibération rationnelle.

Une solution à cette difficulté peut également se rencontrer dans la tentative d’Aristote de montrer que l’animal humain est mû par le désir associé à une forme de représentation ou d’imagination, qui peut être rationnelle ou sensible. Le désir est toujours premier, mais il agit toujours en fonction d’un but qui est fourni par l’intellect pratique. Dans le chapitre 10 du livre III de Traité de l’âme, Aristote tente de montrer à la fois comment le désir et l’intellect peuvent mouvoir l’animal, mais tout en soulignant que le seul principe véritablement moteur est le désir[31] (433 a 9).

La deuxième difficulté présentée par la philosophie aristotélicienne de l’action a trait à la définition du syllogisme pratique (raisonnement sur le désirable)

C’est dans le Mouvement des animaux que se trouve la comparaison la plus explicite entre le syllogisme théorique et le syllogisme pratique : « Comment se fait-il que l’être pensant tantôt agit, tantôt n’agit pas ? Il semble qu’il y ait une analogie avec ce qui se passe quand on applique le raisonnement aux êtres immuables, mais, dans ce dernier cas, la fin est une connaissance théorique (car, dès qu’on conçoit les deux propositions, on ajoute et on conçoit la conclusion), tandis que, dans l’autre cas, la conclusion des deux propositions est dans l’action accomplie : ainsi lorsqu’on pense que tout homme doit marcher et qu’on est soi-même un homme, on marche immédiatement. Ainsi donc, il est bien évident que l’action représente la conclusion. Quant aux propositions qui préparent l’action, elles sont de deux ordres, celui du bien et celui du possible…telle est donc la façon dont les animaux sont poussés au mouvement et à l’action, la cause dernière du mouvement étant le désir, et celui-ci se formant sous l’influence de la sensation, de l’imagination ou de la réflexion » (7, 701 a 7). La question reste toutefois ouverte de savoir si le syllogisme pratique, ou raisonnement sur le désirable, explicite la causalité de l’action (l’enchaînement des effets qui a produit telle ou telle action), ou s’il illustre le cheminement que suit le raisonnement délibératif proprement dit).

La troisième difficulté présentée par la philosophie aristotélicienne de l’action concerne la « faiblesse de la volonté », l’«incontinence » ou akrasia/ άχρασία

Cette akrasia correspond au fait d’accomplir le mal alors qu’on connaît ce qui est bien. Platon avait assigné l’ignorance comme la cause de l’intempérance, niant ainsi la possibilité qu’on puisse faire le mal en connaissance de cause. Aristote semble admettre au contraire qu’il peut exister une certaine forme d’akrasia. Ayant rappelé que, dans le raisonnement qui conduit à l’action, la prémisse universelle est une opinion qui porte sur les fins générales de l’action, tandis que la mineure, l’opinion, a trait aux faits particuliers pour lesquels la perception est maîtresse, il peut se faire que nous ayons dans l’esprit la règle universelle nous empêchant de faire une chose, et que la prémisse mineure, nous fasse voir le plaisir à faire telle ou telle chose ; « alors, si la première règle nous invite à fuir l’objet, l’appétit nous y conduit : il en résulte par conséquent que c’est sous l’influence d’une raison en quelque sorte ou d’une opinion qu’on devient intempérant, opinion qui est contraire, non pas en elle-même, mais seulement par accident (car c’est l’appétit qui est réellement contraire, et non l’opinion à la droite règle » (Ethique à Nicomaque VII, 5, 1147 a 33b 3).

. Certains points de la philosophie aristotélicienne de l’action révèlent plusieurs formes d’opposition à Platon

Selon les observations de Monique Canto-Sperber, Aristote, pas davantage que Platon, n’admet qu’on puisse agir contrairement à son meilleur jugement, mais, à la différence de Platon, il reconnaît qu’on peut mal agir volontairement et avec une certaine rationalité, à partir d’une croyance particulière et tronquée, croyance contraire, même de manière accidentelle, à son jugement le meilleur.

Aussi difficile que soit la justification aristotélicienne de l’akrasia, l’opposition à Platon est nette sur un point : l’ignorance n’est pas la seule responsable de la mauvaise action, elle n’en est que partiellement cause. L’erreur de l’intempérant tient au mauvais usage que la mineure le conduit à faire de la majeure : « Il y aura une différence entre un homme qui, possédant la science mais ne l’exerçant pas, fait ce qu’il ne faut pas faire, et un autre qui fait de même en l’exerçant ; ce dernier cas paraît inexplicable, mais il n’en est plus de même s’il s’agit d’une science ne s’exerçant pas. En outre puisqu’il y a deux sortes de prémisses, rien n’empêche qu’un homme en possession des deux prémisses ensemble n’agisse contrairement à la prémisse qu’il a, pourvu toutefois qu’il utilise la prémisse universelle et non la prémisse particulière : car ce qui est l’objet de l’action, ce sont les actes singuliers » (VII, 5, 1146 b 33, 1147 a 4).

5/ L’INDIVIDU ACCÈDE A LA MORALITÉ EN MÊME TEMPS QU’IL CHERCHE SON PROPRE BONHEUR

CHEZ PLATON

. C’est la reprise, à titre d’un véritable axiome, de la thèse que tout être humain veut absolument son propre bonheur et fera tout ce qu’il peut pour l’obtenir (Euthydème, 278 e, 280 b)

Cette thèse est au fondement de l’analogie, d’inspiration socratique, entre la vertu et l’art. Le bon artisan qui a le souci d’accomplir le mieux possible sa tâche et connaît les moyens d’y parvenir ne peut vouloir échouer. L’homme qui a le souci d’être heureux et de réussir en ce qu’il fait ne peut volontairement agir mal. C’est l’action droite et réussie (l’eupragiaήπραγία) qui est poursuivie par l’artisan et l’être humain dans ses actions et l’ensemble de sa vie. Si la vertu est connaissance, alors elle est la condition nécessaire et suffisante du bonheur. C’est bien la conclusion que Platon paraît admettre en Charmide, 174 b-c, et Gorgias, 470 e, 507 a-c.

. Les dialogues font apparaître plusieurs définitions du bonheur ou réussite de la vie sans que Platon s’y trouve à coup sûr impliqué

Le bonheur ne peut évidemment se réduire à « la vie facile, l’intempérance, la licence que recommande Calliclès dans le Gorgias (492 c). Cette thèse du bonheur-plaisir, selon laquelle le bien dépendrait de la maximisation des plaisirs (thèse apparemment soutenue par Socrate dans le Protagoras, 355 a), tombe dans le Gorgias, sous la critique de Platon, refusant de considérer que le plaisir puisse valoir comme le seul critère, indépendant et neutre, de ce qui est intrinsèquement meilleur ; cette critique est adressée à Calliclès qui la défend (494 e, 495 a).

Une autre conception du bonheur est alors opposée à celle-ci lorsque Socrate évoque la vie de l’homme sage qui limite ses désirs à ceux qu’il est possible de satisfaire ;c’est la thèse du bonheur-tranquille qui immuniserait l’homme contre l’insatisfaction et la perte. Il n’y a d’ailleurs aucune raison d’attribuer à Platon une telle conception du bonheur dont Calliclès, non sans raison, dit qu’il est le bonheur d’une pierre (492 e). Car ces désirs, même limités, tombent sous le coup de biens dont on ne sait pas comment ils se définissent par rapport à la connaissance ; cette dernière remarque permet de dégager a contrario une conception platonicienne du bonheur.

. Une conception platonicienne du bonheur

Le bonheur, dans une telle conception, est défini comme une manière d’être déterminée par un état de l’âme et une forme « d’agir bien », qui constitue la fin de toute action. Surtout, la vie heureuse est la vie la plus appropriée à notre nature morale, elle doit contribuer à l’imitation du bien, à la parte rationnelle de l’âme et au maintien de l’activité de la connaissance. L’acquisition d’un bon état de l’âme peut être bien sûr facilitée par des biens physiques, sociaux, familiaux ou intellectuels. Mais le bonheur résulte d’une certaine activité, soumise à la visée d’accomplir un certain nombre d’actes, d’être une certaine forme de personne et de mener une certaine vie. Car le bon état de l’âme n’est pas statique, il est source de motivations, d ‘évaluations et d’émotions.

. Le lien entre la vertu et le bonheur

Le trait le plus caractéristique de l’éthique socrato-platonicienne est de faire de la vertu la condition nécessaire du bonheur ; mais en est-elle la condition suffisante ?Socrate semble avoir répondu par l’affirmative, et Platon paraît parfois reprendre cette thèse à son compte, comme lorsqu’il dit dans le Gorgias que « l’homme le plus heureux est celui dont l’âme est exempte de mal » (478 e), sauf qu’on voit rarement évoqué dans les dialogues le cas d’un homme qui serait heureux seulement parce qu’il est vertueux, dût-il vivre dans le plus grand dénuement, privé de la considération de ses concitoyens et dans les plus grandes souffrances. En revanche, on trouve souvent énoncée la thèse selon laquelle l’homme vertueux, ou dont la vertu est en voie de restauration par le châtiment (473 d-e), est toujours plus heureux, voire moins malheureux que l’homme vicieux.

Mais l’insistance avec laquelle Platon veut écarter du choix en faveur de la vertu la considération des avantages prétendument attachés à la vertu, y compris le bonheur, témoigne de sa volonté de faire de la vertu un bien intrinsèque et non instrumental, qui doit être choisi pour lui-même, indépendamment de ses conséquences (367 b-d) et sans égard au fait qu’il est le moyen du bonheur.

CHEZ ARITOTE

. L’eudaimoniaύδαιμονία (bonheur d’un homme), ainsi que chez Platon, ne se réfère pas à un état subjectif

Il se réfère surtout, ce que nous ne trouvons pas dans le platonisme, au fait de prospérer, de s’épanouir au mieux selon ses capacités. « Il semble non contestableque l’eudaimonia est ce qu’il y a de mieux, mais nous devons dire clairement ce qu’il en est » (I, 6, 1097 b 22-23). La définition la plus générale qu’Aristote donne de l’eudaimonia en fait une activité « en accord avec la vertu » (1098 a 16). Elle requiert donc un principe actif et agent, et non simplement passif, et un principe dans lequel l’âme et certaines facultés rationnelles de l’âme jouent un rôle fondamental. Il s’agit d’exercer les facultés humaines le mieux possible (avec un certain degré de réussite[32]) tout au long de sa vie.

Ces facultés proprement humaines ont évidemment rapport à la rationalité. Et, l’ eudaimonia a trait à l’exercice le meilleur et à l’activité continue de cette part intellectuelle de l’âme. « Tout choix ou possession des biens naturels nous conduira à la ressemblance avec le dieu (par l’intellect qui est la meilleure part en nous » (Ethique à Eudème VIII, 3, 1249 b 16-21). On ne saurait toutefois conclure à un intellectualisme moral radical. Aristote ne dit pas que le bonheur consiste en l’activité intellectuelle, mais il dit que l’activité la plus intellectuelle la plus excellente constitue en elle-même un bonheur.

Aristote met en avant la spécificité des sphères morales, chacune étant dotée d’une nature propre. Ce qui n’empêche pas que les vertus aient des conditions communes ; l’amitié étant une de ces conditions nécessaires à chaque vertu. Mais la vertu reste dispersée en formes multiples. Les vertus supposent l’union de l’âme et du corps et la vie sociale.

6/ LA VRAIE NATURE DE LA VERTU

CHEZ PLATON

. C’est la pensée et l’exercice de la philosophie

CommeleremarqueMoniqueCanto-Sperber,laréflexion morale d’inspiration socratique, rapportée à la justification des actions et aux meilleures raisons d’agir, est adossée chez Platon à une réflexion ontologique et épistémologique sur la nature de l’âme immatérielle et du monde intelligible. La vraie nature de la vertu, c’est la pensée et l’exercice de la philosophie. La purification est nécessaire afin de mettre l’âme à part du corps, « de l’obliger à se ramener, à se ramasser sur elle-même, entièrement détachée du corps, comme si elle l’était de ses liens » (Phédon, 67 c-d). Car l’âme ressemble le plus « au divin, immortel, intelligible, ce dont la forme est une, ce qui est indissoluble et possède toujours en même façonson identité à soi-même » (80 d). Guidée par la philosophie, l’âme prend alors « le divin pour spectacle et pour aliment », afin de s’en aller vers ce qui lui est apparenté et assorti, « se débarrassant de l’humaine misère » (84 a-b). Ce sont des formules fort proches qu’on trouve dans le célèbre passage du Théétète : le seul effort qui s’impose est « d’ici-bas vers là-haut s’évader au plus vite. L’évasion, c’est de s’assimiler à Dieu dans la mesure du possible : or, on s’assimile en devenant juste et saint dans la clarté de la pensée (phrônesis) » (176 a-b), c’est-à-dire en réalisant le plus haut degré d’intelligibilité dont sa nature est capable. On retrouve dans ce passage la même défense de la valeur intrinsèque de la vertu : ce n’est pas pour des raisons prêchées par la foule qu’il faut être juste », mais pour ressembler à Dieu (176 c-d).

Le divin est un des intermédiaires qui, avec les Formes et les démons, rapportent l’âme au Bien (conçu comme réalité intelligible indépendante de l’homme, vers laquelle l’âme de l’homme juste est attirée). Platon suggère ainsi qu’il n’y aurait pas de passage direct entre l’âme et la forme du Bien, d’autant que, pour lui, seul l’effort de remémoration est à même de conduire progressivement l’âme au contact de la Forme du Bien, la Forme suprême, l’étant au sens le plus plein comme rassemblant les caractéristiques formelles de beauté, d’ordre et de symétrie. L’âme s’attache à la contemplation de ce Bien, condition de l’excellence de l’âme et but de l’éducation, jusqu’à se rendre elle-même semblable à lui, afin d’être capable de reproduire en elle-même les mouvements ordonnés de l’âme du Monde et de réaliser un « équivalent du bien dans les affaires humaines ».

. La vie bonne définie comme vie mixte, faite de la sagesse et du plaisir

Le bien que le Philèbe définit comme la fin de toute poursuite, dont la condition nécessaire est « d’être parfait (teleonέλεου) et même tout ce qu’il y a de plus parfait (…) », ce bien que tout être conscient poursuit (20 d) a pour caractère particulier d’être un bien intégré dans une vie humaine et qui lui donne sa qualité de vie bonne. Puisque « le lot nécessaire du bien (agathou moira/άγαθοϋ μοϊρα) est d’être parfait (20 d), la vie bonne qui intègre ce bien, doit présenter le même caractère de complétude caractéristique du bien. Or elle ne peut être la vie de sagesse (à laquelle manqueraient les plaisirs purs) ni la vie de plaisir. L’essentiel du Philèbe est consacré à une minutieuse analyse du plaisir. La notion de mesure permet de réhabiliter partiellement le plaisir ; l’enjeu d’une telle réhabilitation est d’inscrire la destination morale dans le plaisir lui-même puisque « la vie qui s’attache à la vertu selon le corps et même selon l’âme est plus agréable que celle qui s’attache à la perversité » (Lois V, 734 d-e). Platon pousse la rédemption des plaisirs jusqu’à inclure dans la vie bonne certains plaisirs, les plaisirs mesurés, c’est-à-dire empreints de mesure intrinsèque qu’il « oppose aux plaisirs susceptibles de fréquence, de grandeur, d’intensité et qui appartiennent au genre de l’illimité » (52 c-d).

La vie bonne est définie comme la vie mixte, faite du plaisir et de la sagesse, celle que tout homme choisira sans exception (22 b), car « toute créature qui en jouirait sans cesse (…) n’aurait plus jamais besoin de rien d’autre et serait on ne peut plus satisfaite » (60 c). Elle ne relève ni de l’infini ni de la limite, mais d’un troisième genre celui de la réalité mesurée, car « la vie bonne est composée non pas seulement de deux éléments, mais de tous les illimités liés ensemble par la limite » (27 d). Le bien pour l’homme consiste ainsi en une sorte « d’ordonnance incorporelle » (63 e64 a). C’est alors que nous sommes, dit Socrate, « face aux grandes entrées du bien, aux portes de sa demeure » (64 c). Or ce qui fait la valeur du mélange, c’est toujours la mesure et la proportion : « La puissance du bien s’est réfugiée dans la nature du beau, car la mesure et la proportion(auxquelles on ajoute ensuite la vérité) réalisent la beauté et la vertu » (64 e).

On aurait tort d’omettre la conception platonicienne de l’amour qui est lien entre le monde sensible et le monde intelligible, entre l’âme et les Formes, entre moi et autrui. Aucune autre poursuite n’est plus attachée au bien que l’amour mais, au-delà dela possession du bien, l’amour veut enfanter « dans la beauté selon le corps et selon l’âme » (Le Banquet, 206 a-b). Comme seul l’amour permet d’accéder à la perpétuité dans l’existence, « l’objet d’amour, c’est aussi l’immortalité » (207 a).

. Le choix des vies

Le choix des vies et la capacité à choisir la vie bonne, c’est-à-dire le choix proprement moral accessible à l’homme, est une des figures chez Platon de la destination des âmes. Le livre X de La République se clôt sur l’histoire d’Er le Pamphylien, qui fut autorisé au choix auquel se livrent les âmes dans l’Hadès, choix de la vie en laquelle elles renaîtront au Monde. « Chaque âme est responsable de son choix, et la divinité est hors de cause » (617 e). Ce choix, nous dit Platon, est le moment du « plus grand choix » (618 b) ; pour être fait en raison, il exigerait une étude plus importante que toutes les autres, qui nous dise comment discerner les bonnes et les mauvaises conditions, afin de choisir la meilleure » (618 c-d). Or le seul choix valable est celui d’une voie moyenne (meson bion : 619 a-b), non au sens de la médiocrité, mais de la composition la plus parfaite. Seulement les passions accumulées en soi-même, l’impatience et les habitudes de la vie antérieure rendent ce choix très difficile, même pour ceux qui ont l’habitude de la vertu. Il en résulte que le dernier à choisir a encore la possibilité « de faire le choix qu’il aurait fait si le sort l’eût désigné en premier » (620 c-d). L’effet de la mesure inscrit en l’âme même, laquelle spécifie le caractère propre à chaque âme et l’équilibre des vertus réalisé en elle, tel est, pourrait-on dire, le véritable lieu de la responsabilité humaine.

. La synthèse de l’éthique

L’ordre du monde étant loin d’être exempt de désordres et de perturbations, les mouvements qui ont leur principe dans l’âme du monde peuvent interférer. Dans le livre X des Lois, Platon écarte toutefois l’hypothèse qu’il puisse exister deux âmes du monde, l’une principe de bien, l’autre principe de mal (898 b-c). Seul le statut ontologique de notre monde rend intelligible l’existence du désordre et du mal. D’abord le monde est une copie et, fût-il le meilleur, ne peut avoir que l’excellence d’une copie (Timée, 30 a, 37 c-d, 42 e, 71 d). Ensuite l’intelligence domine la nécessité avec de moins en moins d’exactitude à mesure qu’elle pénètre dans les degrés inférieurs du sensible. Enfin, le dieu s’est retiré du mouvement du monde pour le laisser à lui-même (Politique, 269 d-e), ce qui peut provoquer un bouleversement considérable (273 a) et de grandes catastrophes (Timée, 22 c-d, 23 a-b). La responsabilité du mal n’incombe pas à Dieu, car Dieu n’est la cause que d’une petite partie de ce qui arrive aux humains, à savoir ce qui est bon, « pour le reste, il faut chercher d’autres causes que le dieu » (La République, 379 c). La bonté de Dieu n’est pas limitée, mais il existe une forme de devenir dont il reste absent (Timée, 53 b). L’impossibilité d’une rédemption totale de la nécessité correspond à la lutte incessante de l’âme pour établir ordre en elle-même et commandement sur le corps. La racine du mal dans l’univers et dans l’homme est toujours faite d’irrationalité, d’absence de mesure, d’ordre. Un texte des Lois rappelle qu’il existe une lutte éternelle entre les biens et les maux , même si la somme des premiers dépasse celle des seconds ; dans cette lutte dont nous sommes les troupeaux des dieux et des démons qui combattent avec nous, « ce qui nous détruit, c’est l’injustice, la démesure et la déraison ; ce qui nous sauve, la justice, la tempérance, la prudence » (906 a-b).

Notre nature mortelle ne cesse ne cesse de laisser un être ancien à la place d’un nouveau. Notre identité personnelle tient en effet au désir que nous avons de nous enfanter nous-même dans une autre condition, comme en témoigne la persistance à travers le changement de nos pensées, penchants et désirs. A la racine du souci de soi-même, il y a l’amour de l’immortalité du soi, non d’un soi donné, mais d’un soi évalué en fonction de ses actions les plus nobles. C’est l’amour de l’immortalité de la vertu qui a ainsi incité Alceste à sacrifier sa vie pour sauver celle d’Admète, et Achille à suivre Patrocle dans la tombe,

Mais ce souci de soi, qui est amour, ouvre sur un souci de propager son excellence à autrui et de se soucier de son âme. Ceux dont l’âme possède une grande fécondité par rapport à la pensée ou toute autre vertu, cherchent une belle âme en laquelle procréer. L’initiation à la beauté permet d’enfanter de beaux discours, et de conduire l’âme jusqu’à la forme du Beau, vision dont l’amant se souvient lorsqu’il voit « une imitation réussie de la beauté » (251 b). Dans l’amour, on rend à l’âme de l’aimé un culte secret, où se découvrent la nature de son propre dieu et celle de sa propre âme. La visée de tout amour véritable est de se retrouver soi-même en l’autre. Aucun autre penseur de l’Antiquité n’a ainsi tenté de fonder la nécessité du rapport à autrui sur la nature du bien. C’est le lieu d’accomplissement de la moralité, comprise non comme souci de rectitude dans les rapports à autrui, mais comme découverte de soi dans autrui.

CHEZ ARISTOTE

. Une seule vertu, l’intelligence dans la contemplation du vrai, se suffit à elle-même

Alors que les vertus, dispersées en formes multiples, supposent l’union de l’âme et du corps et la vie sociale, une seule vertu, une vertu intellectuelle, l’intelligence dans la contemplation du vrai, se suffit à elle-même. La vie contemplative – ou vie d’exercice le plus complet de la partie rationnelle de l’âme – est la plus excellente, celle qui suscite le bonheur le plus parfait.

. La vie parfaite : le plaisir y est effet de l’acte et devient cause de sa perfection

Les pages consacrées à la forme de la vie parfaite et au bonheur sont celles où Aristote aborde la question du plaisir. « L’acte le meilleur est celui du sens le mieux disposé par rapport au plus excellent de ses objets. Pour chaque sens, il y a donc un plaisir qui lui correspond, et il en est de même pour la pensée discursive et la contemplation, leur activité la plus parfaite est la plus agréable (…) et le plaisir est l’achèvement de l’acte (…) Le plaisir achève l’acte, non comme le ferait une disposition immanente au sujet, mais comme une sort de fin survenue par surcroît, de même qu’aux hommes dans la fleur de l’âge vient s’ajouter la fleur de la jeunesse » (X, 4, 1174 b 8-34). Le plaisir achève l’acte en l’accomplissant ; comme il est effet de l’acte, il devient cause de la perfection de cet acte.

. Le choix des vies

Aristote mentionne trois vies possibles pour les êtres humains : la vie de richesses, que personne ne choisirait pour elle-même, et les deux idéaux de l’homme que sont la vie politique et la vie de contemplation. Dans le chapitre 2 du Livre VII de la Politique, Aristote demande quelle est la vie la plus désirable de toutes : « Est-ce la vie de citoyen et la vie tournée vers l’action qui est désirable, ou n’est-ce pas plutôt la vie affranchie de toutes les contraintes extérieures, par exemple une vie contemplative, laquelle, au dire de certains, est la seule vie philosophique ? Il n’y a guère que deux genres de vie, en effet, qui paraissent avoir fixé le choix des hommes les plus désireux de se distinguer par la vertu, aussi bien ceux du passé que ceux d’à présent : je veux parler de la vie de l’homme d’Etat et de celle du philosophe » (1324 a 27-33)[33].

. La synthèse de l’éthique

L’homme doit chercher à s’immortaliser autant qu’il est possible et tout faire pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui (…) On peut même penser que chaque homme s’identifie avec cette partie même, puisqu’elle est la partie fondamentale de son être, et la meilleure » (X, 7, 1177 b 331178 a 3). L’immortalité est ainsi un idéal, assimilation progressive à un être divin qui demeure en soi inaccessible[34]. Cet idéal de vie contemplative peut trouver son modèle dans une certaine forme d’effort humain guidé vers le bien capable de réaliser la nature de l’être qui y tend.

L’amitié, condition commune à toutes les vertus, représente une forme de transition de la vie morale à la vie politique. Les amis sont nécessaires à l’homme heureux et lui permettent de réaliser une des dimensions essentielles de sa vie : l’homme est naturellement destiné à vivre dans une cité où puisse s’accomplir sa dimension d’animal politique. L’homme parfaitement heureux ne peut être un homme solitaire : « Personne ne choisirait de posséder tous les biens de ce monde pour en jouir seul, car l’homme est un être politique et naturellement fait pour vivre en société…Il faut donc à l’homme heureux des amis » (IX, 9, 1169 b 18-33). L’analyse aristotélicienne du bonheur comme amour du bien d’autrui se retrouve dans l’idée que l’eudaimonia ou bonheur d’un homme, ne se rapporte pas qu’à lui-même : elle doit toucher aussi « ses parents, ses enfants, sa femme, ses amis et ses concitoyens en général, puisque l’homme est par nature un être politique » (I, 5, 1097 b 8-11). L’amitié entre hommes libres et égaux, animés par l’amour du bien, est seule capable de faire atteindre aux hommes toute la perfection possible.

En définitive, il n’y a pas de contradiction entre ces deux formes d’accomplis- sement qui réalisent la nature de l’homme, l’une selon la potentialité la plus noble qu’est la vie selon l’intellect, l’autre dans la complétude des potentialités qui sont articulées entre elles autour de la capacité à entretenir avec autrui des rapports de justice[35]. La vie de contemplation serait le tout de notre bonheur si nous étions des êtres sans désir ni corps. Dans la mesure où nous sommes aussi des êtres composés, la contemplation semble être la meilleure part de notre bonheur sans en être la totalité. De plus, la vertu et le plaisir (sous certaines conditions) sont des biens qui, ajoutés à la contemplation, ne peuvent manquer de produire un bien encore plus grand que ne l’est la contemplation elle-même. Enfin la notion de bonheur, comme activité bonne, permet à Aristote de résoudre en partie la tension entre la vie de spéculation et la vie politique dans la mesure où ce sont là les deux formes les plus excellentes de l’activité humaine : « On ne doit pas non plus regarder comme ayant seules un caractère pratique ces pensées que nous formons à l’aide de l’expérience, en vue de diriger les évènements ; mais bien plutôt revêtent ce caractère les pensées et les spéculations qui ont leur fin en elle-mêmes et qui ont elles-mêmes pour objet, car l’activité bonne est une fin et par conséquent il existe une certaine forme d’action qui est aussi une fin. Et même dans le cas d’activités tournées vers le dehors, nous appliquons le terme agir, dans le sens le plus vrai et le plus plein du mot, aux hommes qui, par leurs pensées, dirigent le travail de leurs subordonnés » (Politique,VII, 3, 1325 b 17-23). Même le loisir studieux (skholèχολή) propre à l’exercice continu de la vie spéculative et des capacités de l’esprit suppose une bonne constitution politique.

LA PHILOSOPHIE POLITIQUE

1 / LA RECTITUDE POLITIQUE

POUR PLATON

. La qualité morale d’un individu est l’objet même de la politique

Platon fut un des premiers penseurs à proposer une analyse systématique de la rectitude politique, le premier aussi à faire du philosophe politique le critique des réalités ambiantes et l’avocat de leur réforme, le premier enfin à émettre l’idée que la réalisation d’une politique juste trouve sa condition dans une transforma- tion radicale de l’homme. Ces conceptions, si elles ont délibérément fui les préoccupations actuelles d’application, ne sont pas moins demeurées vivaces dans la réflexion politique moderne. Qui reconnaît leur importance est encore, au dire de Monique Canto-Sperber, d’une certaine façon platonicien en politique.

La réflexion platonicienne sur les causes de la ruine des Etats a trouvé en la mort de Socrate son inspiration dominante : les formes du mal politique sont identiques à celles du mal humain, car les vices et les passions publics et privés sont les mêmes[36].

La réflexion politique qui émerge des dialogues écrits par Platon peu après la mort de Socrate[37], appelée « politique socratique », est indifféremment celle du personnage historique et celle du premier état d’une pensée proprement platonicienne de la politique. La « politique socratique », ainsi entendue repose sur le paradoxe suivant. Socrate souligne à plusieurs reprises sa faible participation politique à la cité (Gorgias, 473 e, 474 a) et évoque le danger qu’il courrait à y être plus actif (Apologie, 31 c ; Gorgias, 486 c-d). Mais, en dépit d’un tel retrait, Socrate rappelle avec véhémence qu’il est le seul homme à Athènes qui se consacre réellement à la politique et s’occupe des affaires de la cité (Gorgias, 521 d). Si le fait de parcourir l’agora à toutes les heures du jour pour interroger ses concitoyens et confondre leur ignorance ne semble pouvoir faire de Socrate l’homme le plus politique d’Athènes, du moins la réforme socratique visant à l’amélioration de l’âme devrait-elle suffire à nous en persuader.

La réforme socratique, en effet, vise à l’amélioration de l’âme, au moyen de la délibération et du choix rationnel : « J’ai un principe, dit Socrate, c’est de ne me laisser persuader par rien que par la raison (logos) qui est reconnue la meilleure à l’examen » (Criton, 46 b). Or, l’excellence de l’âme, qui dépend de la connaissance et rend l’individu moralement autonome, est présentée comme l’ouvrage propre de l’art politique ou « art qui s’occupe de l’âme » (Gorgias, 464 b).

. Lorsqu’un gouvernement met une grande persuasion au fondement du consensus politique, il réalise la justice comme aucune exhortation privée ne saurait le faire

Cette thèse qui fait de la qualité morale d’un individu l’objet même de la politique peut paraître surprenante, mais elle ne l’est plus guère dès qu’on rappelle que la persuasion rationnelle, destinée à convaincre les citoyens de prendre soin de leurs âmes et d’être justes, ne peut exister à grande échelle et de façon efficace que dans le cadre d’une cité. En effet, quand cette persuasion est laissée à l’initiative de l’individu vertueux, celle de Socrate par exemple, elle est d’une certaine façon vouée à l’échec : l’intraitabilité de Calliclès dans le Gorgias, l’impuissance de Socrate à convaincre ses propres juges en témoignent suffisamment. Mais lorsqu’un gouvernement juste, soucieux, non d’enrichir la cité, mais de la rendre meilleure, met une telle persuasion au fondement du consensus politique, il « réalise » la justice comme aucune exhortation privée ne saurait le faire.

Pareille conception « scientifique » de la politique a dû surprendre dans une Athènes démocratique où le tirage au sort et la désignation majoritaire servaient dans la plupart des cas à sélectionner les hommes politiques, et où l’on justifiait la démocratieensoulignant que l’essence de la communauté réside dans l’institution- nalisation du débat public. Or Platon considère qu’un tel débat, s’il n’est pas éclairé par la connaissance du bien politique, on ne peut jamais viser au bien de la cité, mais se limite à la poursuite du plaisir des citoyens, enclins à se laisser séduire par les charmes de la rhétorique politique.

. Le loyalisme civique

Les agissements du citoyen conformément au bien

Que veut dire Platon lorsqu’il déclare qu’un gouvernement est bon s’il est capable de persuader chaque citoyen d’agir conformément au bien ? Dans le dialogue intitulé Criton, alors qu’un de ses amis propose à Socrate d’échapper à la mort en s’évadant de prison, le Stagire exige de procéder à l’examen rationnel de cette proposition. Si la fuite est juste, il fuira ; si elle ne l’est pas, il restera dans la prison et acceptera sa punition. Les lois d’Athènes entrent alors en scène pour rappeler à Socrate ses engagements civiques.

Le devoir d’obéissancedes citoyens envers l’Etat et sa limite

Les devoirs des citoyens envers l’Etat sont semblables à ceux des enfants envers

leurs parents ; il n’existe aucun « droit » à la dissension et à la désobéissance, la fuite de Socrate serait donc une injustice. Suffisamment persuadé, Socrate alors renonce à s’enfuir.

Voilà qui, au premier abord, paraît peu compatible avec la « mission » critique de Socrate. Dans l’Apologie de Socrate (38 a), on voit en effet Socrate informer ses juges que s’ils veulent le laisser en vie sous la condition de ne plus exercer sa critique, il sera contraint de désobéir. Mais cette déclaration socratique marque bien les limites du devoir d’obéissance civique, dont le bénéfice sera du reste ici consacré à convaincre l’Etat de son injustice et de son erreur. Le devoir de l’individu à l’égard de l’Etat s’arrête là où l’accomplissement de ce devoir risque d’altérer la qualité de son âme (50 d). Dans tous les autres cas, l’individu a l’obligation de subir la punition prescrite par l’Etat, même si elle est injuste (51 a). Il n’est jamais juste en effet de commettre un acte injuste en réponse à une injustice (49 b) et rien n’est plus injuste que de maltraiter les êtres sous la protection de qui nous avons consenti à vivre.

. L’évolution de la pensée concernant le consentement du citoyen

La persuasion rationnelle en voie d’insuffisance pour réaliser la justice en la cité

Loin d’exposer une théorie du loyalisme civique, le Socrate du Criton présente plutôt un des premières conceptions de l’obligation politique résultant d’une forme de « consentement tacite » librement donné et que confirme le seul fait de vivre dans la cité. Dans la conception socratique, l’appartenance d’un individu à une communauté est censée résulter de son choix, et reste valide aussi longtemps que l’intégrité morale de cet individu n’est pas mise en péril par l’Etat. Sur ce point les thèses présentées dans La République et Les Lois se démarquent nettement de ce premier état de la philosophie politique de Platon. L’amélioration des citoyens reste bien la fin politique ultime, mais Platon ne voit plus en l’autonomie morale, à laquelle chaque individu pourrait accéder par la persuasion rationnelle, le moyen d’y parvenir. Ce sont des recours spécifiquement politiques (la définition d’une constitution, l’organisation de la société, la coercition) qui permettront de réaliser la justice dans la cité

POUR ARISTOTE

. La rectitude politique des hommes s’exprime par leur rationalité et leur rapport à la moralité, en bref, par leur logos

L’importance de la condition politique chez Aristote tient au fait qu’elle permet l’accomplissement des capacités les plus excellentes des êtres humains et à l’idée que les hommes, contrairement aux bêtes et aux dieux, ne sont pas des êtres isolés et destinés à vivre sans contact les uns avec les autres. « L’homme est par nature, dit Aristote, un animal politique » (Politique I, 1, 1253 a 2). Autrement dit, l’homme est un de ces animaux pour lesquels il est possible de trouver une activité commune pour toute l’espèce, activité qui réalise au mieux sa nature (c’est le cas aussi, d’après les exemples qu’Aristote donne des guêpes, des fourmis et des grues : Histoire des animaux I, 1, 488 a 10). Comment définir cette activité caractéristique et commune lorsqu’il s’agit de l’espèce humaine ? Elle a trait à l’expression de ce qui est le plus spécifique à la nature des hommes, à savoir leur rationalité et leur rapport à la moralité. Elle a trait, en particulier, à la possibilité d’un exercice de la vertu, dans une condition politique et historique donnée, en rapport avec des biens matériels et sociaux spécifiques. C’est ce qu’indique le texte fameux de Politique I, 1, 1253 a 15-18 : « Le logos sert à exprimer l’utile et le nuisible ; et, par suite aussi, le juste et l’injuste. Seuls les hommes peuvent percevoir le bien et le mal, le juste et l’injuste et les autres notions morales, et c’est la communauté en ces matières qui forment la famille et la cité. » Les hommes sont des animaux politiques (et sociaux) en raison de leur logos – instrument d’expression articulé, conventionnel et symbolique – , par oppositionaux autres animaux grégaires qui n’ont que la phônè (voix) ; en effet, les hommes peuvent se signifier mutuellement leurs sensations de plaisirs et de peines, leur sens de l’utilité ainsi que d’autres sentiments qui font la richesse du domaine éthico-politique . On voit ici que le terme logos ne se limite pas à désigner la seule capacité rationnelle, comme le faisait le logos de Socrate dans Criton.

2 / LA CITÉ-ÉTAT COMME FORME JUSTE ET NATURELLE DE L’ASSOCIATION POLITIQUE

POUR PLATON

. Les caractères de la justice dans la cité-Etat sont de même nature que ceux dans l’individu

De la justice, tel est le sous-titre que les éditeurs alexandrins ont donné à La République (en grec politeiaολιτεία). Platon y expose en effet la réforme la plus radicale dont le corps politique et l’éducation de l’homme aient jamais été l’objet. Dans le livre I, Platon s’attache à réfuter les conceptions conventionnalistes de la justice selon lesquelles les bienfaits que les hommes attendent de la justice ne se rapporteraient pas au bien-être de leur âme, mais à la bonne opinion que les autres auraient d’eux. De telles conceptions, selon Platon réduisent la justice à n’être qu’un bien « étranger » utile, non à celui qui exerce la justice, mais au profit à celui duquel elle s’exerce (367 c).

La recommandation que fait Socrate au milieu du livre II de considérer d’abord la justice dans l’Etat a une portée décisive. Car si les caractères de la justice sont plus gros, et donc plus lisibles, dans la cité que dans l’individu, ils sont toutefois de même nature : les vertus politiques, les vices aussi, passions ou désirs, sont identiques aux vertus et aux vices privés.

. La genèse rationnelle de la cité-Etat

Cas d’un premier type de cités de strictes nécessités

Les premières cités se forment, nous dit Platon, à cause de « l’impuissance où l’individu se trouve de se suffire à lui-même » (369 b).Quatre besoins naturels et fondamentaux (de nourriture, d’habitat, de chaussures, de vêtements) imposent donc, pour être satisfaits, association et échange entre ceux qui, par catégorie de bien, sont sensés les produire. Une première forme de cité, celle des plus strictes nécessités (369 d) en résulte. Fondée sur la règle maintes fois invoquée dans La République (370 b, 433 a, 443 b) selon laquelle chaque individu ne doit se consacrer qu’à une seule activité et ne produire que l’ouvrage qui lui est naturellement approprié, une telle cité dit Platon, est « parfaite » (371 e). Mais cette perfection n’est pas encore de nature politique : n’y sont mentionnées ni éducation, ni gouvernement, et la vertu que l’on y trouve ne découle pas d’une vertu politique.

S’y trouve substitué un type de cités « gonflées d’humeurs »

Pressé par ses interlocuteurs qui ne voient là qu’une « cité de pourceaux » (372 d) sans raffinements ni plaisirs, Socrate y substitue un type de cités aux catégories semblables à celles existant mais, cette fois, « gonflées d’humeurs » (373 e). Aucune continuité n’est établie entre la cité des besoins nécessaires et celle qui lui est substituée, elles sont au contraire strictement opposées l’une à l’autre ; la première cité contrôle possession et échange, l’autre connaît l’accumulation des richesses ; l’une est toujours en paix, l’autre toujours en guerre. Et puisque cette cité « enflée » ignore le principe de distinction des fonctions, il semble normal que tous les citoyens soient chargés de la défendre (374 a), comme c’était le cas dans l’Athènes démocratique.

C’est dans ce dernier type de cité qu’est proposé l’établissement d’une classe de gardiens chargés de la défense de la cité

On peut parler avec pertinence de « cité redressée » dans la mesure où le principe de spécification des fonctions se trouve partiellement rétabli, au moins dans une de ses classes, celle des gardiens.

Toute la justice politique procède, selon Platon, d’un tel principe. Entendons bien le terme. La justice, ici, ne se réfère pas tant au respect des droits qu’à la contribution que chaque individu, lorsqu’il accomplit la tâche pour laquelle il est fait et se contente de sa part et de sa place, apporte à l’ordre de la cité. Les traits particuliers, sinon étranges, de la cité de La République sont tous dépendants de ce principe. Les gardiens sont sélectionnés en fonction des qualités naturelles qui les recommandent pour leur fonction de protecteurs et de défenseurs. Des mariages sont organisés entre eux de façon que les plus aptes se reproduisent les plus nombreux et le plus souvent. Enfin, les gardiens ont un mode de vie destiné à écarter tout risque d’altération de leur nature (ou de l’ordre de leur âme). Ils ne doivent rien posséder sinon leurs corps (ni biens, ni maison, ni familles, ni enfants). Les gardiennes sont tenues d’accomplir, en proportion de leur force physique, les mêmes fonctions que les hommes. Puisque « tout est commun entre amis », les femmes sont communes aux hommes et réciproquement. Les enfants sont des enfants publics, élevés en commun par la cité, ce qui ne laissera aux appellations de « père » et de « mère » qu’une valeur conventionnelle, servant à exprimer le rapport des générations. Voilà en quoi consiste, précisément décrit dans La République, à l’aide de règlements nombreux, ce qu’on a appelé le « communisme » de Platon, qu’il vaudrait mieux désigner du reste comme un « communisme de l’élite » dans la mesure où il ne définit que le mode de vie des gardiens. Du reste, très peu d’indications sont données sur le mode de vie de la troisième classe, celle des artisans laboureurs.

Si en tout cela Platon s’est peut-être inspiré de conceptions contemporaines qui évoquaient un âge d’or de l’humanité sans parenté ni contrainte (Aristophane, L’Assemblée des femmes, 380), aucune réforme politique n’a poussé aussi loin l’abolition de toute différence entre l’ordre privé et l’ordre public. Il est pourtant patent que l’amour et l’intérêt sont d’autant plus forts qu’ils s’adressent à ce qui est à soi, et il est déraisonnable de penser que tous les membres d’une communauté éprouveront à l’identique de tels sentiments à l’égard de ce qui appartient à tout un chacun.

Des modes de pensée nouveaux sont suggérés par Platon en vue d’établir un esprit communautaire, fondement exclusif de la cité

Platon ne se dissimule d’ailleurs pas la difficulté inhérente à un tel programme de politisation des sentiments, puisqu’il va jusqu’à suggérer qu’elle dépend d’une modification radicale des modes de pensée (par exemple : que chaque individu substitue à la représentation qu’il a de son bien celle de l’intérêt de l’Etat). Mais s’il y tient envers et contre tout, c’est parce que l’unité des sentiments et la communauté des opinions sont les seuls fondements qu’il reconnaisse à l’unité de l’Etat. Or, cette unité est, selon lui, la condition de tous les biens politiques : il n’y a une cité, nous dit Platon, que s’il y a une cité une (422 e). Pour cela il faut supprimer tout risque de stasis (guerre civile) et éliminer les conflits possibles entre jeunes et vieux, hommes et femmes, gardiens et producteurs.

. Le modèle de l’unité politique prôné par Platon est directement inspiré du mode de gouvernement de l’âme rationnelle sur les autres parties de l’âme

Quasi organique, le parallélisme entre l’âme et la cité est fourni dans tout son détail dans les livres IV et V de La République. Trois classes composent la cité, qui correspondent aux trois parties de l’âme. La classe des gouvernants regroupe la minorité des gardiens qui a été soumise à une éducation destinée à faire d’eux des philosophes ; cette classe est semblable à la partie rationnelle de l’âme car toutes deux sont destinées à commander. Le reste des gardiens forme une classe qui correspond au domaine affectif de l’âme, siège du « cœur » ou du courage, instruite dans l’harmonie et le rythme, et chargée de maintenir l’équilibre entre toutes les parties. Enfin, la troisième classe de la cité, le peuple, formé d’artisans et laboureurs, est en rapport avec la partie restante de l’âme, celle « qui y tient la plus grande place » (422 a-b), car elle regroupe toutes les formes du désir.

Si une des quatre vertus cardinales appartient spécifiquement à une classe ou à une partie de l’âme (le savoir à la raison et aux gouvernants), et si aucune vertu n’appartient en propre à la troisième classe, le courage ou « cœur » appartient en commun à la classe des gouvernants et à celle des gardiens, tandis que la tempérance et la justice expriment le rapport des trois classes entre elles. La justice, surtout, se révèle coïncider avec le principe de division des fonctions, constitutif de la cité. Mais aussi problématique qu’apparaisse alors, à partir d’un tel modèle de la justice politique, la définition de la justice humaine, une chose au moins est établie : contrairement aux diverses conceptions critiquées au début du livre I de La République, la justice de l’homme ne caractérise plus la manière dont celui-ci agit. Définie à partir de l’ordre d’une cité – la justice de (et non dans) de la cité représente un ordre intrinsèque –, elle consiste plutôt en une action intérieure telle que « chaque partie qui est en l’homme fasse ce qu’elle doit faire » (443 d). La justice, selon Platon, est l’ordre d’une réalité définie et close, elle n’est, bien loin de nos réflexions modernes, ni une exigence universelle, ni une obligation morale.

. L’organisation sociale de La République

Une certitude préside à l’organisation sociale de La République, qui tient à l’incompatibilité, dans la répartition qui en est faite, des biens politiques et matériels. Il est, selon Platon, essentiel à la rectitude politique que la même classe ne soit pas détentrice à la fois du pouvoir politique et de la richesse. C’est ainsi qu’au grand étonnement de ses interlocuteurs, le Socrate de La République fait du peuple le seul possesseur des biens matériels, tout en le privant de toute initiative politique, voire de toute responsabilité morale, ne lui laissant que la capacité d’apprécier l’avantage qu’il a d’être gouverné par les plus intelligents. Bien loin des conceptions socratiques qui accordaient à tous un minimum d’autonomie, Platon ne reconnaît qu’à quelques gouvernants la science de la vertu, les autres citoyens devant se contenter de croire que la vertu est telle ou telle. Il faudra donc empêcher les possédants (la troisième classe) de vouloir se gouverner eux-mêmes, et les gouvernants ou gardiens de posséder la moindre richesse matérielle, car alors ils gouverneraient pour leur avantage et non pour le bien de la cité. L’idée selon laquelle la richesse pervertit l’exercice du pouvoir est constamment présente dans l’œuvre de Platon : le risque est toujours là que les gouvernants, d’alliés bienveillants, ne se transforment en despotes sauvages (416 b).

. Nombre de difficultés demeurent dans la recherche d’un consensus sur l’organisation politique de la cité

Platon ne parle guère de la façon dont les trois classes s’accordent entre elles ou reconnaissent légitime cette distribution des biens. Car on peut se demander ce qui reste de la politique, si on se débarrasse de la discussion, de la persuasion et du consensus, pour laisser place à une administration autoritaire. Et que reste-t-il de la richesse morale de l’être humain lorsque tous les liens familiaux, les attachements privés et les évaluations personnelles sont niés ? Platon semble bien suggérer qu’un tel consensus sur l’organisation politique est impossible à obtenir lorsqu’il demande, pour rendre incontestable la division de la cité, que les gouvernants se servent du mensonge comme d’un médicament (pharmakonάρμαχου) utile (389 a) et racontent que les gens sont nés d’une même terre, mais sont de races différentes (d’or, d’argent, de bronze), ce dont dépendent leurs fonctions au sein de la cité (gouvernants, gardiens, laboureurs et artisans). Or, même chez les gardiens, qui forment la classe « privilégiée » de la cité, aucune des réformes radicales de La République ne semble être acceptée de bon gré. Les gardiens se révolteraient s’ils apprenaient qu’on leur a menti (459 e), ou s’ils savaient que les tirages au sort présidant aux mariages sont en fait truqués. Même les discours expliquant aux gardiens pourquoi et comment certains d’entre eux seulement seront choisis pour devenir gouvernants sont cryptés (407 c). On ne demande aucunement aux gardiens de consentir aux critères en fonction duquel ce choix est fait[38] : puisqu’il est nécessaire de mettre les philosophes à la tête de l’Etat, seuls les vrais tempéraments philosophiques seront sélectionnés pour gouverner.

[Cet appel à la venue au pouvoir des « rois philosophes », ces êtres surhumains (démons)[39], tels que Platon les fait intervenir sous l’égide de Cronos (Lois, 713 d), sera écarté catégoriquement par Aristote. Aussi, est-il envisagé de ne traiter ce sujet qu’en annexe, pour mettre brièvement en évidence les positions respectives des deux philosophes.]

POUR ARISTOTE

. La cité ayant une fin naturelle est une substance indépendante

Les considérations téléologiques sont donc également présentes en politique. « Une cité n’est pas un simple rassemblement pour éviter les torts mutuels et pour échanger les services ; ce sont bien là des conditions nécessaires, mais ce n’est pas encore une cité ; une cité c’est un rassemblement de familles pour bien vivre, c’est-à-dire pour mener une vie parfaite et indépendante » (III, 9, 1280 b 29).

L’inclination humaine à former des cités prolonge les deux tendances naturelles qui mènent à l’union sexuelle en vue de la reproduction et à l’association de l’inférieur et du supérieur. En soulignant le caractère naturellement politique de l’homme – « l’homme est par nature un animal politique » –, en rappelant ici qu’il existe une fin morale à la cité, Aristote s’oppose à l’éthique conventionnaliste[40] dont Platon, on l’a vu, s’était déjà appliqué à ruiner les bases.

. La genèse rationnelle de la cité-Etat

Aristote se démarque de la façon dont Platon, dans le livre II de La République, concevait la genèse de la cité à partir de la division du travail et de l’échange. Chaque homme pris individuellement ne peut tout produire ; il faut donc que chaque citoyen produise un ouvrage particulier et la cité est requise, selon Platon pour organiser les échanges. Mais, objecte Aristote, ce ne sont là que des conditions matérielles qui préparent la constitution de la cité, sans exprimer la vraie nature, ni la cause finale de l’organisation politique[41]. Or seule la considération de la fin de la cité peut permettre de connaître son essence. La cité doit servir à bien vivre, elle est la condition de la vie morale, le lieu où l’exercice de la vertu peut réellement s’accomplir et où se réalise la perfection de l’individu. Sans doute Aristote a-t-il pensé que la cité-Etat était la forme juste et naturelle de l’association politique. Il souligne souvent le fait que la constitution idéale ne peut se réaliser sans « tout un cortège de moyens appropriés » (VII, 4, 1325 b 38), qui ont trait en particulier au nombre des citoyens et à l’étendue du territoire. Les allusions à la taille parfaite de l’Etat le montrent suffisamment. Un Etat ne peut être composé de moins de 10 hommes, et quand il atteint 100.000 hommes, on ne peut plus parler d’Etat (Ethique à Nicomaque IX, 10, 1170 b 31-32). Il existe en fait, remarque Aristote, « une certaine mesure de grandeur pour un Etat comme il y en a une aussi pour tout le reste, animaux, plantes, instruments » (Politique, VII, 4, 1326 a 36-37). Si la population de l’Etat est trop faible, celui-ci ne pourra se suffire à lui-même ; si elle est trop nombreuse, il se suffira à lui-même mais à la manière d’une nation et non d’une cité – Aristote a déjà évoqué le cas de Babylone en III, 3, 1276 a 27. A ce genre d’Etat, il est impossible de donner, à proprement parler des institutions politiques : « Qui peut être stratège, demande Aristote, d’une multitude aussi vaste ? Ou qui sera son héraut s’il n’a la voix de Stentor ? « (VII, 4, 1326 b 7). Aristote tente ainsi de définir un chiffre minimum suffisant à assurer les conditions d’une vie heureuse au sein de la communauté politique ; il est en effet « indispensable que les citoyens se connaissent entre eux, et sachent ce qu’ils sont, attendu que, là où cette connaissance n’existe pas en fait, la nomination aux magistratures et l’administration de la justice vont nécessairement tout de travers » (VII, 4, 1326 b 16-18).

Un Etat doit être autarcique, et donc se suffire à lui-même. La capacité d’autosuffisance d’une cité dépend en partie de son indépendance économique à l’égard de l’étranger. C’est la raison pour laquelle Aristote considère que le fait que l’autonomie économique de Sparte soit fondée sur l’agriculture est une condition favorable à la valeur morale de la cité. Mais Aristote insiste aussi sur la nécessité, pour assurer la sécurité de la cité et l’abondance des produits de premier usage, de ménager un accès à la mer (VII, 6, 1327 a 19-21).

. La conception de l’indépendance de la cité est largement empruntée au modèle familial ; l’existence d’esclaves caractérise son finalisme

On ne peut s’étonner qu’Aristote, pour qui l’âme ne recèle pas différentes parties, n’ait pas suivi le modèle que Platon, précisément, avait bâti à partir d’elles. Pour Aristote l’unité économique naturelle est la famille. La famille possède tous les éléments requis pour produire ce qui est nécessaire à la consommation de ses membres. Elle n’échange que ce qu’elle ne consomme pas. Surtout, la famille n’a pas seulement une fin économique. Elle permet aussi l’existence de rapports différenciés à la vertu, puisque les différents types de commandement et d’obéissance dont elle est le lieu d’exercice actualisent la vertu de ses membres de façon à chaque fois distincte. Le mari commande à la femme comme un magistrat à ses administrés, et le père aux enfants comme un roi à ses sujets ; par ailleurs, le chef de famille exerce une forme d’autorité despotique sur ses esclaves (I,5). Même si le modèle d’unité de l’Etat est emprunté à la famille, Aristote s’attache à distinguer nettement l’autorité politique (qui s’exerce entre des individus égaux) de l’autorité familiale qui s’exerce, selon un degré de force en chaque cas accru, sur l’épouse, aux esclaves, en passant par les enfants. Dans le premier chapitre de la Politique, Aristote reproche du reste implicitement à Platon d’avoir confondu entre eux ces différents types d’autorité.

L’esclavage, caractérisé par le pouvoir absolu du maître sur l’esclave, est un élément nécessaire de cette organisation économique. L’esclave est un outil vivant qui ne peut participer à la vertu. Il deviendra inutile « lorsque les navettes marcheront toutes seules » (I, 4, 1253 b 37). La présence d’esclaves a une justification naturelle, car la différence entre maître et esclave est telle que l’un est naturellement né pour commander et l’autre pour obéir ; le fait que des esclaves existe explique d’une certaine façon le finalisme d’Aristote. Ce qui n’empêche pas celui-ci de considérer le point de vue selon lequel la distinction entre maître et esclave est purement conventionnelle et arbitraire. Aristote reconnaît qu’il arrive souvent que des personnes soient esclaves par accident ; c’est le cas par exemple des prisonniers de guerre. Il admet donc qu’il y a un esclavage non naturel comme il y a un esclavage naturel, mais il ajoute qu’il faut alors reconnaître que « certains sont esclaves partout, et d’autres (sans doute pense-t-il aux Grecs) ne le sont nulle part » (I, 6, 1235 a 31). De même lorsque Aristote suggère que certains hommes ont des corps d’esclaves (qui les destinent aux travaux serviles), tandis que d’autres qui ont le physique d’hommes libres, mènent des vies de citoyens, il reconnaît aussi « qu’un corps d’homme libre peut abriter une âme d’esclave »(I, 5, 1254 b 27). Mais il n’en souligne pas moins qu’il est naturel et juste que le maître exerce son autorité et que l’esclave obéisse. Entre eux deux existe la même communauté d’intérêts qu’entre le corps et l’âme d’un individu (I, 7, 1255 b 9).

3 / LES CONSTITUTIONS ET LES LOIS COMME RUDIMENTS D’UNE SCIENCE POLITIQUE

POUR PLATON

A. La corruption de l’Etat juste est inéluctable

Le temps est fatal à la cité parfaite, même si cette décadence inéluctable indique aussi combien la cité juste était réelle : « Tout ce qui naît est sujet à la corruption, votre constitution…se dissoudra » (La République, 545 e - 546 a). L’exposé de cette dégénérescence est, pour Platon, l’occasion de présenter, en traitant des constitutions et des lois, les rudiments de sa science politique.

Comment naît la corruption

L’Etat juste se corrompt dès qu’apparaît dans la classe des gardiens le goût des richesses. Si les gouvernants négligent en effet de surveiller les mariages, naîtront des enfants non conformes à la justice de la cité (546 d) qui répandront partout un défaut d’égalité, de justesse et d’harmonie aggravé à chaque génération.

Comment elle se concrétise

Quatre formes d’Etats imparfaits, dont la succession manifeste un manque croissant d’unité et de justice, concrétisent cette corruption : la timocratie (ou gouvernement fondé sur les honneurs, illustré par les constitutions de Crète et de Sparte) ; l’oligarchie (littéralement, gouvernement du petit nombre, mais que Platon interprète comme le gouvernement des riches) ; la démocratie ; et la tyrannie.

Comme il y a, en comptant la cité parfaite, cinq formes de gouvernement, il y a aussi cinq formes d’âme. Davantage, les modes d’altération de l’âme (perte de hiérarchie et d’harmonie) sont semblables à ceux de la cité, et ce parallélisme est amplifié par l’existence d’une corruption réciproque entre les mœurs des citoyens et les caractères de l’Etat.

On voit en tout cela, combien, pour Platon, le terme de « constitution » ne renvoie pas tant aux formes de gouvernement[42] qu’à la passion dominante de l’individu caractéristique du régime politique en question.

La démocratie, telle que pratiquée alors, n’en est pas exempte, bien au contraire

Il est même possible, à son propos, de dresser tout une pathologie constitution- nelle. Son plus grand défaut est d’ignorer la compétence politique et de faire du tirage au sort la source de la légitimité. Ses passions omniprésentes, la liberté et l’égalité dispensée à tout, même à ce qui est inégal (558 c), disloquent ce qui reste d’ordre et de justice dans la cité. Dans une constitution démocratique où chacun est son propre maître, on trouve autant d’Etats que d’individus, et tous les principes selon lesquels fonder la légitimité politique coexistent.

La description ici livrée était sans doute faite pour que les concitoyens de Platon y reconnaissent leur propre cité, Athènes, et qu’ils sachent bien que le développe- ment naturel de la démocratie, lorsque le peuple ne supporte plus la liberté totale qu’il a voulue et se choisit un protecteur, est la tyrannie. On voit alors la démocratie se transformer en une cité ‘tyrannisée’, d’appellation ‘tyrannique’. La constitution du même nom forme bien la limite du politique en ce qu’elle n’est faite que de la tyrannie d’un individuDysfonction érectile[43]. Ce développement sur la démocratie tend à montrer qu’il existe une déchéance des régimes parallèle à celle des citoyens[43]. Ce développement sur la démocratie tend à montrer qu’il existe une déchéance des régimes parallèle à celle des citoyens[44].

. Plusieurs questions sont suscitées par ce panorama des dégénérescen- ces et un constat s’impose

Les quatre formes d’Etats imparfaits résultent-elles d’une typologie a priori ?

Il semble que oui, puisque Platon souligne lui-même que plusieurs Etats échappent à ces quatre formes de régimes ; du reste cette typologie est souvent informée par des exemples empiriques. En outre, Platon semble vouloir concevoir une distribution des systèmes politiques, telle que chaque individu, dans telle ou telle constitution puisse retrouver son aspiration dominante.

Deuxième interrogation : si l’injustice dans l’Etat résulte d’une altérationet d’une perte d’unité, pourquoi ces mêmes défauts donnent-ils lieu à quatre formes d’âme c’est-à-dire à quatretypes caractéristiques d’injustice ?

Faut-il également penser que les formes du déséquilibre sont identiques chez les hommes et dans les Etats (dans l’Etat oligarchique, par exemple s’opposent la cité des pauvres et celle des riches, mais quel conflit correspondant peut-on trouver dans l’âme oligarchique ?)

Beaucoup de questions embarrassantes en effet, mais aussi un constat.

Chacune des constitutions injustes révèle l’inégalité des façons par lesquelles les hommes acquièrent ou perdent la vertu. On remarque au passage, ce n’est pas le moindre des paradoxes, que chacune d’elles est perdue par l’excès de cela-même qu’elle se proposait comme un bien et en quoi elle cherchait son principe (la timocratie par l’abus de la force ; l’oligarchie par les richesses abusives ; la démocratie par l’excès de la liberté), ce qui montre qu’aucun de ces biens ne peut fournir à lui seul le principe de la légitimité politique.

B. Une confiance de plus en plus grande se voit accordée à la législation

Dans les Lois, certainement composées après l’assassinat de Dion de Syracuse[45] (354 av. J.C.), le pessimisme s’est accru puisque le mal est inscrit dans l’exercice le plus légitime du pouvoir : « Aucun homme ne peut de par sa nature régler en maître absolu toutes les affaires humaines sans se gonfler d’injustice et de démesure » (713 c). Mais les Lois, comme le Politique l’annonce déjà, rendront cette confiance manifeste ; dans ce dialogue, en effet, Platon avait proposé de classer les constitutions en tenant compte aussi de leur capacité à faire observer les lois. En dépit du rôle décisif qu’est appelée à jouer la science du politique, une fonction réelle, quoique secondaire, est laissée à la législation. Il reste que les lois écrites et non écrites ont le défaut d’être immuables, sans diversité (293 e), sans pouvoir s’appliquer à la multiplicité des cas individuels et des circonstances (293 e). Mais il est au demeurant nécessaire que dans un Etat où la philosophie n’est pas principe de gouvernement, l’autorité des lois soit absolue. Ainsi la royauté et l’aristocratie sont les régimes légaux opposés à la tyrannie et à l’oligarchie qui n’ont aucun souci des lois ; tandis que la démocratie est le meilleur des régimes quand toutes les autres constitutions sont déréglées, « mais si elles sont bien ordonnées, c’est le pire où l’on puisse vivre » (303 b).

Un véritable « esprit des lois » s’est progressivement développé

Dans les Lois, plus qu’un système complet de législation, réside un véritable « esprit des lois ». Un Spartiate, un Athénien et un Crétois s’y entretiennent ensemble des lois et des constitutions, jusqu’à concevoir celles qui conviendraient à une nouvelle colonie récemment fondée. Il s’agit encore, comme dans La République, d’une petite cité indépendante, coupée du monde, sans commerce extérieur. Le souci de fonder la légitimité politique uniquement sur la science y est moins nettement exprimé, ce qui laisse la porte ouverte à une théorie de la légalité qui y supplée. Le rôle premier du philosophe est de maintenir alors la part de la persuasion dans la législation. Les lois sont en effet faites essentiellement des « préludes » et exhortations qui préparent l’auditeur à accepter ce qu’elles prescrivent. Une autorité supérieure à la loi est reconnue à l’intelligence, dont on souhaite qu’elle reste en accord avec la législation pour éviter que quiconque n’enfreigne celle-ci (874 c875 a).

Le système éducatif des lois tel que proposé dans le dialogue des Lois

Le système éducatif des Lois, longuement décrit, est confié à une sorte de ministre de l’Education (assisté de directeurs et d’inspecteurs). Sa fonction est de réglementer les modes musicaux et poétiques ainsi que les codes de la représentation plastique, afin de créer en chaque individu, par les habitudes et la réflexion, une relation harmonieuse entre les différentes parties de l’âme. Si les Lois présentent avec des nuances la même politique dirigiste que La République (en particulier sur les mariages), une autonomie plus grande est reconnue aux citoyens, car l’éducation a pour but d’inculquer à tous le respect réfléchi de la loi, ce qui n’était guère requis des citoyens de La République. On ne trouve pas non plus dans la cité des Lois, une stricte division en classes. Il est seulement interdit aux citoyens de faire du commerce. Comme la défense de la cité incombe à tous, les gardiens des loisse contentent de préserver la constitution – dont ils ne sont pas les auteurs – de toute innovation.

Le dialogue des Lois reste cependant pessimiste sur l’établissement d’une cité juste, en dépit de toute proposition de « constitution mixte »

Si l’espoir que puisse exister une cité humaine qui soit juste s’est trouvé souvent exprimé dans La République, les Lois affirment au contraire qu’une cité juste n’existe que pour les dieux et les enfants des dieux. Pour les hommes, le philosophe législateurse contentera de concevoir plusieurs constitutions possibles. L’Etat idéal, que décrivent les Lois, est du reste une forme de « constitution mixte ». C’est là encore une innovation du dernier livre de Platon, puisqu’en cette constitution mixte, un mélange de démocratie et de monarchie, sont associés deux principes de rectitude, les magistrats étant désignés par choix, par élection, par tirage au sort, tandis que plusieurs conseils veillent sur la qualité des lois proposées par les philosophes du Conseil nocturne[46](qui, en fait de nuit, siégentaux premières heures du jour).

Tout le dialogue des Lois est marqué par un certain pessimisme, plus conscient des contraintes humaines, comme si Platon avait en partie renoncé à l’idée qu’on puisse partir de rien en politique, ou que l’intelligence puisse empêcher toute décadence. Le dualisme entre la loi et le savoir, que la construction de La Républiqueétait censée surmonter, devient constitutif de la cité des Lois. Et dans ces constitutions secondes où, au lieu d’un autocrate omniscient, une loi impersonnelle s’oppose à tous, même aux gouvernants, la raison philosophique oscille entre la fondation radicale et la simple prudence politique. Monique Canto-Sperber a vu là toute l’originalité – l’impraticabilité ? – de la pensée politique platonicienne.

POUR ARISTOTE

L’homme n’accède à son véritable statut moral que par le biais de la citoyenneté, dans une organisation politique réelle. On a vu que, pour lui, la cité n’est pas une alliance établie à partir des besoins et soumise à des fins économiques ou militaires. Son but n’est même pas la simple vie en commun. Elle est au contraire fondée sur un ensemble de liens qui unissent les citoyens, parmi lesquels l’amitié joue un rôle essentiel. C’est dans l’espace de la cité et à partir du choix délibéré de vivre ensemble que les citoyens accèdent à une vie morale. Dans la mesure où le fait que les citoyens partagent cette finalité propre à toute communauté politique est en partie induit par les lois de la cité, œuvre d’un législateur, Monique Canto-Sperber évoque un débat qui s’est récemment ouvert sur la destination qu’Aristote donnait aux écrits qui forment la Politique. Si la cité existe en vue du bien-vivre, ou vie morale, les citoyens doivent chercher à vivre conformément au bien dans le meilleur des régimes. D’où l’hypothèse qu’il revient à un nomothète, ou législateur ayant étudié la science politique, de rédiger les lois qui permettent d’établir la meilleure constitution (aristè politeia). La Politique aurait donc été écrite pour un législateur soucieux de définir le meilleur régime et de l’adapter à la diversité des constitutions possibles, étant entendu qu’un tel régime doit permettre la réalisation de la vie bonne, qui est la fin morale propre à l’individu mais ne peut être accomplie que dans l’Etat. Pour renforcer le lien entre morale et politique, Aristote s’attache à souligner l’importance du rôle de la prudence, ou vertu propre au législateur et à l’homme politique. « La sagesse politique et la prudence sont une seule et même disposition bien que leur essence ne soit pas la même . De la prudence appliquée à la cité, une première espèce est législative, une autre reçoit le nom de politique » (Ethique à Nicomaque VI, 8, 1141 b 23-27).

A. La notion de politeia (constitution, régime politique) est centrale

Le terme politeiaολιτεία[47], au sens large, se réfère au « style de vie d’une cité » (IV, 11, 1295 b 1). Au sens strict, il désigne l’organisation des pouvoirs et des magistratures, auxquels les citoyens peuvent participer selon des modalités variables. Il est vrai qu’au sens large la constitution aménage les différents pouvoirs (politique, économique, despotique, patriarcal) qui se rencontrent dans une cité, tandis qu’en un sens plus restreint elle structure « cette forme d’autorité en vertu de laquelle on commande à des personnes de même origine et à des hommes libres » (III, 4, 1277 b 7-8), autrement dit à des personnes qui peuvent être tour à tour gouvernants et gouvernés. De fait, l’essence de l’Etat, ou sa définition formelle, est d’être une assemblée de citoyens, qui participent aux fonctions relatives à l’exercice de la justice et du pouvoir politique (III, 1, 1275 a 22-23). La diversité des constitutions tient aux différentes façons dontces mêmes fonctions peuvent être réparties entre les citoyens (IV, 4 et 5). C’est pourquoi le mode de participation des citoyens à la vie publique et le type de pouvoir dont ils disposent dépendent grandement de la constitution de l’Etat en lequel ils vivent. La nature de la constitution politique n’est ni universelle ni abstraite, et il n’existe pas, à proprement parler, chez Aristote, de constitution « idéale ». La meilleure constitution reste une norme assez souple pour s’adapter aux circonstances en excluant ce qui est contre nature. Elle respecte toujours la fin politique de l’homme , mais elle tient également compte des particularités de chaque peuple qui, aussi distinctes soient-elles, peuvent donner lieu à des constitutions « naturelles » et bonnes.

Les formes[48] sous lesquelles la fin de toute constitution politique pourra être atteinte

Les conditions qui permettent le choix délibéré de vivre ensemble et l’exercice de la vertu sont élaborées par Aristote à l’aide de constructions théoriques aussi bien que d’observations et d’informations recueillies sur les constitutions des cités. Dès le chapitre 6 du livre III de la Politique, Aristote étudie les différentes constitutions (droites et déviées) et en produit une typologie ; il analyse ensuite la notion de citoyen propre à chaque constitution et rappelle que les lois se définissent, elles aussi, par rapport aux constitutions (IV, 4, 1277 b 7-8). En se servant de deux critères, celui du nombre des gouvernants et celui de l’autorité politique), Aristote isole six formes de gouvernements (la monarchie, dont la forme droite est la royauté, et la forme déviée, la tyrannie) ; le gouvernement du petit nombre (aristocratie et oligarchie) et le gouvernement du grand nombre(dont la forme droite est désignée par le nom générique de toute constitution, politeia ou « politie », et la forme déviée porte le nom de démocratie). En fait, oligarchie et démocratie ne se distinguent pas vraiment selon le nombre des gouvernants ; plutôt faudrait-il dire que, dans le cas de l’oligarchie, le pouvoir est approprié par les riches pour servir leur intérêt, tandis que, dans le cas de la démocratie, il l’est par les pauvres, également pour leur intérêt (III, 8, 1279 b 341280 a 6). Le critère essentiel de la rectitude d’une constitution tient au fait que, dans les constitutions droites, les hommes libres sont gouvernés en hommes libres, alors que dans les constitutions déviées ils sont gouvernés en esclaves (III, 6, 1279 a 17-21). En ce sens les constitutions déviées sont « non-naturelles » ; elles sont plutôt des non-constitutions qui sortent de la sphère politique.

A quels modes de gouvernement vont successivement ses préférences

Aristote semble parfois donner des préférences à la monarchie : c’est selon lui, le meilleur gouvernement. Lorsque la vertu d’une famille ou d’un individu excède celle de tous les autres citoyens réunis, « alors il est juste que cette famille possède la dignité royale et reçoive le pouvoir suprême sur toutes choses ou que cette personne devienne roi (III, 7, 1288 a 16-18). Mais la constitution à laquelle Aristote paraît reconnaître le plus de mérite est la démocratie : « La multitude, composée d’individus qui, pris séparément, sont des gens sans valeur, est néanmoins susceptible, prise en corps, de se montrer supérieure à l’élite de tout à l’heure, non pas à titre individuel, mais à titre collectif : c’est ainsi que les repas où les convives apportent leur écot sont meilleurs que ceux dont les frais sont supportés par un seul. Dans une collectivité, en effet, chacun dispose d’une fraction de vertu et de sagesse pratique, et une fois réunis, en corps, de même qu’ils deviennent en quelque manière un seul homme pourvu d’une grande quantité de pieds, de pieds et de sens, il en est également ainsi en ce qui regarde les facultés morales et intellectuelles » (III, 11, 1281 a – b 8).Cette composition se produit, dit Aristote, « de la même façon qu’un aliment impur mélangé à un aliment pur rend le tout plus nourrissant qu’une faible quantité d’aliment entièrement pur (1281 b 36-38).

La démocratie dont la constitution présente pour lui le plus de mérite est définie comme un régime de liberté

Aristote définit parfois la démocratie comme un régime de liberté : « Est appelé à vivre sous un régime de liberté un peuple au sein duquel surgit naturellement une multitude au tempérament de soldat, capable d’être gouvernée et de gouverner tour à tour, sous une loi qui répartit les postes officiels entre les citoyens aisés d’après le mérite » (III, 17, 1288 a 11-14). C’est ainsi qu’Aristote expose un modèle de démocratie directe où chaque citoyen, qui représente une partie du corps délibératif, est éligible et peut occuper des fonctions financières, militaires et judiciaires (la fonction de juge et celle de juré n’étant pas distinguées). Il y a démocratie lorsque les hommes, libres et sans ressources, qui forment la majorité sont à la tête des affaires. Les fins données à la démocratie sont la loi et l’égalité, mais aussi la liberté. « Un principe fondamental des constitutions démocratiques est la liberté. Une des formes de la liberté est tour à tour de gouverner et d’être gouverné. (…) Une autre est de vivre comme on le souhaite, puisque quand on ne vit pas ainsi, on est dit mener la vie d’un esclave » (VI, 2, 1317 a 40b 13). On a objecté à cela que « l’alternance » dont parle Aristote ne concerne en fait que celle entre vieux et jeunes, et non entre différentes catégories de population ; on a également souligné qu’il existe toujours une différence entre « citoyens actifs » et « citoyens passifs » puisque seuls les phronimoi/φρόνιμοι, les hommes prudents, peuvent commander. Mais les déclarations réitérées d’Aristote selon lesquelles celui qui est apte à commander est également apte à obéir peuvent aisément désarmer ces objections (III, 4, 1277 b 13-16).

La distinction entre gouvernant et gouverné apparaît dans l’histoire comme une distinction naturelle

Dans le livre VII de la Politique, plusieurs exemples historiques sont mis en avant ; ils tendent à montrer que l’organisation de l’Etat entre classes dominantes et classes dominées est répandue et ancienne (10, 1329 a 40). La distinction entre gouvernant et sujet se retrouve partout dans la nature, même à l’intérieur de l’être individuel où l’âme domine le corps. Aucun des citoyens ne doit exercer de fonction de production (être laboureur ou artisan), car il serait alors privé du loisir nécessaire pour « pratiquer la vertu et s’occuper de politique ». Le fait que de telles fonctions soient assurées par des êtres d’une autre race, ce que l’institution de l’esclavage rend possible, assure que la cité (comme ensemble de citoyens) ne se compose que d’êtres libres et égaux.

B. Le règne de la loi favorisé par l’existence de classes moyennes

Assurer le bonheur et la vertu par la domination des lois est le but final de la cité. Or certaines conditions économiques comme le développement des classes moyennes favorisent l’exercice des lois : « Lorsque la classe des laboureurs(propriétaires terriens) et ceux qui possèdent une fortune moyenne est maîtresse de la cité, c’est le règne de la loi ; ne pouvant vivre qu’en travaillant et n’ayant pas de loisir, ils obéissent à la loi et ne tiennent que les assemblées nécessaires » (Politique IV, 6, 1292 b 25-28). De telles considérations conduisent Aristote à défendre également une oligarchie modérée, fondée sur l’existence d’une classe moyenne nombreuse, facteur de stabilité. Mais les fortunes doivent rester d’étendue limitée : de manière générale, la diversité des gouvernements trouve sa condition dans l’équilibre des richesses, sans quoi la concentration de biens est trop grande et la constitution devient oligarchique. En revanche, s’il y a trop de citoyens oisifs, la démocratie se transforme en démagogie « et les votes remplacent la loi ». Mais indépendamment de la domination des lois, la meilleure constitution s’organise aussi en fonction de conditions précisément définies, dont certaines peuvent être simplement géographiques.

Aristote demande ainsi que, dans le meilleur Etat, soient distinguées l’« agora du haut » (« place de liberté d’où sera exclu tout trafic, et à laquelle n’aura accès ni travailleur manuel, ni laboureur ») l’« agora du bas » (« la place aux marchandises » ), la première étant destinée à la vie de loisir, la seconde aux marchandises (VII, 12, 1331 a 32 b 15).

En général, Aristote accorde donc sa faveur à une cité où la classe moyenne est dominante, par opposition à une cité se composant d’hommes riches qui n’ont appris qu’à commander, et d’hommes pauvres qui n’ont appris qu’à être esclaves.

C. La vertu du citoyen et sa participation politique

Comment définir la vertu du citoyen ? Les citoyens vertueux sont-ils vertueux de façon absolue ? Ou bien chaque citoyen doit-il avoir la vertu politique qui correspond au type de constitution dans lequel il vit. On a vu que la citoyenneté est surtout définie par la participation au pouvoir[49] ;Aristote reconnaît trois types de pouvoir délibératif dans les assemblées, exécutif dans les façons de répartir les magistratures et le commandement, puis judiciaire. En dépit des différences qui existent d’une constitution à l’autre (III, 1, 1275 b 4) une telle participation est surtout valable pour les démocraties(1275 b 5). Le lien étroit établi entre vertu du citoyen et participation politique suggère que, puisqu’il y a une multiplicité de constitutions, il est nécessaire de dissocier la vertu absolue identique pour tous (celle de l’homme de bien, du sage)[50] de celle du bon citoyen[51] (même si les passages de Politique III , 4, 1276 b 361277 a 5 et III , 18 peuvent être interprétés dans un sens légèrement différent). Toutefois, en conclusion du livre III de la Politique, Aristote rappelle avoir montré « que la vertu d’un homme et celle d’un citoyen de la cité idéale sont nécessairement identiques : dans ces conditions, il est manifeste que c’est de la même façon et par les mêmes moyens qu’à la fois un homme devient vraiment vertueux et que pourrait être instauré un Etat soumis à un régime aristocratique ou monarchique. Par conséquent l’éducation et les habitudes qui rendent un homme vertueux seront sensiblement les mêmes que celles qui le rendent apte au rôle de roi ou de citoyen (III , 18, 1288 a 38 - b 2). La difficulté majeure reste donc celle de savoir comment rester vertueux quand on ne jouit pas de loisir en raison de sa pauvreté : comment transformer une constitution en politie, en bon gouvernement, où même les citoyens pauvres puissent vivre libres et mener une vie droite ? A titre de solution générale, Aristote semble recommander de transformer progressivement en vertu tout court, la vertu politique des égaux et d’insister sur la valeur de l’amitié : « Quand les hommes sont amis, il n’y a plus besoin de justice » (Ethique à Nicomaque VIII, 1, 1255 a 26).

ANNEXE

. La critique d’Aristote des thèses de La République

Selon Monique Canto-Sperber, une des idées maîtresses qui guident cette critique a trait à l’unité de l’Etat. Si l’Etat est bien une entité réelle, contrairement à la thèse de Platon, elle se trouve nécessairement formée d’éléments dissemblables. Un Etat trop unifié ne permet pas d’organiser la différenciation nécessaire à l’aménagement de la vie morale (II, 2). Les citoyens qui composent un Etat se distinguent nécessairement en richesse, naissance et vertu morale, et il serait absurde de chercher à créer par la loi une différenciation qui interdirait tout accès à la vie éthique. C’est également la raison pour laquelle Aristote s’oppose violemment dans le livre II de la Politique à la mise en commun des femmes et des enfants, ainsi qu’au « communisme » des biens que Platon préconise dans le livre V de La République. Il montre qu’il est impossible que chacun se sente concerné par les intérêts de tous ; des sentiments aussi privés que l’intérêt et l’affection ne sauraient avoir des objets généraux et doivent donc être nécessairement limités. Il s’oppose également à la possession commune que recommande Platon, et souligne que la propriété des biens doit rester privée, même si l’usage fait de ces biens peut être en partie commun (II, 5, 1263 a 38-40, VII, 16, 1334 b 29-32). Aristote reproche enfin à Platon d’avoir tenté de supprimer par des moyens politiques et législatifs des maux qui ne sont pas de nature politique mais qui ressortissent à la nature humaine (par exemple l’égoïsme ou l’intérêt privé). En revanche, Aristote considère que les dispositions platoniciennes, qui tendent à légiférer sur de nombreuses questions privées, conduisent à dépouiller la cité du véritable bien politique qu’est la capacité d’exercer sa vertu « selon la décision délibérée du vivre ensemble » et en fonction des différents moyens matériels et sociaux dont chacun dispose. En ce sens, Platon aurait méconnu la nature des fins morales dans la cité.

Mais, comme le souligne Monique Canto-Sperber, on aurait tort d’exagérer l’opposition d’Aristote à Platon sur ce point, car Aristote, lui aussi, dans le livre VII de la Politique, souligne que l’Etat dit jouer un rôle fondamental dans l’éducation des enfants et même, suggestion qu’on trouve également de La République de Platon, présider aux unions sexuelles (VII, 16, 1334 b 29-32). Toute l’éducation peut devenir ainsi une affaire publique (VIII, 1, 1337 a 11-12, 22-24 , 26-29). Aristote explique longuement comment l’Etat doit régler la vie des citoyens et souligne que les citoyens appartiennent à l’Etat. A la lecture de ces pages, l’autoritarisme d’Aristote paraît assez semblable à celui de Platon, même si la structure de la participation politique est différente.

. Les rois philosophes tels que prônés par Platon

Les buts poursuivis par Platon par cette initiative

C’est pour résoudre le problème d’organisation politique que Platon suggère que les gouvernants de la cité juste soient choisis en fonction de leur capacité à délibérer sur cette organisation (428 c-d) ainsi qu’à diriger l’éducation. Aussi est-il souhaitable que les philosophes deviennent gouvernants (473 d), car leurs activités spécifiques [contemplation de la Forme du bien, source de toute vérité et réalité, connaissance des lois du juste, du beau et du bon (484 d) ] peuvent servir directement à la transformation du monde. C’est là attribuer aux philosophes, souvent réputés, au grand dam de Socrate, pour leur incapacité à exercer le moindre emploi public, une compétence que Platon envisage à partir de la formation qu’ils reçoivent. Ils sont d’abord éduqués comme des guerriers, et pratiquent tous les exercices requis pour cela. Mais c’est après avoir consacré leur jeunesse, dix ans au moins, à un cycle d’études mathématiques que les philosophes accèdent à la dialectique, ou science du bien, qui leur enseigne à discriminer correctement une réalité et à la recomposer selon les arrangements qui conviennent. Voilà qui explique comment les philosophes pourront accomplir une œuvre proprement politique : ils travailleront au lien social (520 c) et n’hésiteront pas à nettoyer la toile sur laquelle reproduire leurs modèlesavant d’y broyer les caractères humains (501 b), en recourant à la persuasion rationnelle, à la contrainte[52] (520 a) et au mensonge (459 d), « dans l’intérêt de ceux qui sont commandés ». Mais Platon insiste aussi sur la réticence des philosophes à gouverner. L’allégorie de la caverne (Livre VII, 1 et 2) suggère que qui a contemplé le Bien répugne à commander chez les hommes. Quand dans la plupart des gouvernements, le désir du pouvoir engendre la tyrannie et offusque l’intérêt desgouvernés, seul le gouvernement peut témoigner d’une radicale indifférence à l’égard du pouvoir.

L’idée selon laquelle la philosophie représente le contenu ou du moins la condition fondamentale du pouvoir politique est une constante de la pensée platonicienne. L’enseignement de l’Académie, où de futurs gouvernants sont venus apprendre auprès de Platoncomment gouverner en rois philosophes en témoigne.

Le rôle du roi philosophe tel qu’on le voit évoluer chez Platon

Sans doute écrit dans les années qui suivirent les voyages en Sicile, peut-être au moment où Platon croyait encore au succès de l’entreprise de Dion, le Politique est beaucoup plus soucieux que La République de donner un contenu précis à la science du gouvernement, et s’attache à déterminer les compétences respectives du philosophe et de l’homme politique. Platon récuse d’abord l’idée d’un politique,pasteur divin et maître du troupeau humain qui dépend de lui. Cette conception du gouvernement nous ramènerait en effet au temps de Cronos quand les rois étaient des dieux et que la politique (comme « autorité librement offerte et librement consentie ») n’existait pas encore. Mais aujourd’hui la souveraineté des gouvernants qui n’est plus naturelle, doit être rendue « légitime ». Tandis que La République montrait que toute légitimité politique vient de la philosophie, le Politique semble douter que les hommes puissent reconnaître à l’un d’entre eux, « à cause de sa science », l’autorité suprême. En cela, le Politique suggère peut-être l’impossibilité du meilleur régime de La République.

Les dernières pages du Politique évoquent avec force la fabrique du tissu social, où le gouvernant entrecroise la chaîne rigide des caractères énergiques et la trame plus souple des tempéraments modérés. Mais on croit lire aussi dans ce dialogue la suggestion selon laquelle le philosophe, quoique vrai détenteur de la science politique, ne se trouve peut-être pas toujours dans la position de commandement (259 a), tandis que l’art de gouverner appartiendrait en propre à l’homme politique. Dans le Politique se dessine pour la première fois la figure du philosophe conseiller du prince, chargé d’éclairer le pouvoir temporel.

Ce philosophe, devenu tout ensemble fondateur de constitutions, conseiller, mentor de l’éducation et gardien des lois, plutôt que gouvernant apparaît encore dans les Lois. L’activité politique consiste dans ce dernier dialogue à remettre les charges à leurs titulaires et à concevoir, puis à améliorer les lois(735 a). Un Conseil suprême, décrit à la fin du livre XII sous le nom de Conseil nocturne, (équivalent approximatif du groupe des dialecticiens dans La République) incarne l’exigence d’une vigilance constante pour le maintien des lois et la conservation d’une pensée commune à toute la cité. Les Lois confient aussi aux philosophes (qu’ils soient ou non législateurs) un rôle essentiel : celui d’instituer, à l’échelle de la cité, la persuasion rationnelle. Car avant de prescrire et de commander, il faut persuader, parfois même à l’aide d’arguments hédonistes, que la vertu conduit au plus grand plaisir et au bonheur maximal. La cité des Lois est plus fidèle que celle de La République à la politique socratique.

. Le rôle qu’Aristote confère au philosophe

Aristote, quant à lui, confère au philosophe un rôle très différent de celui que Platon lui reconnaissait. Pas plus qu’il n’a adhéré à la théorie des Formes, pas plus il ne peut faire sienne l’idée que le philosophe sera roi : pour lui il ne doit pas gouverner, il ne doit pas même légiférer . En revanche, comme Platon l’a envisagé longuement, il peut contribuer à donner une formation philosophique et enseigner la vertu politique au législateur, lorsque celui-ci devra rédiger une bonne constitution ou redresser une constitution vicieuse. Enfin, le philosophe joue un rôle important dans l’organisation de l’éducation. La meilleure éducation est celle qui maintient un équilibre entre les différentes fonctions de l’individu. L’éducation essentiellement guerrière de Sparte ou celle essentiellement centrée sur la gymnastique des Thébains sont également à éviter. Le corps doit être développé en fonction de l’âme, et la partie inférieure de l’âme en fonction de la partie supérieure, qui doit elle-même permettre l’exercice le plus complet de la raison spéculative.

Dysfonction érectile[1] Speusippe lui-même, le deuxième directeur de l’Académie à la mort de Platon, rejetait la concep- tion classique de la théorie des Formes.



[1] Speusippe lui-même, le deuxième directeur de l’Académie à la mort de Platon, rejetait la concep- tion classique de la théorie des Formes.

[2] Leurs autres préoccupations, qui, a priori n’ont pas été partagées, se trouvent mises hors de ce cadre : il s’agit, pour Platon, de la théorie des Formes (bien qu’il sera rendu compte, en annexe, de la critique aristotélicienne formulée sur cette théorie) et, plus abondamment pour Aristote, de la physique sublunaire et supralunaire, de la biologie et de la psychologie, de la philosophie première et de l’ontologie, de la logique, de la critique littéraire, de la rhétorique et des recherches historiques, toutes spécialités que la création du Lycée laissaient pressentir.

[3] Voici deux exemples.

Le devin Euthyphron est prêt, puisque la piété l’exige, à poursuivre son pèrequ’il croit coupable de meurtre, mais, en dépit des questions répétées de Socrate, il ne parvient pas à dire ce qu’est la piété : les définitions qu’il en donne « ne tiennent pas en place, vont et viennent » (Euthyphron, 15 b) et se contredisent.

Quant au jeune Ménon, qui se vante d’abord d’avoir prononcé de nombreux et brillants discours consacrés à la vertu, il reconnaît vite être saisi de torpeur et ne plus savoir quoi dire lorsque Socrate, peu satisfait des premières réponses fournies, lui demande avec insistance ce qu’est la vertu(Ménon, 80 a-b).

[4] DebellespagesduGorgiascomparentdefaçonsaisissantelesartsvéritablesque sont la médecine et la gymnastique et leurs contrefaçons, la cuisine et la cosmétique. Médecine et cuisine se rappor- tent au bon état intérieur du corps, cuisine et gymnastique à sa belle apparence. Mais la cosmétique et la gymnastique connaissent les raisons de ce qu’elles veulent produire, elles savent comment adapterremèdesetrégimesauxdifférentesconstitutions,tandisque la cuisine et l’art du maquillage se contentent de rechercher ce qui peut plaire. Elles ne sont que des savoir-faire, des pratiques ou des routines (emperia kai tribè), qui agissent sans raison (465 a-e).

[5] Lorsque le vieux Céphale propose de définir la justice par le fait de rendre ce qu’on doit, Socrate lui oppose que, si rendre ce qu’on doit est un acte juste, rendre son épée à une personne insensée est injuste – et c’est assez pour ruiner cette définition (République I, 332 a).

[6] Ce terme nous renvoie l’Euthyphron de Platon – auquel il demande obstinément « quel est le caractère générique (eidos) qui fait que toutes choses pieuses sont pieuses » (Euthyphron, 6 d) « quelle est la véritable essence (ousia) de la piété, dont tu ne me révèles qu’un accident » (11 a) – expriment l’exigence de mettre en évidence un caractère commun, qu’on appellera aussi « essence » (désigné par les termes grecs eidos ou ousia) qui permette d’expliquer pourquoi nous jugeons telles ou telles choses belles ou pieuses. Entre les deux traductions de ousia, Monique Canto-Sperber donne sa préférence à « essence ».

[7] Leur liste est donnée au chapitre IV des Catégories : on y trouve la quantité (le fait d’avoir telle ou telle longueur ou autre dimension), la qualité (être blanc, être grammairien), la relation (double, moitié, plus grand), le lieu (au Lycée, à l’Agora), le temps (hier, l’année dernière), la position (il est assis, il est couché), l’état (il est dans telle ou telle condition), l’action (il coupe, il brûle), et la passion (il est coupé, il est brûlé). Ces neuf prédicats sont les prédicats sous lesquels la substance se présente et prend en quelque sorte une « allure extérieure » ; on pourrait dire d’eux qu’ils sont « inessentiels ».

[8] Pour reprendre l’exempledonné par Aristote dans les Catégories, l’individu Socrate est substance première, mais Socrate est homme ; homme est ainsi la substance seconde , forme ou nature essentielle du sujet Socrate, comme le sont aussi, de façon moins marquée les genres « animal » et « vivant » qui contiennent la substance première. « Il en résulte, dit Aristote, que l’espèce est plus substance que le genre » (5, 2 b, 7), même si l’espèce est, à strictement parler, l’expression d’un prédicat de la substance.

[9] Un texte des Catégories résume clairement le rapport entre ces deux formes de substance. « En ce qui concerne les substances premières, il est incontestablement vrai qu ‘elles signifient un être déterminé, car la chose exprimée est un individu et une unité numérique. Pour les substances secondes aussi, on pourrait croire (…) qu’elles signifient un être déterminé. Et pourtant ce n’est pas exact : de telles expressions (homme ou animal) signifient plutôt une qualification , (‘une sorte de quelque chose’) car le sujet n’est pas un comme dans le cas de la substance première ; homme est attribué à une multiplicité, et animal également » (Catégories, 5, 3 b 10-18).

[10] Cette analyse causale était exclue chez Platon pour qui la quête du vrai savoir, sur la vertu par exemple, ne consistait pas à définir le mot, à exhiber une réalité qui l’illustre, ou à en montrer la cause.

[11] Cette vue est totalement absente chezPlaton où la sensation, disqualifiée comme instrument de connaissance, n’est justifiée qu’à titre de réquisit minimal pour l’amorce du ressouvenir.

[12] La réfutation ou elenchos, selon sa désignation grecque, a pour but de montrer que la thèse soutenue par l’interlocuteur (ou répondant) conduit à une contradiction.

[13] Socrate dans le Théétète, rappelle que sa mère était sage-femme et qu’il pratique lui aussi le même art.

[14] En percevant qu’un bout de bois est égal à un autre bout de bois, ou une pierre à une autre pierre, on éprouve aussi la conscience d’une forme de manque attaché aux relations sensibles, ici l’embarras à définir ce qu’est l’égalité, embarras qui amène à se ressouvenir de l’Egal en soi.

[15] Toutefois la théorie platonicienne se définit par certains traits distinctifs qui sont rappelés par Monique Canto-Sperberp. 219 de la Philosophie grecque.

[16] Les principes sont susceptibles de saisie et non de démonstration.

[17] Monique Canto-Sperber a relevé que l’expression « platonicien » et le nom de Platon figurent souvent dans l’œuvre d’Aristote (deux fois, en particulier, en rapport explicite avec les doctrines non écrites de Platon : en De l’âme I, 2, 404 b 16-36 et en Physique IV, 2, 209 b 11-16).

[18] C’est-à-dire la position de réalités intelligibles comme seules véritablement réelles et seules susceptibles d’être connues. Socrate raconte à Cratyle, à la fin du dialogue, le rêve qui l’occupe souvent : il existe un beau et un bien en soi, toujours pareils à eux-mêmes et dans le même état, qui sont dépourvus de tout changement et mouvement et ne s’écartent jamais de leur forme. Ce rêve de Socrate semble déjà indiquer que l’eidos (la forme, l’essence) n’est plus conçu comme immanent aux objets sensibles, mais présente des caractères qui serviront à définir la Forme, conçue comme une réalité non empirique, connue par l’esprit et non par les sens.

La nécessité de poser une réalité qui soit exempte de contradiction, dont il est impossible de montrer qu’elle est contraire à elle-même, comme c’est le cas des illustrations sensibles de la beauté, de la justice ou de l’égalité, est l’argument que Platon donne le plus volontiers en faveur de l’existence des Formes. On pourrait donc penser que les Formes ne seraient nécessaires que pour des termes qui admettent des opposés, comme les termes moraux controversés (qui faisaient l’objet de recherches dans les dialogues socratiques), les qualités, les relations et, plus généralement tous les êtres mathématiquesqui admettent un opposé et peuvent entraîner des contradictions.

[19] Pour le développement complet de ces arguments, le lecteur pourra utilement se reporter au texte de Monique Canto-Sperber pp 347 et 348 de la Philosophie grecque.

[20] Protagoras considère que les intérêts de tous doivent converger dans la loi, mais si un intérêt plus fort refuse de se soumettre à la loi, rien, dans sa conception, ne permet de résoudre un tel conflit. Ce partage entre moralité sociale et moralité objective est fréquemment évoqué par Platon dans les dialogues (portrait de l’homme injuste qui apparaît juste et de l’homme honnête qui ne réussit pas à paraître juste, tel que brossé par Glaucon dans la République (en II, 361 a)) ; on voit aussi un jeune homme, placé à la croisée des chemins, se demandant comment s’assurer la meilleure existence, avoir raison de choisir l’apparence de la moralité : « Quelle raison reste-t-il, demande Glaucon, de s’attacher à la justice plutôt qu’à l’extrême injustice puisque nous n’avons qu’à cacher celle-ci sous de beaux dehors trompeurs pour réussir à souhait auprès des dieux et auprès des hommes » (II, 366 b).

[21] Un caractère qui marque la spécificité de la pensée par rapport aux autres facultés mentales est que l’intelligence existe de façon excellente sous la forme d’une intelligence divine. Cela signifie, d’une part, qu’elle n’a alors plus rien d’un être en puissance ; d’autre part, que l’acte de penser étant ce qu’il y a de meilleur, il ne saurait se distinguer de l’objet de la pensée. « C’est parce qu’elles sont des actes que la veille, la sensation, la pensée sont nos plus grands plaisirs. Or la pensée, celle qui est en soi, est la pensée de ce qui est meilleur en soi, et la pensée souveraine est celle du bien souverain. L’intelligence se pense elle-même en saisissant l’intelligible (…) Aussi l’actualité plutôt que la puissance est-elle l’élément divin que l’intelligence semble renfermer, et l’acte de spéculation est le plus agréable et excellent…car l’acte d’intelligence est vie et Dieu est cet acte même » (Métaphysique A, 7, 1072 b 13).

[22] Cette définition est en rupture avec la conception homérique de l’accomplissement moral comme affirmation de soi, qu’on trouve partiellement reprise chez Platon comme le jeune Ménon. Mais elle s’oppose aussi à l’idéal moral qui se dégage de la sagesse proverbiale des Sept Sageset de l’œuvre d’Hésiode, idéal selon lequel le sens de la mesure et de la limitation sont essentielles à la moralité ; le vieux Céphale de la République illustrerait cette dernière conception. Elle se distingue enfin de la forme d’accomplissement humain, le talent de conduire ses affaires dans le domaine privé et dans le domaine public, qu’enseignent des sophistes comme Protagoras.

[23] Sont consacrés à la définition de la vertu, le chapitre 13 du livre I ainsi que le premier chapitre du livre II de l’ Ethique à Nicomaque.

[24] Les vertus éthiques permettent la réalisation du caractère moral, mais elles deviennent des manières d’être habituelles, quasi naturelles, cultivées dès l’enfance.

[25] « Mais nous délibérons sur les choses qui dépendent de nous et que nous pouvons réaliser ; et ces choses-là sont en fait tout ce qui reste, car on met communément au rang de causes, nature, nécessité et fortune, et on y ajoute l’intellect et toute action dépendant de l’homme. Et chaque classe d’hommes délibère sur les choses qu’ils peuvent réaliser par eux-mêmes…La délibération a lieu dans les choses qui, tout en se produisant avec fréquence, demeurent incertaines dans leur aboutissement, ainsi que là où l’issue est indéterminée » (III, 5, 1112 a 31b 9).

[26] Pour justifier cette définition, Aristote, dans le livre II de l’Ethique à Nicomaque, compare l’acte vertueux aux œuvres de la nature et de l’art. Celles-ci sont viables lorsqu’elles évitent les excès et réalisentunejusteproportionentrelesélémentsdisparates et contraires (les éléments fondamentaux dans les composés naturels ; les humeurs dans la bonne santé du corps ; les proportions dans l’œuvre d’art). De la même façon, les passions présentent le manque et l’excès, le plus et le moins, et il existe une sorte de continuum entre la qualité et le défaut opposé, comme la témérité et la lâcheté, l’intempérance et l’indulgence vis-à-vis de soi-même. Autre exemple : relativement aux passions relatives à la crainte et à l’audace, il existe une vertu, le courage, et deux vices, qui sont la témérité et la lâcheté.

[27] Le bonheur issu de l’intellect, contrairement à celui issu des vertus morales qui sont liées à la vie et à l’activité du composé humain pris en sa totalité, a le privilège de pouvoir être considéré indépendamment du corps. L’activité contemplative se suffit à elle-même et est proprement divine. « L’homme livré à la contemplation n’a besoin d’aucun concours de cette sorte (force, biens extérieurs, etc.) en vue du moins d’exercer son activité ; ce sont là même plutôt des obstacles, tout au moins des obstacles à la spéculation…Le bonheur est donc coextensif à la contemplation : on est heureux non pas par accident, mais en vertu de la contemplation même (…) (X, 8, 1178 b 4-8).

[28]Pour Aristote, Périclès en est le parangon :. « des gens comme lui sont capables d’apercevoir ce quiestbonpoureux-mêmesetcequiestbonpourl’homme en général, et telles sont aussi, pensons- nous, les personnes qui s’entendent à l’administration d’une maison ou d’une cité » (VI, 5, 1140 b 7-11).

[29] Voir dans le premier sous-chapitre consacré à Platon le paragraphe : « Une action vertueuse est censée se justifier elle-même par le bien qu’elle fait à l’âme de l’agent ».

[30] Deux orientations différentes sont ainsi affirmées, dont la divergence n’est pas sans susciter parfois de réelles tensions dans le platonisme. L’une témoigne de l’importance accordée à l’éducation morale de la sensibilitéet de la nécessité qu’il y a disposer à la morale les désirs et l’affectivité. L’autre fait de la moralité l’aboutissement d’une certaine forme d’ascèse, d’un exercice de détachement du corps et des sens ainsi que des plaisirs et des peines qu proviennent de ces sens. La recherche de la vertu est alors conçue comme un mouvement de détachement, de conversion, comme un ressaisissement par l’âme de sa véritable nature.

[31] Il serait pourtant erroné de faire d’Aristote l’ancêtre de Hobbes, Spinoza et Hume, en lui attribuant la thèse selon laquelle c’est parce qu’on désire une chose qu’on la considère comme bonne. L’intellect rationnel ne détermine pas les fins humaines (contrairement à ce qui est le cas dans la pensée platonicienne), même si les qualités mentales et intellectuelles sont tout à fait présentes dans le choix moral et exercent de réelles contraintes sur le caractère et la définition des objets que le désir poursuit.

[32] Ce qui n’était pas évoqué chez Platon.

[33] Rejoignant Platon sur l’option philosophique, il ajoute l’option d’homme d’Etat dont Périclès, on l’a vu précédemment, était pour lui un représentant idéal.

[34]Ces vues sur l’immortalité sont entièrement conformes à celles de Platon.

[35] Ainsi, chez Aristote, le lieu d’accomplissement de la moralité, au cours des rapports à autrui, réside dans la fonction propre de la vertu de justice, alors que chez Platon, c’est la nécessité de la découverte de soi en autrui.

[36] Le seul espoir de réforme de l’ordre politique est fondé sur une réforme des êtres humains, tout au moins d’une partie d’entre eux.

[37] surtout l’Apologie de Socrate, le Criton et le Gorgias

[38] Le philosophe mis au pouvoir est décrit, dans La République, comme un peintre couvrant la toile de la cité de nouvelles réalités humaines, ou comme le royal tisserand du Politique qui tisse ensemble, par la persuasion et la contrainte, les différents caractères humains qui composent une cité. Toutefois, en refusant de donner le pouvoir à la force ou à la richesse pour le confier au savoir, Platon reste fidèle à Socrate.

[39] Cette appellation ressort de la théorie de Banquet, 202 d-e, selon laquelle Socrate, par sa voix intérieure, et tout ce qui est démonique a pour fonction « de faire connaître aux Dieux ce qui vient des hommes et aux hommes de ce qui vient des Dieux…L’homme démonique est celui qui est savant dans la prédiction en général, alors que celui qui est savant en tout autre domaine, en rapport soit à une science spéciale, soit à un métier manuel, celui-là n’est qu’un artisan ! ».

[40] Il s’oppose aussi au contractualisme de certains Sophistes.

[41] Une étude détaillée de la théorie politique d’Aristote montre combien sa pensée s’est modelée sur la réalité politique des petites cités indépendantes, qui étaient, à ce moment-là en voie de disparition, car progressivement absorbées par l’Empire macédonien.

[42] Platon ne parle guère des institutions politiques, sinon pour préciser comment elles organisent l’éducation.

[43] Au début du livre IX de La République, Platon, à l’aide d’images saisissantes, évoque l’âme d’esclave du tyran, remplie de tourments et de désirs insatiables.

[44]OnretrouveralestracesdecetteassertionchezAristote, Polybe, les humanistes de la Renaissance et Machiavel.

[45] Homme d’Etat qui avait la confiance de Denys l’Ancien, son beau-frère, confiance qui lui avait valu d’êtrenommé amiral d’une flotte de guerre (navarque). Il fit venir Platon à Syracuse pour tenter de réformer les conceptions et la vie de son neveu Denys le Jeune, mais il fût bientôt exilé en Italie (366). Il partit ensuite pour la Grèce, où il fréquenta l’Académie et acquit une grande popularité parmi les platoniciens. Devenu le chef de l’opposition syracusaine, il leva des mercenaires, groupa les bannis et débarqua en Sicile en 357. Les principaux citoyens de Syracuse vinrent au-devant de lui et le peuple se souleva, mais Dion ne put enlever la citadelle d’Ortygie qu’il dut assiéger. Les Syracusains, sûrs du succès se divisèrent ; le parti populaire dirigé par Héracléidès, craignant une tyrannie de Dion, le contraignit à se retirer avec ses mercenaires à Léontium d’où il fut rappelé à la suite d’une sortie des assiégés. Proclamé stratège autocrator, (355), il aurait laissé subsister la tyrannie sous un masque oligarchique. Se heurtant à la double hostilité des riches, écartés du pouvoir, et des pauvres, trop lourdement chargés d’impôts, il fit assassiner Héracleidès. Il fut peu après (354) tué lui-même par Callippos, le nouveau chef de la démocratie.

[46] Aristote s’en souviendra lorsqu’il définira au livre V de la Politique la constitution parfaite.

[47] C’est aussi, comme on l’a vu, le titre grec de l’ouvrage la République de Platon.

[48] Un des objets de la Politique d’Aristote est d’étudier ces formes dans la diversité des conditions matérielles et humaines.

[49] Surtout au pouvoir délibératif et judiciaire (III, 1, 1275 a 22-23 et b 18-19).

[50] Vertu du spoudaios/σπονδείος, le sage.

[51] Vertu de l’agathos/άγαθος , le bon citoyen..

[52] C’est le rôle normalement dévolu à la rhétorique de savoir s’il faut persuader ou contraindre.